la feuille volante

Articles de hervegautier

  • Dernier carnaval

    La Feuille Volante n° 1232

    Dernier Carnaval – Patrick Tringale.

     

    Joss, un petit voyou en libération conditionnelle, cherche à vendre des objets qu'il a volés chez Korouma, un caïd de Ménilmontant. Ce n'est pas vraiment une bonne idée, non seulement parce que son butin a été maigre mais surtout parce que Joss s'est mis dans la tête de le revendre, ce qui a fortement déplut à ce Korouma qui le fait kidnapper, le menace et convint Alex, un ancien militaire exclus de l'armée pour indiscipline et frère de frère de Joss, de retrouver les traces de Gianluca di Franco, un ami du caïd disparu depuis quelques temps et dont la dernière adresse connue est Belém (Brésil). Cela ne lui laisse pas vraiment le choix et de plus ça le sortira de sa routine de tenancier d'un minable pizzeria et de ses passades sans lendemain. Le voilà donc parti pour le Brésil, mais ce n'est que le début de ses aventures. Nous sommes dans un polar et l'auteur ne mégote pas sur l'érotisme, l'alcool, la drogue, le décor interlope des bouges et des bordels parfois déguisés en respectables motels, sur les scènes incontournables de bagarres entre bandes rivales, la rencontre avec des putes, sur la corruption, les flics retors, l’organisation mafieuse qui dépouille les touristes de leur argent et de leur passeport et bien sûr cette ambiance où les êtres ne savent pas si le soir ils seront encore en vie, bref sur tout ce que ce genre littéraire à l'habitude d'exploiter. Sur place, il ne perd pas de vue sa mission mais sa situation d'étranger n'incite pas à la coopération de la population locale. Il ne tarde pas à s'apercevoir que les choses ne sont pas exactement comme il les imaginait et surtout qu'il n'était pas le seul à rechercher ce fameux Gianluca, toujours insaisissable. En tout cas, pendant ce temps Joss, désormais en rupture de conditionnelle, patiente dans sa cave et chaque jour compte s'il veut le revoir vivant.

     

    Parmi la faune de gens que croise Alex, il y en a un qui tranche, c'est ce fameux et insaisissable Gianluca di Franco qui, pour être l'ami de Korouma, et à ce titre sans doute un individu peu recommandable, n'en est pas moins amateur d'art, plus spécialement attentif à l’œuvre du collectionneur et peintre impressionniste français Gustave Caillebotte. Ce roman est émaillé de nombreux renseignements sur la peinture et sur l'histoire et la géographie du Brésil, sur l'origine de certains mots, ce qui, à mes yeux est un intérêt supplémentaire, nonobstant l'ambiance de polar. On ne coupe pas non plus à la violence, au sang, laux meurtres, à une histoire d'amour entre Alex et Dalila, une belle jeune brésilienne qui accepte de l'aider à retrouver Gianluca, ni aux activité traditionnelles des délinquants avec poursuites effrénée des flics, chantage, trahison, vol spectaculaire dans une banque (un fait réel selon l'auteur) ni à des passages un peu surréalistes dont on ne sait pas s'ils sont dus à l'ivresse d'Alex, à la magie du fleuve Amazone, ou à la présence de Dalila à ses côtés. Bien sûr, puisque nous sommes au Brésil, on n'évite pas non plus la carte postale des écoles de samba, avec musique à fond et corps de femmes envoûtées par la danse et la chaleur, le carnaval qui fait tout oublier pour quelques jours et auquel chacun a à cœur de participer.

     

    Je remercie Babelio et les éditions du Masque de m'avoir permis de lire ce roman. Même s'il ne m'a pas enthousiasmé, il y a peut-être un effet collatéral à cette lecture ; le texte est émaillé de phrases et de citations portugaises. Je crois que, peut-être à cause de cela, j'ai eu envie d’apprendre cette langue.

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Nocturnes

    La Feuille Volante n° 1231

    Nocturnes – Kazuo ISHIGURO – Éditions des deux terres.

    Traduit de l'anglais par Anne Rabinovitch.

     

    Composer un recueil de nouvelles est un art difficile pour un auteur à cause de l'idée commune que le lecteur recherche dans tous les textes qui le composent. Ici le sous-titre est parlant puisqu'il s'agit de « Cinq nouvelles de musique au crépuscule ». Le titre fait penser à Chopin, pourtant absent, mais de musique il est effectivement question dans chacune de ces nouvelles puisque Ishiguro convoque notamment Sarah Vaughan et met en scène un crooner américain sur le retour qui entonne les chansons qui ont fait son succès.

    Il y a une dimension crépusculaire dans ces nouvelles, que ce soit ce vieux chanteur américain qui choisit Venise pour pousser la sérénade sous la fenêtre de sa femme qu'il aime, avant de divorcer parce que cela se fait dans son métier ou de ce couple d'anglais dont les relations battent tellement de l'aile qu'il attire un ami dans un traquenard pour essayer sans doute de sauver leur amour. Il s'agit surtout des couples, des subtiles variations des sentiments, du temps qui passe et de l'usure des choses, pour l'amour comme pour le reste (eh oui, l'amour est consomptible et ne rime pas avec toujours contrairement à ce que le dicton à l'eau de rose voudrait nous faire croire), même sur les canaux de la Sérénissime où paraît-il tout est plus romantique. En choisissant ce thème, la mélancolie n'est jamais très loin, le pathétique non plus et ce recueil nous présente les êtres qui font ce qu'ils peuvent pour survivre au quotidien avec leurs états d'âme. Tous les musiciens que nous présentent ce recueil ont un côté « loser » ou, ce sont à tout le moins des êtres qui se cherchent. Le narrateur y parle toujours à la première personne et ne cache rien de ses failles.

    Il y a aussi le concept de réussite, si important dans nos sociétés occidentales, de cette réussite qui couronne une vie professionnelle et qui engendre l'estime de soi, parfois l’égotisme et l'admiration d'autrui. C'est d'autant plus révoltant que, dans les cas qui nous sont présentés, ces musiciens ont tout ce qu'il faut pour réussir. Il en est question dans l'histoire un peu surréaliste de ce couple d'anglais comme dans celle de ce vieux crooner qui veut sacrifier son couple pour relancer sa carrière. Il est en effet question de réussite pour ce talentueux saxophoniste dont la carrière n'a pas décollé à cause de sa laideur et qui accepte de se faire refaire le visage avec l'argent de l'amant de sa femme. Une opération esthétique lui viendra en aide… mais ! On ne parlera jamais assez du regard des autres et de ses conséquences néfastes. Cela peut être aussi une carrière pleine d'avenir, une réussite en devenir où on se dit légitimement que rien ne peut venir la contrecarrer comme celle de ce violoncelliste qu'une étrange femme souhaite entendre jouer pour elle seule. Pourtant les choses ne sont pas aussi simples et il ne faut guère camper sur nos propres certitudes. Il n'est pas rare que les illusions les plus solides soient déçues et même si la réussite arrive, il est aussi certain que, comme le disaient les anciens, « la rocheTarpéienne n'est jamais loin du Capitole », ce que le poète redit à sa manière « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur... »

    Que ce soit dans la campagne anglaise, à la terrasse d'une piazza italienne ou dans un hôtel Hollywood, l'ambiance est un peu délétère, émouvante, burlesque, même carrément loufoque et parfois dérangeante, avec toujours en arrière-plan la musique, des mélomanes ou des musiciens.

    L'écriture est simple, presque minimaliste et m'a procuré un bon moment de lecture.

     

    J'avoue que je ne connaissais pas cet écrivain anglais d'origine japonaise nobélisé en 2017. Cela a été une découverte pour moi.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • chien de printemps

    La Feuille Volante n° 1230

    Chien de printemps – Patrick Modiano – Éditions du Seuil.

     

    Francis Jansen est un photographe qu'a rencontré un peu par hasard le narrateur, une trentaine d'années auparavant et dont il se souvient. A l'évidence, il a voulu disparaître en silence sans laisser de traces, au Mexique, et le narrateur va chercher à reconstituer sa vie à partir des différents clichés qui étaient contenus dans trois valises. Pour plus de facilités, il entreprend de les collationner et de les répertorier dans des registres. Ses recherches lui permettent de mettre en évidences différents personnages dont Robert Capa, photographe célèbre lui aussi mais aussi d'autres personnes dont deux femmes, Nicole et Colette dont nous ne saurons finalement pas grand chose. De Colette que le narrateur a croisé dans son enfance, ce dernier n'a gardé que le souvenir d'un parfum, de cheveux châtains et qu'une voix douce. Il en va de même pour les autres personnages qui semblent traverser cette histoire en n'y laissant que la trace ténue de leur nom et de leur silhouette. L'identité de Jansen est assez incertaine, il semble naviguer en permanence dans l'ombre, l'annotation, en fin de roman et en italien n'est pas sans rappeler la quête du père et de l'identité chez Modiano...

    Les clichés portent au dos, comme c'était l'habitude à l'époque, des mentions écrites qui nourrissent le souvenir et qui représentent soit des portraits, soit des lieux du Paris d'après-guerre. Il évoque cet homme mystérieux qu'il n'a croisé que pendant un court laps de temps avant qu'il ne disparaisse brutalement pour l' Amérique latine.

    Au cours de cette quête, le narrateur va à la rencontre de ce qu'il appelle « des trous noirs », des pertes de mémoire qui correspondent aussi à des pertes d'identités. Si cet itinéraire intime évoque effectivement Marcel Proust, les clichés, évidemment en noir et blanc, m'évoquent ceux d'Henri Cartier-Bresson simplement parce que, plus qu'une photo sur un écran d'ordinateur, un cliché sur papier glacé me donne l'impression de l’arrêt du temps, et la fixation d'un visage, d'un sourire, d'une posture ou d'un paysage, appellent forcément les souvenirs et la nostalgie qui va avec. Il n'y a pas meilleur vecteur de la mémoire que les clichés.

    Cette histoire de valise et de Mexique m'évoque aussi celle de Robert Capa (en fait trois boites plates alvéolées, comme les trois valises du roman) qui, contenant des négatifs développés et répertoriés de la guerre d'Espagne, pris par lui, par sa compagne Gréta Taro et par David Seymour, dit « Chim », trois photographes de guerre juifs qui avaient mis leurs pas dans ceux des républicains espagnols. Elle a été perdue à partir de 1939 et pendant de nombreuses année puis retrouvée presque par miracle en 2007. Certains lieux sont semblables, il règne parmi les photos du roman le même désordre que parmi les négatifs de « la valise », Francis Jansen parait aussi insaisissable que nos trois photographes, eux à cause de leur jeunesse fougueuse et de leur mort violente qui interviendra bientôt, lui à cause du regard désabusé qu'il porte sur le monde qui l'entoure. Le périple de cette valise est le même, certains lieux également (Robert Capa a habité rue Froidevaux et le quartier Montparnasse à Paris). Ces diverses ressemblances m'évoquent ce roman.

    Les différents personnages, et le narrateur lui-même, sont aussi insaisissables, comme le sont les souvenirs quand on choisit de les faire revivre et l'auteur est comme étranger à leur vie et à leur mémoire. Ces phrases et ces évocations tissent une ambiance onirique où l'imaginaire se mêle à la réalité. A travers les photos de gens disparus ressurgit l'idée de la mort (Robert Capa et Colette Laurent sont morts. L'ombre du frère de Modiano, décédé avant lui, plane sur la fin du roman) L'auteur évoque divers lieux de Paris, des cafés, des stations de métro et surtout des rues dont il est l'infatigable piéton.

    Ce roman s'inscrit dans la quête de lui-même menée par Modiano. J'y ai retrouvé avec plaisir cette douce musique des mots et ses phrases sobres, l'ambiance mystérieuse de lumière d'ombre et de vide qui caractérisent son style.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Dora Bruder

    La Feuille Volante n° 1228

    Dora Bruder – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Tout commence par un entrefilet paru dans un numéro de Paris-Soir le 31 décembre 1941, retrouvé par hasard par l'auteur en décembre 1988. Il s'agit de la disparition d'une jeune fille parisienne de 15 ans,  Dora Bruder. L'auteur décide donc d'enquêter sur cette jeune fille qui n'a aucune parenté avec lui. Il réunit donc tous les éléments de la vie de cette jeune fille, une juive que ses parents n'ont pas déclarée en tant que telle, qui ne porte donc pas l'étoile jaune et qui est scolarisée dans une institution catholique de Paris. En recherchant sa trace, il retrouve nombre de documents d'archive administratifs et policiers la concernant pour la période 1941-1942. Les origines personnelles de Modiano ainsi que son travail sur la mémoire motivent sans doute ses recherches et il ne peut s'empêcher de faire allusion à des passages de sa propre existence et de celle de son père et ainsi de s'identifier à Dora. Bien que la période et les circonstances soient différentes, que les lieux aient changé, il met en perspective, dans une sorte de va et vient, les quelques bribes connues de la biographie de la jeune fille avec sa propre vie. Ainsi inscrit-il son parcours dans différentes rues et quartiers de Paris qu'il parcourt à pied et qui lui sont familiers. Dora fit de nombreuses fugues dont nous ne savons ni les raisons ni la durée puis réintégra le domicile de ses parents et ces différentes escapades lui rappelèrent celle qu'il fit lui-même pour échapper au pensionnat. Il s'agit donc d'un récit biographique où il mêle des éléments autobiographiques, deux adolescences tourmentées, torturées. D'elle on ne sait que peu de choses, un caractère rebelle et indépendant, des absences, des adresses d'hôtels minables, une existence dure et ponctuée de rituels religieux dans une institution catholique qui, par charité, recevait des juives pour qu'elles échappent à la mort. De même on sait peu de choses de ses parents d'origine étrangère qui ne furent guère aidés par un pays dont on dit qu'il protège les droits de l'homme et que le père de Dora servit comme soldat dans la légion étrangère, ce qui ne lui valut cependant pas la nationalité française. Ses investigations, qui font apparaître cependant de nombreuses zones d'ombre, des interrogations non élucidées, des hypothèses dont les différents romans de Modiano sont coutumiers, révèlent que Dora a été incarcérée à la prison des Tourelles, puis à Drancy pour finalement être internée à Auschwitz en septembre 1942. A des périodes différentes, son père et sa mère périront comme elle dans ce camp.

     

    Ce récit n'est pas un roman mais un travail de mémoire, une enquête où, sans délaisser sa traditionnelle et douce musique des mots, l'auteur s'approprie par moments un style plus administratif et neutre. Il met d'ailleurs de côté son imagination pour n'être finalement que le chroniqueur de cette histoire. Cette sobriété est sans doute destinée à appuyer sur les silences qui peuplent la vie de Dora. Modiano n'a guère été aidé dans ses recherches puisque les archives qui retraçaient la collaboration de la police et de la gendarmerie françaises avec l'occupant allemand ont été brûlées, sans doute pour faire disparaître cette page sombre et honteuse de notre histoire. Les traces qui subsistent sont ténues, des lettres désespérées de gens qui s'inquiètent de la disparition d'un proche ou sollicitent une libération. Encore nous épargne-t-il toutes les missives sordides qui dénonçaient un voisin ou un proche pour des motifs inavouables et qui faisaient elles aussi partie de cette période autant qu'elles révélaient la vraie nature de l'espèce humaine. L'auteur confesse d'ailleurs qu'il était tellement obsédé par la disparition de Dora qu'il fit précéder le présent ouvrage qu'il lui dédie par un autre roman, « Voyage de noces » (La Feuille Volante n° 1126) où les ressemblances entre les deux œuvres sont patentes. Il avoue lui-même « En décembre 1988, après avoir lu l'avis de recherche de Dora Bruder dans « Paris-Soir »… , je n'ai jamais cessé d'y penser durant des mois et des mois...Il me semblait que je ne parviendrais jamais à retrouver la moindre trace de Dora Bruder. Alors, le manque que j'éprouvais m'a poussé à l'écriture d'un roman « Voyages de Noces », un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder ». Pourtant la jeune fille est bizarrement absente de ce récit, comme étrangère à sa courte vie et cet effet est sans doute destiné à souligner le peu de traces qu'elle a laissées, tout comme d'ailleurs tous ceux et celles qui disparurent à cette époque pour la seule raison qu'ils étaient juifs. D'ailleurs, certains de leur noms apparaissent furtivement dans ce récit. Pour autant ce livre qui désormais fait partie de la bibliographie de l'auteur nobélisé a suscité une telle émotion que le XVIII° arrondissement de Paris, et donc la mémoire collective, conservent le souvenir de cette jeune fille depuis juin 2015, sous la forme de la « Promenade Dora Bruder ».

     

    On voit ainsi que Modiano qui est toujours l'explorateur de ses propres souvenirs, mêle ici la nostalgie à l'horreur et se montre hanté par la Shoa autant que par l'oubli qui accompagne la disparition des légions d'anonymes fauchés par la guerre et la déportation et qui ne laissent pas de traces de leur passage sur terre, tant il est vrai qu'un mort ne l'est jamais autant que lorsque les vivants ne pensent plus à lui , l'amnésie faisant partie de notre condition. Cette petite annonce imprimée sur un journal du soir a donc un prolongement, des années après, dans un document qui vient enrichir la littérature française. Personnellement j'y vois la force extraordinaire de l'écriture qui, paradoxalement s'inscrit d'abord sur un fragile support de papier pour ensuite nourrir notre mémoire commune Ainsi on ne peut pas ne pas penser au journal d'Anne Franck dont ce livre est en quelque sorte l'écho.

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

  • Ile de Ré secrète et insolite

    La Feuille Volante n° 1229

    Île de Ré secrète et insolite – Robert Béné – Éditions Chasse-marée/Glénat.

    Photographies Jacques Boulay.

     

    En ouvrant ce livre on plonge déjà dans le passé et Robert Béné aurait pu, paraphrasant Charles Aznavour qui chanta aussi « Le petit bois de Trousse-chemise », débuter son propos par « Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », un temps pas si lointain cependant, celui d'avant le « pont », qui faisait de « Ré » la plage de La Rochelle qui n'en avait pas vraiment, à part celle, surpeuplée de « la Concurence » et qui offrait aux Rochelais l'espace, la nature, la senteur des pins.... Elle est maintenant quasiment une presqu'île, la banlieue de Paris où on rencontre l'été, parmi la foule des estivants cyclistes, des vedettes de la politique ou du show-biz qui en ont fait leur lieu de résidence temporaire. En ce temps-là, finalement pas si lointain, il fallait faire longtemps la queue pour prendre le bac, et surtout ne pas manquer le dernier au départ de Sablanceau, sauf à passer la nuit sur l'île. On avait en prime, au large, dans le pertuis, la cheminée de Champlain, les vestiges du « Mur de l'Atlantique », le clocher noir et blanc d'Ars qui jadis servait d'amer aux pêcheurs, les vieux marins du port, les ânes en culottes et les quichenottes des femmes que Suire a si bien su immortaliser dans ses aquarelles. Bien sûr elle a changé, comme tout en ce bas monde, et, en vieux rétais, Béné ne peut oublier ce temps mais reste attaché à son île parce qu'elle ne peut laisser personne indifférent et attire toujours artistes et amoureux de la mer.

    C'est un « navire échoué » qui regarde les bateaux, chalutiers, plaisanciers ou porte-conteneurs. Ceux-ci ne font ici qu'une trop brève escale au « môle », face au vieil embarcadère désaffecté. Ils sillonnent toujours les mers du globe mais jadis les marins avaient le temps d'envahir les bouges de La Pallice. De Ré ils ne verront maintenant, et à la jumelle, que des plages familiales, le pas de chevaux sur le sable, l'éclosion des parasols, les cerfs-volants qui ponctuent l'azur de leurs couleurs d'arcs en ciel, les voiles multicolores gonflées par le vent, les toits de tuiles et les volets verts, les volets bleus...

    Ré, c'est aussi le chalutage dans les pertuis, et, les jours de « maline » (marées d'équinoxe) quand le littoral se découvre plus qu'à l'ordinaire et abandonne un jardin caché aux pêcheurs à pied, sur l'estran. C'est une explosion de couleurs et de senteurs, entre vignes folles, varech, tamaris, oyats, œillets sauvages, salicornes et roses trémières. Le sel, la vigne et les produits de la mer (sans oublier des recettes de cuisine) sont une richesses que le tourisme vient maintenant compléter. C'est aussi la note d'une musique jouée depuis toujours sur la portée des dunes, sur l'écume des vagues et sur le cadastre régulier des marais salants. Le blanc des façades et le bleu du ciel colorent le paysage, le vent et la mer se conjuguent pour pincer, en un cliquetis incessant, les haubans métalliques des voiliers au mouillage qui se reflètent dans l'eau calme du port.

    C'est aussi un espace mystérieux, plein de l'univers énigmatique des chats, fait de légendes et d'Histoire, de belles demeures et de remparts guerriers parce que l'île a toujours été l'objet de convoitises et d'affrontements violents. Les venelles au sol tapissé de vieux pavés usés, arrivés ici dans le ventre des grands voiliers, sont les témoins d'un temps passé. Ils servaient de lest dans les cales et venaient d'outre-atlantique.

     

    Robert Béné n'est pas seulement l'auteur de romans historiques et de thrillers qui ont pour cadre l'île de Ré. Il nous offre ici des textes d'un rétais amoureux de son île que les photos de Jacques Boulay illustrent. Avec des souvenirs personnels, un brin d'humour et un peu de la nostalgie du temps qui passe, ce livre souligne la chance de vivre ici toute l'année, surtout quand le froid et la brume la font ressembler à un immense village aux volets clos, dans la lumière crue de l'hiver qui annonce le printemps et lui redonne son aspect sauvage, quand la mer polit les galets et rejette ses bois flottés aux formes tourmentées et sculptées par le sel et la houle et qui sont le prétexte à autant de compositions artistiques.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Monstre aimé

    La Feuille Volante n° 1227

    Monstre aimé – Javier Tomeo - Christian Bourgois Éditeur.

    Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis.

     

    Le sujet de ce roman, bien qu'il n'ait pas été classé ainsi par l'éditeur, et qui a fait l'objet d'adaptations théâtrales facilitées sans doute par des dialogues sur lesquels il repose essentiellement, et dans une ambiance que n'auraient désavoué ni Kafka ni Buňuel, est déconcertant. Dans l'univers clos d'une pièce, il s'agit officiellement, d'une entrevue entre, H. J. Krugger, le directeur des ressources humaines d'une grande banque et un homme d'une trentaine d'années, Juan D. qui souhaite être embauché comme vigile de nuit. Jusque là, c'est plutôt ordinaire, sauf que, d'emblée, le directeur déclare que le candidat devra répondre à toutes ses questions, même les plus intimes. Cela ne ressemble déjà plus à ce qui était annoncé et ce n'est que le début. Ainsi le lecteur apprend-il que Juan a trente ans et souhaite, par ce travail qui sera pour lui son premier emploi, mais qui ne correspond pas du tout ni à ses compétences et ni à ses capacités, s'abstraire de la tutelle de sa mère, une femme abusive et possessive (castratrice?) qui, bien entendu s'oppose à ce changement dans la vie de son fils unique. Ce bureau qui a en principe des fonctions de recrutement ressemble de plus en plus à celui d'un psy tant les questions du directeur sont insidieuses, personnelles, déconcertantes même, puisque de DRH insiste sur des détails apparemment sans importance portant sur la chronologie de faits anodins et qui ont davantage pour but de déstabiliser Juan que d'évaluer ses compétences pour son emploi éventuel. Le recruteur lui tend même des pièges que Juan, cauteleux, déjoue, en répondant à son interlocuteur ce qu'il a envie d'entendre tout en taisant ce qu'il veut garder pour lui. La conversation s'égare parfois sur des sujets qui n'ont vraiment rien à voir avec l'embauche potentielle de Juan. Puis, lui qui était anxieux au départ, prend de l'assurance au point d'être considéré par Krugger, non pas comme un futur employé, mais comme un véritable confident ce qui donne au directeur l'opportunité qu'il attendait sans doute depuis longtemps de parler de sa propre mère. Ce détail les rapproche cependant, Juan désirant enfin couper le cordon ombilical, Krugger vivant dans le souvenir de sa mère décédée quand il avait cinq ans et souffrant de l'absence d'amour maternel. Ces deux histoires parallèles vont donc se décliner, chacun prenant la parole à son tour et suscitant les réponses de l'autre dans un jeu où chacun y va de ses confidences, reprises, commentées et parfois combattues par l'autre. La maïeutique ainsi initiée fonctionne dans les deux sens et même avec une certaine perversité.

    Le rapport à la mère est ici traité à travers ces deux discours croisés où chacun cherche, parfois avec violence, à mettre l'autre en difficulté, tout en laissant la parole à la mère de Juan. Ces deux figures de mères sont différentes mais sont un réel problème pour ces deux hommes, l'une étant absente et l'autre trop présente, ce qui n'est pas sans conséquences sur leurs vies respectives. Ils sont tous les deux restés célibataires et leur relation aux femmes est définitivement altérée, provoquant probablement l'’homosexualité et assurément un profond traumatisme.

    Je connaissais déjà Javier Tomeo (1932-2013) à travers « Le château de la lettre codée » (La Feuille Volante n° 83). J'ai retrouvé ici, cette dimension absurde et surréaliste, à la fois du côté de Krugger qui veut s'affirmer comme quelqu'un d'important dans cet établissement, que de la part de Juan qui est resté, jusqu'à l'âge de trente ans, bien à l’abri dans sa tour d'ivoire maternelle, une illustration du complexe d’œdipe chez l'un et un combat contre l'infériorité chez l'autre.

    Cela dit, le livre refermé, ce texte m'a laissé quelque peu perplexe. Juan rentrera chez lui après cet entretien et retrouvera sa mère qui continuera de veiller sur lui comme elle l'a toujours fait, une illustration de la solitude qui est une constante dans l’œuvre de Tomeo. Il continuera de l'aimer comme avant, regrettant peut-être sa tentative d'émancipation. Krugger lui continuera d'aimer cette mère qui lui a tant manqué et sa décision à propos de la demande d'emploi de Juan me paraît justifiée non pas tant à cause de ce dialogue long et parfois labyrinthique, mais à cause de l'accusation violente et infondée de Juan. Krugger aime sa mère comme Juan aime la sienne, avec leurs défauts et qualités, et c'est là une facette paradoxale de l'amour humain. L'amour d'une mère ne se discute pas même si on n’'adhère pas forcément à cette réalité. Ces femmes sont-elles des monstres ? Assurément dans l'esprit de l'auteur mais cette manière de présenter les choses, restrictive et misogyne, ce qui n'est guère dans l'air du temps, me paraît pouvoir être élargie à l'espèce humaine en général tant elle est critiquable. Tomeo joue sur la dualité « absence/prégnance » mais à la fin, chacun des deux personnages reprendra sa place dans cette ville imaginaire, comme si cette parenthèse n'avait jamais eu lieu et n'avait pas secoué leurs certitudes. En sortiront-ils indemnes ? je n'en suis pas sûr cependant mais notre société n'est pas idéale comme ne le sont pas non plus nos destins qu'on accepte ou qu'on refuse, en nous demandant quand toute cette comédie va se terminer, espérant qu'elle ne se transforme pas en tragédie. La patience, l'abnégation, le fatalisme voire la curiosité ou le masochisme font aussi partie de ce jeu que nous jouons au quotidien pour que la vie existe et perdure. L'amour d'une mère, comme l'amour en général, est quelque chose d'irrationnel qui illumine ou détruit nos existences, entre apparences hypocrites et réalités dont on s’accommode, entre compromis et compromission, parce que c'est dans l'ordre des choses, qu'on n'y peut rien ou qu'on trouve avantage à une situation qui s'arrêtera avec la vie.

    Je ne suis pas bien sûr d'avoir suivi le cheminement de l'auteur, ni même de l'avoir compris et partagé son voyage dans l'absurde mais ce livre, bâti avec des phrases courtes et simples, fut pour moi un bon moment de lecture et de réflexion.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

  • Voyage de noces

    La Feuille Volante n° 1226

    Voyage de nocesPatrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean D., un homme de quarante ans, le narrateur, doit rejoindre au mois d'août une expédition d'explorateurs au Brésil. II laisse dans la capitale sa femme, Annette, et quelques amis dont son amant et prend donc l'avion à Paris, mais, au dernier moment, décide de se rendre en train à Milan. Puis il revient à Paris incognito comme quelqu'un qui veut se retirer du monde et faire croire à sa mort. Il erre dans Paris, d'hôtel en hôtel, au zoo de Vincennes, et ailleurs, en abandonnant tout ce qu'il aime et ce à quoi il croit. Ce voyage à Milan peut paraître étrange mais, à cette période il a appris qu'une française a mis fin à ses jours dans un hôtel milanais et sa disparition est à mettre en perspective avec ce suicide puisqu'il veut repartir sur ses traces. Il se souvient en effet que, dix-huit ans plus tôt, il a rencontré cette jeune femme, Ingrid Teyrsen et son mari Rigaud, qui fuyaient la guerre sur la côté d'azur. Il avait même entrepris de rédiger la biographie d'Ingrid et ce suicide ravive ses souvenirs. Il se souvient du poids trop lourd qu'elle semblait porter, qu'elle combattait un peu comme elle pouvait par l'errance, la fuite puis la mort. Sa pérégrination, c'est un peu comme celui qui arpente la vie, comme dans un labyrinthe, et en cherche désespéramment la sortie.

     

    C'est donc une intrigue assez compliquée où les références autobiographiques de l'auteur réapparaissent alternativement dans chacun des personnages avec de constantes analepses qui emmènent le lecteur notamment pendant l'Occupation. L’auteur est en effet obsédé par la disparition d'une jeune juive, Dora Bruder, à qui, bien sûr il s'identifie ce qui fera d'ailleurs de sa part l'objet de la rédaction d'un roman éponyme qui paraîtra quelques années après celui-ci. Il y a en effet plus qu'une connotation entre l'avis de recherche publié sous forme d'entrefilet à propos de la disparition d'Ingrid et celui de Paris-Soir en 1941 concernant Dora Bruder. Pour autant, ce roman est une fiction, alors que la véritable Dora a effectivement existé, mais ces deux jeunes femmes sont l'archétype de tous ceux qui traversent leur vie sans laisser aucune trace derrière eux. Il y a des paradoxes qui perdurent tout au long de ce roman et cela commence dans le titre même. Ce n'est pas une enquête à proprement parlé mais plutôt une sorte d’introspection à rebrousse-vie dont le seul but est sans doute de poser des jalons dans la mémoire, de faire échec à la fuite du temps, à la disparition des êtres qui avaient de l'importance pour nous, parce que tout cela est simplement dans l'ordre des choses.

     

    Il y a toujours cette ambiance de mystère propre aux romans de Modiano, notamment à propos de la personnalité d'Ingrid, ainsi que cette subtile et sobre musique des mots. Comme dans chacun de ses romans, il mène une recherche personnelle sur sa propre identité et je retiens pour cela les fréquentes hésitations et les errements dont il fait preuve. Je ressens moi aussi, à travers, ces fréquents retours dans le passé, une sorte de vertige qui naît à la fois de la jeunesse définitivement enfuie, de la prise de conscience du temps révolu avec ses regrets et ses remords. On repense ainsi aux décisions qu'on n'a pas su prendre et qui auraient pu peser sur notre avenir, à celles qu'on a prises en croyant œuvrer de bonne foi en notre faveur mais qui nous ont échappé à cause de la fatalité ou du manque de courage, à tout ce que nous avons fait, mais qui a encore aujourd’hui l'amer goût de l'échec, à la difficulté d'être avec le hasard et le poids des autres, la réalité de sa propre condition entre destin, liberté, volonté d'atteindre le but fixé et la facilité de laisser faire les choses, de se laisser vivre, en se disant que nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre vie, et que notre passage ici n'est qu'éphémère.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Nos débuts dans la vie

    La Feuille Volante n° 1225

    Nos débuts dans la vie – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Modiano est un romancier nobélisé et propose cette pièce en un acte et en prose, en réalité une mise en abyme théâtrale qui se passe dans une loge. Ici il nous offre une pièce de théâtre, ce qui est plutôt rare dans son œuvre (la troisième) et ce d'autant que, par effet miroir, elle évoque aussi son dernier roman « Souvenirs dormants »( La Feuille volante n° 1219). Bien sûr, il va comme toujours, explorer sa mémoire à travers cinq personnages, Jean, un écrivain qui a des démêlés avec sa mère Elvire, comédienne de seconde zone et Caveux, son compagnon, plutôt journaliste que vraiment écrivain selon Jean (les allusions autobiographiques sont ici très marquées), Dominique, 20 ans, qui, bien que débutante, répète « La Mouette » de Tchekhov, Robert le Tapia est un vieux régisseur de théâtre. La mère de Jean répète dans le théâtre voisin une pièce de boulevard « Bon week-end Gonzales ». Caveux (où on peut voir la personnalité de Jean Cau, antipathique personnage avec qui l'auteur règle quelques comptes) qui est l'amant de sa mère, veut dégoûter Jean de l'écriture, lui enjoint de prendre un vrai métier et exhorte aussi Elvire d'exercer sur lui son rôle de mère tant il estime que Dominique a une mauvaise influence sur Jean. Bien qu'Elivre ne se soit que peu occupée de son fils, elle ne souhaite pas que celui-ci lui échappe. Elle adopte en cela un peu la posture d'une mère face à une autre femme qui va lui ravir son enfant. De plus Dominique a un talent dont est dépourvue Elvire qui ne joue qu'une obscure pièce de boulevard. Pour suggérer cela, l'auteur donne à penser qu'il y a une porte de communication entre les deux salles et on peut d'ailleurs entendre dans la loge de Dominique ce qui se passe dans le théâtre d'à côté grâce à un haut-parleur judicieusement placé. Le thème de l'absence de la mère est ici sous-jacent, quant au père, il n'en parle même pas. Il y a même une certaine hypocrisie dans le discours qu'Elvire adresse à son fils puisqu'elle l'a quelque peu abandonné mais n'oublie pas de la solliciter pour quelques subsides . Elle est non seulement jalouse de Dominique à cause de l'intérêt que ce dernier lui porte mais également parce que la jeune fille joue Tchekhov, ce qu'elle ne fera probablement jamais ! Jean est un jeune écrivain qui croit en l'avenir de ses manuscrits, celui qu'il est en train d'écrire, de corriger et surtout de protéger de peur qu'on ne lui prenne, et ceux qu'il écrira plus tard, mais il doute de son talent. Il hésite face à l'avenir et ce d'autant que Caveux fait tout ce qu'il peut pour le décourager. Dominique elle croit au théâtre, hésite elle aussi, mais son talent est déjà reconnu. Tous les deux incarnent l'avenir (ils sont 20 ans) comme Elvire et Caveux représentent le passé. On ne peut pas ne pas voir là une allusion autobiographique.

    Comme toujours l'auteur explore sa mémoire à travers les noms qu'il cite de personnages connus de lui ou simplement croisés, une date, la bouteille d'éther à laquelle il fait allusion. Il semble nous dire, à travers la répétition d'une scène de « L'inconnue d'Arras » que répètent Dominique et Jean, à l'occasion de l'évocation d'un hiver à Paris, qu'elle peut défaillir, que le temps passe et avec lui que le souvenir des choses et des êtres s'efface. Le jeu du l'ombre et de lumière dans la mise en scène suggère également cette idée...

    Dans cette pièce il y a aussi ce vieux fantasme des secrets des salles de théâtre qui seraient gardiennes de toutes les voies et de tous les fantômes spectateurs qui ont assisté ici à une représentations. L'auteur file cette métaphore à travers les vieilles affiches qu'on décolle et qui laissent voir celle de la première représentation. C'est encore une manière de scruter le passé.

     

    Modiano est un romancier qui s'est peu aventuré dans le domaine du théâtre. J'avoue que je le préfère dans le premier rôle que dans le second, la magie et la musique des mots ne s'exercent pas de la même manière dans une pièce et l'ambiance y est différente. Pour autant l'auteur pose une nouvelle pierre à son édifice de mémoire.

     

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Ma reine

    La Feuille Volante n° 1224

    Ma reine – Jean-Baptiste Andrea – L'iconoclaste.

     

    « Shell », ainsi surnommé parce qu'il porte un blouson à l'enseigne du célèbre pétrolier, ne va plus à l'école parce qu'il est un peu attardé mental et préfère servir de l'essence aux rares automobilistes qui s'approvisionnent à la station-service tenue par ses parents dans la vallée d'Asse, en Provence. Nous sommes en 1965 et le hasard a fait de lui « un enfant de vieux », ce qui n'arrange pas les choses. A 12 ans, il vit dans son monde et s'invente des histoires, met le feu par inconscience à proximité de la station et décide de partir pour la guerre sans avoir la moindre idée ce que cela signifie, simplement parce qu'un homme, un vrai, ça fait la guerre ! S'il part, c'est aussi pour ne pas être envoyé au loin dans une école spécialisée et ainsi perdre le peu de repères qu'il a chez lui. Ses fantasmes continuent de vivre en lui et il joue à l'aventurier sur le plateau et dans la nature sans trop savoir où il va. Il se fait des films et nourrit ses propres peurs, comme un enfant qu'il est resté. La rencontre qu'il y fait va le bouleverser. A part sa sœur plus vieille et déjà mariée, il n'a jamais vu de filles et Viviane, sortie on ne sait d'où, va tout de suite comprendre à qui elle a affaire et joue avec lui. Elle se baptise « sa reine » et elle va soudain prendre une place énorme dans son cœur d'enfant vide d'affection. Contrairement à ce qu'il pense il ne connaît rien aux filles, elles sont un mystère et Viviane va le nourrir et le faire grandir.

    Je suis assez perplexe, le livre refermé. Il a bien failli me tomber des mains à plusieurs reprises. J'ai été long à entrer dans son univers, dans la magie de l'enfance oubliée depuis longtemps, gêné peut-être par la lenteur de l'histoire, ses longueurs, par la difficulté de croire à sa vraisemblance, même si, nous le savons, la littérature n'a pas de compte à rendre au réel, par le style volontairement puéril (le texte est écrit à la première personne), par les personnages eux-mêmes...Je n'ai vraiment été intéressé que dans les dernières pages, surpris aussi peut-être par la dimension tragique que lui donne l'auteur à la fin. J'ai choisi d'appréhender ce texte comme une fable, une histoire d'amour dont Shell, qui ne sera jamais adulte, est la victime. Viviane, qui porte un nom de fée, qui se baptise sa « reine » se rend très bien compte qui est ce jeune garçon, le manipule du début à la fin, sans doute par jeu, lui raconte des histoires merveilleuses auxquelles il croit, lui donne des ordres et exige de lui un sacrifice, même si, par moment la pitié prend un peu le dessus. Ce n'est sans doute pas comme cela qu'il deviendra l'homme qu'il veut être. Il en est follement amoureux et elle joue de cette situation sans pour autant se rendre compte de l'épilogue qu'elle va provoquer. On se demande légitimement quand ce pauvre gamin va se réveiller de ce rêve où tout est mensonge et illusions, quand il va prendre conscience de ce qui lui arrive, oubliant sans doute qu'il est ailleurs, sur une autre planète où les choses sont bien différentes. Ce n'est en rien un rite de passage vers la vie d'adulte, quelque chose d'initiatique, bien au contraire. C'est peut-être une vue de mon esprit mais je me suis demandé si cela n'était pas transposable dans la réalité, songeant à tous ceux (et celles) qui, par amour ou sous influence, mettant de côté leur raison, ont décidé un jour de sacrifier leur vie et leur avenir soit qu'ils aient fait eux-mêmes des « plans sur la comète », soit qu'ils soient tombés dans un piège, bref qui se sont trompés, qu'ils ont été trompés ! La nature humaine est ainsi faite qu'elle fait une grande place à l'hypocrisie, au mensonge, à la trahison et, à l'intérieur d'un couple et malgré les serments, les conséquences sont souvent désastreuses et la déception, et parfois pire, est souvent au rendez-vous. Devenir adulte n'est pas forcément un but même si, à cet âge et face à une fille, on a envie d'être plus vieux, mais la vie est là qui nous attend avec ses leçons et ses déceptions.

     

    Je ne sais pas si mon interrogation est pertinente, Il y a certes des instants de poésie, une atmosphère par moment onirique mais ma lecture n'a pas vraiment été un bon moment passé avec ce livre.

    © Hervé GAUTIER – Mars 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Les chaussures italiennes

    La Feuille Volante n° 1223

    Les chaussures italiennes – Henning Mankell – Seuil.

    Traduit du suédois par Anna Gibson.

     

    En prenant ce roman sur les rayonnages d'une bibliothèque, je pensais entrer encore une fois dans l'atmosphère du roman policier dont Mankel est le créateur. J'ai toujours apprécié l'ambiance créée par lui, le personnage de Kurt Wallander, policier humain et désabusé, le dépaysement de ces ouvrages... Cette chronique s'en est souvent fait l'écho. Rien à voir cependant avec une enquête policière cette fois, mais je n'ai pas regretté.

     

    En deux mots cette histoire évoque un chirurgien suédois de soixante-six ans, Fredrik, venu s'exiler sur une île de la Baltique parce que culpabilisé par une erreur médicale, une amputation inutile, faite par erreur douze ans plus tôt et qui a mis fin à une carrière qui aurait été brillante. Il y vit seul, dans une vielle maison de pêcheur qui a appartenu à ses grands-parents, en compagnie de deux vieux animaux, une chienne et une chatte et… une fourmilière envahissante! Son activité se résume à faire des trous dans la glace pour s'y baigner et à tenir le journal d'une vie qui a tourné court et qui finit par être une chronique de la météo du jour et de simples annotations brèves, presque incompréhensibles. Il n'a pour tout contact avec le monde extérieur que la visite de Jason, un facteur hypocondriaque et curieux qui le prend pour son médecin traitant. Autant dire qu'il attend la mort. Tout au long de ce récit Fredrik écrira et recevra des lettres, seul vrai moyen qu'il a choisi, même à l'époque du téléphone portable, pour correspondre avec ses semblables. Malgré son retrait du monde, vient à lui Harriet, une femme qu'il a jadis aimée puis abandonnée, mais qui ne l'a jamais oublié. Elle est vieille et malade d'un cancer et ils vont faire ensemble un dernier voyage, parce qu'elle exige qu'il tienne une vielle promesse. Son obéissance servile ressemble un peu à un chemin de Canossa et est à la mesure du remords qu'il éprouve et du pardon qu'il espère. Lui qui n'a jamais eu d'enfant, apprend qu'il est le père de Louise, une femme maintenant adulte, pour qui il ne peut avoir les sentiments qu'on ressent face à un enfant, et qui est la fille d'Harriet. Ce fait va bouleverser sa vie et ses projets. Ce n'est cependant pas la seule femme qui va débouler dans sa vie et la bouleverser mais la coïncidence n'est pour rien dans la rencontre qu'il fait d'Agnes, la femme qu'il avait amputée par erreur d'un bras et aussi ruiné sa carrière de nageuse de haut niveau. D'elle aussi il attend un pardon.

    Il y a beaucoup de décès (humains et animaux) tout au long de cette histoire, la camarde qui rôde autour de lui parce que la mort est la seule chose qui en ce monde est certaine, mais aussi de solitude, d'abandon de regrets et de remords. La mort, il nous est simplement possible d'y faire échec avec des rituels et la permanence de la mémoire, encore est-elle limitée à la durée de notre propre vie. Pourtant, à son âge et dans son état d'isolement Fredrik pensait qu'il était enfin en règle avec sa vie et qu'il pouvait oublier toutes ses trahisons, comme si le temps était capable de tout abolir, de tout réguler, mais ce sont des femmes qui vont se charger de rafraîchir sa mémoire et surtout de raviver sa culpabilité. Il est donc question de pardon qu'il obtiendra peut-être avant de mourir à son tour. Ce ne sera pas simple, à l'aune sans doute de ses mensonges et de ses oublis. Il sera accordé, simplement parce qu'il le demande, avec sincérité et repentance, par celles à qui il a porté préjudice. Nous faisons en effet du mal par action mais aussi par omission, sans pour autant le vouloir effectivement. Tout cela prendra du temps et la ronde des saisons, avec son alternance de canicule et de glace, est là pour souligner ce long cheminement, avec le temps fort des solstices. Il pourra mourir sereinement, assuré de s'être racheté.

     

    Je ne m'attendais pas à ce genre de roman mais je l'ai trouvé tout à la fois passionnant et émouvant, fort bien écrit et agréable à lire. .

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Marx et la poupée

    La Feuille Volante n° 1222

    Marx et la poupée- Maryam Madjidi – Éditions Le Nouvel Attila.Goncourt du premier roman 2017

     

    La petite Maryam vit les premières heures de la révolution iranienne depuis le ventre de sa mère qui doit, enceinte, sauter du 2° étage pour ne pas être capturée. Puis, six ans plus tard elle rejoint ses parents à Paris et raconte ses souvenirs. Cela commence plutôt bien, l'expression "il était une fois" souvent répétée, évoque une belle histoire voire carrément un conte de fées. Pourtant la petite fille qui parle n'est pas vraiment ravie de ce qui lui arrive puisqu'elle doit quitter son pays. Pour cela elle doit donner ses jouets aux enfants du quartier de Téhéran où elle habite parce que ses parents communistes l'ont décidé ainsi et que pour eux la propriété est bannie de leur vie. De toute manière elle n'aurait pas pu les empoter dans ses valises. C'était pourtant des cadeaux de sa grand-mère qu'elle aime tant. C'était pourtant aussi des livres pour enfants.

    On peut lire ce livre comme une fable ou comme un journal écrit cependant en français, langue qu'elle rejette au début parce qu'elle symbolise l'exil, l'abandon de son pays et de sa famille mais qu'elle s'approprie au point de l'utiliser pour écrire ce témoignage. Le français est à la fois le symbole de la liberté absente de l'Iran mais aussi de l’accueil des étrangers. Nous sommes donc avec cet ouvrage, en plein symbole. Pourtant il y a une réalité et une question. Comment devenir une autre personne tout en restant soi-même, sans rien oublier de ses origines? Pour l'auteure, l'apprentissage du français a été cette réponse en ce sens qu'elle a adopté cette langue, d'abord par nécessité, pour se faire comprendre, pour vivre en France et aider ses parents dans leurs démarches administratives, puis ensuite par goût puisqu'elle a choisi d'exprimer son témoignage dans cette langue et de le faire sous le forme de l'écriture. Cela ne signifie par pour autant qu'elle a choisi de tirer un trait sur son passé et sur sa culture originelle qui sont une sorte de refuge parce que la mémoire est partie prenant de la vie, surtout pour un écrivain qui ainsi confie aux mots et à la page blanche tout ce qu'il a été avant. C'est un peu comme une nouvelle naissance, sans rien oublier, sans renier sa langue maternelle au profit de la langue de l'exil …Il y a pourtant un paradoxe qu'elle incarne et dont elle joue en tant qu'étrangère. Elle en rajoute même un peu dans la poésie persane qu'elle cite à l'envi. Elle devient conteuse, incarne l'exotisme, la magie de l'orient, folklore de senteurs et de voiles, une sorte de fantasme collectif entretenu à travers la littérature et la peinture françaises pour un auditoire déjà conquis. Qu'on le veuille ou non, elle est porteuse, en tant qu'exilée, d'une charge émotionnelle et culturelle qu'un Français souhaite connaître, ce qui entraîne une foule de questions. Elle aime se présenter comme quelqu'un de différent, une femme qui vient d'ailleurs et qui se cache en permanence derrière un masque qu'elle donne à voir et qui la dissimule. Elle prétend vouloir qu'on lui pose des questions inattendues et qui révéleraient un message plus politique, plus quotidien qu'est par exemple la condition des femmes qui, dans ce pays, vivent sous la dépendance des hommes et de la loi islamique, ce qui fait d'elles une cible de choix, uniquement destinées à mettre des enfants au monde et à rester cantonnées dans un rôle domestique. En Iran, le combat contre le régime des Ayatollahs est un combat pour la liberté, ce qui est d'autant plus vrai pour les femmes. C'est aussi un thème de réflexion qui ici est offert à propos de la politique, de la liberté, de la démocratie et l'usage qu'en font les gouvernants qui, une fois élus, se dépêchent de faire le contraire de ce qu'ils avaient promis. Cette forme de confiscation touche tous les régimes de tous les pays, et en cela ce livre a un côté universel.

    Il y a tout dans cet ouvrage, de l'autobiographie, de la fiction, des témoignages, de la poésie, et on peut se demander en quoi ce livre est un roman. Nous savons depuis longtemps que la littérature n'a aucun compte à rendre à la réalité, qu'elle ne s'inscrit ni dans un essai politique ou sociologique ni dans un récit authentiquement historique et fait la part belle à la fiction et même au délire. Dans sa démarche créatrice, l'auteur puise l'essence de son œuvre autant dans son vécu, dans sa souffrance, dans ses souvenirs personnels et parfois ses rancœurs et ses remords que dans ses fantasmes ou dans son imaginaire. La littérature est un monde à part dans lequel le lecteur entre ou n'entre pas, le décor qui est tissé tient entre les pages d'un livre et permet l'évasion, ou pas, suivant le degré de disponibilité de celui qui le tient entre ses mains.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Rue des boutiques obscures

    La Feuille Volante n° 1221

    Rue des boutiques obscures. Patrick Modiano – Gallimard - Prix Goncourt 1978

     

    Pour prendre sa retraite, le baron Constantin Von Hutte ferme son agence de police privée dans laquelle Guy a été employé pendant plus de huit années. Les deux hommes se retrouvent ensemble pour la dernière fois en cet hiver parisien. Guy, beaucoup plus jeune, mais frappé d'amnésie à la suite d'un accident mystérieux quinze ans auparavant, a décidé de rechercher son passé. Pour l'aider dans sa démarche Hutte l'a baptisé Guy Roland et lui a fourni un passeport. Il va donc allé seul à la rencontre de sa propre vie qu'il retrouvera par parcelles à l'occasion de rencontres, d'objets hétéroclites, de photos jaunies, de notations dans le Bottin mondain, d'effluves de parfums féminins, de numéros de téléphone surannés des années 60, de bars enfumés des quartiers parisiens… Il retrouve des noms, des bribes de chansons oubliées, des silhouettes furtives, des fantômes d'hommes dont l'un d'eux pourrait bien être son père. C'est une sorte de jeu de piste où il croise des fantômes, des femmes énigmatiques, des visages, des silhouettes oubliées, des témoignages auxquels il va s'accrocher pour redessiner sa propre histoire, sa propre parentèle qu'il a l'impression un temps de connaître, mais elle se dissipe très vite le moment suivant. Dans cette quête aventureuse, il change plusieurs fois de nom, de famille, de passé, apprend qu'il a tenu plusieurs fonctions, qu'il a vécu avec plusieurs femmes, qu'il a fui Paris, mais à chaque fois il s'approprie toutes ces bribes ainsi glanées au rythme du hasard, risque une parole timide, fuyante parfois qui, comme par miracle, relance les choses mais la réponse donnée pose parfois plus de questions laissées en suspens. Quand il est interpellé par quelqu'un, dans une rue ou dans un café et que ce dernier semble le reconnaître, il endosse avec curiosité l'identité qu'on lui prête pour mieux en apprendre sur son propre compte et ainsi soulever le voile épais de son amnésie. Il se déplace dans un sorte de décor cotonneux où il croise des personnage un peu interlopes qui vivent de petits trafics, avec des fiches de renseignement qui ressemblent fort à des compte-rendus de police. Chacun de ses interlocuteurs d'occasion repart ensuite vers ses propres préoccupations non sans avoir apporter sa petite pièce au grand puzzle qu'est la vie du narrateur dont l'unique obsession tient dans ces quelques mots « Mon vrai nom ? J'aimerais bien le savoir ».

     

    Progressivement, les gens se dévoilent comme un tirage argentique en noir et blanc dans un bain révélateur, ses différentes vies se recoupent avec des personnages qu'il croise dans ce décor parisien qu'il affectionne. J'observe que cette quête est menée principalement à travers des personnages féminins avec qui il aurait vécu, déjà croisés et qui nourrissent un temps ses réminiscences. Petit à petit les pistes s'effacent, les personnages disparaissent, le laissant seul face à ses interrogations. A la fin il ne lui reste plus qu'un nom et qu'une adresse à Rome, 2 rue des boutiques obscures !

     

    C'est étonnant mais à chaque fois que je lis un roman de Modiano, j'ai cette étrange impression, moi qui ne suis pas parisien, de vivre quelque chose de personnel, de ressentir une sorte de malaise, de vertige dont on est saisi quand on prend soudain conscience de toutes ces années passées. Je ressens moi aussi une sorte d'amnésie où tout les souvenirs se mélangent et s'évanouissent, une sorte d' impression de solitude, de certitude de n'avoir rien fait de marquant pendant mon parcours, d'être un peu inutile, l'antichambre de la mort sans doute ? Je perçois cette trahison si commune à l'espèce humaine et plus fréquente qu'on le pense qui rend les parents absents de l'éducation de leur progéniture, lui donnant la déplorable impression de n'être les enfants de personne et d'être livrés à eux-mêmes.

     

    J'ai retrouvé ici avec plaisir tout l'univers particulier de cet auteur autant que son écriture fluide et ce sentiment que, le livre refermé il flotte autour de lui une sorte de halo mystérieux, des interrogations, des questions posées restées sans réponse qui feront peut-être l'objet d'un autre roman, ou peut-être pas !

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • La baleine thébaïde

    La Feuille Volante n° 1220

    La baleine thébaïde – Pierre Raufast – Alma éditeur.

     

    Les études mènent à tout à condition d'en sortir, c'est ce qu'a dû se dire Rocheville un jeune diplômé de l'ESSEC, une grande école de commerce française. A la suite d'une petite annonce, et alors qu'il n'a aucune connaissance maritime, il s'engage en effet comme simple mousse sur une baleinière, « l'Hirudo » qui va appareiller au large de l'Alaska. Il est très naïf et bien peu préparé à ce monde de requins qui est le nôtre puisqu'il s'agit, alors que la pêche à la baleine est interdite, de traquer la « baleine 52 », un cétacé qui intrigue les scientifiques, qui a été repéré dans ces eaux et qui « chante » sur une fréquence de 52 hertz alors que ses congénères se contentent de fréquences plus basses, autant dire que cette baleine ne sera jamais entendue par ses semblables, et est donc condamnée à la solitude. Notre jeune français ne tarde pas à se poser des questions puisqu'il s'agit en principe d'une expédition scientifique financée par le Dr Alvarès et son laboratoire brésilien, menée seulement par quatre membres d'équipage, Le capitaine, Eduardo, Marc un Français et Dimitri un Russe et bien sûr, lui, Richeville.

    Très vite il va s'apercevoir que non seulement il ne sert à rien sinon à être légalement responsable de ce qui n'est pas autre chose que la destruction de cet animal censément radioactif, c'est à dire bien autre chose que ce qu'il avait compris au départ et ce d'autant plus que le cétacé faisait partie d'un programme expérimental qui avait échoué. C'est en tout cas le point de départ de récits jubilatoires, loufoques ou dramatiques. Chacun des protagonistes va raconter son histoire personnelle à la suite de laquelle il s'est retrouvé à bord de ce bateau, mais surtout le lecteur va faire connaissance de l'inquiétant docteur Alvarez, un savant fou qui mène des expériences de par le monde qui vont de la tentative de faire pleuvoir en permanence sur le Vietnam pendant la guerre menée par les États-Unis et ainsi gêner les opérations militaires du Viet-cong, jusqu'à obtenir l'augmentation de la poitrine des femmes par l'ingestion de chocolats génétiquement modifiés, en passant par des manipulations diaboliques de l'ADN... Heureusement tous ces projets capotèrent pour des raisons diverses.

    Bref, « l'opération baleine » ayant réussi, même si elle n'a pas été très glorieuse et morale, chacun des quatre membres d'équipage est reparti avec un beau pactole, 500.000 dollars quand même, que Richeville veut réinvestir dans la sauvegarde des baleines. Il avait déjà un petit côté utopiste et candide mais cette expérience en Alaska n'a rien arrangé surtout sur le plan de la culpabilisation. Son beau-père, un homme d'affaires qui a réussi va l'aider, d'autant qu'il subodore chez son beau-fils des préoccupations différentes à moins que les projets du savant fou n'aient déteint sur lui ! Pas si fou cependant puisque l'idée des baleines interconnectées (2.0) qui vivent dans des piscines urbaines est à l'origine d'une start-up californienne pleine de projets, d'avenir et de perspectives financières dont Richeville est, bien entendu, le patron. Le succès à l'américaine ne se fait pas attendre mais si le principe veut que les baleines robots appellent leurs congénères depuis leur piscine individuelle pour rompre leur solitude, cela met en évidence celle de Richeville plus seul et abandonné que jamais. Voila que réapparaît Dimitri, fâché de ne pas avoir été associé à ce projet juteux mais en bon informaticien qu'il est, il n'ignore rien de l'art du piratage informatique et de ce que cela peut lui rapporter.

    Cette histoire un peu rocambolesque où se mêlent science-fiction et réalité se termine donc. Elle aurait pu être bien différente de celle que nous venons de lire, et son épilogue où les crabes de la poissonnière auraient pu servir à autre chose que ce qu'elle en fait, où la jolie libraire de la fin aurait eu un autre rôle aux côtés de Richeville, les personnages qu'on y rencontre auraient pu avoir des réactions bien différentes, mais l’imagination a ses règles non écrites, ses voies qui, comme celles du Seigneur, insondables et secrètes, s'inscrivent, grâce aux mots et bien souvent malgré l'auteur lui-même, sur la feuille blanche, avec des destins bien contradictoires.

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Souvenirs dormants

    La Feuille Volante n° 1219

    Souvenirs dormants - Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Saint Augustin conseillait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. C'est pourtant l'impression que donne l’œuvre de Patrick Modiano, ce qui ne justifie pas pour autant qu'on doive se méfier de lui. Cette fois encore, et comme il en a l'habitude, l'auteur sollicite sa mémoire et c'est sans doute cette démarche qui lui a valu le Prix Nobel de Littérature en 2014 puisque ainsi il a été comparé à Marcel Proust. Ses années de jeunesse n'en finissent pas de le hanter bien des années après, des noms, et surtout des visages reviennent et peuplent son univers intime, comme les pièces d'un puzzle, chacun de ses romans est un jalon dans cette quête de lui-même. C'est à une sorte de film en noir et blanc qu'il nous convie encore cette fois, avec pour décor des quartiers d'un Paris oublié dont il est le piéton intarissable qui déambule sur le cadastre parisien et où se succèdent des ombres inconnues rencontrées par hasard ou disparues définitivement. Cette introspection chaque fois recommencée lui fait croiser des fantômes, certains furtifs et d'autres louches, en partance pour d'autres contrées, pour ne pas dire en fuite, à cause de la guerre et de leur conduite fangeuse pendant cette période troublée. Il y a autour d'eux une sorte de halo mystérieux qui perdure et dérange un peu le narrateur, Jean D. alors âgé de 20 ans, un univers de mauvaises ondes, de rendez-vous manqués, d'immeubles à double issues, de romans lus et oubliés, d'itinéraires routiers improbables, de rêves interrompus. Cela tourne même à l'obsession et il use volontiers d'analepses à l'aide desquels il remonte le temps pour explorer encore plus ses souvenirs endormis, les plus obsédants étant ceux de son père et de sa mère perpétuellement ailleurs.

     

    Ce roman suit la trace de six femmes ayant vécu dans les années 60, qui occupent toujours son esprit et dont certaines sont déjà apparues dans les œuvres précédentes et sont toujours plus ou moins liées à son père ou à sa mère. Elles sont un prétexte pour fuir une ambiance familiale plus que lâche. Certaines d'entre elles sont adeptes d'un ésotérisme quelque peu sectaire, plus ou moins sous influence, une autre semble être absente au point de marcher « à côté de sa vie » quant à la dernière, il s'en fait carrément le complice puisqu'il organise sa fuite après qu'elle a tiré sur un homme. En l'absence de ses parents, elles semblent être pour lui un sorte d'étape dans une éducation vouée au hasard et où la séduction existe à contre-champ .

     

    J'ai retrouvé avec plaisir l'ambiance familière des romans de Modiano, son style et la musique langoureuse de ses mots pleins de nostalgie, les rues de Paris inlassablement arpentées ou la topographie du métro continuellement parcourue, sa mémoire fragmentaire mais fidèle, une sorte d'hypnose cotonneuse et précise à la fois, tout en sachant parfaitement, comme à chaque fois, que le livre refermé, je ressens une sorte d'immense interrogation, une brume assez insaisissable avec son lot ordinaire d'incertitudes et même d'inquiétudes que ressentent « tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l'hiver, en fin d'après-midi, à l'heure où le jour tombe », qui seront peut-être, ou peut-être pas, l'ébauche du roman suivant. Il y a un grand souci du détail en même temps que des conversations hésitantes, des dialogues tronqués, pleins de points de suspension où on peut lire, au choix, la timidité, la retenue, le non-dit, l'impossibilité de s'exprimer ou la volonté de garder pour soi certaines choses qu'on veut mystérieuses… Alors, ces souvenirs dormants ont-ils été utilement réveillés par l'écriture ou peut-être exorcisés ?

     

    La publication de ce roman s'accompagne, comme par un effet de miroir, de la sortie d'une pièce de théâtre«  Nos débuts dans la vie » aux mêmes accents autobiographiques.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Dans l'épaisseur de la chair

    La Feuille Volante n° 1218

    Dans l'épaisseur de la chair - Jean-Marie Blas de Roblès - Zulma.

     

    Cette saga familiale commence bizarrement par un chavirage de Thomas, le narrateur, lors d'une promenade solitaire en méditerranée. A la suite d'une altercation avec son père qui lui reproche de « ne pas être un vrai pied-noir » il prend seul la barque familiale et passe par-dessus bord. Ce séjour dans l'eau, rendu assez long par l'impossibilité de remonter dans son « pointu », lui donne l'intuition de sa mort inéluctable. C'est pour lui l'occasion de revoir, un peu sa propre vie comme dit-on celui qui va quitter ce monde, mais, remontant les traces de la mémoire, également celle de son père, la probabilité de la noyade lui rappelant les risques auxquels cet homme a dû faire face pendant sa longue vie. Par le biais de l'écriture, il lui rend un authentique et émouvant hommage et cela donne lieu à de nombreux analepses, sous forme de courts paragraphes, où il égrène les grands et les petits moments de cette famille déchirée entre l'Espagne, l'Algérie et la France. Il y a certes ce témoignage en faveur du père, mais, au fil de ma lecture, j'ai cru comprendre que le narrateur-auteur mena la vie dure à cet homme pendant quelques temps et fut invité par sa mère à plus d'indulgence envers lui, ainsi ce livre peut-il être aussi une manière de rachat. Ainsi il évoque son papa, Manuel Cortes, ancien chirurgien, engagé volontaire au côté des Alliés en 1942 qui, à 93 ans, vit retiré sur la côte d'Azur. Il est fils d’immigrés espagnols établis à Sidi-Bel-Abbès, une ville de garnison de la Légion étrangère, en Algérie, où son père, Juan, tenait un bistrot. C'est donc un roman de « pieds-noirs », plein du soleil de ce pays, des illusions entretenues de son rattachement à la France qui se termineront avec le triste slogan « la valise ou le cercueil », la découverte d'un pays lointain, inconnu et hostile, pas mal de regrets, d'incompréhensions et de trahisons politiques. C'est la petite histoire de cette famille qui se confond avec celle de ce pays, de son époque coloniale et militaire qui s'inspirait selon lui de la conquête romaine, de cette cohabitation cahoteuse entre européens, juifs, musulmans et bien entendu Espagnols, ces erreurs politiques qui ont jalonné la présence française en Algérie et de son issue, des épisodes de la deuxième guerre mondiale du retour au pays. Le lecteur découvre par le menu la libération de l'Italie puis de la France à travers l'épopée personnelle de Manuel, incorporé comme médecin auxiliaire dans un tabor marocain puis dans un régiment de génie, avec blessures, décorations et citations. Il partage les actions d'éclats de ces soldats, déplore leurs exactions sur les populations civiles mais profite aussi aussi ces moments d'exception où l'on oublie la guerre et, au milieu de ces combats, Manuel, avec une baraka insolente, semble immortel, en plus d'être un séducteur impénitent dans la vie ordinaire. Puis ce sont les événements de Sétif qui ont lieu en Algérie et sont le départ de ce processus d'indépendance qui fera de lui et de sa famille des «rapatriés ».

    L'architecture de ce roman s'articule comme un jeu de cartes espagnol avec ses figures caractéristiques et différentes des nôtres, « l'as de deniers », le« de deux d'épée », le «  trois de bâton » et le « quatre de coupes ». Cette progression symbolise la vie qui s'écoule, mais peut-être surtout ce que le hasard ou la destiné donnent à chacun en lui confiant le soin de le faire fructifier, sans oublier la chance et son contraire, la scoumoune, les événements extérieurs ou l'action des autres qui viennent favoriser ou contrecarrer les projets personnels, une image assez fidèle du parcours individuel en ce bas monde entre liberté, fatalité, erreurs et succès... A l'occasion de ce roman, l'auteur-narrateur remet en cause nombre d'idées reçues sur la guerre et sur la colonisation, mais c'est la nostalgie de ce pays et du temps passé qui transparaît. Il porte sur son histoire un regard critique égrenant les phases qui iront irrémédiablement vers les combats, les attentats, l'indépendance et le départ en catastrophe, un travail d'historien d'une remarquable précision. Ce faisant, il porte aussi un jugement sur la condition humaine.

    A titre personnel, je ne lis jamais une saga sans ressentir une sorte de vertige que me procure le temps qui passe et la vie qui s'écoule malgré soi et malgré sa volonté d'y imprimer sa marque. Ce fils de pauvres immigrés espagnols devient, à cause de la guerre, un brillant chirurgien, mais les événements, et aussi ses semblables se chargèrent de briser ses rêves et sa volonté. Il a mené une vie à la fois longue, aventureuse et tellement romanesque qu'on croit lire une fiction.

    Thomas est accompagné des railleries de son perroquet qui, bien qu'absent, hante son esprit au point de pouvoir être regardé comme la voix de sa conscience, ce qui donne à ce roman une incontestable dimension humoristique.

    J'ai retrouvé avec plaisir le style fluide et agréable à lire que j'avais déjà rencontré dans « Là où les tigres sont chez eux » (La Feuille Volante n°329). J'ai, avec ce roman, à nouveau passé un bon moment de lecture, dépaysant et passionnant.

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Un personnage de roman

    La Feuille Volante n° 1217

    Un personnage de roman – Philippe Besson – Julliard.

     

    C'est un destin politique ou un destin tout court qui passe par une transgression des règles qu'on considérait comme immuables, ou par une opportunité qu'on saisit d'autant plus volontiers qu'on pense que c'est le moment, que les choses ont changé dans l'opinion, qu'elle est prête pour une véritable réforme et qu'on peut l'incarner. C'est sans doute ce qui détermine Emmanuel Macron à démissionner de son poste de ministre et de se lancer dans cette bataille. Ici, il ne s'agit pas d'un roman comme l'auteur en a l'habitude et ce même si le personnage dont il est question peut aisément avoir une dimension stendhalienne, flaubertienne, balzacienne ou fitzgeraldienne, comme on voudra, à condition toutefois que son histoire se confonde avec celle de la nation. C'est un récit, écrit à la première personne où Besson nous confie son intuition d'avoir eu affaire au futur Président de la République dès sa déclaration de candidature et ce malgré tous les obstacles classiques dressés devant lui pour arriver au pouvoir. Une gageure quand on sait que pour gagner une élection présidentielle en France, il faut avoir derrière soi un grand parti et de l'argent. Or, à cette période, il n'a ni l'un ni l'autre et l'image de Brutus assassinant César lui colle déjà à la peau. Pourtant, notre auteur n'avait pas vraiment cru, au début, au succès de cette ambition qui déjà pointait. Pour autant, il va observer cet homme qui peu à peu va s'imposer grâce à l'énergie que lui donne le couple fusionnel et atypique qu'il forme avec son épouse. De septembre 2017 à mai 2018, il va donc suivre sa campagne, hésitante au début, puis de plus en plus convaincante et rendre compte par le menu à travers les rumeurs, les discours, les sondages de l'ascension de cet homme jeune, cultivé, inconnu et qu'on disait sans expérience politique, ni programme au début et dont on dénonçait l'absence de mandat électif, mais qui avait choisi de mettre en avant les atouts de la France quand les autres discours faisaient dans l’alarmisme et, surtout sur qui bien peu pariaient. Pourtant, la France est considérée depuis longtemps comme ingouvernable, les Français rebelles à toute réforme, prompts à la critique, engoncés dans leurs contradictions, suspicieux vis à vis des élites politiques, mais fascinés par l'homme providentiel. Pourtant cette campagne, il le sait, sera un long chemin de croix parce qu'il incarne « les riches » détachés des difficultés du peuple et toujours susceptibles de démagogie. Il sera finalement élu, mais avec un fort taux d'abstention ce qui trahit quand même quelques défiances à son égard.

    Philippe Besson quitte ici son costume de romancier pour endosser celui d'observateur voire de commentateur politique. Pourquoi pas après tout et s'intéresser à la vie et à l'avenir de son pays est une chose louable, d'ailleurs nombre d'artistes ont l'habitude de soutenir des hommes politiques. On le sent fasciné par le personnage après il est vrai avoir été quelque peu dubitatif, par sa volonté et l'ambition de faire changer les choses et l'énergie qu'il déploie pour cela, tout en voulant se garder de toute manipulation. J'apprécie depuis longtemps l'univers créatif de Philippe Besson, cette chronique en atteste. J'avoue avoir été un peu surpris par le parti-pris de ce livre mais le personnage a tellement bouleversé le paysage et les habitudes politiques, est tellement hors normes et porteur d'espoirs après deux précédents quinquennats si désastreux que les Français ont dénié le droit à leur responsable de se représenter, qu'il fallait faire quelque chose. Que Besson s’intéresse à ce phénomène ne me gêne pas puisqu'il le fait selon ses dires seulement aminé par l'amitié qu'il porte au couple présidentiel. Pour ma part, je m'en tiens à ce compte-rendu original d'un écrivain que j'apprécie depuis longtemps. Pourtant, « et en même temps », je ne peux pas ne pas penser qu'une telle démarche, même si elle souhaite être neutre, n'a pas des relents de subjectivités. Ce récit à au moins le mérite de nous remettre en mémoire toutes les phases de cette campagne atypique et de détailler cette ascension spectaculaire d'un homme jeune, inconnu au départ, qui finalement s'impose au milieu de la déconfiture des partis politiques traditionnels dont il profite des voix, quelque chose comme une transition, une révolution tranquille dans un paysage trop longtemps sclérosé par une alternance droite-gauche inefficace et démagogique. Alors, personnage de roman Macron ? Peut-être après tout (dans ce domaine il me semble qu'il ne faut pas non plus oublier son épouse). Il a ce côté fascinant qu'on retrouve rarement chez les hommes politiques, mais en revanche, je n'ai pas retrouvé chez Besson la plume que d'ordinaire j'apprécie. C'est certes bien écrit, peut-être un peu trop dans le style journalistique à cause du sujet traité, et qu'il ait sacrifié à l'amitié qui les lie, que cela se soit transformé au fil des pages en panégyrique, pourquoi pas ? À condition toutefois qu'il n'y ait pas d'arrières-pensées de sa part. Pourtant je le préfère en romancier qu'en chroniqueur factuel.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'idée ridicule de ne plus jamais te revoir

    La Feuille Volante n° 1216

    L'idée ridicule de ne plus jamais te revoir Rosa Montero - Métailié.

    Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.

     

    Les voies de la création littéraire sont bien étranges. Il est déjà difficile d'explorer celles de l'inspiration, mais que dire de l'occasion de présenter l’œuvre d'un autre, ce qui vous entraîne dans d'autres contrées de l'esprit…. Ici, l'auteure, Rosa Montero, Journaliste espagnole à « El Pais » mais surtout romancière reconnue, couronnée par des prix prestigieux, s'est vue sollicitée pour écrire, avant sa publication, la préface du journal que Marie Curie, deux fois Prix Nobel (de physique en 1903 et de chimie en 1911) a tenu après la mort de son époux Pierre, écrasé à 47 ans par une charrette. Au départ, ce n'était qu'un simple texte introductif à cet ouvrage que Rosa Montero a accepté de rédiger pour inviter le lecteur à découvrir cette femme extraordinaire, mais elle ne se doutait probablement pas où ces quelques pages allaient l’entraîner. La connaissance de la vie de Marie Curie l'a conduite non seulement à évoquer son histoire mais surtout à se l'approprier d'une manière originale, puisque les hasards de sa vie à elle l’entraînèrent dans un tourbillon de mots dans lequel elle allait se retrouver et construire, petit à petit et sans peut-être s'en rendre compte au début, son propre livre autour du souvenir de Pablo, l'homme qu'elle a aimé pendant 21 ans et qui venait de mourir. C'est, à tout le moins ce que j'avais entendu à propos de ce livre et cette démarche me semblait intéressante. Le titre était une sorte d'invitation et cette idée ne me semblait pas à moi particulièrement « ridicule ». La douleur, nous le savons, est un moteur de la création artistique et en particulier de l'écriture. Elle est souvent considérée comme une catharsis mais le solipsisme de l’écrivain vient ici brouiller un peu cette piste puisque que, m'a-t-il semblé, l'hommage qu'elle voulait rendre à cet homme qui fut son compagnon, son mari, son complice… me paraît passer rapidement au second plan. La mort est aussi pour nous pauvres humains qui sommes assujettis au transitoire et au temporaire, quelque chose de révoltant, surtout quand elle fauche un de nos proches.

    Ce qu'a écrit Marie Curie ressemble à un journal intime d'une vingtaine de pages, non destiné à la publication, une sorte de lettre posthume adressée à Pierre, mais ne fut pas détruit par ses soins. Rosa Montero en cite de nombreux passages. Ce qu'elle écrit n'est pas une biographie au sens strict, comme d'autres l'ont fait, mais une évocation de la vie de Marie, de ses expériences réalisées dans des conditions précaires et d'une manière parfaitement désintéressée (Les Curie ne déposèrent jamais de brevet), pour le bien de l'humanité. L'auteure croise cela avec son expérience personnelle, y ajoute différentes références littéraires, des anecdotes historiques de femmes et même des digressions sur la mort et les morts, l'amour, l'enfance, le deuil, la condition des femmes, la faiblesse des hommes, les coïncidences qu'elle veut significatives et qui ont pu intervenir dans la vie des Curie comme dans la sienne. Elle en profite pour parler d'elle, de sa manière d'écrire, des recherches documentaires qu'elle a pu faire pour écrire ses romans, fait des parallèles entre Marie Curie et elle... Puis elle revient à son sujet, parle à nouveau de Pierre, cite parfois leur correspondance commune, évoque leur rencontre, leurs amours et bien entendu sa mort accidentelle précédée d'une grande fatigue due à ses travaux, de l'inutile culpabilité judéo-chrétienne de Marie… Elle mentionne leur griserie et leur fierté légitime devant leur découverte mais aussi leur inconscience face à la nocivité du radium, puis la folle passion qui s'empara de Marie pour Paul Langevin, quatre ans après la mort de Pierre, le rejet public dont elle fut l'objet malgré ce qu'elle avait apporté au monde, son attitude humanitaire pendant la guerre de 1914 ... Son journal intime n'existe plus à ce moment-là mais des lettres passionnées qu'elle échangea avec son amant prennent sa place et avec elles témoignent d'un amour de la vie..

     

    Avant d'ouvrir ce livre j'avais cru comprendre que l'auteure souhaitait faire un parallèle entre la mort de Pierre Curie et celle de Pablo et confier au lecteur ce que cette absence lui inspirait. C'était un champ de réflexions qui pouvait être intéressant, notamment dans le domaine de l'apprivoisement de la douleur, sur le pouvoir de l'écriture en matière d'exorcisme... A la fin du livre il est mentionné de la part d'un de ses amis « Dans ce livre, il y a Marie et Pierre. Et d'autre part il y a toi. Mais Pablo n'y est pas » ; Je souscris à cette analyse, je n'ai pas noté grand-chose sur Pablo et je me suis souvenu de la fameuse tendance au solipsisme de la part de l'auteure. De ce point de vue, je suis resté sur ma faim et ses arguments pour contrer cette remarque ne m'ont pas convaincu. Je m'attendais simplement à autre chose. Le style m'a paru agréable à lire mais je me suis demandé ce que tous ces # apportaient au texte pourtant bien documenté.

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un pedigree

    La Feuille Volante n° 1215

    Un pedigree Patrick Modiano - Folio.

     

    D'emblée, le titre peut étonner même pour quelqu'un qui, dans son œuvre, sinon dans sa vie, a toujours été à la recherche de ses origines. Ce terme s'applique cependant davantage à un animal qu'à un homme même si, au tout début, il donne lui-même le ton « Je suis un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree ». Quand il explore sa généalogie, les origines de ses parents et en particulier de son père, il tombe sur des maîtresses plus ou moins exotiques, sur de la collaboration aux relents de mafia, une parenté juive matinée de Toscane, le tout hanté par des fantômes interlopes du marchés noir, des arrestations et des fuites du temps de l'Occupation, bref des racines troubles et obscures qui déboucheront sur son enfance et son adolescence placées sous le signe de l'abandon et du mystère. Est-ce pour échapper à cette période troublée ou simplement pour obéir à un impératif de liberté que son père et sa mère mènent une vie aventureuse chacun de leur côté, loin de Patrick, le narrateur et de son frère Rudy dans l'existence de qui s'invitent des noms connus mais rarement la présence de leurs parents ? A travers les mots, on sent que les deux enfants sont livrés à eux-mêmes, confiés au gré des occasions à des étrangers, à des religieux catholiques ou à un pensionnat aux allures militaires, qui se chargent de leur subsistance, de leur survie et de leur éducation, avec, en contre-champs ces parents plus ou moins impliqués dans les affaires louches, plus ou moins poursuivis par la justice. On le sent désireux d'aimer cette mère et ce père lointains (pourtant s'il révèle de prénom de son père, il ne mentionne jamais celui de sa mère), mais en face il ne trouve qu'indifférence et même transparence et après la mort de son frère il se sent encore plus seul et déstabilisé, devient fugueur, voleur. Sa mère est comédienne, absente de sa vie et elle n'existe pour lui que dans des lettres très épisodiques qui résonnent pour moi comme quelque chose de faux, surtout quand elle affirme qu'elle pense à lui. A titre personnel, cela me rappelle quelque chose de précis. Son père est un affairiste semblant toujours être en marge de l'honnêteté voire de la légalité. Il semble porter quelque intérêt à ce fils lointain, le gratifiant de balades, parfois de maigres subsides, lui prodiguant conseils, encouragements à obtenir des diplômes pour son avenir. De tout cela, il me semble qu'il ressorte une grande solitude pour le narrateur. Il est enfermé dans un collège catholique aux méthodes d'un autre âge, entre rituels religieux obligatoires, quotidien spartiate et intolérance révoltante, comme c'était le lot des enfants dont leurs parents voulaient se débarrasser et se réfugie un peu au hasard dans le cinéma, les bandes dessinées au début, puis ensuite dans la lecture de romans et de poèmes. Son approche de la littérature grâce à la fréquentation des bons auteurs lui donneront le goût de la culture, de l'écriture et formeront son style.

     

    Puis c'est la spirale ordinaire d'un couple qui n'en a jamais été vraiment un et qui finit par divorcer, avec au milieu ce pauvre garçon encore mineur, confié à sa mère parce que c'était l'usage à l'époque. Entre les deux ex-époux qui le prennent à témoin de leur déchirements, il ne sait pas vraiment où se situer ni à qui se confier, avec en prime une période où il connaît la gène et même la dèche et qu'en même temps naissent en lui des rêves balzaciens. A cette époque il a l'intuition que l'écriture peut palier ce manque affectif, qu'elle peut-être, ce qu'elle est souvent dans ce genre de cas, une catharsis.

     

    Selon son habitude, Patrick Modiano continue d'explorer à la fois le temps passé, celui qui donne le vertige quand on prend conscience de toutes ces années enfuies, de tout ce qu'on n'a pas fait, de tout ce qu'on aurait pu faire mais qu'on n'a pas pu ou pas osé et de cette jeunesse qui a été celle d'un garçon livré à lui-même, qui se cherchait, qui n'avait pas de véritable point d'ancrage à quoi se raccrocher. Pour lui vient enfin la majorité, l'ancienne, celle qu'on n'avait pas avant 21 ans, et qui est pour lui comme une libération. Il ne sera plus celui qu'on exile, celui dont on souhaite se séparer, celui qui connaît les pensionnats et les villes lointaines…

     

    Celui qu'on a qualifié de Marcel Proust moderne eu égard à la recherche qu'il mène sur lui-même, pose une nouvelle fois une pièce à ce puzzle qui ainsi forme cette image un peu floue mais parlante, attachante en tout cas, pour qui sait l'apprécier. Ce texte est un jalon supplémentaire dans cette quête intime de son enfance et de son adolescence, deux périodes dont on ne guérit jamais complètement.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un mari idéal

    La Feuille Volante n° 1214

    Un mari idéal – Leah McLaren – Albin Michel.

    Traduit de l'anglais par Clara Lavaste.

     

    Nick et Maya sont mariés. Lui est un important publicitaire et elle, actuellement mère au foyer après la naissance, voici trois ans, des jumeaux Foster et Isla, a renoncé à une brillante carrière d'avocate, mais pas au grand train de vie que lui assure les revenus de son mari. Nick, à peine 40 ans, est déjà lassé du mariage, cultive les aventures et songe à divorcer mais ce ne sera pas facile parce que le droit de la famille était la spécialité de Maya quand elle était avocate, sans compter ce que ça va lui coûter ! Gray, avocat, mais aussi ami du couple depuis longtemps, lui conseille de devenir le mari idéal, le père attentionné qu'il n'a peut-être jamais vraiment été et surtout d'encourager Maya à reprendre son métier d'avocat, ne serait-ce que pour minorer le montant de la pension alimentaire qu'il devra lui verser en cas de divorce. Et tant pis si le mensonge est gros ! De son côté elle qui rêve d'autre chose et au début s'engage entre eux une sorte d'épisode où la séduction le dispute à la comédie, mais Nick se prend au jeu et retombe amoureux de sa femme. Quand il avait souhaité que Maya retravaille, il ne croyait pas si bien dire, parce que, de son côté, c'était son souhait et c'est précisément à Gray qu'elle demande de la réinsérer dans le monde du travail, sans toutefois savoir que l'idée vient de lui. La réaction favorable de Nick est étonnante mais finalement logique puisqu'elle sert ses intérêts, mais Maya s'étonne un peu de voir son mari accepter en même temps la reprise de ses activités professionnelles et son nouveau rôle de père. C'est un peu comme une renaissance de son mariage qui s'enlisait dans le quotidien. Le plus étonnant est qu'elle s'en ouvre à Gray, devenu son collègue de travail, mais, elle ne le sait pas encore, secrètement amoureux d'elle depuis toujours.

    J'ai été assez long à entrer dans cette histoire qui bien souvent s'égare en longueurs, mais j'ai cependant poursuivi ma lecture, plus intéressé que vraiment passionné, jusqu'à la fin, ne serait-ce que pour découvrir un épilogue qui tardait un peu. Elle tient sa réalité d'une idée un peu bizarre d'un ami du temps de l’université qui ressemble à un coup de poker et qui révèle la vraie nature de cette amitié. Cela n'est pas vraiment une nouveauté tant l'espèce humaine se démasque à travers le mensonge, l'hypocrisie, l'envie, la volonté de ne pas laisser passer une opportunité quel que soit par ailleurs le prix à payer pour cela et ce malgré tous les serments, les bons sentiments affirmés, les apparences derrière lesquelles on se retranche souvent. Elles sont trompeuses, l'actualité judiciaire nous le rappelle opportunément, et quand il s'agit du couple, c'est encore pire. Les portes refermées sur son intimité cachent parfois des évidences qui étonnent les proches et les révélations sur chacun des conjoints prennent une dimension surréaliste tant elles sont différentes de cette réalité qu'on croyait établie. J'ai longtemps craint, tout au long de ma lecture, d'avoir affaire à un de ces scénarios connus d'un couple en instance de séparation, avec, dans l'ombre, le tiers, plus ou moins amoureux qui attend son heure, un de ces romans à l'eau de rose qui font le bonheur des lecteurs d'ouvrages publiés par certaines maisons d'édition spécialisées. Le titre et la couverture en donnaient des prémices inquiétantes. Nous sommes dans une société nord-américaine de la classe supérieure où traditionnellement les épouses ne travaillent pas et font de parfaites femmes d'intérieur qui se chargent des enfants et participent à des activités hors de leur foyer. Que Maya qui choisit de rompre cet équilibre en reprenant un travail qui la passionne, en ressente de la culpabilité, je peux l'admettre, à condition qu'elle ne se sente pas fautive en permanence comme cela semble être le cas, d'autant qu'elle est, sans le savoir, à la fois l'objet de cet arrangement où l'argent n'est pas absent, l'enjeu de cette idée finalement très intéressée et finalement la personne qui permet à Nick de redevenir ce mari idéal que son quotidien avait quelque peu masqué.

    Je n'ai pas vraiment senti «  l'humour ravageur » dont parlent la quatrième de couverture et les nombreux commentaires que j'ai pu lire, pas apprécié non plus le style assez ordinaire. J'ai trouvé un peu légère cette idée saugrenue, mais pas innocente, de Gray et la facilité avec laquelle Nick l'acceptait. Le fait qu'elle se retourne contre son auteur me parait tenir du « happy end » un peu facile qu'on ne rencontre pas toujours dans la vraie vie. J'ai plutôt vu une certaine critique de la société nord-américaine qui fait prévaloir l'argent, celle du mariage, la prise en compte de l'usure du couple et l'illusion de chercher ailleurs ce qu'on a chez soi, une étude de personnalités face à un tournent dans la vie personnelle, bref quelque chose d'assez peu original. Cependant, je ne regrette pas d'avoir poussé à son terme ma lecture de ce roman que Babelio et les éditions Albin Michel m'ont fait parvenir, ce dont je les remercie, même si je l'ai fait sans véritable passion.

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un mari idéal

    La Feuille Volante n° 1214

    Un mari idéal – Leah McLaren – Albin Michel.

    Traduit de l'anglais par Clara Lavaste.

     

    Nick et Maya sont mariés. Lui est un important publicitaire et elle, actuellement mère au foyer après la naissance, voici trois ans, des jumeaux Foster et Isla, a renoncé à une brillante carrière d'avocate, mais pas au grand train de vie que lui assure les revenus de son mari. Nick, à peine 40 ans, est déjà lassé du mariage, cultive les aventures et songe à divorcer mais ce ne sera pas facile parce que le droit de la famille était la spécialité de Maya quand elle était avocate, sans compter ce que ça va lui coûter ! Gray, avocat, mais aussi ami du couple depuis longtemps, lui conseille de devenir le mari idéal, le père attentionné qu'il n'a peut-être jamais vraiment été et surtout d'encourager Maya à reprendre son métier d'avocat, ne serait-ce que pour minorer le montant de la pension alimentaire qu'il devra lui verser en cas de divorce. Et tant pis si le mensonge est gros ! De son côté elle qui rêve d'autre chose et au début s'engage entre eux une sorte d'épisode où la séduction le dispute à la comédie, mais Nick se prend au jeu et retombe amoureux de sa femme. Quand il avait souhaité que Maya retravaille, il ne croyait pas si bien dire, parce que, de son côté, c'était son souhait et c'est précisément à Gray qu'elle demande de la réinsérer dans le monde du travail, sans toutefois savoir que l'idée vient de lui. La réaction favorable de Nick est étonnante mais finalement logique puisqu'elle sert ses intérêts, mais Maya s'étonne un peu de voir son mari accepter en même temps la reprise de ses activités professionnelles et son nouveau rôle de père. C'est un peu comme une renaissance de son mariage qui s'enlisait dans le quotidien. Le plus étonnant est qu'elle s'en ouvre à Gray, devenu son collègue de travail, mais, elle ne le sait pas encore, secrètement amoureux d'elle depuis toujours.

    J'ai été assez long à entrer dans cette histoire qui bien souvent s'égare en longueurs, mais j'ai cependant poursuivi ma lecture, plus intéressé que vraiment passionné, jusqu'à la fin, ne serait-ce que pour découvrir un épilogue qui tardait un peu. Elle tient sa réalité d'une idée un peu bizarre d'un ami du temps de l’université qui ressemble à un coup de poker et qui révèle la vraie nature de cette amitié. Cela n'est pas vraiment une nouveauté tant l'espèce humaine se démasque à travers le mensonge, l'hypocrisie, l'envie, la volonté de ne pas laisser passer une opportunité quel que soit par ailleurs le prix à payer pour cela et ce malgré tous les serments, les bons sentiments affirmés, les apparences derrière lesquelles on se retranche souvent. Elles sont trompeuses, l'actualité judiciaire nous le rappelle opportunément, et quand il s'agit du couple, c'est encore pire. Les portes refermées sur son intimité cachent parfois des évidences qui étonnent les proches et les révélations sur chacun des conjoints prennent une dimension surréaliste tant elles sont différentes de cette réalité qu'on croyait établie. J'ai longtemps craint, tout au long de ma lecture, d'avoir affaire à un de ces scénarios connus d'un couple en instance de séparation, avec, dans l'ombre, le tiers, plus ou moins amoureux qui attend son heure, un de ces romans à l'eau de rose qui font le bonheur des lecteurs d'ouvrages publiés par certaines maisons d'édition spécialisées. Le titre et la couverture en donnaient des prémices inquiétantes. Nous sommes dans une société nord-américaine de la classe supérieure où traditionnellement les épouses ne travaillent pas et font de parfaites femmes d'intérieur qui se chargent des enfants et participent à des activités hors de leur foyer. Que Maya qui choisit de rompre cet équilibre en reprenant un travail qui la passionne, en ressente de la culpabilité, je peux l'admettre, à condition qu'elle ne se sente pas fautive en permanence comme cela semble être le cas, d'autant qu'elle est, sans le savoir, à la fois l'objet de cet arrangement où l'argent n'est pas absent, l'enjeu de cette idée finalement très intéressée et finalement la personne qui permet à Nick de redevenir ce mari idéal que son quotidien avait quelque peu masqué.

    Je n'ai pas vraiment senti «  l'humour ravageur » dont parlent la quatrième de couverture et les nombreux commentaires que j'ai pu lire, pas apprécié non plus le style assez ordinaire. J'ai trouvé un peu légère cette idée saugrenue, mais pas innocente, de Gray et la facilité avec laquelle Nick l'acceptait. Le fait qu'elle se retourne contre son auteur me parait tenir du « happy end » un peu facile qu'on ne rencontre pas toujours dans la vraie vie. J'ai plutôt vu une certaine critique de la société nord-américaine qui fait prévaloir l'argent, celle du mariage, la prise en compte de l'usure du couple et l'illusion de chercher ailleurs ce qu'on a chez soi, une étude de personnalités face à un tournent dans la vie personnelle, bref quelque chose d'assez peu original. Cependant, je ne regrette pas d'avoir poussé à son terme ma lecture de ce roman que Babelio et les éditions Albin Michel m'ont fait parvenir, ce dont je les remercie, même si je l'ai fait sans véritable passion.

    © Hervé GAUTIER – Février 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Docteur Voltaire et Mister Hyde

    La Feuille Volante n° 1213

    Docteur Voltaire et Mister Hyde Frédéric Lenormand – JC Lattès.

     

    Voltaire est présentement sur les terres de sa maîtresse, Mme du Chatelet, en Lorraine où il a dû se réfugier après la condamnation des Lettres Philosophiques promises au bûcher. Il s'y transforme en un infatigable modernisateur du vieux château qui l’accueille. A Paris se répand la psychose de la peste due sans doute à l'accostage de quelque navire en provenance d'Afrique comme cela a déjà été le cas à Marseille, mais il ne faut surtout pas prononcer ce mot ! Malgré la peur qu'il a de la maladie et nonobstant ses écrits subversifs, il lui semble indispensable de rejoindre la Capitale d'autant que, en Lorraine sa vie semble menacée. Il est suivi dans son périple par sa maîtresse et son incontournable abbé Linant mais aussi par un Anglais nommé Mister Hyde, jardinier-paysagiste anglais (baronet of Jek' Hill), surtout désireux d'enlever notre philosophe pour qu'il serve à distraire son roi.

     

    J'ai personnellement un faible pour le XVIII° siècle et pour Voltaire en particulier. J'apprécie toujours quand on les fait renaître, surtout sous la forme de romans et qu'ils m’entraînent dans le Paris de l'époque à cette occasion. Lenormand s'en est fait une spécialité d'historien et y a ajouté son talent de conteur, mettant en scène notre écrivain, virevoltant et espiègle, dans des situations particulières qu'il n'a certes pas connues, lui prêtant des propos qui n'ont pas été le siens mais qu'il aurait à coup sûr approuvés. Dans cette discipline romanesque où se mêlent personnages historiques et fictifs, détails authentiquement biographiques et parfaitement inventés, Lenormand excelle. Les documents qu'il produit à la fin de cet ouvrage sont révélateurs, quant à accréditer l'idée qu'il n'a aucune imagination, cela me paraît procéder soit d'un abus de vocabulaire soit de la fausse modestie ! Il n'est certes pas le seul à s'exprimer dans ce registre, cette chronique s'en fait souvent l'écho, mais j'apprécie toujours ce parti-pris littéraire.

    Depuis longtemps, j’aime bien le style de Lenormand, son humour, sa manière de mettre ses personnages en situation et de les faire réagir, et quand il choisit Voltaire, on sent qu'il aime bien cet exercice. Cette chronique a largement célébré cette heureuse habitude. Le titre de ce roman est ici un peu attirant puisqu'il évoque évidemment, « Docteur Jekyll et Mr Hyde » de Robert-Louis Stevenson paru en 1886, qui illustre la dualité de l'homme, le côté obscur prenant le pas sur le bon. Qu'il affuble l'auteur de Candide du qualificatif de docteur est plutôt bienvenu surtout quand notre philosophe s'accoutre lui-même de ce déguisement et que la philosophie est une manière de soigner les esprits autant que les âmes, c'est un rapprochement qui n'aurait sans doute pas déplu à Voltaire mais qui sonne pour moi comme quelque chose de racoleur et ce d'autant plus que ce Mister Hyde ne fait que de brèves apparitions, poursuivant son idée fixe, celle d'inciter Voltaire à passer de l'autre côté de la Manche. Je ne vois donc pas très bien ce que vient faire son nom dans ce titre, à part lui donner une dimension accrocheuse.

     

    Je sais que nous sommes dans une fiction des plus débridées, mais je me suis quand même un peu lassé des tribulations de Voltaire se faisant passer pour un frère qu'il n'aime guère ou des quiproquos où on les prend, volontairement ou non, l'un pour l'autre, de ses tentatives pour être pris pour un médecin, autant que de cette enquête sur cette peste bien étrange dont le charge le lieutenant général de police René Hérault alors que lui-même est mis au ban du royaume et ses écrits subversifs sont promis aux flammes du bûcher ! Un des nombreux paradoxes policiers sans doute ? Cette enquête tarde quelque peu à être mise en œuvre et il m'a semblé que le roman pâtissait de quelques longueurs dans lesquelles je me suis un peu perdu. Pourtant ce roman reprend son véritable souffle de thriller quand on découvre des cadavres dont l'exécution n'ont finalement qu'un lointain rapport avec la peste. Et que doit-on penser de toute cette histoire ? Que la philosophie, celle de Voltaire, est une chose indispensable à l'espèce humaine, que cette dernière est toujours égale à elle-même, qu'il ne faut pas faire confiance aux femmes, que chacun dès lors pourra reprendre une vie normale dans « le meilleur des mondes », avec le futur auteur de « Zadig » comme directeur d'enquête, que les philosophes pourront philosopher et les jansénistes janséniser et que Voltaire lui-même pourra continuer de jeter sur le monde qui l'entoure un regard critique et se montrer, par ses écrits et son action, digne du Siècle des Lumières qu'il incarne ! Peut-être ?

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Frappe-toi le coeur

    La Feuille Volante n° 1212

    Frappe-toi le cœur Amélie Nothomb – Albin Michel.

     

    Je dois avouer que je lis toujours les romans d'Amélie Nothomb avec un certain état d’esprit puisque d'ordinaire j'ai toujours beaucoup de mal à entrer dans son univers créatif, ce que je considère comme une occasion manquée. Je les lis d'avantage parce qu'elle fait partie des grands noms de la littérature contemporaine que par réel intérêt. Mis à part « Stupeurs et tremblements » (La Feuille Volante n° 771) j'ai toujours ressenti quelque chose d'indifférent, voire de négatif à la lecture de son œuvre. Ici, c'est peut-être autre chose, non pas tant à cause du titre emprunté à Alfred de Musset qui voudrait nous faire croire qu'il aurait donné naissance à une une vocation… de cardiologue, même si ce détail prend une dimension différente à la fin ! L'histoire qui nous est racontée, sans être banale, est sans doute celle de chacun, avec évidemment moins d’exagérations puisque nous sommes dans un roman, simplement parce que les apparences sont souvent fausses, que l'hypocrisie existe et que la famille n'est pas un contexte où tout est forcément bien. C'est aussi, comme dans le monde extérieur, le siège d'injustices, de bouleversements intimes, de fuites, de drames...

    Le livre refermé, que m'en reste-t-il ? Une impression assez fugace, un texte bien écrit et qui se lit rapidement, une histoire de famille qui tourne autour d'une mère qui ressent le besoin d'être le centre d'intérêt, de la jalousie qu'elle éprouve pour sa fille aînée, Diane, au point de la délaisser, de la volonté plus ou moins consciente d'étouffer sa dernière fille, Célia, sous couvert de l'aimer. Il en résulte du favoritisme au sein de la fratrie et évidemment des frictions et une volonté de fuite de cet univers nocif. Que cela se passe en province dans les années 70 ne change rien à l'histoire de cette pauvre Diane, dont la mère, Marie, sans doute peu préparée au mariage et au rôle de mère, se consacre exclusivement à son troisième enfant au détriment des autres. Que, dans ces conditions, cette famille qui avait tout pour être heureuse se délite, que le père, qui sans doute en avait une autre idée, se révèle de plus en plus inexistant voire démissionnaire au point de privilégier son travail, que Célia, auparavant l'objet de tant d'attentions maternelles veuille vivre une vie différente pour échapper à l'idée même qu'elle puisse elle aussi, et peut-être malgré elle, refaire avec sa fille les erreurs que sa mère a faites avec elle, que Diane refuse le concept même de famille dans un contexte aussi nuisible, cela peut d'autant plus se comprendre qu'il suffit de regarder autour de nous pour le vérifier. La famille, pilier de la société, en prend un coup dans ce roman et j'ai un peu de mal à me défaire de l'idée qu'Amélie Nothomb qui, comme tout romancier, puise en permanence dans sa vie et ses souvenirs l'essence même de son œuvre, y soit à ce point étrangère! Les enfants, la façon de les éduquer, de les aimer, de favoriser leurs aspirations ou de les mépriser en s'en désintéressant, sont souvent la pomme de discorde entre les parents et il en résulte des brisures souvent définitives au sein d'un couple avec des volontés de destruction multiformes. Si Diane ne souhaite pas fonder une famille, elle se passionne cependant pour l'éducation de Mariel, la fille d'Olivia que cette dernière ignorait cependant.

    Je ne perds pas de vue que nous sommes dans une fiction où l’imagination a sa place, mais la conclusion qui en est faite, pour appartenir à un univers romanesque et être un peu surréaliste (je reste dubitatif devant l'attitude et surtout l’inefficacité de la police et la fin du roman me paraît bien irréelle) n'en est pas moins une éventualité que le monde judiciaire a déjà connu. La famille n'est d'ailleurs pas la seule à trinquer, si je puis dire, puisque les hommes y sont ici montrés comme de véritables fantômes irréels et sans aucune consistance, que le monde du travail à travers l'université et le mandarinat, n'est pas oubliée, que l’égoïsme existe, que les relations entre les gens, tissées avec la trame d'une l'amitié qu'on veut solide, résistent rarement aux intérêts personnels divergents et laissent bien souvent la place à la trahison qui exploite les failles de l'autre. Elle est la fille de la jalousie et de mépris. C'est bien de cela dont il s'agit dans ce roman où l'on voit s'établir entre Olivia et Diane des relations fortes qui, avec le temps qui passe et l'évolution des choses, vont aller se distendant jusqu'à mourir tout à fait.

    Je m'interroge toujours, à titre personnel, sur la reproduction de l'exemple antérieur, surtout si on a la volonté ferme de l'éviter parce qu'on le sait nocif. J'ai pu vérifier que, malgré toute notre bonne volonté, on le refait à l'identique et c'est toujours pour moi l'objet d'un questionnement même si ce thème n'est ici qu'effleuré.

    Même si les dernière phrases de ce livre me paraissent bien loin de la réalité et lui donne une même un fin quelque peu étonnante, j'ai cependant eu plaisir à le lire pour les sujets qu'il aborde.

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La ligne de crête

    La Feuille Volante n° 1211

    La ligne de crête – Jacques Ancet – Tertium Éditions.

     

    On peut être ému par un être, par une chose ou par un paysage au point d'en parler avec des mots sur du papier ou des couleurs sur une toile. Ici c'est une montagne, masse de pierre et de terre qui domine un paysage de plaine. C'est un endroit qu'on voit de loin, que d'emblée, l'auteur tente de définir simplement : c'est un lieu, « un espace où habiter », quelque chose avec quoi on « commence » où on attend (« C'est peut-être l'attente qui fait le lieu »), sans peut-être savoir très bien quoi, une forme ou des nuances colorées à quoi on prête une signification personnelle qui font appel au soi profond, au souvenir (« quelque chose comme un grain d'enfance ») au point d'en être fasciné. Elle un côté sacré et mystérieux, dangereux et secret qui a toujours eu, pour les humains un côté fascinant. Sans nous révéler son nom, se contentant d'évoquer Cézanne qui en immortalisa une célèbre en moult exemplaires, il l'évoque dans un tourbillon de vie, de fragrances, de sons et de silences, de pierre et d'herbe mêlées, de couleurs et d'ombres, de cassures et de marqueterie des prés qui constituent un cadastre tourmenté où l’œil se perd. La nommer serait pour lui réducteur et il se contente de noter qu'elle domine une ville, qu'elle abrite l'activité parfois dure et ingrate, mentionnant les toits roses, le tintement des cloches, les façades crèmes des pavillons mais aussi la boue des chemins, le remugle des écuries, de parler de la vie qu'elle suscite par les eaux qui naissent d'elle, de révéler les nuages qui parfois cachent « la dispersion d'images » qu'elle donne à voir quand le regard migre vers le sommet, comme une allégeance qui inspire l'humilité et où alternent le silence et les vibrations de l'air. Parler des choses c'est les faire vivre, les faire exister face à l'indifférence ou la banalité. Il concentre son attention et son imagination sur la ligne de crête, une bordure de quelque chose, une limite « déchiquetée »entre le ciel et la pierre où se conjuguent les couleurs et les formes patiemment tressées qui festonnent le paysage en dents inégales et acérées de lumières et d'ombres, de forêts et de champs que cachent par moments quelques liserés de nuages. La montagne alterne le minéral et le végétal dans l'horizontalité ou la verticalité des couches de calcaire, indéchiffrables graffitis où se bousculent des nuances que les mots, entre pic et vallée, « balcon incurvé du sommet » et contrebas, peinent parfois à traduire. On peut y lire une géologie millénaire ou un instant fugace, fragilité et contingence de notre existence humaine. Les hommes naîtront et mourront dans la permanence de sa stature qui demeurera après eux. Dès lors ce panorama devient espace et une pénétration subtile s'effectue entre le narrateur et le paysage qui fait naître chez lui une manière de compréhension, un attachement malgré l'impuissance qu'il ressent mais qui est pour lui aussi une motivation.

     

    Pour le spectateur attentif, cette vision suscite des échanges silencieux et complices, comme un message qui lui serait adressé à lui seul parce qu'il est seul à pouvoir le déchiffrer au-delà de la banalité des choses quotidiennes. Puis c'est l'ascension entre la résonance des falaises et le crissement des pas sur les cailloux de la pente. Il prend conscience que marcher et écrire c'est la même démarche, la même découverte de choses nouvelles dans le vertige ascensionnel si semblable à celui de la création littéraire. On entre dans un décor comme on entre dans une image, « les mots et les choses brillent du même feu » et la voix de l'inspiration progresse elle aussi au-dessus du vide comme le marcheur qui connaît la fatigue, le froid et le doute. Marcher et écrire c'est fuir avec pour but cette ligne de crête comme un objectif à atteindre en délaissant le monde d'en bas, celui des villes et des gens. En marchant comme en écrivant on va au-devant des souvenirs, ceux de l'enfance de ses mystères et de ses fantasmes, ceux de l’adolescence et de ses projets souvent trahis par la timidité. La vie dévide son fil dans le déroulement des saisons et la fuite du temps avec au bout la mort qu'on combat avec l'écriture

     

    Je remercie Babelio et les éditions Tertium de m'avoir permis de découvrir ce texte poétique qu'il faut lire à haute voix pour en goûter toutes les intonations et les nuances, l'ambiance particulière que les mots distillent. Cette lecture se doit d'être lente, avec de longs moments de silence, de retours en arrière et de pauses, ce qui donne une autre dimension à ces quelques cent pages qu'il faut honorer d'une grande attention pour apprécier toute l'émotion et le dépaysement qu'elles suscitent.

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • l'euphorie des salles de marché

    La Feuille Volante n° 1210

    L'euphorie des places de marché – Christophe Carlier – Serge Safran Éditeur.

     

    On peut compter sur les économistes, en situation de crise, pour rajouter tous les jours une couche de sinistrose, et nous promettre des dégringolades de la part des agences de notation, d'immanquables récessions et d'incontournables kraks boursiers. Pourtant cela ne fait ni chaud ni froid à Norbert Langlois, trente ans, rompu aux lois du marchés et qui souhaite faire de Buronex dont il est le nouveau directeur, une entreprise en pointe dans ce contexte morose. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme on dit, s'il n'y avait Agathe, une plantureuse rousse entre deux âges, secrétaire de direction dans cette entreprise, qui, avec vingt ans d'expérience, maîtrise parfaitement… l'art de ne rien faire ! Cette inactivité lui permet notamment de ne pas risquer l'erreur professionnelle, apanage de ceux qui travaillent, ce qui la conduirait tout droit à l'agence pour l'emploi. Elle était là à la création de cette entreprise qui, après plusieurs patrons et pas mal de restructurations, a échu à Langlois, un manager aux dents longues qui entend la développer à l'international. Autant dire que l'incontournable Agathe qui a toujours « fait partie des meubles », a survécu jusqu'à aujourd'hui à tous ces changements de sorte que ce quasi droit d’aînesse la met, croit-elle, dans une position favorable pour « développer » son inertie alors que le patron ne rêve que de s'en débarrasser. Si elle passe son temps à se faire les ongles, et ainsi menace gravement la productivité de la maison, lui se les ronge à imaginer une manière de lui faire prendre définitivement la porte. Il fait ainsi appel à son imagination débordante pour la pousser à la faute tout en redoutant son aplomb, son à propos et surtout sa mauvaise foi devant lesquels un licenciement classique n'a aucune chance d'aboutir. Il va même, dans son empressement à s'en séparer jusqu'à envisager un crime mafieux ! Mais ça fait un peu désordre.

    Tout ce quotidien qu'on a du mal à qualifier de laborieux, vu du côté d'Agathe, est sans incidence sur l’embellie de la bourse qui maintenant s'installe dans ce paysage où cette secrétaire continue de faire ce qu'elle peut… pour ne rien faire ! Il ne faut cependant pas croire qu'elle n'a pas, comme on dit, « la culture  d'entreprise » et sait fort bien payer de sa personne quand la nécessité s'en fait sentir, surtout quand son intérêt personnel est en jeu. Bref, à la Burotex, tout va pour le mieux, surtout pour Agathe qui continue à vivre dans le monde du travail à sa manière sans se soucier des variations de la bourse et du stress qui ailleurs et dans un contexte ordinaire plombe la vie des salariés. Elle jette sur la société qui l'entoure un regard aussi indifférent que celui qui gouverne son quotidien d'employé.

    Quant à Langlois, la présence de Ludivine, une stagiaire, taillable et corvéable comme il se doit, gomme à la fois ses variations de tension artérielle, ses états d'âme et les absences d'Agathe !

    Cette aimable fiction, au titre un peu trompeur, qui n'a pas grand chose à voir avec le monde du travail de la vraie vie, même si parfois certaines remarques et situations peuvent se révéler pertinentes, nous rappelle que l'économie n'est pas une science exacte et varie au rythme aléatoire et instable de la politique et des rumeurs, que la virtualité s'installe de jour en jour davantage dans notre quotidien et que les relations entre les humains n'ont guère changé depuis le commencement des temps. Et puis, nous qui avons travaillé, nous avons tous, un jour ou l'autre, croisé une Agathe que nous avons détestée pour ses impérities.

    J'ai rencontré l’œuvre de Christophe Carlier un peu par hasard. J'apprécie autant son humour que son style délié et ce court roman, pertinent et impertinent a été, somme toute, un bon moment de lecture même si la description qu'en fait l'auteur n'est pas exactement semblable à ce qu'il est en réalité. On peut bien rire de cela aussi, après tout. Je crois qu'en cas de sinistrose ce serait même conseillé !

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Tristesse et beauté

    La Feuille Volante n° 1209

    Tristesse et beauté – Yasunari Kawabata – Albin Michel.

    Traduit du japonais par Amina Okada.

     

    Oky est un écrivain célèbre, dans la maturité, qui prend seul le train pour Kyoto en cette fin d'année dans l'espoir incertain, après plus de vingt années de séparation, de retrouver Otoko qui fut il y a bien longtemps sa très jeune maîtresse. Il était à l'époque déjà marié et père de famille, mais l'enfant qu'il avait eu avec Otoko était mort-né et la jeune fille avait tenté de se suicider. Cet épisode avait donné un roman autobiographique à succès pour Oky et avait fait de lui un écrivain reconnu. Elle est maintenant une artiste peintre reconnue, demeurée célibataire et vit avec Keiko, son élève, une jeune fille d'une étonnante beauté et qui voue à son professeur une grande dévotion. Elle considère que Oki est le seul responsable de la destruction de la vie d'Otoko et envisage une vengeance d'autant plus étrange que personne ne lui a rien demandé, que la jalousie qui semble en être le moteur est quelque peu étonnante et que, à l'évidence, Otoko est encore amoureuse d'Oky. Cette punition est d'autant plus subtile qu'elle ressemble au style abstrait de Keiko qui donne à voir dans ses peintures autre chose que la réalité perçue par le commun des mortels.

     

    Un quatrième personnage, Fumiko, l'épouse d'Oki, a mal vécu le succès littéraire de son mari puisque qu'il est inspiré par un adultère de ce dernier mais a pourtant profité de l'aisance financière qu'il lui a apportée lui a apporté, mais on sent bien qu'elle n'a pas oublié la trahison de son mari. Comment aurait-elle pu l'oublier d'ailleurs ? Quant au pardon toujours possible, cela n'a toujours été pour moi qu'un invitation à recommencer, une dangereuse position dans le contexte de l'espèce humaine, volontiers inconstante, et à la quelle nous appartenons tous.

     

    Le livre refermé, j'ai un peu de mal a me forger un avis sur ce roman au dénuement prévisible, sans doute à cause de la pudeur avec laquelle chaque personnage est décrit et ce malgré l'indéniable dimension érotique de certains passages. C'est sans doute là un trait de la culture nippone qui m'est étranger. En tout cas, j'ai perçu quelque chose d'universel, une forme de vertige, comme ce qu'on ressent quand on prend conscience du temps qui passe, qu'on se remémore les choses importantes ou au contraire minuscules qui se sont produites dans notre vie et la façon dont nous les avons abordées. Alors reviennent avec une netteté étonnante notre naïveté, notre complicité inconsciente, notre incompréhension, notre précipitation dans le vécu de ces événements qui maintenant appartiennent au passé et qu'on regrette. C'est très humain mais m'est revenue cette impossibilité de remonter le temps dont nous subissons la course inexorable. La méditation sur la mort qui s'ensuit est incontournable, sur l'éphémère des choses humaines, sur la beauté comme sur l'amour.

     

    Nous savons qu'un écrivain puise dans sa vie et ses souvenir l'essence même se son œuvre. Tout au long de ma lecture, je n'ai pas pu m'empêcher de penser que l'ensemble de l’œuvre de Kawabata est baignée par les personnages féminins qui doivent sans doute leur présence à l'émotion que ressentit l'auteur, encore tout jeune garçon, quand, lors du passage d'un cirque ambulant, il croisa une danseuse d'un grande beauté. Plus tard, quand il était étudiant, il tomba sous le charme d'une jeune serveuse qu'il voulut épouser mais avec qui il rompit cependant. Je n'ai pas pu oublier non plus que Kawabata a choisi de se suicider.

     

    J'ai abordé l'ouvre de Kawabata à propos Du roman « Les belles endormies » (La Feuille Volante n °1203) qui m'avait bien plu. Je ne suis pas aussi enthousiaste avec celui-ci.

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Mes pas vont ailleurs

    La Feuille Volante n° 1208

    Mes pas vont ailleurs – Jean-Luc Coatalem – Stock. (Prix Fémina essai 2017)

     

    Qui se souvient de Victor Ségalen (1878-1919), médecin breton de la marine, globe-trotteur, explorateur, homme de culture, archéologue mais surtout poète, mort à 41 ans d'un mal mystérieux, d'une façon étrange dans une forêt légendaire pleine de souvenirs personnels de ce vieux pays celte qui était le sien ? Sans forfanterie de ma part, il n'était pas pour moi vraiment un étranger et je connaissais son nom, un peu de sa vie et de son œuvre. Certes le monde universitaire lui a rendu hommage, notamment à Bordeaux et à Brest, mais il me semble qu'il reste encore un étranger dans son propre pays et peut-être aussi au sein même du monde des Lettres qui le bouda un peu de son vivant.

     

    J'avoue que j'ai été un peu surpris, mais pas déçu, par cet ouvrage. Je m'attendais à une biographie plus ou moins romancée de cet écrivain qui pour moi reste un être fascinant, ce qui aurait été une manière de le faire connaître davantage du grand public mais j'ai lu par moment, un texte où il est souvent question de Gauguin qu'il manqua de peu aux Marquises, et... de Jean-Luc Coatalem, de l'approche qu'il a eue du travail et de la vie de son écrivain favori dont il dit qu'il est son « compagnon secret ». Il s'adresse d'ailleurs directement à lui, avec une certaine déférence, dans une sorte de lettre posthume qu'il lui adresserait. Le titre qu'il lui emprunte évoque évidemment le voyage et Ségalen fut un voyageur que sa seule qualité de médecin de la marine ne saurait justifier. L'ailleurs reste la marque d'une recherche pas forcément couronnée de succès dans la vie du poète. J'ai toujours eu l'impression que cela débouchait sur une impasse parce que sa démarche était d'une autre nature et ressemblait plus à une quête de quelque chose. Il la mena dans l'exploration d'un imaginaire intime autant dans la pratique du voyage, la curiosité de la Chine et de la Polynésie, la douceur des femmes autant que dans la fumée d’opium, tout cela et d'autres choses encore nourrissant son extraordinaire esprit créatif et curieux. La mort prématurée d'un être humain, surtout s'il est jeune, a toujours pour moi des relents de gâchis. Dans le cas de Ségalen qui souffrit tout au long de sa vie d'une sorte de dépression chronique qui donnait de lui l'image d'un être étranger à ce monde, ce fut particulièrement le cas, lui qui mit un terme à ses voyages et à sa vie.

    Le personnage de Victor Ségalen est surprenant, marin qui n'aime pas la mer, militaire qui n'est guère passionné par l'armée et peut-être même par la promotion, médecin, certes compétent mais qui profite de ses voyages outre-mer que lui permettent son métier pour faire de l'archéologie, homme de culture et écrivain qui de son vivant a peu publié… Je note également les relations ambiguës, à la fin de sa vie, entre lui, Hélène, sa maîtresse, et Yvonne, son épouse, une sorte de relation à trois, consentie et consacrée jusqu'au bout par une correspondance en termes différents comme étaient différentes ces deux femmes et ce qu'elles représentaient pour lui. Leur présence à ses côtés n'a apparemment pas suffi à guérir cette neurasthénie qui a peut-être précipité sa mort, tant celle-ci pose question. Ce livre qui n'est pas un roman, qui commence et se termine par le décès de Ségalen, s'achève pourtant de la même manière avec cette évocation de la nature sauvage et mystérieuse, l'ombre de ce « dormeur du val » cher à Rimbaud que je n'ai pas pu ne pas voir dans la dernière image qu'il donne de lui, la compagnie d'Hamlet... Il y a certes plusieurs lectures de ce trépas, comme un passage d'un monde à un autre, une métamorphose peut-être, mais, en contre-point, il me semble qu'existe cette sorte d'apaisement, la quête de l'inconnu « pour trouver du nouveau » comme l'aurait dit Baudelaire, une manière d'affirmer une dernière fois sa liberté face à la camarde, cette liberté qui a baigné toute sa vie et qui a accompagné sa recherche sans doute vaine, son inhumation presque à la sauvette après falsification de son bulletin de décès, sorte de dernière manière de tirer sa révérence à ce monde qui l'a déçu.

    J'ai fort apprécié ce document sur Victor Ségalen. Il a éclairé les connaissances éparses que j'avais de l'écrivain et de l'homme. C'est, pour moi, une invite à aborder son œuvre d'une manière différente. Le style de Coatalem est évidemment somptueux, poétique et sait transmettre pour son lecteur le résultat d'une recherche très documentée et passionnante. Même s'il a voulu faire « un livre hybride » sur cet écrivain voyageur qui arpenta la géographie ultramarine qui avait été celle de Gauguin aux Marquises, de Rimbaud en Afrique, de Loti en Polynésie, sur ses amitiés littéraires variées, ses voyages lointains et ses amours,cela reste une introduction exceptionnelle et bienvenue à l’œuvre de Victor Ségalen, un extraordinaire personnage à la fois romantique et secret .

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • L' ordre du jour

    La Feuille Volante n° 1207

    L'ordre du jour - Eric Vuillard – Actes sud. Prix Goncourt 2017.

     

    Nous sommes le 20 février 1933 et Allemagne nazie s’apprêtent à recevoir l'hommage, sous forme de millions de deutschemarks, des industriels allemands, Krupp, Opel , Siemens, Bayer... vingt quatre capitaines d'industries qui plus tard puiseront dans les camps de concentration la main- d’œuvre nécessaire à leur essor. L'argent est le nerf de la guerre, comme on le sait et la guerre, les nazis ne demandent qu'à la faire, elle assurera la fortune de ces généreux donateurs !

     

    Dans ce court récit Eric Vuillard se fait l’historien de cette période qui va de 1933à 1938 au terme de laquelle sera enfin réalisé le rêve d'Hitler d'unifier sous son autorité les pays de langue allemande, l'Allemagne et l'Autriche et tant pis si, pour en arriver là, on bouscule un peu le droit, la diplomatie, le respect des frontières et même les gouvernants puisque le chancelier autrichien Schuschnigg est remplacé manu militari par le nazi Seyss-Inquart. Pourquoi se gênerait-il, le caporal autrichien devenu chancelier d'Allemagne, puisque la France et l'Angleterre semblent se désintéresser de tout cela. D'ailleurs, plus tard, lors d'un dîner au 10 Downing Street, l'ambassadeur Ribbentrop qui allait devenir ministre du Reich, amusa Churchill,Chamberlain et Lord Catogan avec ses exploits sportifs pour mieux masquer cette information et retarder la réponse britannique à l'invasion de l'Autriche. C'était le début d'un processus qui se terminerait en septembre 1938 par les accords de Munich, l'annexion des Sudètes tchécoslovaques et la Deuxième Guerre Mondiale. Le plus étonnant sans doute fut que les Autrichiens accueillirent les envahisseurs nazis dans la liesse, à grands renforts de saluts fascistes et à leur tête Hitler, même si tout ne s'est pas aussi bien passé que prévu. Après tout, le dictateur était un enfant du pays qui revenait chez lui ! Quant à l'allégresse qui a accompagné cette entrée du Führer, il ne faut tout de même pas exagérer, on avait avant bien préparé le terrain et l'ombre des SA s'étendait déjà depuis quelques temps sur le pays, quant à l'appui des panzers prévu pour accompagner ce qui est une véritable prise de pouvoir, c'est plutôt à une panne mécanique générale à laquelle on a assisté. On nous a montré des films de propagande des images sélectionnées comme toujours pour faire illusion, mais quand même !

     

    L'auteur nous donne des détails par forcément retenus par l'Histoire, insiste sur le bluff qui a présidé à tout cela et l'incroyable crédulité du monde qui, à ce moment-là, a plié devant l'ahurissant culot d'Hitler, un peu comme si le conflit qui s'annonçait devenait inévitable Il l'évoque d'ailleurs à propos « Les plus grandes catastrophes s'annoncent souvent à petits pas ». Cela rappelle l'invasion de la Rhénanie, pourtant démilitarisée par Hitler en mars 1936, un véritable coup de poker qui, s'il avait été contré par la France comme cela eût été logique aurait sans doute changé le cours de l'histoire. Devant l'apathie générale, le Führer avait décidé d'agir parce que c'était pour lui le moment favorable à ses visées destructrices, une occasion de plus de bafouer le traité de Versailles et de s'imposer face aux atermoiements franco-britanniques. Cela a si bien fonctionner que Daladier et Chamberlain ont été acclamés à leur retour de Munich comme les sauveurs de la paix !

     

    Hitler n'a cessé de délivrer un discours pacifique alors qu'il préparait et développait la guerre, n'a cessé d'affirmer aux Allemands eux-mêmes l'état impeccable de l'armée alors qu'il n'en était rien, a délivré contre les Juifs un discours de haine et de mort. Cela a si bien fonctionné que l’Église catholique s'en est mêlée, les curés appelant en chaire à voter pour le parti nazi lors du référendum en faveur de l’Anschluss, parant les églises de drapeaux à croix gammées. Le résultat fut sans appel, un véritable score digne d'une république bananière ... et des suicides massifs de Juifs. Cela annonçait sans doute la connivence et le silence assourdissant du pape Pie XII face à la Shoah, un peuple toujours considéré à l'époque comme déicide.

     

    J'ai rencontré l’œuvre d'Eric Vuillard par hasard et même si le thème traité rappelle un moment peu glorieux de l'histoire de l'humanité, c'est écrit avec conviction et talent et cela procède aussi du devoir de mémoire.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Ne tirez pas sur le philosophe

    La Feuille Volante n° 1206

    Ne tirez pas sur le philosophe Frédéric Lenormand – JC Lattès.

     

    Ah, ce Voltaire, toujours aussi inénarrable ! Nous sommes en 1735 et il revient à Paris après un an d'exil volontaire en Lorraine chez Mme du Châtelet. La publication l'année précédente des « Lettres philosophiques » où il vantait l'esprit de liberté qui soufflait en Angleterre et par conséquent où il dénonçait implicitement l'intolérance des institutions française, lui avait valu une condamnation par le Parlement, mais, contrairement à ce qu'il espère, les parisiens l'ont complètement oublié ce qui constitue à ses yeux un crime de lèse-philosophe inacceptable. L'exil, il l'avait déjà connu dix ans plus tôt, en Angleterre notamment, et même s'il en avait eu quelque agrément, il lui tardait de retrouver Paris. Il fallait donc qu'il existât à nouveau et pour cela il était capable de tout ! Comme la fortune sourit aux audacieux, il rencontre une famille de Huguenots spoliés par des moines et qui demande son aide ! Eu égard aux sentiments que Voltaire nourrit à l'endroit de l’Église catholique, l'occasion est trop belle. Las, ce dossier est trop administratif et on transigera. Il ne se prête guère aux grandes envolées lyriques et aux considérations personnelles si prisées de notre philosophe, et puis on n'en est pas encore à l'affaire Callas, ce sera pour plus tard (1762). Éternel valétudinaire et toujours désireux de s'intéresser aux progrès de la médecine, il se rend chez un taxidermiste un peu chirurgien mais aussi empailleur d'être humains, amateur de cabinet de curiosités, qui s'apprête à momifier le corps d'une malheureuse soubrette pendue la veille… pour vol de culottes ! Or, le bourreau ayant mal fait son office, elle vit encore et se réveille sur sa table de dissection. Il n'est donc plus question, pour l'homme de l'art, de lui faire rejoindre sa collection, comme il en avait l'intention. Comme il s'avère que la suppliciée ayant été condamnée pour un délit qu'elle n'avait pas commis, elle était donc victime de l'arbitraire. Voltaire tient là son affaire : Il va pouvoir revivre !

    Lors de son exil volontaire au château de Cirey, Voltaire, avait noué des liens intimes avec Mme du Châtelet, une femme de sciences d'une grande valeur intellectuelle, que notre philosophe encouragea dans ses études sur les mathématiques. Il la retrouve, évidemment, lors de son retour dans la Capitale et, à la suite d'un pari un peu stupide avec elle, est dans l'obligation de poursuivre cette enquête judiciaire où il est amené à fréquenter la police et les ecclésiastiques qu'il n'aime guère et les marquises qu'il prise beaucoup plus, pour dénouer les fils un peu compliqués de cette affaire où il est question de cuillères dérobées, de fausses lettres de créances et de morts bien suspectes.

    J'ai apprécié d'arpenter les rues et les quartiers de ce Paris du XVIII° siècle grâce à l'auteur et d'en apprendre davantage sur l’origine d'expressions datant de cette époque comme par exemple « faire des économies de bout de chandelles ». Comme toujours (cette chronique parle depuis de nombreuses années des romans de Frédéric Lenormand), j'ai eu plaisir a retrouver le style alerte de l'auteur et ses livres me procurent toujours un agréable moment de lecture. J'aime beaucoup son humour et la façon qu'il a de l'exprimer. C'est savoureux ! Si on en croit les appendices, cette histoire de pendaison avortée serait réelle et même si l'auteur, quelque peu facétieux, nous donne à voir un Voltaire qui ne l'est pas moins, j'ai bien aimé, comme toujours, le rencontrer sous la forme d'un enquêteur génial. J'ai ri de bon cœur aux répliques que Lenormand attribue à notre philosophe autant que les situations dans lesquelles il le met. Après tout, faire de l'auteur de Candide le héro d'un roman policier, pourquoi pas ? Et n'est-ce pas le rôle d'un philosophe des Lumières de se pencher sur le sort de l'humanité ? D'ailleurs, plus tard, il se consacrera effectivement à cet aspect de la société, imprimant sa marque dans le domaine judiciaire (Affaires Callas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally-Tollendal).

     

    C'est vrai après tout, ne tirez pas sur le philosophe Voltaire puisque, à l'instar du pianiste de saloon d'Oscar Wilde, il fait ce qu'il peut pour exister, pour qu'on ne l'oublie pas parce qu'il veut surtout qu'on parle toujours de lui. Apparemment ça marche toujours !

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • 14 Juillet

    La Feuille Volante n° 1205

    14 Juillet – Eric Vuillard – Actes sud.

     

    Avec un titre pareil, je me suis dit que j'allais lire, sous la plume de cet auteur, tout ce que je savais déjà, la vérité officielle sur la Révolution et la fin de la royauté, bref tout ce qui avait encombré les manuels scolaires depuis des générations. Que nenni, et heureusement ! L'histoire n'est pas faite que des agissements des plus grands et dans le déroulé des événements on oublie volontiers le peuple qui crève de faim ou meurt sur les champs de batailles quand le roi festoie ou dépense en frivolités l'argent des impôts toujours plus lourds, mène des combats inutiles et meurtriers pour les soldats. Sous l'ancien régime la dette publique croît en même temps que la spéculation pendant que le peuple trime. Tout se passe évidemment à Paris où on sent bien que les choses vont changé, qu'on est au bord d'un monde finissant et qu'il faut être de ce mouvement qui enfantera autre chose, sans qu'on sache très bien quoi. Alors, de la France entière tous les gueux, les miséreux, les vagabonds affluent vers la Capitale, se retrouvent dans la rue, viennent grossir cette foule anonyme et aveugle qui maintenant menace la couronne. Il y a des hommes et peu de femmes, des jeunes, des vieux mais ils parlent tous un patois différent, ne se connaissent pas, n'ont pas de nom, pas de lignage prestigieux, mais partagent ensemble la misère et la faim. Avec ces débordement et ces pillages, cette populace constitue un risque, on va faire donner l'armée, celle du roi, mais, même si on ne connaît rien aux combats ni à la stratégie, on s'arme de bric et de broc, les désertions se multiplient, on a le ventre vide et il fait chaud. Les révolutions accompagnent toujours la faim et les beaux jours…

     

    A ce peuple grossier et innombrable, il faut des représentants instruits qui présentent bien et qui savent parler et il s'en présente, braves gens qui voudraient bien que tout cela se calme, authentiques révolutionnaires qui souhaitent que ça change vraiment ou opportunistes qui sentent le vent tourner et qui veulent tenter leur chance. Certains y laisseront leur vie et d'autres survivront à ce grand chambardement et à coups de palinodies et de trahisons finiront par prendre la place de ceux qu'ils combattent présentement. Ainsi va l'espèce humaine !

     

    Dans un style passionné, vivant et riche, l'auteur raconte ce qui s'est passé mais, mieux peut-être, ce qu'il suppute, et imagine de ces journées périlleuses et, tragiques où le monde a basculé. Sous sa plume à la fois imaginative et érudite, il fait revivre un Paris populaire, celui des faubourgs et des ruelles, celui des cabaretiers, des artisans et des putains, ce Paris révolutionnaire où tout se joue ici, comme toujours. Alors on improvise tout, les combats comme les soins aux blessés, des hommes apparaissent et disparaissent, simples fantômes vite évanouis ou figures qui deviendront emblématiques, des destins se font et se défont, d'aucuns ont leur moment de gloire qui ne dure qu'un instant et d'autres commencent ici une ascension sociale qui sera fulgurante, certains s'apprêtent à porter leur croix de bois, d'autres devront à la Révolution naissante leurs étoiles de général et d'autres, à l'empire qui n'existe pas encore, leur bâton de maréchal. L'auteur refait avec force détails, certes inventés, mais qui paraissent authentiques tant ils sont bien rendus, la prise de cette citadelle-prison dont notre histoire retiendra plus tard la date et la symbolique nationale. Il multiplie les intervenants, de simples noms d'hommes, curieux, incrédules ou fanfarons, venus ici voir ce qui se passait, entre indignation, impatience et autorité. Eric Vuillard est un génial conteur et quand il évoque le quotidien et la mort d'un de ces quidams, le lecteur ne peut qu'être attentif au récit et révolté contre l'injustice de la camarde qui frappe aveuglément, compatissant à la douleur de ceux qui restent. Il sait aussi rendre la liesse populaire qui s'empare des rue de Paris à la suite de cet événement symbolique en même temps que la volonté populaire de conserver cet acquis et aussi l'anonymat. Les choses étaient effectivement en train de changer.

     

    J'ai passé un bon moment à la lecture de ce court roman

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La petite pièce hexagonale

    La Feuille Volante n° 1204

    La petite pièce hexagonale – Yoko Ogawa – Actes Sud.

    Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle.

     

    Le mal au dos est le mal du siècle et en tant que secrétaire, la narratrice en souffre. C'est donc tout naturellement que son médecin lui conseille la piscine, lieu où elle rencontre par hasard Midori, une inconnue aussi banale que silencieuse qu'elle croise quelques jours plus tard accompagnée d'une vieille dame. Elle les suit jusqu'à une loge de concierge d'immeuble où elles semblent attendre leur tour. Le plus étonnant est que la plus âgée entre dans une haute armoire qui donne accès à un espace hexagonal, « la pièce à raconter ». Cela m'évoque à la fois le rituel de passage d'un monde à un autre autant que ces grandes armoires qui étaient souvent le refuge des enfants mais on peut tout aussi bien y voir la silhouette d'un confessionnal. C'est le début d'un récit assez surréaliste où cette femme, à travers un monologue et dans cet espace restreint, confie au silence, ses préoccupations les plus intimes et son appétence pour la vie solitaire.

     

    J'ai lu ce court roman comme une fable philosophique mais je suis assez peu entré dans le récit personnel de cette femme, de son histoire chaotique et finalement désastreuse avec Michio, son amant et de son mal au dos chronique qui est peut-être la marque de sa culpabilité au regard de son couple. Finalement la haine qu'elle porte à cet homme pourtant prévenant, patient et bien entendu amoureux d'elle, est incompréhensible mais sa démarche intimiste de parole dans « la pièce à raconter » n'apporte aucune explication. De même pour la réflexion, d'ailleurs assez rapidement menée, sur le destin et le hasard qui est une interrogation traditionnelle autant qu'une énigme récurrente sur le sens de la vie et qui restera sans doute définitivement sans réponse. En revanche, je me suis intéressé au phénomène de la parole dont je ne suis plus très sûr qu'elle soit aussi libératrice qu'on veut bien le prétendre. Qu'elle soit, comme c'est le cas ici, exprimée sous forme de monologue traduit, à mon sens, davantage un phénomène de société où l'individu est de plus en plus seul, ou qu'elle prenne la forme un peu plus ambiguë de l'écriture qui est une autre manière de parler tout seul. Je note que, dans une société où le partage de la parole est de plus en plus grand, le soliloque me paraît bizarrement très répandu et les gens se sentent de plus en plus solitaires, même au sein de la famille et du couple. J'en veux pour preuve la pratique de plus en plus grande de l'écriture notamment grâce notamment aux réseaux sociaux. Chacun s'y exprime souvent à titre personnel sans qu'il y ait vraiment d'échanges constructifs et cela débouche souvent sur la polémique. Auparavant on confiait le rôle d'écoutants aux curés de paroisses à travers la confession mais la réponse qui était donnée, inspirée par la parole de Dieu, supposait la foi religieuse et l'observation des sacrements, autant que la nécessité de se libérer de ses fautes en les avouant, pratique qui de nos jours est bien émoussée. Maintenant que les églises sont vides et qu'on se méfie des ecclésiastiques, d'ailleurs de plus en plus rares et qui faillissent à leur mission, ce rôle est dévolu aux psychiatres qui s'acquittent de cette tâche avec des résultats parfois inégaux. De plus en plus les individus éprouvent le besoin de combler par la parole solitaire le vide de leur existence.

     

    Je ne sais comment s'en tirera cette narratrice après le départ de cette « pièce à raconter » qui est itinérante, ce qui traduit bien son rôle qui se veut universel. Je ne sais pas comment interpréter la haine qu'elle porte à son ancien amant ni les relations éphémères qu'elle a eues avec le céramiste mais elle avoue elle-même qu'elle a agi ainsi «  pour s'enfoncer de plus en plus dans (la) boue de sa conscience ». La résilience qui fait aussi partie de la vie et de la thérapie a en elle-même des ressources insoupçonnées qui viendront sans doute à son secours à moins que sa propre mauvaise foi et l’auto-persuasion ne l'aident aussi pour la convaincre de la haine qu'elle porte à Michio est exclusivement de sa faute à lui.

     

    Au départ, ce récit m'a séduit par son originalité mais rapidement, nonobstant le style agréable à lire, j'ai vite décroché, à cause sans doute des questions soulevées et qui restaient en suspens ou de la fin du récit un peu trop facilement précipitée.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les belles endormies

    La Feuille Volante n° 1203

    Les belles endormies Yasunari Kawabata [1899-1972]– Albin Michel.

    Traduit du japonais par René Sieffert – Illustrations et photos Frédéric Clément.

     

    L'immeuble dans lequel pénètre le vieil Eguchi est une sorte d'auberge où tout est silencieux sauf le bruit des vagues qu'on entend dans le lointain. Les règles qui la gouverne sont étranges et pour éviter des dérives, il convient de ne pas y déroger. De vieux messieurs y viennent pour dormir aux côtés de jeunes filles nues, elles-mêmes endormies grâce à la drogue de sorte qu'elles restent inconscientes toute la nuit, ne seront réveillées qu'après le départ de leur client et ne sauront donc jamais avec qui elles ont passé la nuit. Il ne s'agit pour autant pas d'un vulgaire lupanar puisque le vieillard doit impérativement dormir auprès de la jeune fille en la respectant. Eguchi viendra plusieurs fois dans cette maison, se risquera même à enfreindre légèrement les règles non écrites au risque de se voir refuser l'accès à cet établissement, envoûté et tenté qu'il est par la beauté de corps de la jeune fille mais, n'étant plus capable « de se comporter en homme », il devra se contenter de la regarder, de l'effleurer toute en respectant son sommeil. C'est une situation un peu ambiguë que celle-ci puisque la jeune fille reste provocante par sa nudité, sa virginité, l'odeur de sa peau, elle bouge voire parle un peu à l'invite d'Eguchi et l'interdit qui s'impose à lui lors de ces séances nocturnes réveille ses regrets de jeunesse et accentue son actuelle décrépitude. Pour autant la règle de cette maison veut qu'il s'endorme à son tour et qu'il se réveille avant la jeune fille et parte.

    Les partenaires qui sont dévolues à Eguchi sont de très jeunes filles d'une beauté sensuelle mais lui-même n'est plus capable « de se comporter en homme » en face d'une femme, aussi les effleure-t-il des yeux et des doigts en ayant soin de respecter leur sommeil. Pourtant, les sensations visuelles et olfactives qu'il ressent réveillent chez lui des souvenirs amoureux qu'il croyait définitivement enfuis de sa mémoire, mais aussi un sentiment de honte et de gêne. Il avait croisé beaucoup de femmes dans sa vie, qu'elles aient été conquêtes d'un soir ou prostituées mais il gardait d'elles l'image indélébile de leur beauté, de leur sensualité qui se réveillaient à cette occasion, avant de sombrer lui aussi dans un sommeil artificiel chargé de songes et parfois de fantômes. Ses nuits ont cependant été chastes ainsi qu'il convient dans cette maison mais ses souvenirs autant que ses séances nocturnes lui donnent l'intuition de la solitude d'autant plus grande qu'il ressent, comme chacun de ces hommes âgés qui se retrouvent ici, l'impossibilité de rendre à une femme le plaisir qu'elle donne dans l'étreinte. Pire peut-être cette impression de déréliction est exacerbée par le fait qu'ils ressentent du désir pour une jeune et jolie fille qui doit rester assoupie et qu'ils doivent dormir à ses côtés sans pouvoir assouvir leur libido et ce d'autant plus qu'ils ont dû être jadis des amants fougueux. Ils sont le plus souvent veufs ou célibataires, c'est à dire à cause de leur âge délaissés par les femmes et abandonnés à eux-mêmes. Ainsi Eguchi a la certitude que pour lui une page est définitivement tournée, qu'il arrive au terme de quelque chose et qu'il se pourrait bien qu'il dorme ici « d'un sommeil de mort ». Cela l’obsède au point de devenir un tourment, sans doute parce que le sommeil est effectivement l'antichambre de la mort et que, dans son cas comme dans celui de ses autres confrères, le trépas qui est l'inévitable issue de sa vie, peut être rendu plus doux par l'ultime partage d'une nuit, même chaste, aux côtés d'un femme sensuelle. Ainsi la pulsion qu'il ressent se transforme-t-elle en dégoût d'une vie finissante, en ce mal-être que prête la fuite du temps, en une réflexion amère sur la vieillesse, en une indignation face à la camarde qui frappe au hasard.

     

    C'est un texte intensément érotique, tout en retenue où l'auteur souligne à l'envi les traits fins d'un visage, la blancheur d'une peau, l'odeur fascinante d'un corps nu, la pulpe des lèvres, la fluidité d'une chevelure, la rondeur d'un sein, le galbe d'une hanche, la finesse d'une attache, mais à travers l'incontestable charge sensuelle et poétique du texte, j' ai surtout lu une ode au corps des femmes, un hymne à leur beauté. C'est un texte somptueux illustré de photos et dessins non moins évocateurs de Frédéric Clément.

     

    J'ai rencontré Kawabata par hasard et la première impression m'avait surpris (la Feuille Volante n°1202). Je dois dire que j'ai été conquis par cette deuxième approche.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Première neige sur le Mont Fuji

    La Feuille Volante n° 1202

    Première neige sur le Mont Fuji – Yasunari Kawabata [1899-1972]– Albin Michel.

    Traduit du japonais par Cécile Sakai.

     

    Je dois avouer que je suis assez peu versé dans la culture et la littérature japonaises, aussi bien ai-je lu ce recueil de ces six courtes nouvelles, écrites entre 1952 et 1960, comme une découverte de cet écrivain qui fut Prix Nobel de littérature en 1968.

     

    L'art de la nouvelle est difficile et colliger des textes en vue de leur publication est un exercice délicat qui ne procède ni du hasard ni de l'humeur passagère. D'autre part, avoir entre les mains le livre d'un auteur qui a été consacré par le Prix Nobel de littérature m'impose des réflexions personnelles d'autant plus que ma lecture est une découverte. Le livre refermé, j'avoue être un peu circonspect face à ces textes d'où se dégagent des thèmes qui ne procèdent pas, dans le cas de Kawabata, de la simple fiction mais ont une connotation nettement autobiographique et personnelle puisque, comme tout écrivain, il puise dans sa vie et ses souvenirs la substance même de son œuvre. Sous sa plume, comme un exorcisme, reviennent ses obsessions, ses fantasmes qu'il extériorise et matérialise avec des mots, des situations imaginées qui, parfois malgré lui peut-être, lui font plus facilement supporter ses épreuves et ses craintes.

     

    Il y a chez lui une hantise de la guerre et sûrement du traumatisme d'Hiroshima, des séparations qu'elle entraîne et avec elle la solitude définitive, des couples qui se défont à cause d'elle, l'histoire de vies qui auraient pu être belles mais qu'elle a bouleversées. Cette rupture dans leur lien sentimental évoque peut-être un épisode de sa propre vie, la mort aussi, et singulièrement celle d'un enfant, parce qu'ainsi l'avenir s'effondre. Cette lecture attentive me donne également à penser que les symboliques n'en sont pas absentes, celle de l'eau d'un établissement de bains où se retrouvent deux anciens amants que la vie a séparés(« Première neige sur le Mont Fuji »). Ils tenteront par le bain, comme un rituel, de se débarrasser de ce passé délétère mais n'y parviendront pas et repartiront chacun de leur côté, illustrant ainsi une pensée d'Albert Camus selon laquelle on ne peut connaître à l'âge adulte les joies qui ont enchanté notre jeunesse. Même la présence de la montagne sacrée en pointillés, n'y fera rien. Le passé est bien l'idée maîtresse de cette anthologie.

     

    Il me semble qu'il y a aussi une évocation de la difficulté d'écrire pour un écrivain, d'exprimer ses sentiments avec des mots. Ce thème me paraît être abordé dans cette nouvelle (« En silence ») qui met un scène un vieil écrivain qu'une attaque empêche définitivement de s'exprimer par oral ou par écrit. C'est non seulement ces périodes de sécheresse créatives, parfois définitives, qui menacent l’auteur qui sont abordées ici, mais aussi peut-être la difficulté définitive d'exprimer ses émotions, de mettre des mots sur ses maux ou peut-être l'ébauche d'une des sources cachées de l'écriture qu'on peut analyser comme « la mémoire héréditaire », une forme particulière de l'inspiration. Le temps qui passe, vu à travers le très japonais rythme de la nature et des saisons, et avec lui la joie des premières années, l'amour évanoui, la jeunesse définitivement enfuie et la mort à venir, sont des thèmes également abordés à travers la présence du fantôme d'une femme qui accompagne le visiteur du vieil homme (« En silence ») ou celui de cette autre vieille grand-mère qu'il rencontre en revenant dans son village d'enfance longtemps après l'avoir quitté(« Terre natale ») ? Est-il obsédé par la famille et par sa fragilité, lui qui a très tôt été orphelin de père et de mère, par les présences féminines, (sa mère, sa sœur et sa grand-mère) qui ont disparu prématurément de sa vie, par la fidélité entre époux, par l'adultère, par la trahison d'autant plus injuste qu'elle vient d'un proche (« Goutte de pluie »), par le suicide qu'il choisira lui-même pour mettre fin à sa vie ? D'autres nouvelles, comme « Une rangée d'arbres » veulent sans doute souligner la fuite du temps et son action sur les choses, le poids du passé tandis que « La jeune fille et son odeur » insiste sur l'innocence des enfants qui souffrent des méfaits perpétrés par les adultes.

     

    La lecture de ses nouvelles me laisse quelque peu perplexe, plus angoissé que vraiment passionné par ma découverte, étonné peut-être par le style très épuré, par une esthétique différente de la nôtre

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La disparition de Joseh Mengele

    La Feuille Volante n° 1201

    La disparition de Josef Mengele – Olivier Guez – Bernard Grasset. Prix Renaudot 2017.

     

    J'ai lu cette biographie à peine romancée de Josef Mengele avec une certaine curiosité. Certes, je connaissais comme tout le monde l'existence de ce médecin SS d'Auschwitz qui, à la descente des wagons, sélectionnait en sifflant ceux qui étaient destinés à la chambre à gaz et avait mené sans le moindre état d'âme des expériences sur ses victimes, mais j'ai découvert une autre facette des choses grâce à ce livre.

     

    C'était un garçon né au début du XX° siècle qui avait reçu une bonne éducation, issu d'une famille bourgeoise, aîné de trois garçons. Il fut un élève studieux passionné de musique, d'art et de ski et est devenu médecin, c'est à dire voué aux soins de ses contemporains. Jusque là, son parcours est des plus classiques pour un jeune homme de la bonne société comme lui et par goût, il s'intéressa à la génétique, devint anthropologue, se maria, eut un fils... Est-ce sa génétique personnelle, le goût de l'autorité propre aux Allemands où la montée du nazisme en Allemagne qui le révélèrent, mais après un parcours médical normal pour un médecin en temps de guerre, il choisit d'intégrer la SS et c'est à partir de ce moment que le quidam qu'il était, sortit du lot, s’avéra être un tortionnaire sadique dans le camp d'Auschwitz, participant activement à la Shoah et à l'extermination des prisonniers sans égard pour leur vie. La défaite de l'Allemagne fit de lui un fuyard, mais un fuyard chanceux qui, capturé par les alliés, Russes puis Américains, fut néanmoins libéré, se cacha sous une fausse identité puis se retrouva en Argentine, en compagnie d'autres nazis grâce aux facilités octroyées par le dictateur Perón. Il habita Buenos Aires sous son vrai nom, se maria avec sa belle-sœur après son divorce, changea d'identité s'exila au Paraguay puis au Brésil, parvint à échapper à l'extradition et surtout aux griffes du Mossad, pourtant attentif aux criminels nazis. Lui qu'on a souvent donné pour mort fut certes un fugitif qui craignait pour sa vie, mais un fugitif vivant et sans difficultés financières importantes grâce à sa famille restée en Allemagne, bénéficiant même parfois d’extraordinaires concours de circonstances qui lui évitèrent la capture, tant sa baraqua lui permit d'échapper à tous ses poursuivants ! Pourtant, autour de lui, des anciens nazis furent capturés ou assassinés et lui vécut en permanence avec la crainte d'être découvert, malgré ses fréquents déménagements et changements d'identité, l'argent qui achète les consciences et son look de bel hidalgo, bien peu germanique. Pourtant sa légende, qui tient bien souvent du fantasme, se tissa dans les médias et les histoires les plus folles coururent à son propos. Il joua malgré lui ce rôle jusqu'au bout, malgré une hantise des photos qui le dénonceraient, une paranoïa qui jouxta la folie, une solitude de plus en plus insupportable et une mort bien banale à l'âge de 68 ans qui lui permit ainsi d'échapper définitivement à la justice des hommes.

     

    Même si ces années de cavale et surtout ses derniers temps ont été pour lui une punition puisqu'il devait en permanence vivre dans la hantise d'être découvert, cela pose une nouvelle fois la question de la justice qui viendrait corriger les cruautés que certains hommes font à leur semblables. Dans son cas comme dans bien d'autres, les hommes qui sont capables du pire, ont œuvré pour qu'il ne soit pas jugé, qu'il s'en sorte indemne, à tout le moins au regard de l'équité. Quant à la justice immanente, nous savons tous qu'elle n'existe pas et les événement l'ont toujours servi. On peut toujours nous raconter toutes les fables moralisatrices qu'on voudra, il y aura toujours des persécuteurs et des persécutés, ces derniers n'ayant pas forcément la consolation d'obtenir même une réparation de principe parce que la condition d'homme est ainsi. En ce qui le concerne la chance l'a donc scandaleusement servi (et pas seulement sans doute à cause de l'écartement de ses incisives supérieures – « les dents de la chance », dit-on) et ses victimes ne seront jamais vengées. A la fin, lors de l'entrevue avec son fils unique venu le rencontrer en Amérique du sud, il exprime, pour se justifier, des arguments pathétiques, dignes du parfait nazi, à moins que, face à la mort qu'il sentait déjà, il n'ait été d'une parfaite mauvaise foi. Plus tard, il aurait au moins pu être satisfait de la mise à prix exorbitante de sa tête, lui qui était un adepte de la race supérieure... mais il était déjà mort !

     

    Dans un style agréable à lire, l'auteur nous livre un roman fort bien documenté, avec en plus le potentiel et traditionnel droit à l'oubli.

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

     

  • Seules les bêtes

    La Feuille Volante n° 1200

    SEULES LES BÊTES – Colin Niel – Rouergue noir.

     

    Dans le Causse, Évelyne Ducat, l'épouse parisienne et sophistiquée d'un riche homme d'affaires revenu au pays, a disparu lors d'une randonnée en plein hiver. On n'a retrouvé que sa voiture au pied de ce plateau où ne vivent que des hommes seuls, des agriculteurs ou des éleveurs. Pourtant, dans cette région tout se sait, même si les gens sont un peu taiseux, surtout vis à vis des gendarmes, tous ont leur vie plus ou moins liée à cette histoire. Pourtant on accuse la « tourmente », cette tempête légendaire qui tue comme une malédiction mais en réalité l'enquête est au point mort et cette disparition sans corps ni victime, qui ressemble de plus en plus à un meurtre, met la maréchaussée dans l'embarras.

    Dans un style populaire et même rural voire « couleur locale » africaine, l'auteur nous fait partager, avec pas mal de quiproquos, une tranche de vie de cinq personnages pas forcément suspects, où chacun laisse aller son imagination, ses fantasmes et surtout sa peur de l'autre. Alice tout d'abord, assistante sociale à la mutualité agricole dont le métier est d'assister les agriculteurs dont beaucoup se suicident à cause de la solitude, du métier qui évolue trop vite ; son couple bat de l'aile et elle se croit autorisée à le saborder en prenant Joseph, un de ses clients qui n'a vraiment rien de plus que son mari, comme amant. Elle aurait quand pu choisir mieux ! Mais il se pourrait bien que son époux, Michel, victime de cette femme volage, naïf et désespéré au point de se laisser attiré par le miroir aux alouettes que notre société invente et entretient chaque jour, avec, il est vrai la complicité active d'internet, ait un lien avec la disparition d’Évelyne d’autant plus qu'il semble, lui aussi, avoir choisi la fuite. Joseph, cet éleveur célibataire taiseux et renfrogné, qu'Alice a choisi pour tromper son mari, a un lourd contentieux avec les Ducat, d'anciens voisins avec qui sa famille ne s'est jamais entendue. Lui aussi a un bon mobile mais j'avoue avoir assez mal compris son attitude au cours de cette affaire, victime lui aussi de cet imbroglio. Il y a aussi les naïfs, comme Maribé, cette parisienne un peu déjantée qui vient dans les Causses pour se mettre au vert, ceux qui croient que l’âme sœur existe et sont persuadés de l'avoir rencontrée, les paumés, les malchanceux qui croient ce qu'ils voient parce que leur vie est tellement morne qu'ils sont prêts à la jouer à pile ou face avec le premier venu, ceux qui voient dans l'adultère la solution à tous leurs maux, ceux qui, comme Michel, croient au grand amour qui bouleverse la vie et la rend plus belle, qui font une confiance aveugle à leurs proches en faisant semblant de croire qu'ils ont raison, ceux que la vie ballote entre illusions et espoirs, toujours déçus, ceux qui, comme Armand, cet africain minable qui, depuis son pays et grâce à internet, exploitent cette crédulité. C'est aussi un voyage entre les Causses balayées par le vent et la neige et l'Afrique de l'ouest surchauffée, mais peut-être, plus qu'un polar, c'est aussi une critique de notre société où le virtuel prend de plus en plus le pas sur le réel, devient de plus en plus la règle ordinaire, avec le merveilleux qui l'accompagne.

    Ce roman est plein de suspens bien que le scénario criminel, intéressant au début, m'a paru au fil du texte un peu faible et même secondaire. Il met surtout en exergue, à travers l'étude des différents personnages, la solitude de chacun de ceux qui sont évoqués, une solitude pesante et prégnante dans laquelle chacun retombe, son moment de gloire passé et qui sert de terreau à l'arnaque. Je note aussi cette culpabilité judéo-chrétienne dans laquelle l'occident se complet à propos de n'importe quoi et aussi sans doute le degré d'isolement face à l'incompréhension et à l'indifférence des autres au moment où l'on nous rebat les oreilles avec le « vivre ensemble ». La folie existe et aussi le droit à l'erreur, le tout donne un roman assez éloigné du polar, sauf peut-être dans le style d'écriture.

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La nuit des béguines

    La Feuille Volante n° 1199

    LA NUIT DES BÉGUINES - Aline Kiner – Liliana Levy

     

    Le béguinage royal a été crée par Saint Louis dans le quartier du Marais pour permettre aux femmes de vivre en communauté, d'étudier, de travailler, de mendier ou de prier en dehors des règles monastiques et de l'obligation du mariage, c'est à dire de se libérer de l'autorité des hommes et du clergé. Il s'agit donc une communauté mi-laïque, mi-religieuse, sans règle, qui accueille les femmes vouées à la solitude et au veuvage, mais il n'empêche qu'au Moyen-Age, ces femmes qui ne sont ni mariées ni nonnes sont suspectes et l'accusation de sorcellerie n'est jamais loin. Nous sommes en 1310 à Paris et le roi Philippe le Bel les protège officiellement mais les difficultés économiques et monétaires du royaume déterminent le roi à intenter un procès aux Templiers, officiellement pour hérésie, mais en réalité parce qu'il lorgne sur leurs richesses. Pour cela il s'appuie sur l'Inquisition friande de tortures et de bûchers. Le roi soutient les béguines par respect pour son ancêtre, et dans cette atmosphère de violence et de suspicion mais aussi de désordres monétaires, les béguines vont devoir se battre pour défendre leur indépendance et leur liberté. Quelques années plus tard le roi leur retirera sa protection et le pape prononcera leur disparition.

    Le lecteur va découvrir la vie de ces béguines à travers les yeux de Maheu, une jeune fille rousse et rebelle de la petite noblesse désargentée du Hainaut qui a fui une union arrangée et un mari brutal pour trouver refuge à Paris. Son refus du mariage autant que ses cheveux, la couleur du diable, font d'elle une proie autant qu'une marginale dans la société médiévale. Son parcours au sein de cette communauté atypique donne à voir un tissu social, un état d'esprit et des us et coutumes caractéristiques de ce temps. J'ai ressenti un certain plaisir à me retrouver au Moyen-Age, non que cette période m'attire à cause notamment de l'intolérance religieuse qui y régnait, mais les détails de la vie quotidienne qui émaillent le texte procurent au lecteur un dépaysement bienvenu avec cette déambulation dans les divers quartiers de Paris. De même, ce roman permet d'en apprendre davantage sur le béguinage, ce mouvement féministe avant l'heure, animé d'une volonté de culture, d'un profond désir de liberté et de réforme face aux tergiversations théologiques de l'époque autant que d'une ferme intention d’améliorer la société par l'éducation et les soins apportés aux jeunes filles et aux femmes. L'évocation de la pharmacopée médiévale est de ce point de vue intéressante. Il découvrira aussi la personnalité d'Ysabel, la vieille béguine qui connaît les plantes et les esprits, Ade, la lettrée, mais aussi l'ombre de Marguerite Porete, une femme d'exception, une authentique béguine mystique de Valenciennes dont l'unique livre, « Le miroir des simples âmes anéanties », écrit en langue vulgaire pour être compris de tous et non pas en latin, menaçant l'ordre religieux et donc l'ordre social, a été condamné pour hérésie et brûlé en même temps qu'elle en place de Grève. Elle y prône l'amour de Dieu et la possibilité pour chacun de s’épanouir dans la religion catholique en dehors des fastes, et de la hiérarchie de l’Église, trop engluée dans le pouvoir temporel et les richesses. Elle est la première femme a avoir été brûlée pour un livre. Son supplice en forme d'autodafé au nom de la trop facile mais très usitée accusation d'hérésie, introduit la figure un peu inquiétante et énigmatique d'un franciscain, Frère Humbert qui poursuit Maheu de ses assiduités religieuses et pas seulement parce que les béguines viennent en concurrence avec son ordre mais surtout parce la situation de Maheu ne correspond pas exactement à celle des véritables béguines.

    Dans un style fluide et poétique, l'auteure décrit cette société médiévale inféodée à l’Église catholique essentiellement masculine qui lui impose ses rythmes, son hypocrisie et ses dérives. Elle mêle suspense, émotion et mystère autour d'un manuscrit disparu, fait cohabiter des personnages réels et fictifs et cet ouvrage se révèle au fil des pages un document instructif et passionnant.

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La ronde de nuit

    La Feuille Volante n° 1198

    LA RONDE DE NUIT – Patrick Modiano – Folio. (1969)

     

    Le titre de ce roman évoque un célèbre tableau de Rembrandt mais ici Modiano s'approprie une des périodes les plus sombres de notre histoire, celle de la deuxième guerre mondiale et de la collaboration comme il le fera plus tard comme co-scenariste du film « Lacombe Lucien » (1974).

    Le personnage central qui se cherche une paternité, est chargé par la gestapo d’infiltrer un réseau de Résistance et, ironie du sort, ses membres lui demandent d'espionner les Allemands, ce qui fait de lui un agent double. Il se dit que cette duplicité ne le gêne pas et correspond même à son caractère. Il hérite de deux noms de guerre, un de chaque côté et il devient donc un autre homme qui ne va pas manquer de s’épanouir dans cette période troublée et surtout d'en profiter. Il n'a pas beaucoup d'état d'âme et trahit pour l'argent qui va lui permettre de s'offrir des choses inutiles dont il a cependant envie. Il veut essayer de nous faire croire qu'il agit ainsi pour pourvoir aux besoins de sa vieille mère, mais le lecteur n'est pas dupe car cet homme est avant tout sensible à l'argent et à l’illusoire puissance qu'il confère à ceux qui en ont. Il est aussi réceptif à l'orgueil qui insuffle de l'importance aux quidams et leur donne l'impression d'être quelqu’un. Il pourrait endosser cet habit de traître par idéal, mais il n'en n'est rien. Il choisit de livrer ses compatriotes parce qu'il fait partie de ces gens à qui ces temps troublés permettent de se venger de quelque chose ou de quelqu'un sans être inquiétés. Cela peut aussi leur donner l'illusion d'avoir une importance qu'ils n'ont pas en réalité parce qu'il est plus facile d'être un salaud qu'un héro. Ceux qu'il va dénoncer sont des Français qui se battent pour la libération de leur pays mais il n'en n'a cure même s'il ressent une sorte de vertige que le style de Modiano rend parfaitement. Il comprend bien qu'ils sera tué s'il est pris par la Résistance, mais il le sera aussi par la Gestapo parce que, capable de renier son propre pays, il reniera aussi aussi ceux qui se seront servis de lui quand l'heure sera venu de sauver sa peau. Il n'a donc la considération de personne et sans doute pas de lui-même employé qu'il est uniquement pour le sale travail, entre délateur, indic, pilleur et peut-être assassin, ce qui, chez lui implique non seulement une grande solitude, une peur du lendemain mais aussi un mal-être qui s'installent de plus en plus. Il en vient à détester ces apparences trompeuses, l'instabilité qui s'installe ce qui lui fait entrevoir l'inévitable issue de cette situation de traître dans laquelle il s'est lui-même mis.

    On a coutume de dire que Modiano explore dans chacun de ses romans sa propre identité en même temps que ses origines familiales. Ici ce n'est peut-être pas le cas puisqu'il n'a pas connu la période qu'il évoque, mais à première vue seulement. En effet, il me semble que l'ombre du père plane sur cette fiction. Cet homme, que l'auteur n'a finalement que croisé durant sa vie, reste pour lui une énigme et son écriture tend à lever le voile sur ce mystère. Cet homme a en effet eu un rôle trouble pendant l'occupation et quoique juif, n'a jamais porté l'étoile jaune comme il en avait l'obligation, mais au contraire a accumulé, pendant cette période, une fortune dont les origines sont pour le moins troubles. Modiano met en scène dans ce roman des personnages en leur donnant un nom d'emprunt mais, il est possible de reconnaître sous les trait de Philibert, l'inquiétant inspecteur Bonny et sous ceux du Khédive, la non moins effrayante figure d'Henri Lafont, chef de la gestapo française qui finiront tous les deux fusillés à la Libération en décembre 1944. Quant au 3 bis square Cimarosa il ressemble vraiment beaucoup au 93 rue Lauriston, siège de la gestapo.

     

    Comme toujours, j'ai apprécié autant le style de Modiano que l'ambiance de ce roman. Il y règne, comme toujours une atmosphère un peu inquiétante, glauque même, celle du mystère et d'une sorte de quête de quelque chose ou de quelqu'un.

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Certains souvenirs

    La Feuille Volante n° 1197

    Certains souvenirs – Judith Hermann – Albin Michel.

    Traduit de l'allemand par Dominique Autrand.

     

    L'auteure renoue avec l'art de la nouvelle qui l'a révélée.

    J'avoue bien volontiers qu'avant que Babelio et les éditions Albin Michel, que je remercie, ne me fassent parvenir ce recueil, je ne connaissais pas Judith Hermann. Je l'ai donc découverte et ce fut une surprise, surtout eu égard aux éloges de la presse.  Pourtant ce ne fut pas comme d'habitude et mon étonnement fut d'une autre nature. Ici, ce qui est décrit est plutôt un univers connu et quotidien, loin des fictions où on nous raconte que la vie est belle ou qu'elle est un long fleuve tranquille. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir les yeux sur le monde, de prendre conscience de l'injustice, de l'hypocrisie et de la violence qui y règnent. Convoquer les mots pour le dire, même au moment de Noël où l'on préfère le merveilleux, ne me gène pas. Je dois le dire, j'ai été surpris par ces nouvelles, et notamment par le style, délibérément abrupt, simple, sans fioritures littéraires, presque brutal, avec un luxe de détails ou au contraire une sorte de précipité d'images sommaires, avec aussi parfois des moments poétiques d'autant plus appréciés qu'ils sont inattendus. Je respecte cette option puisqu'elle procède sans doute de l'effet cathartique de l'écriture qui est pour l'auteur une motivation essentielle.

    Judith Hermann évoque effectivement des souvenirs, comme le font la plupart des auteurs qui puisent dans leur vie la substance de leur œuvre. Les mots servent souvent à décrire des situations ordinaires, banalement quotidiennes où règnent le désordre et même parfois la folie. Ils naissent de la mémoire sollicitée, de rencontres de gens qu'on a oubliés depuis longtemps ou que l'on croise. Parfois une photo ravive la mémoire et les personnages sur papier glacé s'animent pour un moment, avec la nostalgie, les regrets en prime et la prise de conscience du temps qui passe et qui nous donne le vertige quand nous tentons d'en remonter le cours. Tout cela suscite des dialogues convenus où l'on brasse des informations ou des évidences, où l'on évoque des moments souvent intimes, habituels, comme volés aux personnages, des tranches de vie décisives ou anodines, des conversations qui souvent sont banales, des échanges où chacun se cache derrière des paroles, des petits gestes, des instants fugaces qui font la vie simple et dont les mots et les phrases, simples aussi, rendent compte.

    Ce sont dix-sept courts textes, des portraits et des situations vus à travers les yeux de la narratrice, une vie ordinaire, intime ou populaire, des mariages qui prennent l'eau et qu'on regrette amèrement, des familles qui se décomposent sous les yeux des parents qui auraient voulu inventer autre chose, des amours qui ne durent pas toujours, des vies qu'on a données parce que c'est le point de passage ordinaire et peut-être obligé de chacun, des circonstances dont on a du mal à comprendre comment elles se sont installées au fil du temps ou des événements, du chômage ou des petits boulots mal payés et dévalorisants qu'on recherche cependant, des familles monoparentales au quotidien difficile à vivre, de l'avenir qu'on imagine forcement meilleur, les apparences qu'on entretient au nom de la tartuferie ou d'une improbable amélioration, des jours gris qu'on repeint à grands coups de chimères ou d'alcool, parce que cela aide à supporter la vie et parce qu'il n'y a souvent pas d'autres réponse, et peut-être parce que les mots des autres ne servent plus à rien. Ces sollicitations de la mémoire entraînent l'imaginaire ou une démarche malsaine où l'on s’immisce dans la vie de l'autre pour le plaisir d'en savoir plus sur lui, sur ses fêlures, sur ses zones d'ombre et les interrogations qu'il suscite. Des êtres se rencontrent et d'autres se quittent, des couples se forment et se défont, moments cruciaux ou ordinaires où le bonheur n'est pas toujours au rendez-vous d'une vie qu'on voyait autrement, qui s'est souvent déroulée au rythme du hasard, de la malchance, qui aurait pu être belle mais ne l'a pas été, à cause des mauvais choix qu'on ne referait plus et qu'on déplore. Dans ce monde tel qu'il est évoqué, le temps passe aussi et c'est d'ailleurs à cause de cette fuite que naissent et se forment les souvenirs, mais aussi les regrets et les remords même si, inconsciemment nous faisons un tri pour n'en retenir que certains, bons ou mauvais, plus forts ou plus marquants que les autres, certains flous ou étonnamment précis. Cette lecture me laisse une sorte d'impression nostalgique, un malaise ou un mal-être un peu désagréable, une atmosphère de solitude, de mélancolie et de mort qui rode, mais quelque chose de forcément vécu, quelque chose d'humain.

     

    Le livre refermé, je dois dire que j'ai été surpris par ce recueil, davantage par la façon de s'exprimer de cette auteure et que par les thèmes qu'elle a choisis de traiter. Malgré cela, malgré moi peut-être, malgré mon goût pour le beau langage, cette démarche ne me laisse pas indifférent, peut-être parce que cette manière d'évoquer le monde qui nous entoure, avec tout ce qu'il a d'abrupt, de violent, d'injuste, de révoltant ne peut laisser un lecteur indifférent. Ai-je compris le message ou suis-je passé à côté ?

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La vengeance du pardon

    La Feuille Volante n° 1196

    La vengeance du pardon – Eric-Emmanuel Schmitt. Albin Michel.

     

    Vengeance : dédommagement moral de l'offensé par punition de l'offenseur, c'est à dire punition de ce dernier, ce qui peut parfois attendre des années. Pardon : action de tenir une offense pour non avenue, considérer qu'elle n'a jamais existé. Cela implique l'oubli, l'indulgence. Ce titre en forme d'oxymore ne pouvait qu'attirer mon attention, provoquer ma réflexion et mes commentaires. A lui seul, il illustre les contradictions constantes qui émaillent notre vie. Tout ce qui est fait contre nous appelle normalement de notre part une riposte à la mesure de l’agression dont nous avons été l'objet. Dans d'autres cultures on a élevé cette réaction au rang d'une réponse à la fois logique et normalement admise et on l'a appelé par exemple « loi du talion ». Les religions nous enseignent que, lorsque quelqu'un porte préjudice à une autre personne, celui qui fait l'objet de cette agression se grandit en faisant montre de magnanimité, voire en tendant l'autre joue, ce qui n'est pas sans désarçonner l'adversaire. Le pardon est divin, dit-on et c'est faire preuve d'une réelle grandeur d'âme que de l'exprimer, à tout le moins officiellement. On évoque souvent ce « droit au pardon » pour les fautifs, quand la loi ne s'en mêle pas en organisant la peine du délinquant ou du criminel, déclarant qu'après cela, il « a payé sans dette à la société » et peut, dès lors, vivre normalement. Pour être plus crédible, cette même loi prévoit « le droit à l'oubli » en instituant la prescription, laps de temps au-delà duquel, en principe, toute action judiciaire est éteinte. La société, en tant que concept social réclame, pour exister et fonctionner, « l'ordre public », mais qu'en est-il de la victime qui doit se reconstruire et assimiler, sans toujours le comprendre, tout ce qu'on a fait contre elle, vivre toute sa vie avec ce sentiment d'injustice ?

    L'auteur se propose de traiter ce thème, à mon sens difficile, puisqu'il touche chacun d'entre nous. Il choisit de le faire à travers quatre nouvelles dont la première « Les sœurs Barbarin » met en scène deux jumelles, Lily et Moïsette. Le principe de gémellité est d'emblée affirmé et facilite la tâche de l'écrivain. Lily est plus douée que sa sœur ce qui ne manque pas de créer des différences inévitables entre elles et d'attiser de la part de Moïsette des jalousies et des avanies à l'endroit de sa sœur qui pourtant les lui pardonne. Son pardon est-il pour autant réel et définitif, je n'en suis pas sûr au vu de la manière dont il traite le sujet, tant il est vrai que, quoiqu'on en dise, chacun garde en soi un ressentiment et la certitude que cette décision généreuse peut-être aussi l'invitation à recommencer et que toute faute mérite une sanction à l'image de cette « mule du pape » qui, selon Daudet, rumina sa vengeance pendant sept ans! « Madame Butterfly », la deuxième nouvelle qui évoque cet opéra de Puccini dont s'inspire l'auteur, suggère autant l'abandon qu'un de ces scandales financiers dont notre civilisation basée sur le profit, la réussite et le mensonge, a le secret. William est attiré par Mandine, une simple d'esprit, mais n'en veut surtout pas pour être son épouse et la mère de ses enfants. Les circonstances s'imposent cependant à lui et cet abandon qui est aussi une trahison illustrant un penchant de l'espèce humaine, appelle plus, à mon sens, le rachat et le sacrifice personnel que le pardon ou la vengeance. Qu'est ce qui justifie la trahison d'un être ? Chacun a sa propre valeur et qu'à de plus celui qui se croit autorisé à disposer d'un autre, surtout s'il lui a préalablement jurer fidélité ? Plus qu'un pardon ou une vengeance, il y a ici une dimension de rachat et de sacrifice personnel qui grandit celui qui en est l'auteur. Dans la troisième nouvelle qui donne son titre au recueil, il y a une forme subtile de vengeance pour une mère que de visiter en prison, et ce depuis des années, l'assassin de sa fille unique, de le mettre en quelque sorte face à ses responsabilités, de sa réalité de « tueur en série », de faire échec à son propre oubli. C'est une forme de supplice qu'elle lui impose et que, bizarrement il accepte, comme une forme de rédemption, entre silence et dialogue, refus et rencontres au parloir. Elle joue le rôle inattendu du pardon, mais je n'ai pas cru à ce qui nous est présenté comme un miracle. J'y ai vu une forme de perversion qui l'amène à prendre conscience de ses actes, à intégrer l'humanité, pour mieux lui faire connaître ce qu'est l'enfer du remords, c'est à dire l'inverse du véritable pardon. En revanche c'est réellement une vengeance. La quatrième nouvelle « Dessine-moi un avion » fait penser à Saint-Exupéry, et pas seulement à cause de l'avion, de la fable ou de l'écriture poétique. J'y ai lu une sorte de pardon que trouve cet aviateur allemand pour son action pendant la guerre, action qu'il ne peut effacer de sa mémoire, à cause du devoir qui était le sien et auquel il ne pouvait se dérober, un secret trop lourd à porter qu'il gardera pour lui, une sorte de pardon qu'il se donne à lui-même par sa propre mort. Cela illustre la remarque de la petite Daphné qui note qu'« on ne pardonne pas quelque chose, on pardonne à quelqu'un ».

    J'ai toujours plaisir à lire Eric-Emmanuel Schmitt pour la qualité de son style et l'hommage qu'il rend à notre belle langue française. Je ne suis cependant pas bien sûr d'avoir adhéré au message des nouvelles, d'avoir peut-être compris le sens de ces deux mots contraires, « vengeance » et « pardon », d'avoir admis qu'on puisse véritablement pardonner quand on a été soi-même l'objet d'une injustice. Je crois au contraire, et c'est humain, qu'aucune indulgence n'est vraiment possible et que le ressentiment qu'on garde après une injustice reste vivace et appelle revanche

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La symphonie du hasard (Livre 1)

    La Feuille Volante n° 1195

    La symphonie du hasard (livre 1) – Douglas Kennedy – Belfond.

    Traduit de l'américain par Chloé Royer.

     

    Quand j'ai reçu cet ouvrage de la part de Babelio et des éditions Belfond que je remercie, je me suis dit que le titre ne pouvait que me parler. J'ai en effet toujours affirmé que le hasard gouverne nos vies bien plus souvent que nous voulons bien l'admettre. Il nous fait naître dans un milieu donné, il provoque la rencontre de gens qui favorisent ou non notre avenir, il s'invite dans notre quotidien et la mort interrompt notre vie au moment et dans des circonstances qui bien souvent nous échappent. Ici, c'est une famille américaine des années 70, les Burns, qui sert de fil conducteur à cette saga. Les voies de la génétiques sont comme celles du Seigneur, impénétrables. Ainsi, une même ascendance a-t-elle engendré trois enfants différents, Peter, sérieux et puritain, Alice, éditrice new-yorkaise, et Adam, ex-jeune loup de Wall Street, qui lui est actuellement en prison. Est-ce l'univers carcéral ou les révélations divines toujours miraculeusement présentes dans les prisons américaines, lors des visites hebdomadaires d'Alice, Adam va faire à sa sœur des révélations familiales qui vont accréditer cette affirmation « chaque famille est une société secrète ». Du coup Alice va y aller de ses confidences et c'est son parcours à elle que le lecteur va suivre, sur son enfance, sur son adolescence, sur le début de son cursus universitaire, le tout sur fond de puritanisme vieillissant, de guerre du Viet-Nam, de coup d'état au Chili, de scandale du Watergate, de charme discret des vieilles provinces du nord-est. On n'échappe pas au portrait de ses parents, un couple bancal, mal assorti et agressif («Ma mère et mon père me paraissaient terriblement seuls. Surtout lorsqu'ils étaient ensemble. ») qui pratique volontiers le mensonge et l’hypocrisie, bien digne de ses racines juives du côté de sa mère et catholiques irlandaises du côté paternel, en fait une famille toxique qu'elle va fuir. Elle est très attachée à son père, réactionnaire et un peu alcoolique qui peine à voir grandir cette fille cadette qui de plus en plus lui échappe surtout quand elle choisit, malgré sa situation transitoire d'étudiante, une vie de couple apparemment heureuse, peut-être parce que la sienne ne l'est pas.

    Le plus étonnant sans doute c'est que dans ce premier livre où il est question d'Alice, une jeune fille de 17 ans, Douglas Kennedy se glisse avec beaucoup de facilité… dans la peau de ce personnage, lui qui a 60 ans, même si ce n'est pas vraiment la première fois qu'il choisit quelqu'un du sexe féminin comme héro. L'auteur renoue avec le thème du hasard autant qu'avec celui des rapports entre hommes et femmes, du bonheur conjugal impossible, des états d'âme et des difficultés qu'il suppose, dans un contexte de mensonges, de trahisons, de secrets, d'alcool, de drogue, sans oublier la culpabilité judéo-chrétienne, un autre de ses thèmes favoris. Cette famille est à l’image de l'Amérique et de sa volonté de réussite, en même temps qu'elle existe dans un contexte religieux du rachat perpétuel de ses fautes. En réalité, on apprend beaucoup dans ce roman sur les années 70 et d'autres thèmes comme l'anti-sémitisme, l'homophobie, le racisme sont aussi abordés. C'est parfois un peu long et détaillé et on perd le fil de cette fiction mais si nos références sociales et culturelles françaises sont différentes, nous appartenons tous à l'espèce humaine qui montre des caractéristiques communes qui ici sont bien analysées.

    Peut-être ai-je tort mais il se peut que ces sujets soient aussi des préoccupations personnelles de l'auteur, ce qui en fait de cette trilogie un roman largement autobiographique. C'est sans doute par dérision qu'il déclare, paraphrasant Flaubert, qu'Alice, c'est lui ! Il y a certes la différence de sexe et d'âge mais le parcours de cette jeune femme ressemble étrangement à celui de l'auteur. Il y a sa famille qui devait sans doute ressembler à celle d'Alice mais aussi le personnage de son père qui fut un agent de la CIA et joua un rôle dans le coup d’État de Pinochet au Chili. Le fait d'insérer cet épisode dans ce roman en dit assez long sur la gêne qui peut être la sienne et peut-être aussi une certaine forme de culpabilité. Il y en a un, un peu secondaire il est vrai, qu'est celui de ce professeur de l'université où étudie Alice qui veut écrire un livre mais ne parvient pas à s'y mettre. Est-ce la révélation d'une difficulté réelle, d'une paresse, d'une volonté affichée de procrastination ou l'aveu de ses propres limites ? Cette prise de conscience de son inutilité personnelle, cette perte de l'estime de soi qui débouchent sur la mort volontaire du Pr Hancock, sont-elles révélatrice d'une sorte de malaise personnel ? Pourtant Douglas Kennedy a toujours été un auteur prolifique.

     

    Comme toujours j'ai apprécié l'analyse psychologique des personnages, le déroulement des faits, la qualité du style, direct et efficace, ce dont cette chronique s'est souvent fait l'écho. Il y a des longueurs certes, mais, bizarrement peut-être et malgré ces 360 pages, je ne me suis pas ennuyé, ce fut un réel bon moment de lecture et ce premier tome augure bien de la suite.

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Dans la forêt

    La Feuille Volante n° 1194

    Dans la forêt – Jean Hegland – Éditions Gallmeister

    Traduit de l'américain par Josette Chicheportiche.

     

    Nell et Eva sa sœur, dix-sept et dix-huit ans, vivent maintenant, livrées à elles-mêmes dans la forêt californienne parce tout manque dans cette société désorganisée où il n'y a plus ni électricité, ni internet, ni essence, ni trains… Elles survivent comme elles peuvent en rationnant tout surtout depuis la disparition de leur mère à cause d'un cancer et de la mort accidentelle de leur père. Ce sont deux jeune femmes seules et orphelines qui survivent face à la famine, à l'insécurité, aux risques d'agression dans une région que les gens fuient vers un avenir meilleur et surtout deviennent dangereux et oublient leur humanité. Elles se rappellent les bons moments avec leurs parents, quand le bonheur était quotidien, que tout était facile, qu'elles avaient des projets, la lecture, les études à Harvard pour Nell, la danse pour Eva. Maintenant tout cela appartient au passé et il faut survivre, redécouvrir les gestes des premiers colons, la culture du potager, la valeur nutritionnelle des plantes sauvages, se méfier de tout et de tout le monde. Les deux sœurs restent ensemble dans cette maison isolée plutôt que de céder au réflexe de fuir. Cela ne va pas sans heurts, sans hostilités entre elles parce que, en arrière-plan la mort et la solitude sont une réalité. Certes, la forêt qui là aussi est un personnage central de ce livre, fournit de quoi se nourrir, mais à condition de renoncer à la facilité des produits préparés industriellement, de revenir à une vie plus simple, mais aussi à un respect de cette nature qui peut parfois se révéler hostile et dont on a un peu oublié l'importance et la valeur. L'épilogue est révélateur de cet volonté de vivre en osmose avec elle. Les deux sœurs se l'approprient petit à petit, découvrent son mystère et sa diversité et Nell se concentre sur la lecture de l'encyclopédie qui contribue à lui donner une explication du monde. Face à l'effondrement de la civilisation, c'est pour ces deux jeunes femmes tout un réapprentissage de la vie, des gestes oubliés ou appartenant aux anciens indiens de Californie et de l'instinct naturel, avec pour seul but de ne pas mourir.

     

    J'ai vu dans ce roman, non pas tant une fiction mais bien une histoire pas si irréelle que cela. Nous vivons dans une société axée sur la consommation dont nous pillons sans vergogne les ressources naturelles au point de l'appauvrir durablement sans même nous apercevoir que c'est notre propre avenir que nous hypothéquons. Nous sommes conscients des risques écologiques que nous prenons, mais dans une sorte d'inconscience collective, nous persévérons dans cette attitude (« Notre maison brûle mais nous regardons ailleurs » selon la phrase déjà ancienne d'un président de la République). Pourtant nous savons bien que cette société qui est la nôtre est d'une grande fragilité, basée seulement sur le profit, sur le rendement, puisque une simple grève générale suffit à la désorganiser. C'est un peu comme si nous faisions semblant de croire que, malgré notre conduite collective irrationnelle, tout finira bien par s'arranger ou plus simplement qu'il est urgent de ne rien faire. J'ai lu dans ce roman, plus qu'une fable écologique, une invitation à une prise de conscience collective indispensable à notre survie à tous. Dans ce contexte économique caractérisé par l'abondance, le gaspillage et la facilité, chacun devient égoïste, violent et oublieux des autres qui sont aussi nos semblables. C'est aussi un roman plein d'espoir avec l'arrivée d'une vie, certes non désirée, mais qui symbolise la pérennité de l'espèce humaine, même dans l’extrême difficulté, une sorte de volonté de vivre.

    La présentation de ce texte sous forme de paragraphes indépendants qui l'assimile à une sorte de journal, lui donne un rythme et une ambiance caractéristiques.

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les enfants du bon Dieu

    La Feuille Volante n° 1193

    Les enfants du bon dieuAntoine Blondin – La table ronde.

     

    Cela faisait longtemps que j'avais envie de lire un livre d'Antoine Blondin (1922-1991) que je ne connaissais qu'à travers de l'adaptation cinématographique d'Henri Verneuil de son roman « Un singe en hiver ». Il était connu pour son talent d'homme de Lettres, de journaliste engagé (mais il suivait aussi le Tour de France pour le journal L’Équipe), mais surtout pour son appétence à l'alcool, un bon vivant, quoi ! L'intrigue ici est assez simple : Nous sommes dans les années 50 à Paris et Sébastien Perrin, la trentaine, est professeur d'histoire, métier qui apparemment ne le passionne guère puisqu'il éprouve le besoin de la refaire à sa manière, ainsi refuse-t-il de signer le traité de Wesphalie et donc de mettre fin à la guerre de Trente ans, fait échapper Louis XVI à la guillotine et revenir sous le nom de Louis XVIII, livre une version très personnelle de la prise de la Bastille, rallonge la Guerre de Cent ans, refuse que la Corse soit rattachée à La France en 1768, ainsi Bonaparte est un général italien qui ne sera jamais Napoléon, ce qui ne manquera pas de changer la face du monde etc... Tout cela n'est pas très catholique et si l'on peut dire qu'il est possible de violer la langue française à la seule condition de lui faire de beaux enfants, dans le cas de M. Perrin et de sa notion de l'Histoire, on peut légitimement se poser des questions sur les connaissances de ses élèves, il est même permis d’émettre des doutes et des craintes aussi surtout quand l'inspecteur d'académie entreprend sa tournée tant redoutée ! Mais un miracle est toujours possible. Pourquoi cela, pourrait-on se demander ? Simplement parce qu'il a été réquisitionné au titre du STO pendant la guerre et que, puisque l'histoire l'a détraqué, il ne voit pas pourquoi il ne la détraquerait pas à son tour. Pourquoi pas, en effet ! Autrement, il vit dans un immeuble bourgeois des beaux quartiers, dont il nous raconte la vie avec force détails humoristiques et caricaturaux, est marié avec Sophie, sa gentille épouse dont les parents, anciens aristocrates, liquident consciencieusement leur patrimoine dans les voyages. Bref, il s'ennuie puisqu'il n'a même pas d'enfant.

    Il en a après la guerre et le STO, pourtant il n'était pas si mal tombé, puisque, affecté comme garçon d'écurie dans le domaine d'un prince, il en a séduit la nièce, Albertina. Comme tout a une fin, rentré en France, il a annoncé à la jeune femme son propre décès, allez savoir pourquoi ! Mais quand, plus tard, il rencontre cette dernière à Paris, l'idylle reprend de plus belle, sans doute pour tromper son ennui. Il a cependant soin de sauver les apparences et la compagnie de ce prince qui fait irruption dans la vie du couple Perrin amènent les époux à faire semblant de tenir un rang qu'ils n'ont pas, ce qui n'est pas sans occasionner quelques situations surréalistes et surtout quelques dépenses somptuaires qui, bien entendu, grèvent leur petit budget pour longtemps. Quant à la liaison entre Sébastien et Albertina, son évocation est à la mesure de cette histoire torride, passionnée, délirante.

    J'ai trouvé le style agréable à lire et je ne me suis pas ennuyé. J'aime la belle écriture qui honore notre belle langue française et, heureusement, elle ne manque pas de serviteurs dont Antoine Blondin fait partie. Il allie la verve à une imagination débordante et cela donne un phrasé truculent, un sens de la formule où l'humour le dispute à la dérision et a produit pour moi un effet enchanteur. Ce poids magique des mots a même fait florès au point de donner son titre à un film de Michel Audiard qui en est de Blondin le digne héritier (« Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages »-1968). Notre auteur appartenait au « Groupe des Hussards », un mouvements littéraire et politique crée dans les années 50 qui s'opposait notamment à l’existentialisme de Sartre. Il a fait des émules jusqu'au aujourd'hui et cet « amour du style, un style bref, cinglant et ductile », selon le mot de François Dufay, je l'ai retrouvé ici avec grand plaisir.

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Jusqu'à la bête

    La Feuille Volante n° 1192

    Jusqu'à la bête – Timothée Demeillers – Asphalte Éditions.

     

    Le livre refermé, je suis assez partagé sur ce roman. Il n'est pas rare que la littérature nous parle à l'envi de ceux qui, partis de rien, ont réussi, sont nés sous une bonne étoile et ont triomphé de tout, de l'adversité comme des embûches dressées par leurs semblables, pour le plaisir de leur nuire ou par simple jalousie. Dans ce genre, il n'est pas rare non plus qu'on nous parle de leurs fêlures, de leurs failles parce que nul n'est parfait mais le héro, à la fin, triomphe de tout et on ne retient que la réussite. Tout cela est bel et bon mais la réalité générale est bien différente, celle des petits, des sans-grade, pris de bonne heure dans la spirale du malheur et qui font ce qu'ils peuvent pour y échapper. Malheureusement pour eux, ils ne tardent pas à être rattrapés par l'échec parce qu'il fait partie de leurs gènes et qu'il ne peut en être autrement. Le plus souvent ils sont nés par hasard ou par accident et leurs parents ont à cœur de leur faire payer, au moins pendant le temps où ils sont à leur charge, l'erreur qui consiste à être là ! Alors ils mettront du temps, et même toute leur vie, à guérir de cette enfance meurtrie. Pour faire bonne mesure, leurs géniteurs leur témoigneront au mieux de l'indifférence, au pire de la haine et multiplieront autour d'eux les épreuves pour qu'ils partent au plus vite et quand ils l'auront fait, ils les accompagneront de leurs vœux de malheurs perpétuels. Après avoir manqué le rendez-vous de l'école, ils choisiront soit l'armée, soit le monde du travail pour échapper au chômage qu'ils connaîtront de toute manière un jour ou l'autre, mais, faute d'éducation, ils ne pourront accéder qu'aux métiers les plus ingrats, les plus mal payés, les plus dévalorisants et dénués d'avenir et resteront indéfiniment à la porte de cet ascenseur social dont on nous parle tant mais dont nous savons qu'il ne fonctionne plus depuis très longtemps. Il ne manquera pas de gens, le plus souvent des supérieurs, qui, les voyant se débattre dans leurs problèmes, au lieu de les aider à s'en sortir, appuieront le trait et en rajouteront dans la mesquinerie et la bassesse, pour se prouver qu'ils existent et ont de l'importance ou simplement pour le plaisir leur faire du mal. La société ne sera pas tendre avec ceux qui ne peuvent se défendre. Et, puisque c'était mal parti, et au nom sans doute d'un exemple qui doit être reproduit par eux et malgré eux, ils vont connaître à nouveau cette malchance qui leur colle à la peau et se maintenir eux-mêmes, aidés sans doute par l'alcool, le tabac et la drogue, dans cet état d’infériorité qu'ils ne quitteront plus. Dans toute cette grisaille, Il y aura peut-être l'amour qui viendra repeindre en bleu leur univers morne et leur faire croire que le bonheur existe aussi pour eux, parce que la beauté des femmes a ce pouvoir. Ce ne sera cependant qu'une illusion, qu'un mirage qui laisseront place au mensonge, à la trahison, à l'adultère, balayant d'un coup les fantasmes et les serments auxquels ils ont cru. « Les autres » et spécialement leurs proches qui sont les mieux placés pour consommer cette volonté de les anéantir, ne vont pas s'en priver. Ils retomberont ainsi dans leur état d'origine parce que l'espèce humaine est ainsi faite, capable du pire comme du meilleur, mais bien souvent du pire et que la solidarité, la générosité et le « vivre ensemble » sont des chimères entretenues pour une bonne conscience collective !

    Telle est l'histoire de ce jeune homme meurtri par la vie qui aggrave son cas par un geste que le premier avocat commis d'office pourrait défendre, mais qui le met d'emblée dans un cadre proscrit par la loi et le met pour un assez long temps en marge de cette société dont il n'a jamais vraiment fait partie. Ce roman déprimant a touché son but puisque, au-delà de l'histoire, assez aisément transposable dans nombre d'autres secteurs d'activités, il nous parle parce que nous aussi avons, un jour ou l'autre été concernés. J'ai simplement peu goûté le style qui certes traduit le désarroi du narrateur, mais ne correspond pas à ce que j'attends d'un roman.

     

    © Hervé GAUTIER – Décembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La disparue de Saint-Maur

    La Feuille Volante n° 1191

    La disparue de Saint-MaurJean-Christophe Portes – City éditions.

     

    Nous sommes en novembre 1791 et la Révolution redouble, surtout après la fuite manquée du roi à Varennes et la menace que fait peser l'armée des émigrés massée à la frontière allemande.. Plus que jamais la Nation est en danger. Cela n'empêche pas la vie de continuer et à Saint-Maur une jeune aristocrate, Anne-Louise, fille du baron Ferrières, un noble désargenté, a disparu. Fugue, meurtre, ou suicide… Le jeune lieutenant de gendarmerie, Victor Dauterive est chargé par sa hiérarchie d'enquêter mais ses investigations se révèlent difficiles malgré des aides parfois inattendues dont certaines ne manquent ni de courage ni d’imagination. Ce qu'il découvrira sera bien éloigné de ce qu'on peut légitimement attendre de gens qui se consacrent en principe à la prière. La société est secouée par des luttes de pouvoir et La Fayette, à qui Victor doit tout, revient à Paris dans l'espoir de conquérir la Mairie et charge l'officier d'enquêter discrètement sur un des candidats à ce poste. Telle est l’intrigue de ce roman historique où l'auteur, une nouvelle fois, mêle fiction, réalité, rencontres de personnages historiques et ambiance d'époque (les notes de bas de pages avec leurs références sont un repère intéressant pour qui souhaite s'immerger dans l'action).

     

    Le paradoxe de ces deux affaires, qui apparemment n'ont rien à voir l'une avec l'autre, est que l'officier mène alternativement ses investigations d'une manière officielle et officieuse, La Fayette, dont le rôle dans le déroulement de la Révolution est controversé, n'est en effet plus au pouvoir, ce qui complique sa tâche surtout dans le contexte politique agité de la capitale, l'ombre de Robespierre, de la guerre qui menace et celle de la Terreur qui s'annonce. Les temps changent et avec eux les hommes qui donnent libre court à leurs ambitions entre louvoiements, palinodies, trahisons, violences. Au milieu de tout cela notre gendarme doute et vacille quelque peu, torturé par des difficultés familiales, se demandant qui il sert en réalité et s'il n'est pas simplement manipulé comme un vulgaire pion, dans une ambiance de complots où chacun espionne l'autre. Malgré son jeune âge, on le transforme en espion sans l'y avoir préparé. Dans cette mission périlleuse, il croise des agents doubles parfois improbables, des nostalgiques de l'Ancien régime désireux de détruire la République qu'il a décidé de servir, des arrivistes sans scrupules, ce qui se transforme en une traque de conspirateurs, sur fond d'agents anglais, de rumeurs de guerre, de ventes de biens nationaux, d'opportunistes, d'omniprésence policière...Il connaît la torture, la mort qui rode, les rebondissements inattendus, les luttes d’influence de factions politiques opposées où chacun avance masqué de peur du lendemain, les hommes politiques corrompus, la délation, la jalousie, les secrets de famille inavouables, tout un panel d'humiliés qui profitent de cette pagaille pour se venger des vexations subies sous les aristocrates, bref tout un tableau peu reluisant de l'espèce humaine qui ne se révèle jamais autant qu'en des temps troublés et ce d'autant plus qu'on s'éloigne de l'esprit des Lumières et des idéaux humanistes de la Révolution.

     

    Tous ces rebondissements ont pour cadre ce Paris du XVIII° siècle dont une carte permet au lecteur de s'y retrouver. Décidément l'année 1791 passionne Jean-Christophe Portes puisque ses deux précédents ouvrages [ « L'affaire du corps sans tête » - « L'affaire de l'homme à l'escarpin » La Feuille Volante n° 1004 et 1090] se déroulaient déjà au cours de cette année. Ici, il en choisit le dernier mois, décidément très froid, pour plonger son lecteur dans une France au bord du chaos mais toujours dans les pas de Victor Dauterive. Cela donne un roman policier historique bien écrit et bien documenté, plein de suspense, dépaysant et passionnant jusqu'à la fin.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Avant que les ombres s'effacent

    La Feuille Volante n° 1190

    Avant que les ombres s'effacent Louis-Philippe Dalembert – Sabine Wespieser – Éditeur.

     

    C'est une saga, celle de juifs ashkénazes polonais établis à Berlin mais amoureux de tout ce qui est français, la langue en particulier, qui nous est contée à travers la vie de Ruben Schwarzberg, un garçon né en Pologne, affublé d'un bégaiement et d’oreilles décollées à la Kafka, et qui devient docteur en médecine sous le III° Reich. Il supporte les vexations, les lois raciales puis est interné à Buchenwald dont, par miracle, il parvient à être libéré, non sans passer par Paris ( la plus belle ville du monde!) où , bien entendu, il rencontre la sensualité de l'amour mais aussi où il goûte, fort peu d'ailleurs, l'art consommé du paradoxe et et des situations absurdes. Par chance, il profite, en tant que juif, d'un décret-loi d'Haïti qui l'autorise à obtenir, sur sa demande, un passeport pour se rendre dans ce pays qu'il rejoint après moult péripéties. Il met ainsi fin au mythe du juif errant et lorsque plusieurs décennies plus tard, en 2010, alors qu'un séisme défigure ce pays, il retrouve Deborah, arrivée d’Israël comme médecin bénévole, la petite fille de sa chère tante décédée quelques vingt plus tôt et qui ressemble tant à sa mère, et le vieux Ruben, devenu un vrai haïtien, a l'impression de la revoir, revenue du royaume des morts. D'une certaine manière, cela illustre l'adage qui veut que le monde est petit et que les liens familiaux sont plus forts que l'espace et le temps. C'est à sa petite cousine qu'il va, pendant toute une nuit, raconter cette histoire familiale qui a vu ce Polonais chassé d'Allemagne par les nazis, amoureux de la France et de sa culture, devenu médecin sans cesser d'être humaniste, poursuivre sa vie dans la douceur des Caraïbes et apporter à ce pays, désormais le sien et qui l'adopta, toute sa compétence médicale et tout son amour. Il est tellement peu conventionnel que lui, le juif agnostique, épousera, mais civilement seulement, la belle Sara, chrétienne d'origine palestinienne devenue une authentique haïtienne. Ils auront une descendance.

     

    Cela a beau être un roman plaisant à lire, ce livre mêle agréablement fiction, cérémonies vaudou et réalité historique (Engagement des Haïtiens volontaires aux cotés de la France dans les conflits de 1870, 14-18 - Déclaration de guerre d’Haïti au III° Reich et à l'Italie fasciste en 1941 – création par le commandant Kieffer des commandos qui portent son nom et qui ont participé au débarquement de Normandie - contribution à la 2° guerre mondiale dans le camp des alliés - épisode du paquebot Saint Louis en 1939 - accueil et naturalisation, au nom de la solidarité humaine, par l’état Haïtien, des réfugiés juifs chassés par les nazis – rappel historique que ce pays n'a pas hésité à affronter les troupes napoléoniennes venues y rétablir l'esclavage – évocation du séisme qui défigura le pays).

     

    Avec un tel nom phonétique, l'auteur, inconnu de moi, ne pouvait qu'attirer mon attention. J'avoue que je n'ai pas été déçu par cette saga. Sur le mode jubilatoire, Louis-Philippe Dalembert déroule son histoire malgré le sujet tragique et ne ménage ni les expressions délicieusement caribéennes ni l'humour (j'ai ri de bon cœur à certains passages rédigés avec un grand sens de l'à propos) qui le disputent parfois à un érotisme de bon aloi.

     

    Je ne voudrais pas clore cette chronique sans saluer, à travers cet écrivain et ce roman, un pays francophone éprouvé et sans doute un peu oublié, mais qui mérite bien une attention particulière. J'ai, en outre, apprécié l'hommage rendu à la culture et à la langue française. C'est en tout cas un livre remarquable et captivant qui entraîne son lecteur sur le chemin de la course pour la vie et en fait un bon moment de lecture.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les deux messieurs de Bruxelles

    La Feuille Volante n° 1189

    Les deux messieurs de Bruxelles – Eric-Emmanuel Schmitt – Albin Michel.

     

    André Malraux disait « Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache, un misérable petit tas de secrets ». C'est bien de secret dont il s'agit, que ce soit celui de deux homosexuels qui souhaitent favoriser après leur mort des gens dans le besoin ou la conduite énigmatique d'un notable qui ne révèle que post-mortem, et pour sa fille, ce qu'a été sa vie antérieure ou les manœuvres sentimentales d' une veuve pour s'attacher son second mari, les rapports difficiles au sein d'un couple… Je me suis souvent interrogé sur le secret qui entoure chaque être humain, soit qu'on se recroqueville sur sa propre histoire personnelle avec honte, soit qu'on participe aux blocages communs né de la guerre ou de la déportation dont il vaut mieux ne pas parler pour lui préférer la vie (merci Jorge Semprun). D'ailleurs le secret entretient le mystère et la couverture qui donne à voir une reproduction d'un tableau de Magritte me paraît être particulièrement pertinente puisqu'elle évoque le surréalisme dont la démarche créatrice était pour le moins hermétique.

     

    Le secret c'est aussi le mensonge qui fait partie de la vie parce qu'il est l'inverse de la confiance qu'on accorde par principe aux nôtres, parce que cela va de soi, parce qu'ils sont nos parents, nos enfants, notre conjoint, ceux-là mêmes qui en abusent sans vergogne. Nous nous ressemblons tous et ce faisant, nous tissons autour de nous une atmosphère de dissimulation, d'hypocrisie, de délation, de volonté de reconnaissance et d'ascension sociale par la séduction quand ce n'est pas une ardente envie de jouissance. Pour cela l'adultère en est la forme la plus élaborée et les déclinaisons en sont infinies qui minent les fondements de la famille et de la société. Quand elles sont découvertes, ces manœuvres, ces tromperies révèlent l’étendue de la naïveté de ceux qui ont eu la légèreté d'être honnêtes et la profondeur du mépris qu'on éprouve à l'égard ceux qui en sont responsables. Cette prise de conscience est douloureuse, déstabilisante, révélatrice pour ceux qui en sont les victimes et tous les serments, déclarations et affirmations qui ont pu être faits s'évanouissent ainsi d'un coup. Même si elle est maintenant plus libérée, la société, aidée activement en cela par la religion, nourrit ses propres tabous, les entretient avec le droit à l'oubli, le maintient des apparences jusque dans les replis du couple et consacre plus ou moins officiellement le non-respect des promesses de toute nature dont chacun, pour peu qu'il y ait quelque intérêt, s’accommode. Je ne suis pas sûr, tant actuellement les divorces sont nombreux, que les gens faits l'un pour l'autre existent vraiment comme nous le proclame une littérature de midinettes. L'expérience nous enseigne qu'il ne faut pas se fier aux apparences qui sont trompeuses, pourtant, le « coup de foudre » qui préside à l'amour se réfère bien à cela. D'ailleurs « le grand amour » existe-t-il vraiment ? En revanche le hasard me semble de plus en plus présider aux choses humaines, et il ne fait pas toujours bien les choses. L'amour fait partie de la vie, non seulement il contribue à la donner mais il est aussi bien souvent le moteur de la création artistique.

    J'ai souvent dit dans cette chronique que l'univers de la nouvelle est particulier. et souvent difficile d'accès . A la fin de cet ouvrage, l'auteur, dans un « journal d'écriture » , précise ce qu'a été la genèse de chacun de ses textes, les recherches qu'il a pu faire, les réflexions qu'il a menées, les événements de sa propre vie qui les ont suscités et enrichis pour en réaliser l'écriture. L'amour y tient une grande place et je n'ai pas fait l'impasse sur cet aspect. Tout le monde en parle et en son nom on prend des décisions parfois hâtives qui gouvernent et surtout pourrissent ensuite toute une vie que, contrairement à une idée généralement admise, on ne peut réellement refaire. Il est facile de le simuler en fonction de son intérêt et là on rejoint le mensonge qui, bien sûr, y a pleinement sa place. Ainsi, le faire rimer avec « toujours » est une façon bien idéalisée de voir les choses. Il se décline aussi dans l'amour maternel qui est abordé dans « un cœur sous la cendre » à travers le personnage de deux femmes et les fantômes de leurs enfants morts. C'est l'occasion pour lui de réaffirmer l'existence de la douleur morale provoquée par un amour injustement avorté qu'on tente vainement d'exorciser. Dans ce « journal », l'auteur évoque l'avortement qui dans ce cas de figure est thérapeutique mais reste une décision essentielle pour la vie du couple, le suicide comme un moyen inefficace à ses yeux venir à bout de cette douleur, et de conclure « Toute sagesse commence par l'acceptation de la souffrance » ce qui est à la fois stoïcien et judéo-chrétien. Accessoirement, il pose aussi le problème de l'aspect comptable des soins en vigueur dans certaines démocraties et le risque de propagation de ce concept. Dans cette nouvelle, importante à mes yeux, il parle aussi de l'individu au regard d'une greffe d'organes vitaux, la vie de quelqu'un contre la mort d'un autre, l'utilité de la mort contre la vie mais aussi de l'immortalité comme un mythe inatteignable et non souhaitable. « Le chien » évoque aussi le pardon, c'est à dire peu ou prou l'aspect religieux d'un acte humain qui ainsi prendrait une dimension divine. Il conclut que « Seuls les morts ont le pouvoir de pardonner » ce qui, pour le moins, suscite la réflexion.

    C'est donc une mine d'informations érudites et un voyage original dans l'univers créatif de l'auteur auquel le lecteur est convié. Il nous avertit cependant « La littérature nous met en garde contre les idées simples » et il ne se prive pas pour aborder des sujets inattendus qui font de chacun de ses livres, au-delà de la rencontre avec un bon écrivain et de l'histoire qu'il nous fait découvrir, une invite à la méditation.

     

    J'ai toujours plaisir à lire Eric-Emmanuel Schmitt et ce recueil a été encore une fois un bon moment de lecture.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • L'été infini

    La Feuille Volante n° 1188

    L'été infini – Madame Nielsen – Notabilia.

    Traduit du danois par Jean-Baptiste Coursaud.

     

    Je suis peut-être de la vieille école, mais j'aime les phrases courtes. Ici c'est plutôt le contraire et je dois bien reconnaître que cette manière démesurément longue de s'exprimer, à l'image du texte labyrinthique qui doit sans doute être lu sans désemparer faute d'égarer le lecteur, m'a un peu dérouté. Je dois d'ailleurs déplorer cette habitude qui semble s'installer dans les romans, d'adopter cette manière, un peu fastidieuse à mes yeux, d'écrire désormais. C'est dommage parce que, au début, ce livre avait attiré mon attention et mon intérêt pour cette histoire dont j'ai vite perdu le fil. Pourtant il y a de belles images, un souffle de vie, entre ombres et lumières, des analepses parfois oniriques, des allusions pleines d’ambiguïtés, une histoire d'amour qui n'est pas banale. C'est aussi un roman sur le destin et la fatalité qui sont des thèmes récurrents et toujours passionnants, une histoire qui parle de la jeunesse, cette période que nous avons tous vécue, pendant laquelle on s'ouvre au monde, où tout semble possible, l'amour et le reste, où la beauté s'impose, où le temps ne compte pas et qui ressemble à « un été infini ».

    L'auteure raconte, dans les années 1980 , l'histoire d'une famille danoise un peu étrange qui vit dans un manoir reculé, un beau-père taciturne qui finit par disparaître, une mère non moins bizarre qui passe ses journées à cheval (elle mettra à profit l'absence de son mari) et des enfants un peu laissés libres de vivre leur vie d'artistes. Il est question d'amour, d'insouciance, de jeunesse , de beauté, de temps comme suspendu, mais la mort plane qui gagnera à la fin, comme toujours, parce qu'ainsi va la vie.

    Qu'est ce qui m'a fait poursuivre ma lecture alors que j'avais bien envie de l'arrêter ? Peut-être l'épilogue à venir qui est toujours un mystère dans le cadre d'une fiction, peut-être l'image fugace et mystérieuse de ce jeune garçon gracile qui devait porter en lui autre chose que de la banalité ?

    Ce roman est sous-titré « Requiem », une pièce de musique que je n'ai pas perçue comme telle, peut-être à cause de la traduction du danois au français, peut-être parce que mon oreille n'est pas assez exercée, mais qui appartient à un rituel qui est aussi associé à la mort. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, cet « été infini » reste en effet un mythe et le quotidien ordinaire et banal, avec ses hasards, ses échecs et les remords qu'il suscite reprend ses droits. Le temps qui passe avec son lot de solitude et d'abandon, de rides, de douleurs et de corps décrépis, pèse sur les humains, instille la maladie et la mort. Elle fait partie de notre parcours, en est simplement la fin parce que nous ne sommes ici que de passage, simples mortels, usufruitiers de notre propre vie.

    Je me suis aussi interrogé sur le prénom de l'auteure, un peu mystérieux, dont la signification est révélée par la notule du début et qui peut sans doute expliquer à la fois cette envie d'écrire et cette manière de le faire, une sorte de thérapie face à ce tourment réel qu'à été cette longue attente et cette réflexion sans doute douloureuse avant l'opération chirurgicale. Claus Beck-Nielsen, auteur, acteur et musicien, né homme en 1963, est effectivement mort en 2001 pour renaître sous le nom de Madame Nielsen.

     

    Je suis peut-être passé à côté d'un chef-d’œuvre, mais, le livre refermé, je reste sur une impression déroutante.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • L'homme qui voyait à travers les visages

    La Feuille Volante n° 1186

    L'homme qui voyait à travers les visages Eric-Emmanuel Schmitt – Albin Michel.

     

    D'abord un attentat djihadiste comme notre société en connaît de plus en plus. Augustin, un jeune homme un peu paumé en est à la fois la victime et le témoin. C'est un SDF sans le sou, stagiaire non rémunéré à la feuille de choux locale de Charleroi. Le lecteur ne tarde pas à comprendre qu'il est un être d'exception qui voit les morts, des fantômes qui hantent les vivants et volent autour d'eux mais aussi une histoire qui se déroule un peu malgré lui et qui en fait presque un complice du terroriste...

    C'est aussi un prétexte pour réfléchir de la violence née des religions, inspirée peut-être par les dieux, si on y croit, mais surtout perpétrée par les hommes . La guerre est en effet pour eux la principale activité depuis que le monde existe et tous les motifs sont bons pour y recourir, une divinité étant, pour cela, un formidable alibi. Au fil de la lecture on découvre ce qui s'affiche tous les jours dans la presse, la radicalisation sur internet qui transforme un être parfaitement normal en terroriste avide de tuer ses semblables, le Coran à la main. Soyons juste, les hommes, au nom des « religions du Livre », le judaïsme, le christianisme et l'islam qu'on nous présente pourtant comme des religions de paix, n'ont pas fait autre chose pour justifier leur soif de mort tout en ayant soin, au nom de l'incontournable prosélytisme, que de convertir les autres hommes à l'aide de la violence et du meurtre.

    Toujours au fil de la lecture, on voit apparaître, en ce qui me concerne, à ma grande surprise, l'auteur lui-même qui se met en scène. Pourquoi pas après tout puisqu'un auteur puise dans sa vie, son expérience, sa culture, la substance même de son œuvre, mais que ce solipsisme parfaitement normal et légitime aille jusqu'à le faire apparaître lui-même sous sa propre plume, avec tout ce que cela implique de panégyrique et d'auto-encensement, j'avoue que cela me gêne un peu. A croire que toute cette fiction n'était finalement destinée qu'à cela, qu'à parler de lui, de ses livres, de son œuvre, des personnages qu'il a créés. Jusqu'à cette interview qu'Augustin mène auprès de lui, à qui il souffle les questions pour mieux donner les réponses sur la philosophie, sur Dieu, sur la foi, sur les religions et la violence qu'elles suscitent. Je passe aussi sur les morts que voit Augustin lors de cette entrevue et qui peuplent l'univers de Schmitt. On comprends très vite qu'il ne s'agit pas de n'importe qui. On voit assez de gens, même des écrivains, et pas des meilleurs, qui passent leur temps à parler d'eux, j'avoue que de la part d'Eric-Emmanuel Schmitt, cela m'a un peu agacé. Nous avons tous notre idée sur Dieu, sur son existence, sur ses silences, les injustices qu'il suscite ou laisse perpétrer, sur le merveilleux de la foi qu'il distribue d'une manière d'ailleurs discrétionnaire et qui transforme la vie des pauvres humains que nous sommes. Je ne crois vraiment pas qu'un tel roman, quelques que soient ses qualité littéraires par ailleurs, fasse beaucoup avancer les choses. Je n'ai pas été convaincu non plus par ce surréaliste dialogue avec « le grand œil », sur l''explication donnée sur l'écriture des trois grands livres sacrés, ancien et nouveau testament, coran, pas davantage d’ailleurs par l’épilogue. En revanche le thème de l'écriture par rapport à l'écrivain, la réponse à la question posée par lui « Qui écrit quand j'écris ?» m'aurait intéressé, le phénomène de l'inspiration, son avis sur le « Je est un autre » de Rimbaud, mais elle est restée en suspens.

    La quatrième de couverture fait allusion a un de ses précédent roman « La nuit de feu » qui ne m'avait pas, en ce qui concerne son message religieux, franchement convaincu (La Feuille Volante n°988). D'ordinaire j'aime bien lire Schmitt pour son style poétique, pour son talent d'écrivain, cette chronique en témoigne, mais là, j'avoue que j'ai été un peu lassé par le thème et la façon de le traiter. Je trouve cela dommage surtout que le titre était à lui seul une invitation à la lecture d'un livre qui, sous la plume de Schmitt, ne pouvait qu'être intéressant.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les petites mécaniques

    La Feuille Volante n° 1185

    Les petites mécaniques – Philippe Claudel- Mercure de France.

     

    Un recueil de nouvelles est toujours un univers délicat. Ici tous les textes qui le composent sont liés à la mort et l'auteur nous transporte par les mots dans un Moyen-Age obscur où la camarde rôdait dans les villes et les campagnes parce que les guerres étaient fréquentes, l'insécurité quotidienne, la paix publique un vœu pieux et la santé un don de Dieu ou dans un espace indistinct où le temps se confond avec le rêve ou avec le cauchemar.

     

    De nos jours, si les choses ont un peu changé (encore que) nous sommes toujours les usufruitiers de notre propre vie et elle peut-être interrompue à tout moment, surtout quand nous y attendons le moins. En occident, allez savoir pourquoi, on nous entretient dans cette ignorance de la mort ou à tout le moins dans l'oubli de sa réalité, comme si nous étions perpétuellement attachés à cette terre. Est-ce parce que la religion chrétienne nous assure de la réalité, mais dans un autre monde seulement, d'une vie qu'elle nous dit, avec cependant un évident abus de vocabulaire, éternelle, je ne sais pas, mais ce que je sais c'est que, dans d'autres cultures pourtant contemporaines on regarde davantage la mort comme une réalité et on célèbre les morts lors de manifestions festives quand notre Toussaint n'est que l'occasion de faire refleurir les cimetières même si les morts sont oubliés le reste de l'année.. Elle fait tout simplement partie de la vie dont elle est la fin naturelle parce que nous ne sommes sur cette terre que de passage. Ce n'est pas faute de lui avoir donné les traits effrayants d'un squelette armé d'une faux et habillé d'un suaire alors que dans l'Antiquité c'était trois femmes qui étaient chargées de filer puis de trancher le fil de la destiné.

     

    Dans l’interruption de la vie, la mort a différents visages, l'accident, l'attentat, le meurtre la maladie… ceux qui choisissent le suicide n'ont pas la patience d’attendre le terme et nous invitent à nous interroger sur la liberté ou sur le destin. Nous sommes, à titre temporaire, titulaires d'un contrat à durée indéterminée que nous n'avons ni voulu ni signé, qui de plus en plus fait de nous des emphytéotes et nous devons à d'autres d'être ici. Ils nous chargent souvent d'assumer nous- mêmes le choix qu'ils ont fait pour nous, quand ils ne nous mettent pas eux-mêmes des bâtons dans les roues. Au cours de cette vie nous avons l'occasion de vérifier la fragilité des choses humaines, la jeunesse, la beauté que chassent l'oubli et le silence envahissant qui se marient si bien avec la vieillesse et la douleur. Les écrivains attentifs matérialisent par l'écriture tous ces parcours réels ou imaginaires, héroïques ou banals, ils manient les mots et transforment en chefs-d’œuvre ou en bluettes ces « bien petites mécaniques égarées dans l'infini » que sont nos vies. Avant la mort, il y a la vie, ce long combat mené le plus souvent pour rien parce qu'il est aussitôt oublié par ceux qui restent, avec, pour chacun d'entre nous une sorte d'étoile.à laquelle nous croyons et que nous voulons atteindre. Au bout du compte, c'est souvent un échec, un vrai combat dont nous sommes les victimes pourtant pleines de bonne foi et de bonne volonté. Ainsi, après un tel parcours marqué par des souvenirs, des échecs, des regrets et des remords, des espoirs déçus et des projets avortés, la mort devient-elle une délivrance salutaire d'une existence qui s'arrête enfin.

     

    J'ai eu plaisir, une nouvelle fois, de retrouver le style poétique de Philippe Claudel, toujours aussi émouvant et plein de sensibilité, malgré le thème proposé..

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • l'évangile selon Pilate

    La Feuille Volante n° 1184

    L’Évangile selon Pilate – Eric-Emmanuel Schmitt – Albin Michel.

     

    Nous avons la Vulgate, officielle et répétée à l'envi, les apocryphes ignorés par l’Église, protéiformes et révélateurs ; Eric-Emmanuel Schmitt nous convie à la lecture d'un texte qu'aurait pu écrire Pilate, le préfet de Judée qui s'est lavé les mains de la condamnation du Christ, l'abandonnant à la justice des Juifs. Pourquoi pas, puisque Jésus a suscité foi, adoration, engagement mais aussi rejet, persécutions et mises à mort de ses fidèles et donc n'a laissé personne indifférent ? En réalité ce sont deux textes, l'un qui met en scène le Christ au jardin des oliviers, qui s'exprime avant son arrestation et son exécution et l'autre où Pilate confie ses impressions sur cet homme exceptionnel.

    L'auteur nous présente un Jésus (Yéchoua) pas vraiment différent de celui dont le catéchisme et les évangiles nous ont parlé, avec seulement un rôle assez original donné à Judas (Yehoûdâh). Il est au départ un jeune homme qui ignore sa mission divine et qui la découvre au fil de sa vie, quelqu'un qui n'est ni bon charpentier ni bon croyant et qui, après sans doute avoir médité les Écritures qui annoncent sa venue comme le Messie tant attendu, un être providentiel comme l'espèce humaine en est friande, devient une sorte de célèbre SDF faiseur de miracles, délivrant son message de paix et d'amour, suivi massivement par ses disciples. Il bouscule les préceptes de la Loi, substitue sa doctrine personnelle au judaïsme, présentant Yahvé, son père, non plus comme une divinité vengeresse et inaccessible mais comme un dieu d'amour, bon et miséricordieux, ce qui, aux yeux des Juifs est un sacrilège. C'est vrai que son discours de « roi des juifs », mal compris au moment où son pays est occupé par les Romains a pu susciter des ambiguïtés chez ceux qui entendaient résister à cette puissance étrangère. Ainsi est-il. recherché pour ses pouvoirs et les espoirs qu'il suscite et poursuivi pour ses blasphèmes.

    Pour Pilate, c'est autre chose. Il ne se plaît guère à Jérusalem, regrette Rome.et décline son témoignage en de nombreuses lettres adressées à son frère Titus qui ne lui répond jamais. Pour lui Jésus est à la fois une énigme, un magicien qui faisait du bien autour de lui, qui s'est laissé arrêté et qui a accepté sa mort, quelqu’un qu'il a laissé condamner par le Sanhédrin, se lavant publiquement les mains de cette décision et qu'il a crucifié comme un voleur parce que c'était le supplice officiel des Romains, alors qu'il était convaincu de son innocence. L'auteur nous montre un Pilate perturbé par ce tombeau vide et qui veut à toute force retrouver le corps de Jésus.dont on dit partout qu'il est ressuscité, un magistrat dubitatif face à cet épisode qui a bouleversé sa vie, qui fait des supputations et craint l'imposture. Personnellement je vois plutôt ce gouverneur militaire qui doit faire régner la paix romaine dans cette lointaine province secouée par des troubles, à coup de flagellations publiques et de crucifixions, comme un fonctionnaire zélé. Jésus qui s'inscrit à l'époque dans un mouvement sectaire religieux contestataire et généralisé, a, par son enseignement original, bouleversé la Loi juive et troublé l'ordre public basé en grande partie sur des préceptes religieux, et dont Pilate est responsable. Il a simplement constaté, surtout après la libération de Barrabas, que tout cela sans doute s'inscrivait dans un contexte un peu surréaliste qui lui échappait partiellement et qu'il fallait en finir. ll a donc laissé le soin aux Juifs de condamner Jésus et l'a exécuté parce qu'il était le chef des troupes d'occupation. Ainsi est née, le nom de « peuple déicide » donné aux Juifs par les chrétiens et qui a justifié un antisémitisme longtemps entretenu. En réalité Schmitt suit les événements mais manipule les faits et les personnages, transformant avec sa talentueuse imagination d'écrivain cette histoire en un véritable roman policier avec suspense et rebondissements dont j'ai bien aimé la lecture.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • 100 maisons - La cité des abeilles

    La Feuille Volante n° 1183

    100 maisons – La cité des abeilles – Delphine Le Lay – Marion Boué – Alexis Horellou - DELCOURT

     

    Nous sommes en 1950 à Quimper et la France se relève difficilement de la deuxième guerre mondiale. La crise du logement sévit et des familles s'entassent dans des maisons insalubres. Sur le modèle des « Castors » et d'une initiative semblable réalisée à Pessac (Gironde), une association est créée pour permettre aux ouvriers, après leur journée de travail, de participer à l'effort collectif de construction de logements modernes, la cité des abeilles, où chacun serait propriétaire. C'est une belle expérience de solidarité et de courage, née dans l’esprit de quelques militants catholiques et communistes, qui durera près de 4 années et que cette BD salue, pour le 60° anniversaire de sa création. Elle met en scène, dans un graphisme volontairement gris, deux familles, celle de Jeannette et Marie-Anne-Marie, deux sœurs qui habitent ensemble dans un taudis avec leur mari et leurs enfants. L'histoire n'occulte ni les tensions ni les difficultés nées du quotidien et du brassage social d'hommes aux convictions différentes. Elle est directement inspirée de l'expérience des grands-parents de Marion Boué qui ont eux-mêmes participé à cette aventure.

     

    On ne peut que saluer cette initiative, cette mise en évidence de cette solidarité qui, aujourd'hui sans doute serait plus difficile à mettre en œuvre à cause de l'individualisme égoïste qui caractérise nos sociétés.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

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