la feuille volante

Articles de hervegautier

  • LE BOXEUR POLONAIS

    N°974– Octobre 2015

     

    LE BOXEUR POLONAIS Eduardo Halfon- Quai Voltaire.

     

    Ce sont deux nouvelles assez courtes qui comportent ce recueil. De l'aveu même de l'auteur, c'est un genre littéraire dans lequel il s'exprime le mieux. Il me paraît important de commencer par la seconde au terme de laquelle cet écrivain guatémaltèque , juif polonais d’origine, ayant faut ses études aux États-Unis est invité à un colloque qui a pour thème « La littérature écorche la réalité ». C'est une formule assez sibylline qui, au milieu des insomnies qu'elle lui procure, lui fait penser à un film de Bergman. Il en vient à s'interroger sur l'interdépendance de la réalité et la littérature et conclue que cette dernière est, à ses yeux, synonyme de destruction puisque l'écrivain, même s'il souhaite en rendre compte avec précision, l'oublie. Cela l'amène à se remémorer une histoire que son grand-père lui racontait alors qu'il était petit. Le vieil homme lui révéla que le numéro tatoué sur son avant-bras était en réalité son numéro de téléphone qu'il ne parvenait pas à se rappeler. Plus tard, alors que son petit-fils a grandi et qu'il l'interviewe, le vieil homme lui parle du camps d’Auschwitz où il devait être exécuté. La veille, le hasard lui fait rencontrer un boxeur polonais qui, pendant toute la nuit, lui indique ce qu'il doit dire et ne pas dire aux Allemands qui le lendemain seront chargés de le juger et qui décideront de sa vie ou de sa mort. Le fait est qu'il a effectivement la vie sauve grâce à ses conseils. L'auteur décide donc, quelques années après, de raconter cette histoire qui fait l'objet de la première des deux nouvelles de ce recueil et qui apparemment lui convient parfaitement. Ce faisant, la littérature lui a donc permis de rendre compte de la réalité et non pas de l'écorcher.

    Le hasard, toujours lui, fait que, longtemps après, l'auteur lit, publiée dans un journal guatémaltèque, l'interview de ce même grand-père sur sa détention et sa survie dans les camps de la mort. Le vieil homme révèle qu'il la doit simplement à ses talents de menuisier, les SS privilégiant effectivement les artisans qui leur rendaient des services et qu'ainsi ils sauvaient provisoirement de l'extermination. Il n'est donc plus question de ce proverbial boxeur polonais qui, tel Shéhérazade, a passé sa nuit à lui prodiguer des conseils. Dès lors, il a, en quelque sorte, la réponse à son questionnement sur la réalité et la littérature. Pourquoi son grand-père a-t-il déguisé la vérité derrière une histoire inventée ? L'auteur en conclue que la littérature est « comme le tour d'un prestidigitateur ou d’un sorcier, qui donne corps à la réalité et fait croire qu'il n'y en a qu'une. A moins que la littérature ne nécessite de détruire une réalité pour en construire une autre  » Il y ajoute même une réflexion personnelle prétextant que la littérature devrait effectivement rendre compte de la réalité, que cela est à la portée de l'auteur mais qu'il est, peut-être malgré lui, sujet à l'oubli.

     

    Derrière l'histoire relatée dans ces deux nouvelles, le thème de réflexion me paraît pertinent. Je note que, certes l'auteur, a rendu compte d'un souvenir personnel de son grand-père, mais que ce dernier l'a délibérément déguisé, peut-être parce qu'il ne voulait pas évoquer la triste réalité et qu'il préférait la travestir ainsi. D'ailleurs la supercherie de son numéro de téléphone procède de cette même démarche et rares sont les déportés qui ont accepté d'emblée de parler de leur détention dans les camps. On se souvient de la démarche de Jorge Semprun dans « L'écriture ou la vie ». C'est là un oubli volontaire et, quand un auteur choisit de relater ses souvenirs, et au cas particulier ceux de sa famille ce qui est, comme souvent un thème récurrent chez un écrivain, il fait effectivement un tri parmi eux. C'est un parti-pris parfaitement respectable qui ne fait que mettre en lumière sa liberté de création. L'oublie-t-il volontairement pour autant ? Ce n'est pas sûr et il se réserve peut-être le droit d'y revenir plus tard, lors de la rédaction d'une autre œuvre. La mémoire qu'un créateur veut faire revivre avec des mots subit effectivement une forme de choix inconscient du à sa sensibilité ou à sa volonté de prouver quelque chose, étant entendu que c'est lui qui a la main unique du scribe. D'autre part nous savons tous que l'écriture est le domaine de la création et que la fiction vise justement à créer quelque chose qui n'existe pas, pourquoi pas sur les cendres d'autre chose, comme une sorte de phénix .

     

    Je n'ai abordé l’œuvre d'Eduardo Halfon que très récemment (La Feuille Volante n°966 pour Signor Hoffman). J'en ai goûté le style et l'ambiance un peu particulière, à la fois nostalgique et lente qui sourd de ses textes autant que l’invitation à la réflexion sur le rôle de la littérature.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES AMYGDALES

    N°973– Octobre 2015

     

    LES AMYGDALES – Gérard Lefort – Éditions de l'Olivier.

     

    Un jeune narrateur en opposition plus ou moins frontale avec sa famille, des bourgeois provinciaux établis, nous la raconte au quotidien avec une certaine causticité. D'évidence, il ne l'aime guère mais ne le montre pas, préférant, sainte nitouche, faire ses coups par en-dessous. Il nous présente les membres de cette tribu les uns après les autres. Ses deux frères aînés, des jumeaux, dont il ne dit pas de bien (et même pas les prénoms) mais qu'il supporte, sa petite sœur, Corinne (un prénom à la noix selon lui), une flagorneuse qu'il ne manque pas de faire souffrir (s'il pouvait la tuer il le ferait volontiers), mais l'air de rien évidemment. Il ne va pas jusqu'à dire  « Père » ou « Mère » mais « le papa » et « la maman », c'est presque pire ! Il faut dire qu'il n'est guère gâté, enfin, c'est lui qui parle. La mère est à moitié folle, aux anathèmes faciles, un peu nymphomane oubliant son âge avancé surtout quand elle croise un jeune maître-nageur sur la plage et surtout pas mal dépensière et fantasque, le père est à la fois insomniaque et maladroit. Toute maison bourgeoise se doit d'être grande, de sacrifier aux mondanités et bien entendu d'avoir du personnel, des « bonnes » dont on disait à l'époque qu'elles étaient «à tout faire » ce qui laissait l’imagination galoper, enfin pour ceux qui en avait. Elles défilent dans cette maison au gré des humeurs de « la maman » qui, bien entendu ne manque pas de faire savoir à ses amies, qui bien souvent n'en ont pas, combien il est difficile d'être obéi par « ses domestiques ». Il ne s'oublie pas non plus dans ce catalogue familial, confie ses phobies dont celle de l'instituteur, ses obsessions, ses maladies infantiles qui avaient pour avantage d'être maintenu au lit en évitant l'école et d'être chouchouté par la bonne, mais c'était aussi l'occasion de faire connaissance avec les cataplasmes à la moutarde, considérés à l’époque comme la panacée (l'auteur est né 1952). Sans parler de l'incontournable opération des amygdales ! Il se montre volontiers roublard, tricheur permanent, menteur, et pas mal imaginatif donnant volontiers libre court à un esprit créatif parfois surprenant d'originalité. Un marrant aussi mais aussi qui savait et avec talent circonvenir son auditoire... Et pour que le décor soit complet, il va nous le décrire par le menu, à la manière d'une antique photo de classe, comme une sorte de tour du propriétaire d'une contrée maintenant disparue, évoquer cette enfance en allée dont on ne sait pas trop s'il la regrette où s'il s'en souvient avec effroi. Il évoque de ses aimables plaisanteries de potache mais aussi ses méchancetés de futur adulte. Le narrateur a heureusement un copain, Jacques Avril, un chic type de son âge mais pas de sa « condition », un déconneur qui cependant cite Clément Marot et qui seul est capable de le rassurer, de le sortir de cette jeunesse cloîtrée !

     

    C'est vrai que j'ai bien ri, mais pas toujours cependant, l'auteur s’inscrivant dans cette grande tradition littéraire que sont les souvenirs d'enfance, c'est sans doute là le côté « solipsisme » propre à tous les écrivains. C'est délicatement drôle mais aussi dramatique, les deux pôles de la condition humaine. Mon sourire, même partiel, est plutôt bienvenu dans ce monde où tout fout le camp mais derrière la dérision et l'humour, j'ai surtout lu une enfance tourmentée, un enfant mal aimé, mal dans sa peau qui, malgré le décor familial qu'on voudrait idyllique, fait l'apprentissage de la vie, découvre la méchanceté, l’hypocrisie et la trahison de ceux qui l'entourent, ce qui est somme toute le quotidien de notre société. J'ai lu des divagations échevelées d'un garçon affabulateur qui se réinvente un monde parce que celui où il vit en lui plaît pas. Avec un talent certain, il se joue de cet état qu'il aurait voulu différent, de cette famille qu'il aurait sans doute souhaité plus conventionnelle. Rire de tout à toujours été une manière de supporter les difficultés. C'est une thérapie efficace. Alors rire de son enfance où, pour paraphraser Émile Ajard, ou si vous préférez Romain Gary, on a « la vie devant soi », avec ses projets, ses fantasmes, ses illusions, pourquoi pas ? Surtout si au bout du compte il ne reste de tout cela que bien peu de choses. Rire du temps qui passe, de la mort vers laquelle nous allons tous, oui pourquoi pas ? Puisque se lamenter ne sert et que c'est une arme comme une autre pour se défendre dans ce combat perdu d'avance. Rire de cette vie qui s'impose à nous parce qu'elle n'est pas forcément belle contrairement à ce qu'on nous affirme, parce qu'à travers les hasards, les malheurs, les rencontres, les deuils, elle fait de nous ce qu'elle veut et la liberté individuelle dont on nous rebat les oreilles est bien souvent laissée pour compte. C'est comme cela et nous n'y sommes pour pas grand chose, alors autant en rire !

     

    Dans mon panthéon personnel, j'ai bien sûr trouvé des références en lisant ce roman mais surtout j'y ai pris un plaisir certain. J'y ai aussi lu des évocation bucoliques et poétiques quand il est question de bord de mer, de tempêtes et de nature. Je ne connaissais pas l'auteur comme romancier puisque son nom était plutôt attaché à «Libé » et à la télévision mais j'attends volontiers son prochain roman.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • IL ETAIT UNE VILLE

    N°972– Octobre 2015

     

    IL ETAIT UNE VILLE Thomas B. Reverdy – Flammarion.

     

    Nous sommes à Détroit en 2008 et cette ville qui a été le fleuron de l’industrie automobile américaine se vide, les faillites et les licenciements se multiplient, la crise des subprimes est passée par là, les maisons qui sont abandonnées sont livrées aux pileurs et incendiées, des petits malfrats et autres dealers rodent dans ce désert en quête d'un mauvais coup c'est le chaos ou, pour faire plus couleur locale, le Far West. Pour faire bonne mesure, la corruption, les sandales touchant l 'administration communale s'accumulent et les dossiers s’entassent sur le bureau du Procureur. Il vaut mieux en pas parler des dysfonctionnements des services de police, pour ne pas dire de leur incompétence, de leur sous-effectifs et de leur matériel obsolète… Quant à l'ordre public, il est en permanence bafoué. Autant le dire tout de suite, là-bas aussi, on vit une époque formidable ! Certains tentent de résister mais dans ce contexte délétère des enfants disparaissent, comme Charlie, un brave garçon qui vit ici avec Gloria, sa grand-mère.

    Eugène est un jeune ingénieur français envoyé à Détroit pour mettre sur pied une unité de production automobile et peut-être aussi pour relancer une carrière qu'une précédente mutation en Chine qui s'était terminée par un fiasco avait quelque peu comprise. Malheureusement pour lui, l'Entreprise qui l'emploie part à vau-l'eau et il ne peut que se raccrocher au sourire de Candice, la serveuse du bar qu'il fréquente après son travail.

    Brown est un lieutenant de police un peu marginal, peu prisé cependant par sa hiérarchie et qui, pour cela sans doute n'a aucune chance d'avoir de l'avancement. C'est pourtant à lui qu'on confie les affaires les plus merdiques comme celle de la disparition de Charlie et de deux de ses camarades. Après tout, des enfants qui disparaissent ici, il y en a tous les jours dans cette ville qui se vide à vue d’œil mais quand même, Brown est consciencieux.

     

    Ce roman semble un peu décousu, avec ses personnages à l'histoire parallèle dont on a du mal à penser qu'ils vont finir par se rencontrer. Certes, ce roman nous replonge dans l'univers des subprimes, de l'effondrement du système bancaire, de notre société et de ses valeurs qui se délitent, d'une paupérisation galopante, bref l'image d'un chaos loin de celle du capitalisme triomphant. Cet univers est déprimant et déteint sur les personnages, explique leur solitude mais aussi peut-être leur volonté de tout faire pour se maintenir contre la décadence générale. C'est bien une ambiance délétère dont ce roman rend compte et notamment des abus des hommes politiques qui aiment se classer eux-mêmes dans la catégorie des « élites ». Il y a heureusement cette enquête pleine de suspense, menée par cet officier de police désabusé mais opiniâtre.

     

    J'ai bien aimé que ce soit la ville de Détroit qui soit au centre de cette fiction. C'est assez rare pour être souligné. Cette ville est un authentique personnage plongé dans une réalité inquiétante. A travers elle, j'ai choisi de voir cette extraordinaire et étonnante faculté qu'à l'homme de s'autodétruire, de mettre plus d'énergie à compromettre son avenir et celui des générations futures qu'à conserver et améliorer ce que leurs aïeux leur ont transmis. Pour un peu plus d'argent il n'hésite pas à polluer, à jeter à la rue d'autres hommes qui sont comme lui, à bafouer les valeurs du travail, de l'effort, de la famille. C'est exactement l'image de notre société actuelle. Heureusement il se trouve toujours des individus qui choisissent de se dresser contre cette logique et qui, malgré leur peu de moyens, font valoir le bon sens, le courage. Brown et Gloria sont de ceux là. Je voudrais revenir sur Eugène et Candice. Il y a entre eux autre chose que de l'amour physique, qui certes existe mais pas tout de suite comme on pourrait le penser. Cela aurait pu être une « brève rencontre » mais ce sera en réalité autre chose. Candice n'a pas voulu tomber dans la prostitution et dans la drogue comme les autres filles mais a choisi de rester une simple serveuse de bar. Eugène qui sent bien que son séjour à Détroit tourne au fiasco repartira sans doute pour l'Europe. Il n'y a pas entre eux au départ beaucoup d'atomes crochus à part le sexe qu'on suppose facile et éphémère. Et pourtant ce n'est pas ce qui se passe, malgré la différence de milieu, de culture, de niveau social, un peu comme si ce qui prévaut entre eux c'est leur deux solitudes qui paradoxalement les réunit. C'est elle qui le transforme par son amour simple et non pas le contraire comme on aurait pu s'y attendre.

     

    Le style est agréable, les descriptions sont précises, poétiques parfois et pleines alternativement de sensibilité, de sensualité et de total désespoir.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN AMOUR IMPOSSIBLE

    N°971– Octobre 2015

     

    UN AMOUR IMPOSSIBLE Christine Angot – Flammarion.

     

    Nous sommes dans les années 50 et Rachel Schwartz, 26 ans, employée à la Sécurité Sociale depuis déjà plusieurs années rencontre, dans une cantine de Châteauroux puis plus tard dans un bal de société, Pierre Angot, traducteur à la base américaine de La Martinerie. Ils se sont revus puis, bien entendu, ont couché ensemble. Bien sûr ils s'aiment, ils sont libres, ils sont beaux, mais le mariage qui devrait couronner cette relation est jugé impossible par Pierre simplement parce qu'il n'appartient pas à la même classe sociale que Rachel, n'ont pas la même culture, la même fortune. En effet les familles des deux amants sont bien différentes et que notamment le père de Rachel est juif et pas très paternel mais Pierre ne voulait surtout pas d'une mésalliance comme celle de son frère. Pourtant Pierre est seul, sans ami et ne refuse pas d'avoir un enfant avec elle. Rachel tombe enceinte, ce qui n'est point original et Christine grandit sans beaucoup voir son père, un peu comme sa mère avant elle. Il veut bien avoir un enfant avec Rachel mais refuse de l'épouser, se contentant de venir les voir de temps en temps, de participer financièrement à l'éducation de sa fille. Rachel sera donc fille-mère, ce qui, à l'époque avait quelque chose d’infamant et l'absence de son père a été traumatisant pour la petite fille, « née de père inconnue ». Leur amour ne sera donc jamais conjugal, pire peut-être, Pierre se mariera avec une autre, différente de Rachel, lui fera un enfant, reconnaîtra cependant Christine, mais pas sans hésitation puisque sa vie est désormais ailleurs. Est-ce à ce moment-là, au moment où sa fille change de nom pour porter le sien qu'il choisit non seulement de rejeter sa mère mais surtout de violer Christine qui pendant des années n'en a rien dit.

     

    Nous sommes en présence d'un roman autobiographique où l’implication de l'auteure se sent à toutes les pages et pas seulement dans l’emploi de la première personne [Elle ne prend même pas la précaution de se cacher sous un nom d'emprunt mais se nomme elle-même]. Je ne connais pas l’œuvre de Christine Angot, c'est le premier roman que je lis d'elle. Il me paraît poser le problème de l'écriture qui, en principe, a un effet cathartique, en principe seulement car écrire sur soi n'est pas aussi facile qu'il y paraît et le livre est avant tout un univers douloureux. Je pense de plus en plus, pour l'avoir personnellement éprouvé, que l'écriture n'est pas un refuge et que mettre des mots sur ses maux n'est pas forcément la solution. Nous savons tous combien pernicieuse est l'écriture quand il s'agit de se confier à la page blanche et bien plus dur encore est le fait de se mettre soi-même en scène. D’ailleurs, elle en note la difficulté puisque l'apaisement attendu ne semble pas au rendez-vous. Christine a vieilli, elle vit avec Claude et ils ont ensemble une petite fille Léonore. Ce genre de situation, le temps qui a passé et la mort de son père auraient pu gommer les choses. Au contraire pourtant, Christine reste marquée par son enfance, son adolescence au point d'être durablement déstabilisée, de ne plus savoir si elle aime réellement Claude et surtout de rejeter définitivement sa mère dont elle dénonce l’égoïsme au point qu'elle et Pierre l'ont délibérément sacrifiée. Elle se sent profondément seule parce que, même si on est soutenu, on est toujours seul face à une épreuve. Elle réagit comme elle le peut, se réjouit presque de la mort de son père mais cette absence, désormais définitive, lui ferme la porte des explications, la laissant seule face à ses questions. Du coup elle s'en prend à la seule personne qui lui reste, sa mère qu'elle rejette, refusant à son tour la possibilité d’une réconciliation et bien entendu du pardon. Elle décide de renoncer à l'hypocrisie qui a été longtemps une règle de vie pour sa mère qui n'a jamais songé à se remettre en question. Faire encore semblant comme auparavant l'épuise désormais. Elle songe même au suicide et juge durement l'attitude de sa mère qui se dérobe. Elles sont désormais deux étrangères et ni les cadeaux ni l'argent ne peuvent racheter aux yeux de Christine ces années d'abandon, ces années perdues et l'amour qui n'existe plus désormais entre elles. Le principe même de l'amour n'existe plus pour Christine qui ne sait plus ce que c'est à cause de cette enfance délibérément sacrifiée. A la fin, il y a une tentative d’explication comme si le pardon était au bout mais personnellement je n'y crois pas. Il y a trop de logique froide là-dedans et, même si Christine réussit à décortiquer cette situation, à démontrer la responsabilité de son père, à expliquer sa conduite jusque dans l'inceste, rien, à mes yeux, ne peut justifier celle de sa mère. Tout ce temps perdu ne peut se rattraper, même avec la meilleure des volontés et les dés étaient pipés dès le départ. Ce « happy-end » me paraît trop artificiel. Comme le disait Léon-Paul Fargue « On ne guérit jamais de son enfance »

     

    Une autre piste de réflexion que ce livre m'inspire est le fait de reproduire le modèle malgré soi et malgré le désir qu'on a de l'éviter. Le père de Rachel était très absent, comme le sera celui de Christine. Christine sera donc élevée par sa mère avec seulement la famille maternelle, comme Rachel avant elle. De même Rachel a rejeté Christine en lui opposant son silence, sa volonté de ne rien voir et, à son tour, Christine rejettera sa mère comme cette dernière l'avait été par son père puis par son amant. L’appartenance à deux milieux sociaux différents, à une culture et une fortune différentes (et surtout la judéité de Rachel et la supériorité affichée de Pierre) portait sans doute en germe cette exclusion, cet échec de la liaison entre Rachel et Pierre qui n'a pas débouché sur autre chose que sur un fiasco, le mariage en pouvant se faire de la volonté même de Pierre.

     

    Je n'ai pas été emballé par le style que j'attendais plus littéraire. De plus le texte est parfois difficile à suivre. C'est pourtant un livre bouleversant non seulement à cause de l'histoire personnelle de l'auteure mais surtout à cause des questions qu'il pose. J'ai eu du mal à y entrer au début puis, sans doute à cause de mon expérience personnelle pourtant bien différente et malgré la forme que je n'ai guère goûtée je suis allé jusqu'à la fin. Elle en m'a pas pour autant paru convaincante.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • 200 DROLES D'EXPRESSIONS que l'on utilise tous les jours sans vraiment les connaître

    N°970– Octobre 2015

     

    200 DROLES D'EXPRESSIONS que l'on utilise tous les jours sans vraiment les connaître Alain Rey – Stéphane de Groot – Le Robert.

     

    La langue française est riche et j'ai toujours plaisir à la lire sous la plume de bons auteurs parce qu'ils la servent correctement et font chanter les mots pour le plaisir du lecteur. Elle est certes la langue de la culture et à ce titre emprunte au passé sous forme de mots latins et grecs notamment mais aussi au présent, c’est à dire aux langues étrangères. C'est ainsi qu'une langue évolue, qu'elle est simplement vivante. Pour autant, celle que nous employons au quotidien s'inspire d'expressions que nous connaissons mais pour lesquelles nous aurions du mal, nous Français, à trouver une explication.

     

    Dans cet ouvrage, Alain Rey, linguiste reconnu et un des principaux créateurs du dictionnaire « Le Robert » nous apporte ses lumières [sans oublier celles de ses collaborateurs] et Stéphane de Groot, comédien mais aussi magicien des mots y met son facétieux « grain de sel » c'est à dire sa note d'humour, encore que ses remarques m'ont semblé discrètes, et même si elles se veulent humoristiques, elles m'ont paru assez éloignées de ce que j'ai pu voir sur Canal+. J'ai même carrément mieux aimé le ton d'Alain Rey que celui de son acolyte. Autant dire que cette édition est placée sous le signe d'une certaine forme d'amusement à laquelle elle nous invite ; le propos, pour être tenu sur un mode badin n'en est pas moins sérieux et documenté et explore les sinuosités de la langue. C'est vrai que la présentation qui en est faite est ludique, pédagogique même. Toutes ces expressions qui font partie de notre langage quotidien ont bien sûr une signification précise que nous connaissons mais nous en ignorons bien souvent l'origine et l'évolution des mots qui la composent. En apprendre le sens en s'amusant n'est pas le moindre intérêt de ce volume qui explore pour chacune d'elles ses origines souvent latines mais encore bien plus souvent populaires. C'est rejoindre un peu Malherbe qui souhaitait que le langage des gens de lettres s'inspire de celui « des crocheteurs du Port au foin », c'est à dire un usage courant de notre langue. En revisitant nombre des expressions qui sont employées en français, cet ouvrage s'inscrit dans cette même volonté. L’auteur explique le sens de chaque formule, la remet dans le contexte souvent historique ou technique, note l’étymologie d'un mot, et sa déclinaison, son évolution qui avec le temps peut devenir parfois absconse, remarque son adaptation dans le vocabulaire courant et actuel, l'opposant parfois à l'usage qu'en font nos cousins québécois, en corrige éventuellement l'orthographe fautive, rectifie à l'occasion un sens erroné, montre tout ce que le langage moderne doit aux siècles passés, aux savants arabes comme aux parlers européens médiévaux, voire à l'ancien français, aux langues régionales, au vocabulaire cynégétique, rural, militaire ou maritime, avec même des précisons techniques souvent surprenantes et l'évolution parfois facétieuse ou carrément fausse que l’usage populaire en a fait. On n'oublie pas non plus de citer les auteurs [la liste en est impressionnante] qui se les sont approprié ou la définition plus classique qu'en donne le dictionnaire, le « Robert », évidemment ! Ce sont ainsi 400 pages de précisions qui enrichiront notre vocabulaire et nos connaissances ou expliqueront des phrases que nous employons chaque jour sans forcément en connaître le sens. Pour être un ouvrage ludique, il n'en est pas moins sérieux et savant puisque la bibliographie de référence est impressionnante tout comme les dictionnaires, celui de l 'Académie, mais pas seulement, qui ont permis son élaboration. Et puis, faire coïncider la sortie d'un tel livre qui ressemble à un dictionnaire (il en a au moins le classement alphabétique) avec la rentrée littéraire est plutôt une bonne idée.

     

    Je ne sais pas ce qui a motivé ma sélection de la part de Babelio que je remercie pour ce choix dans le cadre de « Masse critique »[ainsi que les éditions Le Robert qui m'ont fait parvenir ce livre]. Ai-je été « trié sur le volet » selon la formule ? J'en doute. En tout cas, cela tombe plutôt bien et ce volume qui pour moi est riche d’enseignement, voisinera dans ma bibliothèque avec les nombreux dictionnaires et sera souvent consulté. Cet ouvrage a mérité de ma part une lecture attentive et tellement plaisante que je me permettrai, respectueusement bien sûr, de demander une suite à l'auteur, tant je pense qu'il fera « un tabac ».

     

     

  • BOUSSOLE

    N°969– Octobre 2015

     

    BOUSSOLE Mathias Enard Actes Sud.

     

    L'Orient a toujours fasciné les occidentaux. Frantz Ritter, le narrateur, universitaire orientaliste, un peu mélancolique, valétudinaire et opiomane d'occasion, n'échappe pas à cette évidence, non seulement à travers la musique dont il est spécialiste et qu'il cite volontiers, mais aussi sans doute parce qu'il habite Vienne et que cette ville est censée, pour des raisons un peu obscures, être la porte de cet Orient mystérieux et mythique. Être insomniaque et enfermé dans son petit appartement sur lequel la nuit tombe, invite Ritter, peut-être au soir de sa vie, à évoquer ses souvenirs de voyage d’Istanbul à Alep, de Damas à Téhéran et ce d'autant plus que s'y insinue l'image d'une femme, l’insaisissable et flamboyante Sarah, nomade intellectuelle qui fut jadis sa complice, son mentor et surtout l'objet de ses amours chastes et platoniques. Ce personnage timide, « fils à maman », éternel célibataire, érudit mais solitaire dont les tentatives enamourées et parfois érotiques en direction de Sarah tombent toujours à plat [il aura cependant sa nuit d'amour avec elle à Téhéran], va se remémorer sa vie, ses souvenirs qui ressemblent à un journal d'Orient dont les articles se seraient entassés pêle-mêle et se libéreraient d'un coup à la faveur de cette nuit interminable où il s'égare, fantasme, cite sans cesse d'autres personnages, un épisode de la mythologie grecque ou un détail architectural d'un palais ottoman, un peu comme on fait nuitamment quand le sommeil tarde à venir. Singulier personnage que ce Frantz dont la vie sentimentale est un échec sur toute la ligne et pas seulement avec Sarah [l'image de cette femme renvoie peut-être aux quelques vers de l'exergue ?] et qui doit se contenter du rêve, des hésitations et des souvenirs. La lascivité érotique de l'Orient n'est à l'évidence pas pour lui et il n'a même pas la consolation de la foi, seulement celle, intellectuelle, de l'orientalisme, c'est déjà ça !

    En bon orientaliste qu'il est, il entend rendre compte directement de ses impressions, fustige au passage cette vision particulière de l'Orient empruntée aux autres. Cette contrée attire autant le voyageur que l’écrivain et l'artiste et même si ces derniers n'y ont jamais mis les pieds, ils se sont approprié, souvent avec talent, les sensations et les travaux des autres. Fort de cette expérience il en profite même pour évoquer l'histoire, la philosophie, les facettes religieuses de ces pays mais aussi leurs implications dans le déroulement géo-politique général, guerres, colonialisme, économie, ethnographique, linguistique... mais aussi, en bon musicologue, il ne se prive pas pour donner son avis sur Wagner, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Malher...

    C'est un texte érudit, plein de méandres parfois un peu pesants, souvent lyrique et poétique aussi, comme sait nous en offrir Mathias Enard et ce, même si le lecteur peut être un peu déstabilisé par la longueur de certaines phrases et l'érudition de nombre de digressions. Qu'importe après tout, il a les senteurs d'opium, la sensualité des femmes et les accents musicaux de cet Orient aux limites géographiques indistinctes, fictif, réel ou fantasmé qui distille un dépaysement bienvenue à chaque page. Dans cet Orient on croise aussi plus prosaïquement les colonisateurs français et anglais, les bordels d’Istanbul, les échanges internationaux, des personnages vrais ou vraisemblables, souvent hauts en couleurs des trafiquants de tout poils, des espions et des aventuriers dont le portrait est juste esquissé à grands traits mais qui enchantent le lecteur.

    Pourquoi la boussole de Mathias Enard, qui devrait normalement indiquer le nord que nous avons nous, peut-être perdu, s’obstine-t-elle à pointer le sud et l'est ? La raison en est sans doute sa connaissance, son amour pour ces pays et leur culture à moins que cela ne soit sa volonté de rappeler à l'occident tout ce qu'il doit à l'Orient. La sortie de ce roman n'est sans doute pas un hasard, à l'heure où cet Orient est défiguré par le Djiad, ravagé par les guerres, ses richesses archéologiques pillées par des révolutionnaires religieux bornés et des sauvages incultes, l'image d'une contrée où le sublime côtoie l'atroce. Avec ce texte somptueux, moi, le béotien du voyage dont l'horizon ne dépasse guère le cadastre de mon terroir, j'ai vu l'Orient à travers la lecture attentive et passionnée de ce texte où se mélangent harmonieusement les accents des poèmes persans, les effluves d'opium de Téhéran et la saudade de Fernando Pessoa.

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LETTRES OU LE NEANT

    N°18 – Novembre 1987.

    LETTRES OU LE NEANT - Annick Dusausoy-Benoit, Anne Fontaine, Marie-Claude Urbain, Guy Fontaine. - Éditions Ellipses.

     

    C'est un lieu commun de dire que lorsqu'on est plongé dans le monde du travail et qu'on n'est pas amené par sa profession à entretenir ses connaissances littéraires ou à en acquérir d'autres, non seulement on perd du vocabulaire mais encore on a du mal à conserver le savoir acquis lors des études. D'autre part, on ne peut pas tout lire et notre civilisation des loisirs nous invite plus au voyage, à la fréquentation de la télévision, des jeux vidéos ou de l'informatique qu'à la lecture. La démarche n'est simplement pas la même… Ainsi, rencontrer un auteur à travers son œuvre ou faire soi-même la synthèse de la littérature d'un pays ou d'une époque met souvent en lumière de profondes lacunes qui sont le plus souvent l'invite à abandonner notre quête plutôt que de la poursuivre.

     

    Ce livre de référence, écrit par des spécialistes, comble à tout le moins en partie cette lacune. Les articles vont à l'essentiel,expliquant, commentant et comparant des textes judicieusement choisis avec un constant souci de pédagogie. Il est important de signaler que la parole est aussi donnée aux créateurs qui savent mieux que personne parler du roman, de la poésie ou du théâtre parce qu'ils les pratiquent eux-mêmes. Ils donnent ainsi une approche plus personnelle à cette question. Cela éclaire leur œuvre et ce n'est pas le moindre intérêt de ce livre que de présenter ainsi les choses.

     

    Outre les citations d'auteurs, l'aspect pédagogique du livre est renforcé par la présentation claire et concise de tableaux qui fixent les idées, sans oublier les définitions et explications de termes de rhétorique qui, pour faire partie de langue française n'en ont pas moins fui notre vocabulaire quotidien. C'est une approche originale de l'histoire de la littérature, liant le nom de l'écrivain à celui plus marquant d'un roi, d'un événement historique, ce qui fixe ainsi mieux les choses, comparant des textes en en faisant ressortir l 'originalité, les replaçant dans le contexte de l'évolution historique, montrant ainsi l'influence qu'un temps peut avoir sur la création littéraire et artistique , et de quelle façon l'art, en retour, en porte témoignage.

     

    On en peut pas dire qu'il s'agit d'un ouvrage supplémentaire. Il ne ressemble en effet à aucun autre livre. Ceux-ci en sont bien souvent qu'une compilation de connaissances.

     

     

     

     

  • AMAZONES

    N°968– Octobre 2015

     

    AMAZONES Raphaëlle RiolÉditions Le Rouergue.

     

    Il est des mouroirs comme des terrains de camping populaires, le nom semble choisi avec une particulière attention, du genre qui vous fait fuir avant d'y être entré. Ici c'est « Le Repos Fleuri », et de plus ce jour-là, il y a une fête avec cotillons et ces incontournables chansons censées rappeler la jeunesse des pensionnaires pour leur donner l'impression que « c'était le bon vieux temps »… De quoi avoir envie de ne pas y aller, quitte à mourir avant.

     

    Alice, 30 ans, ne coupe pas à la traditionnelle visite à sa grand-mère et, par hasard, sa voisine de table, Alphonsine, 89 ans la supplie « de la sortir de là ». Coup de folie, elles se ruent ensemble vers la porte, et c'est parti, pour Loupiac, la maison de famille de la jeune femme ! Enfin un peu de liberté pour Alphonsine que les ateliers débiles proposés par la maison de retraite, dépriment, mais cela ne peut durer longtemps. Au départ, elles n'ont rien en commun, à commencer par l'âge et on se demande bien ce qui s'est passé par la tête d'Alice ! Pourtant elles vont s'apprivoiser et découvrir qu'elles sont toutes les deux des révoltées, qu'elles partagent au moins quelque chose : la haine des hommes et particulièrement de leur conjoint, mari ou amant. Bonjour le grand amour et bonjour le mariage ! Robin finit par mourir de trop avoir absorbé d'antidépresseurs, sans doute pour supporter la vie avec Alice, mais apparemment il ne lui manque pas et elle se sent même plutôt bien sans lui qu'à l'évidence elle n'aimait plus. Même s'il y a prescription, Alphonsine se souvient qu'elle était nantie d'un mari tyrannique, qu'elle trompa d'ailleurs allégrement et qu'elle laissa mourir tout comme elle trouva un matin son amant mort sans que cela lui fasse une peine immense. Il n'y a pas que le désamour qu'elles ont en commun !

    Ah cette Alice, ce n'est pas parce qu'elle porte un prénom à visiter le pays des merveilles qu'elle peut se sentir sur un petit nuage en permanence. Pourtant, elle n'hésite pas à quitter un emploi subalterne peu attrayant sans pour autant avoir songé à un autre job, se réjouit sans vergogne de la mort de son Robin et invite ses deux sœurs à sortir de leur routine ménagère et de leurs habitudes de femmes soumises ! Le coup de folie d'Alice sonnerait-il le glas de son enfance quelque peu tardive ? Peut-être est-elle enfin libre et indépendante sans son téléphone portable, sa carte bancaire, sans amant et sans boulot ? Allez savoir ? En réalité, comme Alphonsine qui a choisi de s’échapper de son mouroir, Alice, elle aussi est enfin sortie de son cocon, deux insoumises qui s'offrent un moment d'évasion qu'on peut, de l'extérieur, qualifier de dérive.

     

    On dit le style de Raphaëlle Riol alerte, peut-être, mais pour ma part je ne l'ai guère apprécié puisqu'il ne correspond pas exactement à l'idée que je me fais de la manière dont doit s'exprimer un auteur littéraire. Sur le roman, je ne sais quoi en penser. Certes l'histoire est intéressante, Raphaëlle Riol parle de la relation difficile entre hommes et femmes ce qui est plutôt un fait de société quand deux mariages sur trois se terminent par un divorce et que ceux qui perdurent le font souvent à coup de trahisons et de mensonges, de convenance ou de patience, quand ce n'est pas d'intérêts. Cet exemple n'a rien de fictif qui pourtant parle d'un des piliers de notre société face à une des caractéristiques de l'espèce humaine. Au début une relation amoureuses est pleine d'illusions et on est prêt à jurer n'importe quoi qui parle d'avenir et de vie... Rapidement, tout cela s'effondre et la pulsion de mort, la sienne ou celle de l'autre, prend la place de tous ces beaux sentiments et si on hésite à sauter le pas, on invoque le hasard qui fait souvent bien les choses. Encore une fois le mariage est la danse plus ou moins longue d’Éros avec Thanatos et on est loin des lénifiants discours sur le sujet. De là à dire que la vie en commun est impossible, il n'y a qu'un pas et je le franchirai volontiers.

     

    J'avais lu précédemment un roman de Raphaëlle Riol qui m'avait laissé perplexe [« Ultra-Violette » – La Feuille Volante nº 964), j'avoue bien volontiers que celui-ci ne m'a pas davantage convaincu.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Black Whidah

     

    N°967– Octobre 2015

     

    Black Whidah Jack KüpferOlivier Moratelle Éditeur.

     

    Ce roman peut être qualifié d'historique et, à ce titre, il faut le remettre dans son contexte. Il se déroule en 1808 au Brésil puis sur la côte de Guinée, dans le royaume imaginaire de Whidah. Le narrateur, Gwen Gordon, est un aventurier écossais, polyglotte, qui, deux ans avant les faits qu'il relate, a abandonné Sigrid, une Norvégienne et les deux jumeaux qui sont ses enfants. Désireux de s'enfuir, il a été recruté comme interprète par Watkins, un vieux pirate alcoolique qui a terminé sa vie au bout d'une corde. Au début du roman, Gordon est à Recife au Brésil où il tente de cacher sa ruine financière sous les traits d'un honnête marin français. Ainsi fait il la connaissance de Jorge Porteiro, un capitaine au long cours qui sympathise avec lui et l'engage sur l'Antares, son navire dédié au commerce du sucre, du café et du coton et à destination du port de Whidah. C'est plutôt une bonne aubaine pour Gordon qui ignore cependant que Porteiro en sait d'avantage sur son compte qu'il ne se l'imagine. Aussi devra-t-il obéir aveuglement aux ordres de son commandant qui a besoin de ses compétences.

     

    Gordon est certes un forban, et s'il est aussi un homme de bonnes manières et d'une délicate culture, ce qui tranche un peu avec son statut de pirate, il n'en est pas moins un peu naïf et Portiero ne va pas manquer de lui révéler la véritable nature de de son commerce, la traite des noirs. Il va même la justifier d'une manière hypocrite en prétextant que, depuis toujours, le roi de Whidah, perpétuellement en guerre avec ses voisins, vendaient ses prisonniers aux négriers au lieu de les dévorer. Ainsi les trafiquants blancs donnaient-ils une chance supplémentaire de survie aux vaincus ainsi que, par leur conversion, une occasion unique de sauver leur âme en pays catholique puisque, employés dans les mines d'or du Brésil, ils pouvaient ainsi se préparer par leur travail à la vie éternelle. Dieu d'ailleurs, qui était bien entendu du côté des blancs, ne pouvait voir cela que d'un bon œil ! Le capitaine portugais n'insiste évidemment pas sur le fait qu'un esclave sur trois parvenait à bon port après avoir voyagé à fond de cale dans des conditions effroyables et que leur espérance de vie ne dépassait ensuite pas douze ans. Cela indigne Gordon qui s'insurge au point de se faire des ennemis parmi des occupants du fort de Whidah qui calment vite ses ardeurs mais il ressent aussi la peur du Vaudou, des Zombis et des légendes de la forêt africaine. Il reste quand même un être sensible, capable de s'amender et ce voyage en terre africaine, avec ses mystères, ses malédictions et ses cultes secrets, va bouleverser sa vie. Les rencontres qu'il fait pendant ce périple influent largement sur son caractère, contribuent à le remettre dans le droit chemin d'où la fougue de la jeunesse, la soif d'aventures et la fascination de la mer l'avaient quelque peu écarté.

     

    J'ai aimé le souffle de l'aventure qu'on ressent tout au long de ce roman, même si l'épilogue emprunte un peu trop au happy-end. Le texte est agréable à lire, dépaysant, poétique même…

     

    Black Whidah est le premier tome d'un cycle romanesque intitulé « Les vies d'azur ».

     

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  • Signor Hoffman

     

    N°966– Octobre 2015

     

    Signor Hoffman Eduardo HalfonQuai Voltaire.

    Traduit de l'espagnol (Guatemala) par Albert Bensoussan.

     

    Composer un recueil de nouvelles est un exercice difficile. Ici, l'auteur, Edurdo Halfon, un jeune juif d'origine polonaise mais de nationalité guatémaltèque, ce dont peu douter son interlocuteur à cause de son teint trop pâle et son espagnol pas assez tropical, se met lui-même en scène, donnant à l'ensemble du recueil écrit à la première personne une forte coloration autobiographique. Il est invité en Italie pour la reconstitution d'un camp de concentration fasciste en Calabre dans lequel des juifs avaient été internés à partir de 1940. Il doit intervenir dans le cadre de la mémoire de l'Holocauste et c'est pour lui l'occasion d'évoquer son précédent livre et son grand-père, survivant d'Auschwitz. Le hasard de l'actualité fait que son patronyme est, à cette occasion, germanisé pour devenir « Hoffman » parce qu'un acteur connu portant ce nom vient justement de mourir. Pour un jeune juif, entendre son nom qui n'a rien d'allemand, dans le contexte d'évocation de l'Holocauste, c'est plutôt traumatisant même si, par la suite, il a l'intuition que tel était bien son patronyme original. [« Signor Hoffman »]. Ainsi, tout au long de ce recueil, ces deux déclinaisons du même nom se répondent.

    Il y a, dans ces nouvelles, une dimension de luttes sociales victorieuses [« Les oiseaux sont revenus »]. Un village nommé La Libertad a dû triompher des conflits armés meurtriers, des malversations, des escrocs, de la crise du café pour conserver la coopérative qu'avaient créer les petits planteurs de café pour lutter contre les multinationales. Dans « Sable blanc, pierre noire », l'auteur est coincé à la frontière du Belize, à la fois par des tracasseries du bureau de l'immigration que par une panne de batterie. C'est étonnant parce qu'il décrit un récit où il ne se passe pratiquement rien, où le temps passe vite malgré l’inaction mais où on ne s'ennuie pas. La vision fugace d'une main étrangère portant une bague où est sertie une pierre noire lui rappelle un autre bijou sans grande valeur mais qui avait appartenu à un grand-père. Cette brève image évoque cet homme qui a survécu aux camps nazis, ceux de sa famille qui y ont péri et tous ceux, inconnus, qui en ont été victime. Par une sorte de fiction, il en vient même à penser que cette bague est celle de son grand-père. C'est que, dans chacune de ses nouvelles, l'auteur donne une dimension autobiographique qui dépasse la simple mise en scène de sa personne. Chacune des nouvelles a donc cette dimension de la mémoire.

    Il y a, chez lui, une idée particulière du voyage, unique et sans fin, sans doute une illustration du mythe du juif errant [« J'ai hésité à lui dire que tous les voyages n'étaient en réalité qu'un seul voyage, avec de multiples arrêts et escales. Qu'un voyage, quel qu'il fût, n'était linéaire, ni circulaire, ni ne finissait jamais. Que les voyages n'avaient pas de sens. Mais je me suis abstenu »]. J'y ai vu aussi une sorte d’intranquillité d'un jeune homme qui, perdu dans Harlem ou dans l'ancien ghetto de Łődź, à la recherche improbable des traces de sa famille, trouve un réconfort fugace dans la fumée bleue d'une cigarette. Il rencontre toujours, par une sorte de miracle, quelqu'un pour le guider, mais dans le texte qui résulte de ses nombreuses pérégrinations, il flotte une ambiance bizarre, pas vraiment apaisée et pas vraiment rassurante, une sorte de crainte de quelque chose, de l'oubli peut-être … mais en sourdine [« Survivre au dimanche »]. Il y aussi, presque en permanence, le rappel de la mémoire, celle d'un être mort, peut-être pour redire que nous en sommes ici que de passage, simples usufruitiers de notre propre existence, l'histoire des Juifs étant particulièrement imprégnée de ce caractère transitoire.

     

    Le discours est narratif, linéaire et quand il décrit une scène, même anodine, il le fait avec force détails qui peuvent paraître inutiles, comme s'il décomposait un geste simple, pour le plaisir. J'y ai vu une ambiance quelque peu particulière, une musique un peu lente, nostalgique et pas seulement quand il évoque sa famille. Il y a même un zeste d'humour [« Oh ghetto mon amour »], à la fois subtil presque en filigrane dans ces lignes.

     

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  • VIOLENTES FEMMES

    N°965– Septembre 2015

     

    VIOLENTES FEMMES Christophe Honoré – Actes Sud.

     

    La découverte d'un auteur inconnu de moi passe souvent par le choix d'un livre sur le rayonnage d'une bibliothèque. Pour cela je m'en remets souvent au hasard, parfois aux nouveautés de l'année littéraire. La lecture de la 4° de couverture guide souvent mon emprunt et j'ai rencontré comme cela nombre d'écrivains dont je ne connaissais pas l'existence et qui maintenant enchantent mes lectures. Ici, le nom de l'éditeur me semblait un gage de qualité, alors pourquoi pas ? Le titre était à la fois dans l'air du temps et paradoxal, notre époque est effectivement marquée par la violence et les femmes sont traditionnellement l'image inverse de celle-ci, plutôt associées à la grâce, à la tempérance, à l’apaisement (ne dit-on pas que si tous les chefs d'état étaient des femmes il n'y aurait plus du guerre?). Mon expérience personnelle m'a cependant enseigné qu'il faut se méfier des idées reçues et des apparences.

    De l'aveu de l'auteur, ce texte évoque la tuerie intervenue en 1989 à l'école polytechnique de Montréal par un homme qui aurait souhaiter éliminer des étudiantes-ingénieures au seul motif qu'elles étaient plus instruites que lui et qu'elles voulaient en quelque sorte faire un métier d'homme, c’est à dire sortir du rôle traditionnel dédié aux femmes. Marc Lépine, l'auteur de ce massacre, se suicida ensuite. Il était en outre question pour Christophe Honoré d'associer deux phrases, d'une part celle de l'assassin qui avait avoué s'en prendre à ces femmes parce qu'elles étaient féministes, parce que les féministes avaient gâché sa vie et d'autre part, notre auteur souhaitait évoquer une série d'apparitions qui avaient eu lieu en 1947 dans la petite commune de l’Île Bouchard en Touraine. La Vierge Marie y serait en effet apparue à de jeunes enfants et leur aurait demandé qu'on priât pour la France qui en avait bien besoin ! Ce genre de manifestations qui, ici se sont accompagnées de miracles, de marques de ferveurs populaires, de mysticisme et sûrement de conversions, est toujours de nature à gêner la hiérarchie catholique qui, au-delà de l'indispensable vérification, se recommande volontiers des manifestations divines quand elles sont légendaires ou historiques mais les rejette quand elles se déroulent devant elle. Bref, on mit ainsi en cause les allégations des enfants, celles d'Odette en particulier, on les soumis à force questions pour déceler une éventuelle mythomanie et pour finir par admettre en 2001, cette petite commune française comme un lieu de culte marial. Ça, c'est pour les apparitions.

    Entre l'évocation des ces événements qui bouleversèrent ce petit bourg, ce qui est une pièce de théâtre qui évoque au départ la tuerie de Montréal où il est question du féminisme, le thème s'affine quelque peu et on y parle de sexualité, d'orgasme retardé, d'éjaculation précoce, de la famille dont les valeurs traditionnelles disparaissent, du rejet de ce qui cimente les sociétés humaines, du besoin de liberté des femmes, de la nécessaire égalité des droits et des devoirs entre hommes et femmes, du constat qu'elles subissent la violence mais aussi s'en rendent coupables… On en vient à conclure que le féminisme est moins une doctrine qu'une sentimentalité, parce que les hommes et les femmes se ressemblent tellement qu'ils ne peuvent que s'aimer.

    Ces deux événements en impliquent un troisième qui donne la parole à l'actrice Romy Schneider qui raconte son parcours, sa notoriété, ses interrogations et ses aspirations, évoque ses rencontres, ses amours, ses joies, ses peines, ses déceptions, ses films et le drame de sa vie, avec le temps qui passe et les rides qui vont avec... Ce sont trois destins qui sont évoqués ici mais je n'ai pas vraiment trouvé de lien entre eux, même si la violence fait partie de nos vies à tous et que si elle est souvent le fait des hommes contre les femmes, l'inverse est également vrai. J'ai eu pourtant du mal à comprendre comment ces trois moments s'articulaient entre eux. Que le féminisme, comme tous les courants de pensée contestataires, souhaite remettre en question les idées établies et les faire changer, jusque y compris avec une forme de violence, je l'admets volontiers mais je vois mal le rapport avec les apparitions de Touraine et l'actrice Romy Schneider

     

    Je ne sais si j'ai bien compris mais j'ai surtout le sentiment d'être passé à côté de quelque chose.

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  • ULTRA VIOLETTE

    N°964– Septembre 2015

     

    ULTRA VIOLETTE Raphaëlle RiolLe Rouergue.

     

    D'emblée, l'auteure donne le ton, c’est « une fiction librement inspirée de faits réels ». Même si on veut ramener cette affaire à un fait divers comme on a été tenté de le faire, il n'en reste pas moins que le nom de Violette Nozière reste attaché dans la mémoire collective à un parricide particulièrement atroce : empoissonnement de ses parents par une fille encore mineure avec décès du père. Nous sommes en 1933 et la presse se déchaîne, dénonçant les amants d'origine étrangère de la jeune fille avant que la politique ne s'en mêle, la droite voyant en Violette une enfant de l'après-guerre en manque de repères et friande de liberté mais qui accuse son père d'inceste, la gauche en faisant la victime d'un ordre social dépassé. Les intellectuels s'en emparent, les surréalistes y voit une garçonne aux cheveux courts, l'image même de la révolte et même une muse, mais ceux qui en profite le plus, ce sont les journaliste car cette affaire nourrit leurs ventes. Comme les grandes affaires judiciaires, son procès a un retentissement national et l'opinion est divisée. Condamnée à mort, sa peine est commuée en travaux forcés, puis réduite par trois chefs d’État successifs. Violette est finalement libérée en 1945, elle a alors 30 ans. Elle se mariera, aura 5 enfants et sera réhabilitée trois ans avant la mort en 1963. Cela c'est pour les faits qui n'apparaissent d'ailleurs qu'en filigrane dans ce roman, l'auteur préférant Violette à sa biographie. Elle s'attache en effet à la personnalité de cette jeune fille de 17 ans qui sort de l'enfance et qui doit choisir ce que sera sa vie entre la recherche de l'argent et celle de l'amour, entre le vice et la vertu, entre l'ennui du jour et l'ivresse de la nuit, souvent décevante. L'auteure choisit d'y voir une rebelle, en rupture avec sa famille et avec l'école auxquelles elle préfère la recherche du plaisir et de la vie facile, entre passades et prostitution. Elle évoque les relations difficiles avec ses parents, une défloration sans joie, l'inceste, la syphilis, un lent parcours vers le meurtre ... Puis ce seront douze années d'emprisonnement, une repentance aux accents mystiques, la bonne conduite et la promesse d'entrer dans les ordres qui lui vaudront sa libération, mais tout cela lui importe peu.

    C’est effectivement une fiction puisque l'auteur invite Violette, en fait son fantôme, chez elle. Comme lecteur j'ai été d'abord dubitatif devant cette sorte de fiction d'outre-tombe mais je suis entré dans ce jeu. J'ai assez dit dans cette chronique et ailleurs combien j'aime la fiction, alors pourquoi pas ? L'auteur choisit donc une intimité avec Violette, ainsi se tisse une sorte de monologue où elle la tutoie comme si elle la connaissait de longue date, lui assène des vérités sur sa vie, sur sa manière de la conduire, « touille dans son passé » comme elle le dit , dénonce sa mythomanie qui va m’entraîner dans un tourbillon malsain, loin de la réalité. Mais cette invitation de la romancière n'est pas sans risque « Je savais que j'allais devoir régler des comptes avec la vie et avec l'écriture » avoue-t-elle puisque cette femme irréelle, immatérielle prend bientôt corps, s'installe dans la vie de la romancière, l'observe en silence, impose sa présence, l'intimide même. Elle veut revoir les lieux qu'elle hantait de son vivant et qui l'avaient fait vibrer mais du temps avait passé et elle n'y avait plus sa place, elle n'était plus qu'un spectre...Cette dimension qu'elle prend par rapport à l'auteur, j'y vois, pour l'avoir maintes fois éprouvé dans l'exercice de la création littéraire, la marque de la liberté intrinsèque du personnage par rapport à son créateur. On pense que c'est l'auteur qui tire les ficelles de son roman, qui en contrôle le scénario, mais la réalité est bien différente qui voit, au fil des pages, la créature de papier lui imposer sa volonté. Cela suppose que l'auteur accepte d'assumer un rôle auquel elle n'avait pas forcément pensé, même si ce dernier devient une sorte de supplice au terme duquel Violette échappe à Raphaëlle, l'occasion d'une analyse du processus même de l'écriture qui est ici mise en œuvre. Ainsi y a-t-il non pas un mais deux personnages dans cette fiction, Violette bien sûr mais aussi la narratrice qui la regarde vivre tout en retraçant son histoire. Elles deviennent peu à peu comme complices, pire même Violette usurpe l'identité de Raphaëlle pour la suite des événements ce qui rend le lecteur plus attentif au déroulé de ce récit alternativement émouvant et violent.

     

    Ce roman est divisé en deux parties bien distinctes « Violette face A » qui évoque les faits, la personnalité de l'accusée mais pas le procès ni l'incarcération, en insistant sur cette complicité entre les deux protagonistes de cette fiction. Après tout c'est une façon originale et personnelle de présenter une affaire. De plus l'analyse du principe créatif et du phénomène de l'écriture, qui est le matériau du roman et la genèse de la création littéraire, ont emporté ma totale adhésion. Dans « Violette face B » on l'imagine en 1945 sortant de prison attendue par un mystérieux visiteur, le début d'une deuxième vie, romancée, imaginée, conclue par Violette elle-même, devenue à sa manière une sorte de romancière. Pourtant si la première partie du roman évoque les années d'errance de Violette, la deuxième est une somme de scénarios fictifs qui s'attache non plus à la criminelle mais à la femme maintenant libre, devenue un personnage de roman. Si j'ai complètement marché dans le jeu du personnage qui prend le pas de son créateur, le manipule et même le malmène au point que cette cohabitation doit se terminer[Après tout s'il peut exister une liberté du personnage, celle de l'auteur reste entière et il peut, à tout moment interrompre le processus d'écriture et donc la fiction.], les ratiocinations de la deuxième partie, avec l'usage de Facebook pour faire plus moderne, m'ont laissé indifférent. J'ai même eu l'impression que l'auteur non seulement se détache de son sujet mais souhaite s'en débarrasser comme si elle regrettait cette démarche créatrice qui s'était muée en une manière de la phagocyter. C'est un peu comme si cette fiction faisait écho à la « Violette Nozières » censurée des surréalistes, une façon de s'inscrire dans un phénomène de résurrection ou de deuxième réhabilitation, la revisite d'un mythe. Après Tout la réalité prend le pas sur la fiction et les choses, un moment bousculées par l'imagination de l'auteure, reprennent leur vraie place, la vie de Violette Nozière devenue Germaine Hezard fait valoir sa réalité, comme une victoire sur tout cela.

    C'est un roman riche en vocabulaire, bien documenté qui, découpé en courts chapitres, a l'avantage de se lire facilement. Pour autant il laisse place, en ce qui me concerne, à une sorte de déception.

     

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • NUMERO ZERO

    N°963– Septembre 2015

     

    NUMERO ZERO Umberto EcoGrasset.

    Traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano.

     

    Nous sommes à Milan en 1992 et Simeil décide de créer un journal financé par le commandeur Vimercate avec cinq hommes et une femme. Le plus étonnant est qu'il part du principe que la presse quotidienne ne fait plus le poids devant la télévision et internet et que le lecteur est informé par eux avant d'ouvrir son journal. Autant dire qu'il part battu. Il propose donc de parler dans ce journal de ce qui pourra se passer demain, d'ailleurs il le baptise « Domani ». En réalité, il veut un journal qui se nourrit du scandale avec l'apparence de la respectabilité. Pour cela il faut faire un test et ce sera le « numéro zéro ». Bien sûr il y aura les traditionnelles rubriques nécrologiques, l'horoscope, le sport et les incontournables « mots croisés » mais tout cela autrement. Il faut cependant un scoop et l'un des journalistes, l'inquiétant et mythomane Braggadocio, croit l'avoir trouvé en révélant que Mussolini n'est pas mort en 1945, que c'est un sosie qui a été exécuté à sa place, qu'il a été exfiltré par les Alliés, qu'il a vécu encore pendant vingt cinq années pendant lesquelles il a pesé sur la politique italienne de l'après-guerre, que cela explique les Brigades Rouges, la loge P2, la mort suspecte du pape Jean-Paul 1° et l'attentat contre son successeur, les magouilles bancaires du Vatican… Bref du complot et de l'espionnage à tous les étages ! Après tout, cette histoire d'hommes disparus et pas vraiment morts dont on attend le retour hypothétique ce n'est pas autre chose que la transposition dans le contexte humain de la parousie ! Mais cela n'est pas sans risques même s'il est patent que nombre de nazis ont pu gagner l'Amérique du Sud grâce à l’Église de Rome, que la Mafia existe aussi dans ce pays, tout comme la CIA et qu'elles n'hésiteront pas à faire disparaître un témoin gênant. D'ailleurs l'auteur file ce genre de métaphore jusqu'à la fin... Quant à ce commandeur qui semble tirer les ficelles, que personne ne voit jamais mais dont l’ombre plane sur le journal, il ressemble à ces patrons de presse qu'il ne faut surtout pas mécontenter, même si cela contrevient quelque peu au sacro-saint devoir d'informer qui devrait être l’élémentaire devoir de tout journaliste. Je remarque qu'il y a quand même une note d’espoir dans tout cela en la personne de Maia, la seule femme du groupe de journalistes qui est cependant marginalisée par le seule fait qu'elle est une femme mais qui rappelle sans cesse autour d'elle la voix du bon sens et de la raison.

     

    Umberto Eco s'en donne à cœur joie sur la manipulation des masses par les médias, les mensonges d’État et leurs résultats sur l'esprit des lecteurs et sur leur opinion car n'oublions pas qu'ils sont aussi des électeurs. Entre info et intox, qui peut prétendre détenir la vérité face à la théorie toujours vivante du complot, la tentative de désinformation ou de détournement d'opinion dans un contexte de mythomanie générale ? Nous l'avons souvent constaté après coup, plus le mensonge est gros plus il prend. On nous a fait croire pendant des années au « Péril jaune », à « l'affaire Dreyfus », « aux armes de destruction massives » en Irak et la liste est longue, même si au bout du compte la vérité éclate. Et je ne parlerai même pas promesses électorales et même des religions ! Que le peuple, dont nous faisons partie, soit influençable et surtout aussi amnésique, que ce genre d'attitude bafoue la démocratie à laquelle nous sommes tant attachés, que nous préférions de plus en plus la presse people avec ses relents de scandale à la simple information, tout cela sont des évidences mais, sans être spécialiste, il m'a semblé que les remarques distillées dans le roman ne sont pas si « fictives » que cela et s'adresse aussi à la presse en général.

     

    Le roman est agréable à lire, ironique et même humoristique par moment, plein de suspense, mais quand même sacrément pertinent tant il peint une espèce humaine fondamentalement amnésique, prêt à croire n'importe quoi, sans le moindre scrupule pour qui tout est bon pour se faire valoir ou gagner un peu d'argent et aussi la société dans laquelle nous vivons tous, sans grand espoir de la voir changer. Quant au monde de la presse, cantonné ici à l'Italie dont l'histoire politique ne m'est guère familière, il est quelque peu égratigné et l'exemple est parfaitement transposable aux autres pays où règnent aussi la corruption et l'hypocrisie.

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Vladimir Vladimirovitch

    N°962– Septembre 2015

     

    Vladimir Vladimirovitch Bernard Chambaz - Flammarion.

     

    Le ton est donné dès les premières pages « Vladimir Vladimirovitch Poutine par Vladimir Vladimirovitch Poutine… ceci n'est pas une autobiographie ». Il s'agit donc d'un récit, qui n'est effectivement pas une autobiographie, une sorte de mise en abyme où le lecteur voit défiler le parcours officiel et fortement inspiré par le culte de la personnalité du président russe, depuis son enfance jusqu'au pouvoir suprême en passant par le KGB. Il est rédigé par un authentique quidam qui porte le même nom que lui et qui va, sur des calepins personnel, rouges, gris et noirs [avec peut-être une symbolique des couleurs, le premier retrace son parcours communiste, le deuxième parle de sa phase d’hésitation mystérieuse et le dernier est consacré à l’exercice autoritaire du pouvoir] noter et collationner les détails du parcours de son célèbre homonyme.

     

    Ce nom est lourd à porter et même si cette homonymie peut inspirer de la bienveillance à notre rédacteur, l'homme du peuple qu'il est, peintre du dimanche, fan de Gagarine et amateur de patinage sur glace et de l’œuvre de Gogol, va se raconter, mêlant les moments anodins de sa vie à celle de son modèle. Il évoque le chef d'état aussi soucieux de son image personnelle de que du succès de son pays, capable d'être attristé comme un enfant par l'échec de l'équipe nationale de hockey aux jeux olympiques. Il lui trouve même des yeux de phoque. Mieux sans doute, il y a chez lui une sorte de fantasme, qui se rencontre souvent chez les humbles qui admirent les puissants, et qui le fait s'identifier au président de son pays. Puis, peu à peu, il se détache de ce modèle au point de l'affubler de surnoms de sorte qu'on peut se demander si c'est par sympathie ou pour s'en moquer. Il insiste sur une ascension laborieuse au début mais finalement fulgurante, basée sur l'arrivisme, le cynisme et même l'opportunisme, en l'opposant dans une sorte de nostalgie à la Russie éternelle et notant sa grande faculté à s'adapter à l’effondrement du communisme, à la transformation de la société, à l’émergence de l'économie de marché, le tout avec une grande autorité et aussi la volonté de s'enrichir. Il ne manque d'ailleurs pas de nous livrer des remarques pertinentes sur le communisme, lui qui, à part le nom, une vague ressemblance et presque le même âge n'a finalement rien de commun avec le président de son pays. Pire peut-être, à force de se pencher sur la vie de son modèle, surtout à partir de sa prise de pouvoir, il finit par se demander qui est en réalité ce Poutine et le doute s'insinue en lui à un point tel que ce qui n'est au départ pas une autobiographie devient même autre chose qu'une biographie tant son sujet lui échappe. Il souhaite même sa mort tant il le déçoit par son cynisme ou son indifférence et ce qui était au départ une véritable fascination se transforme au fil des pages en une sorte d'obsession. Notre rédacteur n'est certes qu'un quidam et le restera toute sa vie mais cette année 2014 qui tient lieu d'unité de temps au roman sera révélatrice pour lui. Par le miracle de l'imagination qui caractérise les artistes, cette recherche sur la vie de son homonyme devient un véritable fantasme que l'effet cathartique de l'écriture entretient. Il se met à imaginer que le Président, qui est pourtant une énigme pour lui, le connaît personnellement et lui accorde de l'importance. Ce n'est peut-être que du fantasme, mais cela abolit le temps, les barrières sociales, lui fait du bien comme fait du bien aux êtres sans importance de repeindre l'espace d'un instant leur vie grise en jaune canari. Et tant pis si, au bout du compte la réalité reprend ses droits, s'impose à lui et le remet à une place qu'il n'aurait jamais dû quitter.

     

    Sa vie à lui n'a en effet rien de passionnant. C'est qu'il est seul et pense toujours à Tatiana, sa femme qui l'a quitté ; il songe amoureusement à Galina, mystérieuse, imprévisible qui semble se dérober ou s'accrocher à lui alors qu'il est partagé entre timidité et malchance. Il vit sa vie au jour le jour comme un citoyen ordinaire, s'intéressant autant aux jeux olympiques de Sotchi qu'à la politique que mène Poutine, égrenant ses souvenirs autant que l'histoire complexe de ce pays, entre tsarisme, communisme et société nouvelle. Pourtant, au fil des pages de cette fiction, il m'a semblé qu'ils ont au moins en commun la solitude que le pouvoir génère pour le dirigeant politique et qui caractérise la vie de notre quidam. Pour les deux, elle enfante de la tristesse même si le lecteur a finalement plus de sympathie pour le rédacteur de ces calepins que pour le chef d'état.

     

    Avant que Babelio dans le cadre de « Masse critique » et les éditions Flammarion que je remercie, ne me fassent parvenir cet ouvrage, je ne connaissais pas Bernard Chambaz. J'ai apprécié l'idée de ces deux destins croisés, l'humour, le style et l'ambiance de ce roman passionnante. Les courts chapitres bien documentés sont agréables à lire, le ton est alternativement léger et dramatique, plein d'anecdotes et de remarques pertinentes, mêlant l'actualité à l'histoire et c'est l'occasion pour l'auteur de cette fiction de retracer le passé de la Russie à travers les grands hommes qui l'ont incarné et les événements immédiats ou plus anciens, anodins ou importants qui l'ont marqué.

     

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LITTERATURE VAGABONDE

    N°961– Septembre 2015

     

    LITTERATURE VAGABONDE Jérôme GARCIN - Flammarion.

     

    Depuis longtemps, j'ai, dans cette chronique, dit combien j'apprécie l’œuvre de Jérôme Garcin. J'aime son style, son écriture cultivée et respectueuse de notre belle langue française, les thèmes qu'il traite… Parmi ceux-ci, il a parfois choisi de mettre en lumière des êtres dont la vie, souvent brève, a été vouée à une passion mais dont la mémoire collective n'a pas gardé la trace de leur passage sur terre ni bien entendu de leur action personnelle. Il s'est donc fait, à diverses occasions, biographe mais chez lui l’écrivain n'est jamais très loin qui ne peut s’empêcher d'imaginer, de mettre son empreinte romanesque sans pour autant trahir son sujet. Ici la démarche est différente et son évocation se fait plus anecdotique, plus brève, moins emprunte d'imagination mais pas moins personnelle puisqu'il confie d'emblée au lecteur « J'ai découvert la France dans les livres...Elle avait la beauté que l’écrivain lui prêtait et que, ne le connaissant pas encore, je croyais être la réalité ». Après tout, surtout quand on est parisien, découvrir son pays à travers les écrivains qui en ont parlé n'est assurément pas une mauvaise approche et je suis même assez persuadé que cela peut faire naître une vocation. Il y a certes les hommes de Lettres qui ont fait la littérature française et à qui s'attache un lieu emblématique, Maupassant en Normandie, Voltaire à Ferney, Balzac en Val de Loire, Mauriac à Malagar, Colette en Bourgogne… mais à l'occasion de ce livre, l'auteur choisit de rencontrer certains des écrivains vivants, présents dans cet ouvrage, de partager avec eux un moment de dialogue autour de leur œuvre qu'il connaît parfaitement et dont il parle abondamment, une autre façon de leur rendre hommage en tout cas, une forme de respect pour leur talent et je ne doute pas que la notoriété de Jérôme Garcin, sa qualité de chroniqueur littéraire, son talent d’écrivain, son entregent ont largement favorisé ces rencontres qui, sans tout cela, n'eussent peut-être pas eu lieu. Certes il relie un écrivain contemporain à un terroir, à une maison, mais c'est bien souvent pour eux une « avant-dernière demeure » où ils attendent la mort avec tout ce qu'il faut de fatalisme et de philosophie, en jetant sur le monde qu'ils vont bientôt quitter un regard souvent désabusé, emprunt de nostalgie et souvent de déconvenues de ne pas avoir été compris ou reconnus, voire d'aigreurs face à cette comédie de la vie à laquelle il ont participé mais qui les a oubliés ou déçus. L'auteur saisit l'opportunité d'un entretien, préférable à toutes les interprétations parfois erronées que suscite la lecture des textes, pour occasionner chez son interlocuteur une remarque ou un aphorisme que le révèlent bien plus sûrement que de longs discours. Ils ont, chacun à leur manière vécu et donc illustré l'incontournable thème de « la vie, l'amour, la mort », ont marqué leur parcours personnel avec leurs livres qui sont autant de jalons dans leur itinéraire intime. De cela, l'auteur de ce volume entend rendre compte, simplement mais fidèlement. Ce que je retiens de ce livre c'est que, après avoir marqué les Lettres françaises de leur empreinte plus ou moins forte, avoir, pour certains participé à l'Histoire, avoir connu avec l’inspiration et l'écriture mais aussi avec les éditeurs et donc avec la notoriété des hauts et parfois surtout des bas, ces écrivains se sont retirés de toute cette agitation médiatique, comme pour attendre sereinement la mort, dans le recueillement et la solitude d'établissements oubliés ou de maisons ignorées par le cadastre, comme s'ils estimaient avoir dit ce qu'ils avaient à dire, avoir fait ce qu'ils avaient à faire. Il m'a semblé que nombre d'entre eux, même les plus athées, souhaitaient se rapprocher de Dieu ou d'une forme particulière de divinité qu'ils se seraient eux-mêmes forgée. Est-ce une façon de se rassurer face au néant, eux qui ont tant profité ou qui ont si bien parlé de cette vie terrestre ?

    Ce livre a été publié au début de l'année 1995 et certains articles sont évidemment bien antérieurs à cette date. Nous sommes au XXI° siècle et les écrivains continuent de marquer la culture de leur empreinte. Il pourrait donc y avoir une suite à ces entretiens. Certes, il ne manque pas de bons serviteurs de notre langue et la relève sera assurée, mais, je ne sais pas pourquoi, ce genre d'ouvrage qui tient peu ou prou de l'anthologie personnelle de son auteur, me paraît teinté de nostalgie, comme si les choses étaient gravées dans un marbre définitif. Cette chronique a modestement choisi aussi de parler des écrivains contemporains à travers leurs œuvres et j'ai bien souvent déploré que des prix prestigieux fussent accordés, à force d'avoir été sollicités, à qui ne les méritaient pas. Qu'on ne compte pas sur moi pour labourer le thème éculé du « de mon temps » mais il me semble que les choses ont changé et que dans l'inflation de ce qu'on publie annuellement la qualité littéraire me paraît bien souvent sacrifiée.

     

    Jérôme Garcin s'efface volontiers derrière son sujet. Il n'en donne pas moins son avis personnel, fait souvent référence à François Mitterrand qui fut, même si on ne partageait pas ses idées politiques, le dernier président cultivé de la V° République (les choses ont bien changé), parle de ceux qui furent ses amis ou de ceux dont il a simplement admiré le talent, ceux qui furent vite oubliés, ceux qui ont eu une vie médiatique, débridée et passionnée, comme ceux qui ont voulu préserver leur intimité, ceux qui se sont battus pour la liberté d'être et d'écrire, la leur et celle des autres.

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN PONT D'OISEAUX

    N°960– Août 2015

     

    UN PONT D'OISEAUXAntoine AUDOUARD - Gallimard.

     

    Le titre évoque une légende vietnamienne, l’impossibilité ou l'éventualité de réunir des choses contraires, malgré la poésie de l'image et la bonne volonté, c'est un livre sur la guerre d'où la violence des batailles est cependant absente, tout juste évoquée. Plus qu'un décor, cette guerre est celle d'Indochine où sont partis se battre des volontaires qui n'avaient pas digéré l'humiliation, la honte de 1940. Il n'est pourtant question de cette guerre qu'en filigrane et on lui préfère les mots de pacification, de libération où l'hypocrisie le dispute à la rêverie, et parfois même au scandale. L'illusion est parfaitement entretenue et puis l'Indochine est si loin de la Métropole et les hommes politiques s'en désintéressent tellement !

     

    La guerre avait un tout autre visage et Leclerc et d'Argenlieu qui avaient probablement, et chacun à sa manière, « une certaine idée de la France » n'étaient pas sur la même longueur d'ondes que Hô Chi Minh et son rêve de communisme. Les Français n’étaient pas non plus des colonialistes, mais cela y ressemblait beaucoup, quant à la guerre, ce fut Dien Bien Phu qui en fut la tragique conclusion. Quand ce modèle fut mis à l'épreuve et que les vietnamiens l'eurent éprouvé favorablement pour eux, il a été exporté en Algérie, avec le même épilogue, et la même trahison de la part de la France.

     

    Cette période est vue à travers la vie de Pierre Garnier, engagé volontaire en 1945 pour combattre en Indochine. Son profil intellectuel fit de lui non un combattant mais le correspondant du journal des troupes françaises en Extrême-Orient puis un projectionniste pour le service cinématographique des armées. Il éprouve la même répulsion pour le colonialisme que pour le communisme. Il tombera cependant amoureux d'une vietnamienne, comment pouvait-il faire autrement dans un Orient qui exerce sur les étrangers un si irrésistible attrait ? Il lui faudra à lui aussi la défaite pour être arraché à ce pays qui n'était pas la France, même si on proclamait haut et fort le contraire. Cet homme était le père d'André Garnier, bien peu présent dans sa famille à cause de la guerre et dont la famille éclatera. Le roman s'ouvre sur ses obsèques et cette absence pesante et même insupportable suscite chez son fils une volonté farouche de le retrouver à travers cet épisode indochinois de sa vie. Il découvre la réalité de la guerre - un univers colonial à la fois fascinant, interlope et hostile, fait d'illuminés, de rêveurs prêts à mourir, mais aussi de trafiquants, d'êtres déterminés et souvent intéressés, beaucoup plus désireux de tuer en préservant leur propre vie - la beauté et la sensualité des femmes, mais surtout, à travers la personnalité des chefs combattants cette impossibilité de vivre ensemble entre Français et Vietnamiens, comme si le fait pour l’Indochine d’appartenir à « l’Empire français » était rédhibitoire dans cette quête de l'impossible entente entre deux peuples, deux pays que tout sépare malgré les apparences que les poètes ou les profiteurs aiment à entretenir. Que les Vietnamiens aspirent à leur indépendance était légitime, tout comme plus tard les Algériens, mais il y avait sans doute un autre moyen que la guerre (et pour la France la défaite) pour y parvenir. C'est, une nouvelle fois, l'illustration de l’impossibilité de concilier des volontés contraires. La réalité dépasse toujours les meilleures intentions parce que l’espèce humaine est ainsi faite et que le résultat est bien souvent le contraire que ce qu'on espérait et qu'on avait tout fait pour obtenir. Les illusions personnelles sont souvent dépassées par autre chose qu'on ne maîtrise pas. Cela marche aussi entre les gens, au niveau individuel et les relations que Pierre Garnier a avec les hommes en général n'est pas du meilleur aloi et les événements de sa vie ont fait de lui un solitaire définitif, qui voyait sans doute les choses autrement, découragé, désabusé, trahi par les événements, par les choses dont il avait rêvé.

     

    Malgré ces fréquents analepses un peu déroutantes, j'ai bien aimé ce roman fort bien écrit, ses passages poétiques, érotiques parfois, dépaysement et la nostalgie qu'il distille, la réflexion qu'il suscite.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

    N°959– Août 2015

     

    Comme un karatéka belge qui fait du cinémaJean-Claude Lalumière – Le dilettante.

     

    Il y a en nous tous un Lucien de Rubempré qui sommeille surtout en matière d'illusions perdues. Luc, le narrateur n'y fait point exception qui a quitté son Médoc natal et son milieu modeste d'ouvrier agricole pour « monter à Paris » comme on dit dans nos provinces. Il a tout quitté, son enfance, ses souvenirs pour s'inventer une vie dans la Capitale mais ses rêves de cinéma se sont rapidement transformés en petits boulots et il est devenu factotum dans une galerie d'art parisienne, pas vraiment ce qu'il espérait. Ce parcours un peu cahoteux, malgré un beau mariage, lui a au moins donné l'occasion de réfléchir sur sa condition et cela donne une somme d'aphorismes pertinents sur la culture et sur l'art ou plus exactement sur l'idée que s'en font les collectionneurs, le plus souvent parisiens et surtout l'usage (financiers) qu'ils entendent en faire. Il y a une sorte d'empathie pour les artistes méconnus qu'il comprend mais n'oublie pas au passage d'égratigner tous ceux pour qui la culture n'est et ne sera toujours qu'un misérable vernis. Tout y passe, depuis les vernissages où se pressent des pique-assiettes jusqu'aux critiques professionnels peu inspirés et bien souvent peu cultivés en passant par les fluctuations du marché de l'art. Il n'oublie pas les artistes qui bien entendu se prennent pour des génies et les quidams prêts à n'importe quelle excentricité pour s'en faire remarquer. Bien entendu la presse spécialisée, bien plus intéressée par l'audimat ou la nécessité de vendre que par l'information diffusée en prend pour son grade sans oublier les « cultureux » qui prétendent tout comprendre, surtout quand il n'y a rien à comprendre. Il se laisse aller à critiquer les choses de cette vie, sur les idées reçues et sur l'humanité qui n'est pas fréquentable, ce que nous savons d'autant plus que nous en faisons tous partie, le racisme ordinaire et les repas de famille arrosés qui se terminent toujours par des chansons paillardes ou des disputes stériles. Il apprécie la roulette russe de la génétique qui fait parfois que deux membres d'une même fratrie sont de véritables étrangers l'un pour l'autre, différence qu'on mesure surtout quand on a choisi de se tenir en retrait du milieu familial et de mettre entre lui et soi le plus grand nombre possible de kilomètres. Ainsi ne ressemble-t-il pas à son frère et s'en félicite ! Il ne fera pas de cinéma comme il en avait rêvé mais se fera quand même « son » cinéma, fictivement bien sûr comme le film qu'il aurait pu tourner et où il aurait été le seul acteur, jouant le scénario de sa propre vie...Solipsisme d'auteur ou envie de refaire le monde ! Jusqu'à la réception d'une lettre de ce frère qui va remettre les choses à leur vraie place, faire ressurgir son passé, ses blessures, ses fêlures… On peut se poser la question : Pourquoi refaire le monde, le redessiner pour soi seul et à ses mesures ? C'est peut-être l'apanage de l'écrivain dont l’imagination est souvent débordante, l'exercice du simple plaisir d'écrire, de raconter une histoire qu'il invente ou dont il rend compte, de laisser aller son stylo sur la feuille blanche, de faire chanter les mots, de satisfaire son ego... Grâce à l'écriture il donne ses couleurs favorites à un monde décevant pour lui, se recrée pour lui-même un univers parallèle où il guide son lecteur ? A nous, de choisir !

     

    Le titre m'a d'emblée paru suspect. Que va-t-il encore nous pondre sur ce thème, me suis-je dit. Et moi de craindre l'humour facile qui prend toujours les Belges pour cible. On s'empresse de les qualifier de « nos amis » pour aussitôt s'en moquer. Ce qui me rassure c'est que, paraît-il, ils font de même pour nous ! En réalité c'est Jean Claude Van Damme qu'il a rencontré au bar d'un grand hôtel parisien qui se qualifie ainsi, donnant son titre au roman. J'ai quand même préféré la scène du clochard qui se termine à la manière du Petit Prince et de son étoile, à la philosophie quelque peu éculée de cet acteur bodybuildé. Pour autant, ce titre ne doit pas nous cacher la réalité, l'auteur parle surtout de lui mais il le fait avec humilité. Les apparences sont en effet trompeuses et le milieu culturel parisien dans lequel il travaille peuvent donner l'illusion qu'il est quelqu'un d'important alors qu'il avoue qu'il n'en est rien et qu'il accepte de rester à sa place. Il avait pourtant tiré un trait sur sa famille, sur ses origines modestes. Il est en effet tentant de se dire qu'on est un être exceptionnel et de finir par y croire soi-même ! Finalement faire le point sur soi, comme il le fait, même si le constat n'est pas reluisant, est plutôt salutaire.

     

    J'ai retrouvé avec plaisir l'auteur de « La campagne de France » et du « Front russe » dont cette chronique s'était fait l'écho. Même si le thème traité ici est différent, son humour, son sens de la formule, sa plume pétillante m'ont à nouveau enchanté mais j'ai choisi quand même d'y voir, au-delà des traits d'esprit, une critique un peu acerbe voire désabusée, nostalgique même, mais assurément bien menée.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TIRÉ À QUATRE ÉPINGLES

     

    N°958– Août 2015

     

    TIRÉ À QUATRE ÉPINGLESPascal Marmet - Michalon Éditeur.

     

    Cela tombe plutôt mal pour le commandant Chanel. On vient d’assassiner dans un hôtel particulier, l'épouse d'un ancien préfet lui-même trouvé mort six mois plus tôt sous le Pont Neuf, et le procureur insiste pour que ce soit Chanel qui soit chargé de l'enquête. Ce que c'est que d'être consciencieux, efficace et professionnel ! Et tout cela sur fond de départ de trois collègues, des congés d'été et donc de la diminution des effectifs, de l'accumulation des affaires et de la nomination de deux stagiaires féminines. Pas vraiment une bonne nouvelle pour lui qui est plutôt macho ! Il lui faudra pourtant bien reconnaître leur rôle déterminant. De plus le prochain déménagement de la Crim' le tracasse ; On ne dira plus « le 36 quai des Orfèvres » mais on irait quelque part du côté des Batignolles. Pour un policier qui a fait sa carrière dans ce lieu mythique et qui est près de retraite, ça fait quelque chose !

     

    Mais revenons à cette affaire qui a priori est un cambriolage qui aurait mal tourné mais, pour lui, ces deux meurtres sont évidemment liés. Dès lors les personnages vont se bousculer, d'abord Samy qui se présente comme un « serrurier-philosophe », mais quand même « bien connu des services de police ». Il va initier à la délinquance Laurent (Il s'appelle en réalité Alex), un pauvre garçon un peu simplet, livré à lui-même ; ensemble ils font un casse dans les beaux quartiers mais l’appartement qu'ils visitent tient d'avantage du musée des « arts premiers » que d'un duplex de grand standing. De plus la propriétaire qui s'est blessée dans une chute et qui est secourue par Laurent-Alex, est retrouvée morte, tout comme, quelques jours plus tôt, son amant, l'associé d'un expert en art africain, tous deux tués avec la même arme. Le mystère s'épaissit puisque le traditionnel trio « mari-épouse-amant » pourrait constituer une banale base de recherche, mais ils sont morts tous les trois et les cambrioleurs n'ont pas vraiment un profil de tueurs. Quant au mobile... Ainsi commence une enquête haletante où notre commandant va patiemment mener des investigations difficiles dans le passé des trois victimes, la recherche d'une statuette cloutée aux étranges pouvoirs, le découverte d'autres cadavres...

     

    Avant que Babelio et les éditions Michalon, que je remercie, ne me fassent parvenir ce roman, je ne connaissais pas l’œuvre de Pascal Marmet. Cette découverte m'a passionné. Et puis je le trouve plutôt sympathique ce commandant, pas flagorneur et pas carriériste, plus attentif à l'être qu'au paraître et qui se méfie des évidences en ne fonctionnant qu'à l'intuition, même si cette dernière est parfois contrecarrée par les pratiques policières modernes, les procédures et les rebondissements de l'enquête. C’est de plus un fin psychologue, connaisseur avisé de l'espèce humaine que sa position de policier lui permet d'apprécier dans ce qu'elle a de plus sordide. Il a d’ailleurs parfaitement raison de ne pas ajouter foi à tout ce qu'il voit parce que, dans cette enquête, il n'en finira pas de se remettre en question. La présence un peu chanceuse de la jeune et marginale Salomé à ses côtés met en évidence un rôle paternel qui ne lui est pourtant pas familier. De plus, pour les nécessités de l'enquête, il entre un peu malgré lui dans le jeu de la jeune fille et de Laurent-Alex, pas vraiment conscients de ce qui leur arrive. Il reste un homme qui ressent une certaine culpabilité quand il s'agit d'attirer Salomé et son ami dans un piège même si celui-ci débouche sur la manifestation de la vérité. Il est conscient que la machine judiciaire risque de broyer le pauvre garçon, victime d'un syndrome dont il n'a même pas conscience et qu'il ne contrôle pas.

     

    J'ai aimé aussi l'humour, le style un peu gouailleur, bien dans la veine du roman policier, le suspense qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin mais aussi ce subtil art du portrait qui, en peu de mots, vous campe un personnage. Les chapitres courts, bien documentés, très techniques, avec un grand souci du détail, sont agréablement écrits et font voyager le lecteur à Colmar, au musée du Quai Branly, le transporte dans l'atmosphère toujours un peu particulière d'une grande gare parisienne. Grâce à ce roman, il pénètre dans l'univers inquiétant de la sorcellerie africaine qui, même « à l'heure d'internet et des voyages sur Mars » n'a pas disparu.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TOURNER LA PAGE

     

    N°957– Août 2015

     

    TOURNER LA PAGE – Audur Jónsdóttir Presse de la Cité.

    Traduit de l'islandais par Jean-Christophe Salaün.

     

    Eyja est une jeune fille épileptique mariée à un alcoolique surnommé « Coup de vent » tant il est absent, toujours entre une séance de désintoxication et une visite au pub. Il est un peu idéaliste, a l'âge d'être son père, n'est pas vraiment un acharné du boulot et plutôt accroc aux dessins pornos. A l'occasion, il touche aussi à la drogue qu'il partage avec Agga, sa belle-sœur, qui vit avec eux. Elle l'a épousé pour fuir une atmosphère familiale un peu irrespirable et sa mère divorcée qui change souvent de compagnons et cherche elle aussi dans la bouteille une consolation à cette vie. A l'entendre ce mariage a été motivé par la perspective d'un congé et des cadeaux... Autant dire qu'il est, comme sa vie partagée entre alcoolisme et tabagisme, complètement raté ! Sa grand-mère est consciente de cette situation et n'y voit qu'une solution, le départ de sa petite-fille pour la Suède chez sa cousine Rùna, mais seule ! Elle est même prête à subventionner ce voyage mais la jeune femme s'accroche à ce mari et quand son amie Bimba lui conseille elle aussi de le quitter, elle refuse au seul motif qu'il lui apporte une tasse de café au lit le matin, quand il est là bien sûr ! C'est sans doute un peu léger mais elle est peut-être plus attachée à cet homme qu'elle ne le croit. Quant à sa grand-mère, elle la verrait bien changer de vie, « tourner la page », écrire enfin ce roman qu'elle porte en elle depuis longtemps. Après tout, dans cette famille un peu bizarre, le grand-père d'Eyja a été un homme de Lettres célèbre et sa mère s'est aussi un temps essayée à l'écriture mais dans le seul domaine de l'élégie mortuaire, alors pourquoi pas elle ? Mais, dans l'esprit de sa mère et de sa cousine, ce voyage n'est pas vraiment destiné à être créatif. Ce séjour en Suède sera pour elle le prélude à une nouvelle vie, plus près de la nature et du quotidien, mais pas vraiment les vacances qu'elle espérait. D'ailleurs quand elle devenue à son tour écrivain, quelques années plus tard, elle a eu une tentative d’explication « J'écris parce que j'ai passé ma vie entourée de gens souffrant d'une soif insatiable. Ils se gorgent d'alcool comme les nourrissons de lait maternel. Et je voudrais comprendre pourquoi  ». Auparavant, elle a fait ses gammes en publiant des articles dans un quotidien local et sa grand-mère est vraiment déterminée à soutenir son projet littéraire autant qu'à l'aider à vivre au quotidien. Au fil du roman le lecteur peut comprendre que cette aïeule peut aussi vouloir rattraper ainsi les erreurs d'éducation dont a pu être victime sa propre fille, la mère d'Eyja.

     

    Est-ce qu'avoir raté sa vie, ne pas s'aimer, refuser son corps, être épileptique, avoir des problèmes de couple ou des relations familiales difficiles avec sa mère à qui elle ne veut pas ressembler, sont des motivations suffisantes pour écrire ? A titre personnel, je répondrai sans hésitation par l'affirmative d'autant que cela peut correspondre à une reconstruction de soi, ce qui me paraît être le cas de Eyja. Son séjour suédois lui sera bénéfique à plus d'un titre, lui permettant de devenir enfin ce qu'elle est. L'écriture n'est pas seulement une alchimie, c'est aussi un phénomène complexe au terme duquel l'auteur n'est pas seulement un simple raconteur d'histoires mais aussi le thérapeute intime de ses propres maux, loin de l’alcoolisme général. Grâce à elle, celui qui tient le stylo apprend à s'accepter lui-même, quant à ce qui résulte de son inspiration, le texte définitif, c'est à la fois un paradoxe et un mystère.

     

    Jusqu'à ce que les Babelio et les Presses de la Cité me fassent parvenir ce roman, ce dont je les remercie, je ne connaissais pas Audur Jónsdóttir. Je ne suis pas familier des romans islandais mais j'avoue que j'ai été assez surpris par cet ouvrage, parfois aussi un peu agacé par les longueurs, par ses incessants analepses qui déclinent l'histoire mouvementée de cette jeune femme un peu paumée. Contrairement à ce qu'indique la 4° de couverture, le style en m'a paru aussi original qu'annoncé, pas vraiment ce que j'attends d'ordinaire d'un roman.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • AUTUMN

     

    N°956– Août 2015

     

    AUTUMNPhilippe DelermGallimard.[Prix Alain Fournier 1990]

     

    D'emblée, le titre évoque une Angleterre froide et brumeuse. Plus précisément l'auteur invite son lecteur dans l'univers des peintres préraphaélites du milieu du XIX° siècle. Pour réagir contre la pauvreté de la peinture victorienne, ces artistes ont en effet choisi de s'inspirer des légendes médiévales et de la poésie primitive en se donnant comme modèle les œuvres des prédécesseur de Raphaël. La figure principale est le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), qui crée « la confrérie préraphaélite ». C'est pourtant un personnage complexe, à la fois mystique et sensuel, individualiste et porté vers la communauté. Sa jeune femme, Élisabeth Siddal , décédée 7 ans plus tôt, était un être diaphane à la chevelure rousse. Dépressive, elle meurt d'une overdose de laudanum. Elle fut son modèle, surtout après sa mort mais il l'idéalisera sous les traits de la Béatrice de la « Divine Comédie » comme elle fut le modèle de John Everet Millais qui vit en elle Ophélie chère à Shakespeare. Rossetti poursuit sa recherche de la beauté féminine dans des portraits qu'il réalise de Fanny Cornforth, une jeune prostituée dont il est amoureux et de Jane Burden, l'épouse de William Morris, avec qui il a une liaison. Ces artistes sont à la recherche de l'art absolu, entre mystique et esthétique, mais ce roman est aussi l'évocation de leurs amours impossibles, passionnées, romantiques et tragiques, avec au bout du voyage, la drogue et la mort. Ce roman évoque les relations des préraphaélites dans leur expérience commune artistique, tourmentée, intemporelle et la nature quasi-divine de leur inspiration, mais se concentre sur la relation de Rossetti et de son épouse. Son travail influencera les Symbolistes.

     

    Philippe Delerm nous fait non seulement pénétrer dans l'univers de ces peintres qui inspirèrent les symbolistes, et c'est déjà un enchantement, mais explore aussi cette recherche personnelle de la femme idéale autant que le sens de la démarche créatrice. Son écriture est somptueuse et agréablement poétique, aux couleurs chaudes de l'automne. La construction du roman qui alterne les lettres échangées et les passages évocateurs et descriptifs lui impriment un rythme agréablement évocateur. C'est aussi un ouvrage historique où les personnages ont réellement existé et où se côtoient Lewis Caroll, l'auteur d' « Alice aux Pays des Merveilles », mais aussi le célèbre critique d'art John Ruskin et le poète Swinburne.

     

    Je ne dirai jamais assez combien mon intérêt va à ces grands serviteurs de notre si belle langue française que sont les bons écrivains et c'est pour moi, à chaque fois, un plaisir de les lire. Je poursuis volontiers et passionnément la découverte de l'univers de Philippe Delerm dont cette chronique a déjà abondement parlé.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN ETE POUR MEMOIRE

     

    N°955– Août 2015

     

    UN ETE POUR MEMOIREPhilippe DelermGallimard.

     

    La grand-mère du narrateur vient de mourir et il lui faut quitter Paris pour les bords de la Garonne, à côté de Montauban et sa tiédeur de briques. Cette femme était une bonne chrétienne comme dit le curé qui n'hésite pas à se porter garant de son entrée au paradis mais elle a choisi de reposer dans le petit cimetière de la colline qu'elle appelait son jardin...

     

    Stéphane, le narrateur, ne le sait pas encore mais, à l'occasion de cette cérémonie, cet été va être serti dans sa mémoire et pas seulement à cause des obsèques de cette aïeule qui avait fait partie de sa vie. Une sorte de double deuil. Pour lui c'est la douce fragrance de son enfance insouciante qui renaît quand il passe la porte de cette maison pleine d'odeurs de fleurs avec ele l'envie d'y rester malgré un roman à terminer, le plaisir d’être à nouveau allongé dans l'herbe, le farniente, le souvenir de cette cousine dont, enfant, il était un peu amoureux, l'émotion qu'on ressent quand on remonte le temps… Tout lui revient, l'accent qui enchante les mots, la couleur du magnolia au jardin, les baignades, les parties de pêche dans la Garonne, les bateliers du canal, les ricochets, les balades à bicyclette, la courbe des collines et les chemins d'eau, les robes blanches et vaporeuses des jeunes filles, les tons pastels des paysages, les senteurs, les bruits et les silences de la nature, la lecture des romans d'aventures qui ont peut-être, sans qu'il le sache, décidé de son destin… Il retrouve le goût de cet été qui « s'attarde grenadine, s'efface menthe à l'eau » qu'il redécouvre à travers les yeux et les gestes de la petite Marine qui désormais habite le château longtemps resté inhabité et qui domine le village. Elle est nouvellement arrivée dans le pays avec sa famille parisienne un peu bohème et retient l'attention de Stéphane à cause de son imagination et ses rêves. Elle sera son guide dans ce parcours à contre-enfance, elle qui a une sorte de maturité qui la différencie des enfants de son âge.

     

    Même si le narrateur ne le dit pas expressément, c'est la marque du temps qui passe, qui fuit, l'âge adulte qui s'est installé dans son quotidien qui va pourtant reprendre ses droits à travers la mélancolie de la rentrée de septembre, ces livres à couvrir, ces cahiers neufs, ces crayons qui en noirciront bientôt les pages…

     

    J'ai goûté ce texte poétique plein d'images et de senteurs d'été, rempli aussi des parfums délicats de cette enfance disparue et qui revient, ce temps qui passe et qui nous donne le vertige. Avec de courts chapitres, l'auteur installe dès l'abord cette ambiance estivale autant que la mélancolie du passé, un monde qu'il a connu et qui a définitivement disparu, un autre qui s'est installé dans sa vie et qui va le happer après cette parenthèse de la mémoire...

     

     

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA CINQUIEME SAISON

    N°954– Août 2015

     

    LA CINQUIEME SAISONPhilippe DelermGallimard.

     

    On a tous dans le cœur un tableau noir et sa poussière de craie, la portée bleue d'un cahier d'écolier avec des mots écrits à l'encre violette dans le crissement d'une plume d'acier, pleins et déliés, le doux ronronnement des tables de multiplications, le lourd silence des dictées, les blouses grises et les punitions, la cour de récré poudreuse et les derniers jours d'école dans la touffeur naissante de l'été, les jeux de billes, de marelle ou de corde à sauter. Tout le parfum de l'enfance ! Plus tard ce seront des nattes et des taches de rousseur, les regards maladroits et les paroles timides, les garçons hâbleurs qui voudront se faire remarquer des filles qui les ignoreront du haut de leur beauté naissante. Leur indifférence et leurs yeux annonceront déjà les femmes qu'elles seront bientôt. Ce sera le temps des amours inventées, des menthes à l'eau, des illusions qui ne manqueront pas d'éclater, avec cette volonté de grandir vite et cette fascination de l'avenir mais aussi ce désir un peu fou de demeurer encore un peu dans le giron tiède de l'enfance.

     

    M. Chatel est un instituteur, un Maître d'école comme on disait avant, soucieux de l'avenir de ses élèves à qui il transmet son savoir. Ils le respectent pour cela, parce qu'il leur apprend le calcul et la grammaire, même si ce n'est pas passionnant et qu'ils n'aiment pas vraiment cela. Ce n'est pas tout à fait un copain, pourtant il joue à l'occasion avec eux au foot sur la place du village, organise la kermesse de fin d'année scolaire. On l'appel « M'sieur » entre crainte et une complicité feinte. C'est un petit village où on a déjà abandonné la gare, sans doute non rentable, avec sa dernière épicerie qui fermera à la mort de sa propriétaire, son café à la lisière de la faillite, l'école elle-même disparaîtra bientôt, faute d'élèves. Ils partiront vers d'autres horizons ou au collège et ne seront pas remplacés parce que les temps changent et qu'on n'y peut rien.

     

    Il se souvient de cette tranche de vie où il aimait cette jeune fille trop tôt disparue dans un accident. D'elle il n'a plus que des souvenirs, les albums pour enfants qu'elle a crées, ses aquarelles aux couleurs chaudes. Ils avaient tout pour vivre ensemble une vie heureuse et longue mais le destin en a décidé autrement. Parce que c'est un baume, il choisit de de lui écrire avec des mots d'encre bleue, de crier dans l'écriture tout cet amour perdu, tout ce gâchis, tout ce deuil impossible à faire. Ces mots, elle ne les lira jamais mais ils lui viennent à travers ses souvenirs qui renaissent dans la couleur d'une robe, la langueur d'une soirée d'été, une chanson de Duteuil ou de Souchon, une photo de David Hamilton... Il la fait revivre dans sa mémoire, habille ces années heureuses de phrases, entre leur enfance différente, leur rencontre, leur vie amoureuse, leurs vacances au soleil de Provence, leurs projets… Même si écrire est une forme de folie, entre vertige et exorcisme, c'est une sorte de longue lettre, tissée à petites touches intensément poétiques, un journal confié aux feuillets blancs d'un cahier où le deuil est présent à chaque page sans pour autant être exagérément larmoyant, mais à certains moments du roman j'ai pourtant eu l'impression d'un veuf qui parlerait à une tombe.

     

    Bien sûr la vie continue mais l'absence reste et lui s’accroche aux mots qu'il investit de son chagrin. Ce sera une nouvelle rentrée avec ces feuilles qui tombent déjà et les matinées qui rafraîchissent, les encriers en porcelaine qu'on remplit d'encre mais cette femmes diaphane disparue sur une route rappelle que nous ne sommes que les pauvres usufruitiers de notre vie, même si nous choisissons de ne pas y penser, de vivre comme si nous étions immortels.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA BULLE DE TIEPOLO

    N°953– Août 2015

     

    LA BULLE DE TIEPOLOPhilippe DelermGallimard.

     

    Au départ, il y a une visite d'Antoine Stalin, critique d'art, chez un brocanteur parisien et un tableau d'un peintre inconnu qui lui évoque le style d'Edouard Vuillard qu'il est en train d'étudier. L'œuvre lui échappe cependant au profit d'Ornella Malese, une jeune romancière italienne promise au succès pour un petit roman « Granité café » dont l'action(ou l’inaction) se passe à Venise et qui chante les plaisirs simples de la vie. La romancière a acheté ce tableau parce qu'il est signé par son grand-père, Sandro Rossini, un homme environné de mystères et de tabous. Dans sa famille puritaine on ne parle pas à de lui à cause d'une improbable aventure féminine de ce dernier dont cependant l'histoire personnelle s'est mêlée à celle de la dictature de Mussolini. Ces deux personnages que tout oppose et qui ne se connaissaient pas auparavant vont cependant faire un bout de chemin ensemble. Lui vient de perdre sa femme et sa fille et elle va connaître, un peu malgré elle, le succès grâce à son livre. Ils se rencontrent autour de ce premier tableau. Pour autant, ils vont se retrouver ensemble à Venise où Antoine doit étudier une fresque de Giadomenico Tiepolo, moins connu que son père Giambattista, « Il mondo Nuovo » (Le nouveau monde), conservée dans une villa palladienne. Ce tableau s'avère un mystère puisqu'il représente des personnages de dos, en train de regarder une scène que nous ne voyons pas mais dont un homme désigne quelque chose au moyen d'une longue baguette qui se termine par une sorte de bulle (là non plus on n'est sûr de rien d'autant que Delerm se demande s'il ne s'agit pas là d'une imperfection, une altération de l’enduis, une tache ou une éraflure). L'auteur décrit ce tableau en s'interrogeant sur le sens du geste du personnage à la baguette. Or ce tableau en évoque deux autres à peu près semblables, conservés dans un musée parisien et dans une villa italienne, mais aucun des deux ne présente cette fameuse bulle. Y a-t-il une symbolique forte de cette bulle qui isole Antoine et Ornella de cette vie faite de deuils pour lui et de succès pour elle ? Ces deux situations sont fragilisantes puisqu'elles affectent leurs deux solitudes nées d'un vide. Ce sont là deux formes d'événements extraordinaires qui interviennent dans leur vie et qui l'affaiblissent, soit dans le malheur pour lui soit dans une forme de bonheur née de la consécration longtemps attendue pour elle. Antoine se coupe du monde à cause de son deuil que son travail exorcise et Ornella se recroqueville sur ses livres qui évoquent son enfance, deux façons de se couper du monde extérieur, de s'abstraire du temps qui passe... Ornella se considère comme l’héritière d'une volonté de « vivre dans la création... vivre pour la création ». Sous son couvert, Delerm évoque l'écriture mais aussi le monde impitoyable de l'édition qui rejette d'emblée un auteur inconnu, ce même monde qui, la notoriété venue, lui fera la cour. C'est sans doute une réflexion sur l'écriture, sur le succès, sur la notoriété, sur le silence des médias à la sortie d'un livre, période difficile à vivre pour un auteur qui a mis beaucoup de lui même dans son livre qui est avant tout un univers douloureux. Il n'oublie pas non plus de placer la jeune femme dans son milieu professionnel (elle est enseignante dans un collège à Ferrare) où la notoriété soudaine lui fait prendre une importance que ses collègues de travail ne lui accordaient auparavant.

     

    Certes, il y a cette déambulation dans Venise à laquelle nous convie l'auteur et c'est toujours un plaisir de visiter la Sérénissime d'autant plus qu'il évoque des lieux labyrinthiques désertés par les touristes. Il y a ces instants de farniente, ces visions de la cité des Doges au quotidien, « vaporetti », « traghetti », ces conversations chantantes et insaisissables des Vénitiens, ces couleurs et ces bruits d'eau sur les canaux, cette lumière sur les églises et les palais... Ce court roman se déroule en Italie et à Venise, écrin de l'enfance d'Ornella. Il y a une histoire d'amour, incontournable dans ce contexte, entre Antoine et Ornella mais cette passade, qui n'est pas vraiment passionnée, est présentée comme un échec au temps avec une évocation de Marcel Proust, forcément (« C'est le temps qui nous tue et quand on fait l'amour on arrive à le tuer à son tour ».  « Le personnage principal des romans, c'est toujours le temps, et le temps de l'amour physique n'existe pas ») ). C'est un peu un passage obligé dans ces deux vies déboussolées, quelque chose qui ressemble à une sorte d'amitié naissante, libre et complice à la fois, un lien fragile en tout cas. Dans cette bulle, les souvenirs vénitiens se conserveront mais chacun vivra sa vie sans l'autre. C'est une réflexion sur la peinture, quelque chose de culturel ou peut-être du sens de la vie, sur la fuite du temps qui nous affecte tous mais qui pèse surtout sur la notoriété des artistes, les consacrant ou les oubliant. En fait tout est lié dans cette rencontre hasardeuse entre Antoine et Ornella, depuis l'univers de Vuillard jusqu'à la lecture de « Granité Café » , en n'oubliant pas le destin de Sandro Rossini et cette étrange histoire de bulle dans le tableau de Tiepolo. Delerm s'interroge sur les motivations de la création « l'équilibre entre le pouvoir et une insuffisance » et cette volonté de fixer l'instant est peut-être pour le créateur la marque d'une impossibilité à le vivre.

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    Tout cela m'a paru un peu confus et je ne suis même pas sûr d'avoir compris la véritable motivation de l'auteur tant les thèmes sont nombreux, a moins bien sûr qu'il ne s'agisse d'une énième forme de solipsisme toujours un peu énervante chez les écrivains à succès (il y a sans doute des connotations précises et nombreuses entre le personnage d'Ornella et l'auteur lui-même. Il prête d’ailleurs à la jeune femme la volonté de dire le monde selon elle, un peu sans doute comme l’auteur lui-même). Il y a peut-être une volonté chez lui de régler des comptes personnels sur la manière dont a pu être reçue son écriture dans le passé, au début de sa carrière d’écrivain ou sur la nécessaire promotion de ses livres par l'auteur lui-même, d'émettre des craintes sur la pérennité de son œuvre mais l'ensemble reste quand même fort bien écrit, poétique et c'est un plaisir de le lire.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BRAVO

    N°952– Août 2015

     

    BRAVORégis Jauffret - Seuil

     

    A la lecture de la préface, je me suis dit qu'il allait être question des vieux, enfin ceux qui ont dépassé la cap de la soixantaine et qui, quand j'étais jeune étaient effectivement considérés par nous comme « des petits vieux » qui avaient déjà un pied dans la tombe et dont l'autre était plus que vacillant. Maintenant, par une sorte d'hypocrisie de vocabulaire, on dit d'eux qu'ils sont jeunes tout en sachant que, même si l'espérance de vie a progressé, leur vingt ans sont quand même bien loin ! Maintenant que je fais partie de ces « jeunes vieux », je me dis que ceux qui ont mon âge ont sûrement, et sans le faire exprès, survécu à la maladie, au suicide, aux accidents de toutes sortes … Bien sûr ils pensent à la mort puisqu'elle fait partie de la condition humaine et que nul n'y échappe, mais ils le font plus qu'à vingt ans où on se croit indestructible, immortel, éternellement jeune et beau, où on entreprend, on prend des risques, on aime la vie alors que dans la vieillesse on la consomme jalousement, on fait attention, on prend des précautions, on s'assure. Elle n'est même plus taboue, par obligation ! Parfois même on se rapproche de Dieu, on ne sait jamais !

    Et puis quand on est vieux, si on n'est pas célibataire, veuf ou divorcé, on est encore avec son conjoint. Passées ces longues nuits d'amour et ces vacances torrides qui désormais appartiennent au passé, il faut composer avec le présent devenu insupportable, vivre avec ces espérances déçues, ces trahisons inacceptables, ces invectives constantes, ces mauvais souvenirs, ces remords... Des solutions existent mais quand le code pénal vous fait entrevoir la Cour d'Assises, vous y réfléchissez à deux fois. Plus simple est de divorce, de plus en plus largement usité si on en croit des statistiques. On peut aussi entretenir l'illusion en prenant un partenaire plus jeune, mais c'est risquer une liaison dispendieuse et surtout l'infarctus. On peut aussi se réfugier dans les paradis plus ou moins artificiels mais là aussi la Camarde vous guette. Alors on peut espérer qu'elle frappera le conjoint devenu invivable et vous fera recouvrer votre liberté. Soit cela vous surprend, parce que destin vous joue parfois de ces tours, soit elle vous l'offre comme un cadeau longtemps attendu. Il convient alors de verser quelques larmes qui parfois refusent de couler à cause de la culpabilité dont un psychologue pourra peut-être vous délivrer. Il y aura alors la solitude parce que les choses ne se déroulent jamais comme prévu. Pour l’exorciser on choisit parfois un animal dit de compagnie ou on préfère l’organiser soi-même parce qu'on ne supporte plus ni sa famille ni ses voisins ni ses amis. On flaire cette mort qui nous tourne autour sans oser nous toucher mais qui sait rappeler sa présence et dire que c’est peut-être pour bientôt, qu'il faut s'y préparer. Alors on égrène ses souvenirs, on refait le chemin à l'envers, parfois on entame un improbable compte à rebours, on se dit que « de mon temps... » , on devient jaloux des autres, des jeunes en particulier, qui ont la vie devant eux alors que nos belles années sont derrière nous et appartiennent au souvenir. Mélancolie, schizophrénie, la vieillesse sent sa tutelle et son héritage qu'on lorgne mais on n'évite pas la cruauté et l'ingratitude de ses propres enfants pour qui on s'est sacrifié. Heureusement dans tout cela il y a l'espoir de mourir dans son sommeil, sans souffrir, en évitant le cancer qui moissonne beaucoup chez les vieux. Alors on y pense de plus en plus, comme on pratiquerait un loisir, en essayant de ne pas en avoir peur, comme pour l'apprivoiser. On se dit qu'on est en rémission ou dans l'espoir d'une improbable guérison. Certains arrivent même à en rire, mais c'est rare, et cela vaut peut-être mieux que d'en pleurer parce qu'au moins on a du temps pour cela quand d'autres en manquent tant ! Alzheimer peut venir aplanir tout cela avant que ne sonne le glas de la vie et qu'on soit précipité dans le néant avec en prime l'oubli des autres. Cela vous donne presque l'envie de mourir jeune quand la vieillesse dure de plus en plus longtemps et qu'on laisse aux jeunes générations le soin de payer les pensions… De quoi les rendre jaloux ! La mort signifie l'abandon de la vie, mais pas seulement, c'est aussi l'adieu aux choses durement acquises au cours de son existence. Pour ceux qui croient au ciel, cela peut consoler, tant pis pour les autres ! Cela rappelle, sur un mode parfois léger, une implacable évidence, que chacun n'est qu'usufruitier de sa propre vie et que tout à une fin, que nous ne sommes que de passage...

     

    C'est peut-être bizarre, mais au longs de cet ouvrage, abusivement baptisé « roman » puisqu'il s'agit de 16 nouvelles, j'ai presque ri, pas vraiment à cause du propos, mais plus sûrement à cause du style facile à lire, jubilatoire à l'envi, pertinent et même impertinent dans les aphorismes, de cet humour noir qui me plaît toujours malgré sa cruauté. J'ai un peu décidé de jouer le jeu de l'auteur, puisque, de toute façon, je ne peux pas faire autrement.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • HISTOIRE D'IRENE

    N°951– Août 2015

     

    HISTOIRE D'IRENE – Erri de Luca- Gallimard

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Aborder un récit d'Erri de Luca, peut-être plus chez lui que chez un autre écrivain, est une invitation à le suivre. Eh bien, même si j'ai eu un peu de mal au début, je l'ai suivi dans cette fable. Après tout, croire à autre chose qu'à ce que le quotidien met sous nos yeux n'a rien d'extraordinaire et je viens d'apprendre qu'en Islande il se trouve des gens, et même des plus sérieux, pour croire à l'existence des elfes, ces êtres légendaires appartenant à un peuple caché mais qui les côtoient chaque jour. Après tout l'auteur situe son action en Grèce, pays de mythologie. Qui est donc cette Irène, abandonnée sur une plage et qui ne se sent bien que dans la mer où elle nage, la nuit, avec les dauphins. Ils sont ses amis et elle rompt des filets de pêcheurs pour les sauver et les nourrir. On dit même que l'enfant qu'elle porte a été conçu par l'un d'eux. A terre, elle n'est qu'une paria, chassée de chez le pope dès qu'elle a eu ses règles, mais mal lui en a pris, l'homme d'église est mort dans l'incendie de sa maison. On la dit sourde et muette parce qu'elle ne parle pas aux autres habitants, on se perd en conjectures sur la paternité de son enfant et bien sûr, puisqu'elle ne vit pas comme les autres, on l'ignore et surtout on s'en méfie. Elle donne cet enfant à la mer et son histoire au vieil homme qui, en retour lui prête une suite à la fois tragique et merveilleuse, celle de Jonas qui affronte le tempête, est avalé par une baleine grâce à laquelle il renaît. Mais elle ne peut rester sur terre où elle n'a pas sa place. L'auteur lui, Napolitain et déjà âgé l'écoute et lui raconte sa propre histoire qui est un peu étrange et cela les aide à se comprendre. C'est un vieux solitaire, un peu ermite qui aime la montagne qui, comme la mer, le rapproche de Dieu. Il lui propose de partir dans un endroit du globe où parait-il les dauphins meurent de vieillesse, l'invite à une vie différente parmi le humains à Naples, lui propose de troquer le microcosme de cette île grecque pour une vie de femme normale, mais elle lui préfère autre chose, un autre univers.

     

    Certes, de Luca parle de lui, de sa vie, de la Bible qu'il étudie avec passion et méditation, de la mythologie qui éloigne son lecteur de la réalité. Après tout ce que nous réserve le quotidien n'est guère passionnant et surtout si nous voulons bien le voir ainsi, nous écarte et même nous dégoûte de cette espèce humaine à laquelle, pourtant, nous appartenons tous.

    Les deux autres récits sont plus terre à terre, évoquent son histoire familiale, la guerre, la pauvreté...

     

    Alors, cette Irène, une petite sirène, pourquoi pas après tout et même si tout cela n'est pas sérieux, finalement je m'en fous. Ce sont quelques pas dans le merveilleux, dans un domaine de moins en moins exploré mais j'ai décidé de suivre ce conteur d'exception. Ses termes sont poétiques, son écriture fluide, servie par une traduction fidèle et comme toujours et c'est un plaisir de lire cette prose qui personnellement me transporte dans un ailleurs bienvenu. Même si tout cela a pour toile de fond l'eau qui donne la vie, j'y ai quand vu un rappel de la condition humaine avec son cortège de guerres, de souffrances, d'intolérance, cette vérité incontournable que nous ne sommes qu'usufruitiers de notre propre vie qui se terminera par la mort. Alors, le temps d'un récit, croire à autre chose, je veux bien, d’autant que le quotidien ne va pas tarder à me rattraper sous forme d'actualités violentes, de politique politicarde, de scandales, de massacres, de ces petits arrangements avec la vie, la légalité et le fameux « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles et que nos dirigeants, toujours aussi hypocrites mais faussement moralisateurs, se posent en donneurs de leçons. De Luca choisit de voir les choses à travers le prisme du merveilleux, pourquoi pas et pourquoi pas le suivre dans sa démarche ?

     

     

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  • POUR JEAN PREVOST

    N°950– Août 2015

     

    POUR JEAN PREVOSTJérôme Garcin- Gallimard

     

    J'avoue bien volontiers que j'en ai parfois un peu assez de supporter le solipsisme des écrivains qui semblent n'avoir pour centre d'intérêt qu'eux-mêmes et qui, à ce titre, nous assènent leur façon de penser et parfois leur manière d'être comme autant de modèles. Comme je l'ai dit maintes fois dans cette chronique, j'aime lire des biographies, surtout quand elles sont bien écrites et nous parlent d'un être qui à honoré son passage sur terre mais que la nature humaine, toujours égale à elle-même, s'est dépêchée d'oublier. L'auteur rappelle opportunément que « l'oubli est la forme la plus raffinée,la plus hypocrite des trahisons ».

     

    Sa trop grande jeunesse lui avait interdit l'engagement dans l'armée pendant la Grande Guerre, mais il résista toute sa vie, obsédé par l'action, par la mort au combat, en pleine jeunesse. C'est là un paradoxe pour cet homme qui était avant tout pacifiste mais sous un tempérament de boxeur, de bretteur de sportif et de séducteur, il y avait chez lui autant d'énergie contenue que d'amour de la vie et des femmes. Il était antimilitariste par principe mais combattant par nécessité, germanophile mais patriote avant tout et fera tout pour bouter les nazis hors du territoire national. Qu'il soit étudiant ou combattant, il s’opposa, se révolta toujours ! C'est peut-être là le destin de ceux qui mourront jeunes et le savent. Une telle attitude ne procure pas que des sympathies, qu'importe, logique avec lui-même, il sera le capitaine Goderville de la Résistance, mort à 43 ans dans le massif du Vercors face à l'ennemi, les armes à la main. Il reprend à son compte le principe romain qui veut qu'« On ne meurt que pour le plaisir de rester digne de soi-même ».

     

    Normalien et écrivain, c'est aussi un intellectuel original, passionné par son temps mais aussi par Baudelaire, par Stendhal et par Montaigne, un humaniste, à la fois idéaliste et épicurien, poète et journaliste intransigeant, épris de liberté. Il sera aussi l'ami et le protecteur de Saint-Exupéry dont il partagea la destinée guerrière et et peut-être aussi la mort héroïque. Chef emblématique de sa compagnie de Résistants, il fut un officier qui ne vénérait pas les galons et qui détestait les rituels militaires.

     

    Dans ce livre qu'il consacre à Jean Prévost (1901-1944) on sent chez Jérôme Garcin une révolte contre cette amnésie d'autant plus grande que nombre d'hommes dont la conduite n'a pas été, pendant la guerre, des plus exemplaires ont su se faire oublier et prendre le pas sur ceux qui avaient fait le sacrifice de leur vie. Ce n’est pas la première fois que l’espèce humaine se révèle à la fois amnésique et injuste. Certes des rues, des places, des collèges portent son nom mais l'oubli a cependant recouvert son œuvre littéraire autant que sa personne

     

    Avec cet ouvrage publié en 1994 (Prix Médicis essai 1994), Jérôme Garcin inaugure ce qui constituera, en plus de son œuvre romanesque, une autre facette de sa démarche littéraire, des évocations de personnages souvent flamboyants et originaux mais dont l'histoire et la mémoire collective n'ont pas gardé de trace. J'ai plaisir, dans cette chronique, à saluer une nouvelle fois sa démarche.

     

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  • JUSQU'A L'ENFER

     

    N°949– Août 2015

     

    JUSQU'A L'ENFERTéléfilm de Denis Malleval (2009). rediffusion 7 Août 2015 -France 2

    Adaptation d'un roman de Georges Simenon «  La Mort de Belle »

     

    Simon Andrieu (Bruno Solo) est professeur de mathématiques dans un lycée d'Orléans. Bien  que d’origine modeste, ses parents étaient boulangers à Châteauroux, il s'est marié avec Christine (Delphine Rollin) dont le père était professeur de médecine. Il l'a sans doute rencontrée à l 'université et ses amis se demandent encore pourquoi elle a bien pu le choisir comme mari, alors qu'elle devait être courtisée par nombre de jeunes hommes plus fortunés et plus en vue. Par le miracle de l'amour sans doute, on peut dire que Simon a fait un riche mariage. Ils forment ensemble un couple bizarre et sans enfant malgré la quarantaine. La fortune et les relations de Christine leur permettent d'avoir un certain train de vie, de faire partie des notables de la ville et ils fréquentent volontiers le Procureur, des avocats, des médecins… Simon ne se sent pas pour autant intégré dans ce milieu où il n'a pas sa place et où il n'est pas vraiment accepté ; Christine aime sortir avec des amis mais lui préfère la solitude alcoolique, s'enferme volontiers dans son bureau qui est aussi son terrain de jeu puisqu'il y joue au train électrique. Cette activité est souvent l'apanage d'anciens cheminots mais dans son cas c'est plutôt la marque d'une volonté de retrait du monde dans lequel il vit, comme quelqu’un qui voudrait rester dans sa bulle, dans son enfance. De l'enfance justement, il garde la timidité, l’inhibition, surtout vis à vis des femmes, ses voisines, ses jeunes et belles élèves, les passantes qu'il croise dans la rue. Avec elles il vivrait volontiers une passade ou une liaison, mais il n'ose pas à cause d'un traumatisme qui remonte à son adolescence. Il les regarde de loin, sans oser les toucher. Cette névrose se retrouve dans leur vie de couple où ils semblent mener deux existences juxtaposées, quotidiennes, domestiques, sans véritable passion et l'amour, s'il a existé entre eux au début, n'est plus qu'un lointain souvenir Cette oppressante ambiance traduit l'enfermement qui est celui de Simon, à la fois dans dans sa vie au jour le jour et en lui-même.

     

    Un soir que sa femme est sortie sans lui, alors qu'il a préféré la correction de ses copies, sa bouteille de whisky et son jeu de train favori, une jeune anglaise, Belle Sherman, que le couple héberge par complaisance, est retrouvée morte dans sa chambre. Commence une enquête judiciaire où les soupçons se portent évidemment sur lui, surtout pour ses voisins, ses collègues et la presse mais ses relations semblent le protéger pour un temps, d'autant que les investigations piétinent … C’est l’alcool qui précipitera les choses, leur donnant un épilogue inattendu.

     

    J'ai retrouvé dans cette œuvre, écrite en 1952 aux États-Unis, toute l'ambiance distillée d'ordinaire dans les romans de Simenon, l'analyse psychologique des personnages, leurs démons intérieurs, leurs fantasmes, leurs fêlures... En matière de romans policiers, je les préfère et de loin à ce qu'on peut voir actuellement où des scènes de violence, de sexe et de destruction, d'hémoglobine, sont l’ordinaire de ce genre de littérature.

     

    J'ai particulièrement apprécié le personnage campé par Bruno Solo qui nous a plutôt habitués à des rôles plus plus légers et comiques. C'était sans doute là un défi intéressant pour lui mais il donne ici toute la mesure de son talent dans ce rôle dramatique. J’avais d'ailleurs fait la même remarque à propos de Bernard Campan (La Feuille Volante nº 869) dans « La Boule noire », une autre adaptation d'un roman de Simenon par Denis Malleval.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • JUSQU'A L'ENFER

     

    N°949– Août 2015

     

    JUSQU'A L'ENFERTéléfilm de Denis Malleval (2009). rediffusion 7 Août 2015 -France 2

    Adaptation d'un roman de Georges Simenon «  La Mort de Belle »

     

    Simon Andrieu (Bruno Solo) est professeur de mathématiques dans un lycée d'Orléans. Bien  que d’origine modeste, ses parents étaient boulangers à Châteauroux, il s'est marié avec Christine (Delphine Rollin) dont le père était professeur de médecine. Il l'a sans doute rencontrée à l 'université et ses amis se demandent encore pourquoi elle a bien pu le choisir comme mari, alors qu'elle devait être courtisée par nombre de jeunes hommes plus fortunés et plus en vue. Par le miracle de l'amour sans doute, on peut dire que Simon a fait un riche mariage. Ils forment ensemble un couple bizarre et sans enfant malgré la quarantaine. La fortune et les relations de Christine leur permettent d'avoir un certain train de vie, de faire partie des notables de la ville et ils fréquentent volontiers le Procureur, des avocats, des médecins… Simon ne se sent pas pour autant intégré dans ce milieu où il n'a pas sa place et où il n'est pas vraiment accepté ; Christine aime sortir avec des amis mais lui préfère la solitude alcoolique, s'enferme volontiers dans son bureau qui est aussi son terrain de jeu puisqu'il y joue au train électrique. Cette activité est souvent l'apanage d'anciens cheminots mais dans son cas c'est plutôt la marque d'une volonté de retrait du monde dans lequel il vit, comme quelqu’un qui voudrait rester dans sa bulle, dans son enfance. De l'enfance justement, il garde la timidité, l’inhibition, surtout vis à vis des femmes, ses voisines, ses jeunes et belles élèves, les passantes qu'il croise dans la rue. Avec elles il vivrait volontiers une passade ou une liaison, mais il n'ose pas à cause d'un traumatisme qui remonte à son adolescence. Il les regarde de loin, sans oser les toucher. Cette névrose se retrouve dans leur vie de couple où ils semblent mener deux existences juxtaposées, quotidiennes, domestiques, sans véritable passion et l'amour, s'il a existé entre eux au début, n'est plus qu'un lointain souvenir Cette oppressante ambiance traduit l'enfermement qui est celui de Simon, à la fois dans dans sa vie au jour le jour et en lui-même.

     

    Un soir que sa femme est sortie sans lui, alors qu'il a préféré la correction de ses copies, sa bouteille de whisky et son jeu de train favori, une jeune anglaise, Belle Sherman, que le couple héberge par complaisance, est retrouvée morte dans sa chambre. Commence une enquête judiciaire où les soupçons se portent évidemment sur lui, surtout pour ses voisins, ses collègues et la presse mais ses relations semblent le protéger pour un temps, d'autant que les investigations piétinent … C’est l’alcool qui précipitera les choses, leur donnant un épilogue inattendu.

     

    J'ai retrouvé dans cette œuvre, écrite en 1952 aux États-Unis, toute l'ambiance distillée d'ordinaire dans les romans de Simenon, l'analyse psychologique des personnages, leurs démons intérieurs, leurs fantasmes, leurs fêlures... En matière de romans policiers, je les préfère et de loin à ce qu'on peut voir actuellement où des scènes de violence, de sexe et de destruction, d'hémoglobine, sont l’ordinaire de ce genre de littérature.

     

    J'ai particulièrement apprécié le personnage campé par Bruno Solo qui nous a plutôt habitués à des rôles plus plus légers et comiques. C'était sans doute là un défi intéressant pour lui mais il donne ici toute la mesure de son talent dans ce rôle dramatique. J’avais d'ailleurs fait la même remarque à propos de Bernard Campan (La Feuille Volante nº 869) dans « La Boule noire », une autre adaptation d'un roman de Simenon par Denis Malleval.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE COUPERET

    N°578– Mai 2012.

    LE COUPERET Un film de Costa Gavras.[2004]

    Ciné+club - Vendredi 18 mai 2012 – 21h.

     

    Le cinéma comme la littérature ne sont vraiment dans leur rôle que lorsqu'ils sont le reflet de notre société.

    Dans ce film, adapté d'un roman éponyme de l'américain Donald Westlake, Costa Gavras choisit de traiter un sujet qui gangrène nos sociétés occidentales : le chômage. Pour cela il met en scène un cadre supérieur, Bruno Davert (José Garcia), hyper diplômé et particulièrement compétent dans l'industrie du papier. A la suite d'une restructuration, d'une compression de personnel, la société qui l'emploie et qui n'a rien à lui reprocher se délocalise à l'étranger au nom du profit et de la pression des actionnaires... pour gagner encore plus d'argent. Cela n'a rien d'un cas d'école et peut malheureusement se vérifier chaque jour quand les plans sociaux et les fermetures d'usine sont le quotidien d'un monde du travail en pleine mutation.

    Après deux ans de veine recherches, entre entretient d'embauches qui tournent mal et déception chronique, Davert devenu amer et agressif, conçoit un plan machiavélique. A la suite d'un stratagème, il se fait communiquer les CV de cadres qui, comme lui, sont à la recherche d'emploi dans sa branche et qui, de ce fait, sont des concurrents potentiels et donc des obstacles pour lui. Il en sélectionne cinq qu'il estime être de son niveau et une société, « Arcadia » qui peut fournir l'emploi souhaité. L'un d'eux y est d'ailleurs employé. A ses yeux, le seul moyen d'y obtenir du travail est... de les tuer! Il va donc ressortir le vieux Luger de la guerre 39-45 que lui a légué son père pour mettre en œuvre son sombre projet. Il y a urgence et, malgré le cadre agréable de sa maison, et son confort qui correspondent bien à un cadre supérieur, tout autour de lui se délite. Son épouse (Karine Viard) qui fait vivre la famille grâce à de petits boulots, le trompe et son fils est convaincu de vol ce qui attire la police à son domicile. Seule sa fille semble être un pilier solide au milieu de toute cette débandade. C'est elle qui redonne à la fin à Bruno son véritable rôle de père-héros au sein de sa propre famille.

    La quête criminelle de Bruno l'amène à côtoyer les cadres supérieurs qu'il a sélectionnés et qui se sont reconvertis pour un temps, qui dans un restaurant minable, qui dans le prêt à porter et qui lui confient leurs états d'âme et leur désarroi face à la crise. Cela ne l'empêche pas de les éliminer les uns après les autres tant sa détermination est grande ou d'assister, par enquête policière interposée, à leur suicide. C'est que notre homme, quoique déterminé, reste quand même un amateur en matière de crime. Il laisse derrière lui des traces qui font que la police se présente chez lui, non pour l'arrêter, mais pour l'avertir qu'une série de meurtre a été commise... contre des cadres de la papeterie au chômage ! Pendant tout le film, l'omniprésence des policiers entretiendra un suspense équivoque et sera comme une épée de Damoclès sur la tête de Bruno. C'est finalement l'inspecteur en charge de l'enquête qui viendra lui annoncer... qu'il n'a plus rien à craindre ... de ce serial killer !

    Au bout du compte, Bruno assiste, un peu par hasard à la mort accidentelle du responsable de la société qu'il souhaite intégrer. Il faut dire qu'il est, si l'on peut dire, un peu chanceux dans son entreprise morbide et que tout semble, en apparence, s'arranger pour lui, mais en apparence seulement. La dernière image du film nous le présente comme un cadre bien installé dans sa nouvelle entreprise et même bien dans sa peau mais qui va, à son tour, devenir la proie de ceux qui, comme lui auparavant, sont à la recherche d'un emploi et qui n'hésiteront pas à mettre en œuvre ses propres méthodes pour prendre sa place.

    C'est l'occasion pour Costa Gavras d'exprimer une idée bien simple. Dans d'autres sociétés humaines, on élimine, au nom de l'élan vital, les éléments surnuméraires, enfants et vieillards, dès lors qu'ils sont une charge insupportable pour la collectivité, pour ne garder que ceux qui sont rentables. Dans nos sociétés occidentales, c'est le contraire et on se débarrasse, au nom du profit, des meilleurs qu'on pousse vers la sortie, la pauvreté, le suicide...

     

    José Garcia est ici à contre-emploi mais campe admirablement le personnage machiavélique et déterminé constamment noyé dans l’ambiguïté de l'action, emprunt d'un humour froid mais qui ne parvient cependant pas à être antipathique.

    Après avoir traité avec brio des problèmes politiques (Z, l'aveu) Costa Gavras choisit ici un sujet de société malheureusement bien actuel. Il le fait, certes, sous l'angle bien particulier du thriller, mais en donnant à cette fable, adapté d'un roman noir américain, une dimension humaine dans ce qu'elle a de plus déstructurant pour un individu mais en sauvegardant à la fois la valeur de la famille et du travail.

    ©Hervé GAUTIER – Mai 2012.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PATIENCE DU FRANC-TIREUR

    N°948– Août 2015

     

    LA PATIENCE DU FRANC-TIREURArturo Perez-Reverte – Le Seuil.

     

    Le titre donne à penser bien autre chose que ce dont il va être question surtout de la part de Reverte qui, avant d'être un auteur à succès a été correspondant de guerre. Avec ce polar, l'auteur nous fait pénétrer dans le monde des tagueurs et plus exactement de l'un d'eux nommé Sniper, star mondial du graff, à cause de sa signature qui ressemble à un cercle de visée. C'est un personnage mystérieux, invisible mais dont les œuvres, parce qu'elles sont peintes dans des endroits inattendus, véhiculent un discours anti consumériste et provocateur par l’intermédiaire d'internet. Lui-même œuvre souvent à la limite de la légalité. Cela fait de lui l'ennemi des municipalités et de leurs agents de nettoyage et bien entendu l'idole des tagueurs. De plus il lance des défis aux autres qui parfois prennent des risques insensés et y laissent leur vie. Il n'en fallait pas davantage pour qu'un éditeur s'intéresse à son cas et charge, Alejandra Varela, une spécialiste des graffiti, de le retrouver pour lui proposer une édition de luxe et une exposition au Moma. Cela ne se fera pas facilement, bien entendu puisqu'un contrat a été mis sur la tête de Sniper. Le fils d'un millionnaire a en effet perdu la vie en relevant un de ses défis et son père entend avoir sa peau… Mais Sniper est insaisissable !Tel est l'intrigue de de roman

     

    L'auteur mène son intrigue comme il fait toujours, avec brio, en invitant son lecteur au dépaysement, le faisant voyager dans toute l'Europe et surtout en Italie, en n'oubliant pas la personnalité de l’enquêtrice, Alejandra, surnommée Lex, qui est aussi la narratrice, lesbienne, bagarreuse, historienne de l'art urbain dont elle a fait le sujet de sa thèse. L'auteur renoue à cette occasion dans l'évocation de femmes d'exception comme c'est souvent le cas dans ses différents romans

     

    Je n'y connais pas grand-chose à l'art du tag mais je veux bien admettre qu'il constitue une expression artistique propre à notre temps, après tout, s'il ne choisit pas n'importe quel support, il met ce courant à la vue de tous puisqu'il s'agit d'un art de la rue que chacun peut juger. On n'est pas obligé d'aller dans un musée et l'art n'est plus dès lors réservé à une élite qui peut se l'offrir. Cela dit, on peut s’interroger sur la fonction de l'art. Si la peinture est celui de la représentation du réel, au cours de l'histoire, peindre a le plus souvent été la manifestation d'une certaine réaction contre ce qui était considéré comme classique. Ceux qui choisissaient d'enfreindre ce courant, c'est à dire de faire évoluer les choses dans un sens plus moderne, qui cherchaient à imposer leur vues, à laisser une trace personnelle et nouvelle, étaient invariablement rejetés par une société conservatrice. Ce n'est que bien plus tard, souvent après leur mort, qu'éventuellement ils étaient admis parmi les artistes reconnus qu'on caractérisait d'un nom, d'une école, d'un style. Ces mouvements s'inscrivaient en réaction contre ce qui était admis mais connaissaient des destins parfois étonnants. Ce mode d'expression qu'est le graff caractérise notre temps qui est celui de le contestation permanente voire de la rébellion. De là à le considérer comme l'expression de cette révolte, il n'y a qu'un pas que je veux personnellement bien franchir. Le fait que le support choisi soit les murs des villes, le plus souvent gris, serait plutôt bien, à condition bien sûr que cela ne soit pas sauvage.

    J'en ai bien entendu appris beaucoup, autant sur le milieu des tagueurs que sur leur technique. Quant à l'intrigue de ce roman à la fois violent et plein de suspens, je l'ai trouvée assez quelconque. Je n'ai pas vraiment retrouvé le souffle du « Maître d'escrime » par exemple.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BAMBI BAR

     

    N°947– Août 2015

     

    BAMBI BAR – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Au départ une enquête de routine des gendarmes à propos d'un accident de la circulation effectuée chez M. Léon Rebernack, un artisan étranger originaire d'un pays de l'Est et titulaire d'une carte de séjour. Une jeune fille à bicyclette a été renversée par une voiture et son véhicule porte des traces de choc. Ce n'est donc pas grand chose d'autant plus que nos braves pandores, même s'ils sont dubitatifs, pensent qu'il n'y est pour rien. Encore que, ils parviennent quand même à le mettre en condition pour qu'il sente que pèse sur lui une certaine suspicion et qu'il finisse par leur donner des informations…

     

    Au fur et à mesure de cette rapide enquête on apprend qu'il est chauffagiste et observe à la jumelles les habitants, et surtout les habitantes, Monica et sa fille Caddie, qui logent au-dessus du Bambi Bar en face de chez lui. Il peut donc s'agir d'un vulgaire voyeur. Le reste du roman se charge de faire changer d'avis le lecteur, et même de lui rendre sympathique ce chauffagiste qui n'est pas là par hasard. Je suis même sûr que, au cours de ses « aventures », il en vient à lui souhaiter bonne chance tant son entreprise, celle qui l'amène réellement ici, peut sembler désespérée. Au départ, la situation est banale au point qu'on se demande quel est son véritable intérêt, ni même s'il y en a un, autre que celui d'un mâle frustré qui ne peut vivre que de misérables expédients sexuels. Le thème de ce court roman est au contraire bien actuel, celui du trafic d'êtres humains venus des pays de l'Est, le contexte géographique l'est lui un peu moins comme d'ailleurs la marque des voitures, ce qui plonge le lecteur dans une certaine perplexité, interdisant, peut-être volontairement, une localisation spatio-temporelle.

     

    Je remarque que la structure de la phrase est toujours réduite au minimum, l'auteur ne se livrant à aucun artifice syntaxique, pour insister probablement sur l’intensité de l'action. Cela procure un lecture un peu sèche, minimaliste, que le lecteur apprécie en fonction de sa culture et de son approche littéraire mais qui le tient quand même en haleine jusqu'à la fin. De plus, il n'y a guère ici d'analyse psychologique des personnages. Au contraire, l'auteur déroule simplement une action qui rebondit au fur et à mesure du récit et entretient ainsi le suspense mais ne dit pas grand-chose des différents protagonistes. Il livre un minimum sur leur histoire personnelle, un peu comme s'il laissait le soin au lecteur de les juger et d'apprécier leur choix. Là aussi c'est un parti-pris de notre auteur bien que personnellement je ne goûte guère, préférant les écritures plus fluides, les analyses plus fines. En revanche, je dois dire que l'intensité du roman dure jusqu'à la fin. Plus un roman à énigme donc qu'un véritable roman policier.

     

    Dans de précédentes chroniques, j'ai déjà noté le contexte familial toujours un peu éclaté dont il est question (« Le drap » - « Enlèvement avec rançon »- « Cutter »). Je ne sais comment l'interpréter, découvrant petit à petit l’œuvre de notre auteur, mais il m'apparaît que ce thème, récurrent dans nombre de ses romans, est sûrement significatif.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CUTTER

     

    N°946– Août 2015

     

    CUTTER – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Le titre évoque un instrument commun mais qu'on redoute de saisir à cause de son tranchant si on n'est pas un vrai travailleur manuel ou un bricoleur confirmé. Il sert pourtant un peu à tout, même à des fonction inattendues comme l'atteste le premier chapitre.

     

    L'institut de surveillance a placé Lucky et sa sœur Lilli au service des Kaltenmuller, Lucky étant chargé du jardin et sa sœur du ménage sous la responsabilité de leur oncle Pithivier. D'emblée il est question d'argent qu'on aurait dérobé à M. Kaltenmuller mais on le retrouve asphyxié dans son garage, au volant de sa voiture, le moteur tournant au ralenti. Lucky est un pauvre garçon qu'on prend pour un débile mais c'est observateur et il a de la mémoire. Pour autant on voudrait lui faire dire des choses qu'il n'a pas vues et proférer des affirmations inexactes qui auraient pour effet d'égarer l'enquête judiciaire confiée à Saul, un inspecteur de police un peu marginal mais qui a sa petite idée sur la question. En effet, il ne croit guère à ce qui, au départ, est présenté comme un suicide. Lucky est le seul témoin de toute cette enquête, il ment parfois pour respecter une promesse mais souhaite surtout revoir la sœur qui a disparu.

     

    A vrai dire cette histoire est un peu confuse, avec cette Mme Kaltenmuller, belle et aguicheuse qui reçoit chez elle des photographes de mode pour qui elle pose, cette mise en scène avec des bouteilles de whisky, cette montre en or de M. Kaltenmuller qu'on a prise sur son cadavre, qui disparaît puis et est retrouvée, ces deux billets d'avion pour Capri achetés par M.Kaltenmuller qui, paraît-il voulait voyager avec sa femme, mais l'inspecteur n'en est pas très sûr et, par dessus tout ça, une forte somme d’argent qu'on retrouve dans un boîte à sucre, probablement celle qui avait été dérobée. Bien entendu on n'oubliera pas le ou les amants, le chantage, les photos de un, et cet oncle qui est décidément un bien sale type.

     

    Cette enquête me paraît un peu trop vite menée, les choses disparues un peu trop vite retrouvées. Quant au style, je le trouve encore une fois trop sec, trop dépouillé, même s'il se veut en accord avec une histoire dans laquelle je ne suis pas du tout entré.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ENLEVEMENT AVEC RANÇON

     

    N°945– Août 2015

     

    ENLEVEMENT AVEC RANÇON – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Max et Jerry sont frères et en se sont pas revus depuis des années. Jerry est parti en Afghanistan et Max est resté au pays comme comptable dans une entreprise locale d’emboutissage. Ils se retrouvent autour d'un projet un peu fou : l'enlèvement de Samantha la fille du patron de Max qui ne répond pas aux avances de ce dernier. La première remarque qui vient à l'esprit est sans doute que ce n'était pas la peine, pour Jerry, de revenir d'un pays aussi lointain pour cela, d'autant que les rapports entre les deux frères sont tendus comme ils l'ont toujours été. Qu'importe, l'affaire est mise sur pied mais le lecteur s'aperçoit très vite que le projet un peu romantique d'enlever la jeune fille passe carrément au second plan puisqu'il s'agit certes d'un rapt, mais avec rançon !

     

    Dans ce roman qui est plutôt un polar, on va de rebondissements en surprises et on finit par se demander qui va duper l'autre. Quand même l'action se déroule par soubresauts et on a l'impression que parfois, l’amateurisme s'insinue un peu dans ce qui nous est présenté comme un coup de maître. C'est donc l'histoire d'une trahison qui tourne mal et on ne s'attend pas au dénouement qui révèle Max sous son véritable visage alors que son frère qu'on imagine aguerri par des années de combat se fait lamentablement piéger.

     

    Comme toujours le style est minimaliste avec une grande économie de mots mais qui, parfois, on se demande d'ailleurs pourquoi, s'attarde sur une description apparemment anodine, telle cette évocation de la dentelle des œufs frits.

     

    Parlant du style d'Yves Ravet, on a coutume d'évoquer l'atmosphère de ses romans digne de Simenon. J’avoue que je souscrirai volontiers à cette affirmation tant, malgré un style assez sec, il y a outre un souci du détail, une sorte d'ambiance pesante mais non violente, avec une dimension d'analyse psychologique des personnages que j'aime à retrouver chez l'auteur belge.

     

    Je note aussi cette relation difficile entre membres d'une même famille, que cela soit du côté des deux frères que du côté de Samantha avec son père. J'avais d'ailleurs fait la même remarque lors d'un précédente chronique (La feuille volante n°944 à propos du « drap »). J'avais mis l'accent sur l'absence du père ressentie par le narrateur comme une obsession. Ici, la chose est différente mais cette difficile relation entre une fille et son père me paraît être une constante dans l’œuvre d'Yves Ravet.

     

    Je découvre volontiers les romans de cet auteur qui me paraît tout à fait digne d’intérêt.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE DRAP

     

    N°944– Août 2015

     

    LE DRAP – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Dans ce livre, le narrateur, bizarrement baptisé Lindbergh, comme l'aviateur, évoque les derniers mois de son père, Roger Carrosa. C'est le genre d'homme qui n'a jamais été malade, qui a toujours travaillé et qui ne connaît pas l'arrêt-maladie. Il laisse cela aux parasites qui se font embaucher pour profiter du protecteur système de santé. Pour lui le travail c'est une valeur. Il l'a pratiqué toute sa vie, d'abord comme serrurier, comme son père, où l'atmosphère d'atelier était nocive, puis plus tard à l’imprimerie où il s'était fait recruter et où il a respiré des vapeurs de plomb. C'était dangereux mais l'habitude lui tenait lieu de protection. Il en fallait d'autre pour le terrasser. Il avait même peint l'intérieur d'une cuve au pistolet sans masque, pour rendre service sans doute. C'est aussi pour cela qu'il a accepté de prendre le chien du directeur du personnel parti en vacances. Il ne sait pas dire non, il est toujours disponible. Et puis les copains c'est sacré quand ils lui doivent quelque chose, il attend leur bon vouloir, parfois longtemps et ne réclame jamais. On peut appeler cela de la naïveté ou peut-être autrement mais pour lui c'est normal. Il prend le médecin de haut qui parle d'analyses, de médicaments, d'hospitalisation. Pensez, c'est la première fois de sa vie ! C'est le genre d'homme à n'être jamais malade.

    A son épouse qui a toujours vécu dans son ombre, il reproche de chercher du travail, on ne sait jamais, si les choses tournaient mal. De tout temps, un homme a toujours « fait vivre son épouse » comme on disait, et ce n'est pas maintenant que cela va changer. La tradition, toujours, et une femme, c'est fait pour rester à la maison ! Elle voudrait bien que tout cela change, mais elle se soumet. Elle a toujours obéi à son mari, surtout quand ce dernier a accepté, à la demande de son père, de reprendre la serrurerie familiale. II pouvait aller travailler à l'usine, ils auraient vécu en ville et cela aurait été autre chose, une autre vie...Il a des plaisirs bien simples, la pêche dans le Doubs, l’harmonie municipale dans laquelle il joue du saxophone et le PMU qui ne distille pour lui qu'un espoir illusoire.

    La camarde a été la plus forte, elle l'est toujours. Avec lui, elle y a mis les formes, a annoncé sa venue, cela a duré 6 mois puis ce fut le cérémonial de la mise en bière, de la toilette, de l'enterrement. Pour partir dans l'autre monde sa femme a tenu à ce qu'il soit bien vêtu, comme il ne l'a d’ailleurs jamais été, avec costume, chemise blanche et chaussures cirées, décoration de prisonnier de guerre et médaille de l'harmonie municipale. Là aussi, la tradition. Puis ce fut son tour à elle, peu de temps après parce qu'ayant toujours vécu avec lui, elle ne pouvait lui survivre longtemps ;

     

    J'ai récemment croisé les romans d'Yves Ravet que je ne connaissais pas. La grande économie de mots, le minimalisme dans les descriptions et les évocations qui le caractérisent, la brièveté de ses romans, m'interpellent. Ce n'est pas que je n'aime pas, mais cela tranche sur ce que j'ai l’habitude de lire ; j'aime les écritures plus fluides mais il m’apparaît que cette manière d'écrire colle bien à ce dont il parle. Il n'est pas nécessaire d'employer de grands mots pour évoquer des situations quotidiennes. En effet, cette histoire est banale, mais, je ne m'explique pas pourquoi, elle m'a ému par sa simplicité, par son caractère humain, suranné peut-être ? Elle évoque des clichés d'un autre temps, des valeurs familiales qui, si elles sont contestées aujourd'hui, ont inspiré, à tort ou à raison, la vie de nos aïeuls. Le thème c'est évidemment le père, son absence, mais aussi la brièveté de la vie, son côté quotidien, dérisoire.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA FILLE DE MON MEILLEUR AMI

     

    N°943– Juillet 2015

     

    LA FILLE DE MON MEILLEUR AMI – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Au départ, on le trouve plutôt sympathique ce William Bonnet à qui son meilleur ami a demandé, sur son lit de mort, de veiller sur sa fille Mathilde, à la santé mentale précaire et qu'il n'a pas revue depuis longtemps. C'est le genre de promesse qu'on fait, contraint et forcé à cause des circonstances, qu'on regrette peut-être ensuite mais qu'on a l’obligation morale de tenir. Il s'acquitte donc de cette tâche un peu à contre-cœur mais découvre vite que Mathilde est perturbée et imprévisible, qu'elle a eu un fils, Roméo, qui lui a été enlevé par décision de justice et qu'elle souhaite revoir grâce à lui. Cet enfant vit chez son père, Anthony, marié à Sheila qui considère Roméo comme son fils.

     

    Même quand il commence à exhiber de fausses cartes pour manéger une entrevue entre Mathilde et Roméo, on se dit que, même si c'est un peu cavalier et à la limite de la légalité, la fin justifie les moyens et qu'après tout William est un type bien, fidèle en amitié et à la parole donnée.

    Quand il commence à coucher avec Mathilde, profitant ainsi de sa beauté et peut-être de ses failles et de sa position dans cette affaire, quand sa carte de crédit refuse de fonctionner et qu'il se révèle être un maître-chanteur, un manipulateur, un escroc, un voleur et un être parfaitement cynique, on se dit que la sympathie du départ était peut-être mal placée.

     

    Je ne sais pas pourquoi, l'action a beau se dérouler dans l'Essonne, les descriptions dépouillées qui sont faites du décor, la narration un peu sèche et linéaire, le drugstore, le snack-bar, les milk-shakes, le serveur fatigué, la station-service, le motel avec derrière un terrain vague, l'orage qui gronde et ce qui arrive a cet homme et de cette femme qui me semblent cernés par l'ennui, m'ont évoqué les tableaux du peintre américain Edward Hopper. J'ai même eu de la compassion pour eux, surtout pour la fragilité de Mathilde. Pourtant, quand l'action se précipite, je suis sortis précipitamment du tableau, surtout à cause de ce William, dangereusement séducteur... Mais on sent quand même venir l'épilogue même si celui-ci satisfait la morale, heureusement...

     

    L'auteur procède par petites touches qui distillent une atmosphère tendue tout en dévoilant l'intrigue petit à petit. Elles entretiennent le suspense jusqu'à la fin dans ce court roman écrit à la première personne.

     

    Le style, qui au départ m'a paru impersonnel, sobre, économe en mots, un peu comme celui qu'on rencontre dans un roman noir en me semble pas déplacé dans ce contexte et caractérise l'auteur.

     

    Je ne connaissais pas les romans d'Yves avant que le hasard ne mette celui-ci Sous mes yeux. Sans être vraiment conquis, je pense que je poursuivrai ma découverte de cet écrivain.

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES ROUART - De l'impressionnisme au réalisme magique.

    N°942– Juillet 2015

     

    LES ROUART – Dominique BONA Gallimard.

    De l'impressionnisme au réalisme magique.

     

    En écrivant « Deux Sœurs »(la Feuille Volante n°823) Dominique Bona nous avait déjà permis d'entrer dans la biographie d'Yvonne et de Christine Lerolle, filles d'Henry Lerolle, qui avaient épousé Eugène et Louis Rouart, fils d'Henri Rouard, ingénieur, capitaine d'industrie, riche collectionneur et peintre impressionniste lui-même. En 2004, il y avait eu une exposition consacrée à la famille Rouart et la presse avait même qualifié ses membres de «Médicis français » pour insister sur leur importance en matière d'art. Un autre livre était paru en 2012 sur le même thème, repris par Dominique Bona dans son ouvrage précité.

    Comme le note pertinemment l'auteur, l'art aujourd'hui est indissociable du tapage médiatique et du succès commercial, or, si les Rouart sont restés à ce point méconnus, c'est qu'ils ont tout fait pour rester dans l'ombre. L'art était pour eux « une aventure toute intérieure, secrète et fervente », quelque chose de quasi-mystique ! Henri Rouart [1833-1921]était l'ami de Degas qui fit de lui nombre de portraits, mais l'ingénieux polytechnicien qu'il était cachait un peintre de talent, élève de Corot, et un collectionneur à la fois curieux, visionnaire et enthousiaste. Il aimait non seulement les classiques mais surtout les impressionnistes que son époque méprisait et ses choix artistiques ont fait l'admiration de Paul Valéry, d'autant plus sans doute que, dans cette impressionnante collection de toiles, les siennes ne figuraient pas. Il a certes financé les différentes expositions mais y a aussi, modestement, participé. Il est un peintre de la nature où le vert et la lumière dominent. Ses délicates aquarelles sont aussi l'expression de son talent.

    Ernest Rouart [1874-1942], le troisième fils d'Henri, aurait pu être l'héritier industriel de son père mais il préféra la peinture. Docile élève de Degas, il y a dans ses toiles une minutie des formes et des couleurs, comme une émotion et une tristesse contenues. Il pratiqua avec un égal bonheur l'art du pastel et de l'eau-forte. Il épousa la fille de Berthe Morisot et, comme son père, se consacra à la peinture des autres.

    Augustin Rouart [1907-1997], petit-fils d'Henri et neveu d'Ernest, choisit, tout en restant dans la peinture, de s'affranchir des modèles familiaux en revenant à un style figuratif à contre-courant où le dessin et les couleurs douces dominent. Il ignora les expositions et les galeries autant que les courants artistiques de son temps pour ne se consacrer qu'à son art, ce qui ne fait cependant pas de lui un peintre maudit.

    Ce furent donc trois générations de collectionneurs-mécènes et d'artistes peintres originaux et indépendants, « des créateurs à part… à la fois classiques... et inclassables » comme le dit Dominique Bona, que l'écrivain Dominique Rouart, de la quatrième génération viendra compléter de son talent.

     

    C'est un ouvrage richement documenté et illustré dont a pris l'initiative Dominique Bona. Il permet, par les reproductions qu'il contient, de connaître et de distinguer chacun des trois artistes. Elle monter ici, une nouvelle fois son attachement à la peinture. Son texte toujours aussi cultivé et agréable à lire, servi par une écriture fluide, est complété par celui de Paul Valéry à propos d'Henri Rouart, de l'académicien Frédérique Vitoux à propos d'Augustin Rouart, de Léon-Paul Fargue à propos d'Ernest Rouart.

     

    Comme le rappelle l'académicienne « Pour les Rouart, l'art ne se nourrit pas d'une ambition sociale ou mondaine, et ne peut être l'instrument d'une gloire personnelle ».

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Querelle autour d'un petit cochon itilianissime à San Salvario

    N°940– Juillet 2015

     

    Querelle autour d'un petit cochon itilianissime à San Salvario – Amara Lakhous – Actes Sud.

    Traduit de l'italien par Élise Gruau.

     

    C'est l'histoire d'un journaliste italien, Enzo, qui devrait être à Turin en train de faire son métier mais qui est à Marseille avec une jeune et jolie finlandaise, Taïna, avec qui il espère bien coucher. Il reçoit un appel téléphonique de son rédacteur en chef l’informant que quatre albanais ont été assassinés selon le même « modus operandi ». Pour ne pas lui avouer son escapade marseillaise il invente toute une histoire abracadabrante selon laquelle ces meurtres ne seraient qu'un début dans la lutte à mort que se livrent les clans roumains et albanais et bien sûr ce scoop se retrouve en « une » du journal. Sauf que, quand on commence à mentir d'une façon aussi grossière, c'est rare si cela en se retourne pas contre le menteur. L'histoire s'emballe donc et pour faire bonne mesure on évoque une (ou plusieurs) « gorge profonde » et le « Watergate », le tout sur fond d'immigration, de fantasmes médiatiques. C'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à une critique du journalisme autant que de la société italienne qui s'est constituée avant tout d'immigration intérieure, les Italiens du Sud remontant vers le nord pour y chercher du travail.

     

    Et le cochon dans tout cela ? Il se prénomme Gino, il est supporter de la Juventus (eh oui) et c'est l'animal de compagnie de Joseph, un immigré nigérian du quartier populaire de San Salvario où habite Enzo et qui attend de recevoir sa famille au titre du rapprochement. Jusque là rien à redire, sauf qu'une main anonyme a décidé de lâcher le goret dans la mosquée du quartier et de filmer la scène, histoire d'y mettre un peu d'animation. Tout le monde s'y met pour protester mais Joseph qui jure n'y être pour rien, reste cloîtré dans son appartement avec Gino et ne fait confiance qu'à Enzo, rebaptisé « conciliateur », pour débrouiller tout cela. Mais voila, nous sommes en Italie et dans ce pays, il y a un personnage incontournable, « la Mamma » et Enzo en a une lui aussi, évidemment, qui l'appelle quotidiennement au téléphone depuis la Calabre où elle vit, autant dire du bout du monde ! Objectif de tout cela : marier enfin son fils de 37 ans. Et pour faciliter son projet, elle a des espionnes qui lui rendent des comptes précis au quotidien, jusque dans les moindres détails.

     

    Ces trois moments semblent étrangers les uns par rapport aux autres Que nenni ! Nous sommes en Italie, je crois l'avoir précisé déjà, et que serait ce pays sans le foot-bal, la cuisine, la chanson, la mafia et ses « repentis » et bien entendu l'amour. Quant au quartier de San Salvario, il est le carrefour de pas mal d'ethnies et de religions et cette histoire de cochos va miner la paix sociale.

     

    C’est aussi pour l'auteur, d'origine algérienne mais Italien d'adoption, de critiquer cette société italienne qui s'est faite elle-même d'apport de différentes provinces de ce pays sur lequel lorgnent, maintenant les immigrés de toutes nationalités.

     

    C'est ironique, plaisant à lire [la traduction y a sans doute sa part], parfois même cynique, il y a dans ce texte toute la comédie italienne contemporaine que nous aimons. Je trouve cependant l'épilogue un peu décevant.

     

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES YEUX NOIRS

    N°941– Juillet 2015

     

    LES YEUX NOIRS – Dominique BONA JC Lattès.

     

    Tout commence par la découverte fortuite par l'auteure de photographies pornographiques du début du XX° siècle dont l'une d'elles représente l'épouse d'Henri de Régnier, une des filles du poète José-Maria de Heredia. Découverte déconcertante et inattendue donc mais peut-être pas tant que cela.

     

    L'auteur des « Trophées » avait trois filles, Hélène, Marie et Louise qui ne se ressemblaient pas mais dont la « grande affaire » de leur vie fut l'amour ; elles choisirent exclusivement des poètes. Elles ont exercé leur passion avec liberté mais derrière la paravent des convenances de leur temps. Devaient-elles cela à leurs origines cubaines ou à la couleur envoûtante de leurs yeux ? Elles ont en tout cas fait rêver nombre d'hommes célèbres mais si chez les Heredia, c'est luxe, calme et volupté mais c'est aussi un peu l'ennui pour elles et la ruine qui les menace tous fait qu'elles ne pourront pas avoir de dot, ce qui compromet leur mariage. Leur beauté en tiendra lieu cependant. Les trois sœurs vivent dans cette ambiance mondaine, parisienne, virevoltante du début du XX° siècle, une vie frivole, passionnée, amoureuse. Devant la déconfiture financière, Mme de Heredia pousse au mariage de ses filles mais ces unions plus marquées par l'intérêt que par l'amour seront cahoteuses, ce qui est un paradoxe pour ces jeunes filles rêveuses et sensuelles. Elles combleront ce vide en ayant des amants que parfois elles se disputèrent ou se partagèrent, c'est mieux que le suicide ou la folie et surtout moins définitif. Qu'importe Marie épousera Henri de Régnier, un beau parti qui ne lui donnera cependant ni bonheur ni plaisir, Pierre Louÿs sera son amant préféré, toléré par le mari (il ne sera pas le seul, loin s'en faut) mais épousera Louise et Maurice Maindron un riche intellectuel-aventurier épousera Hélène.

    Le modèle nu des photos c'est Marie et le photographe passionné, c'est Pierre qui est aussi à l'occasion un auteur de romans pornographiques que lui inspire sa propre vie. Marie renoue avec un talent de son enfance, la poésie mais, fille et femme de poète elle veut être connue pour elle-même et prend un nom d'homme qui a appartenu à un de ses ancêtres : Gérard d'Houville. Elle ajoutera à la poésie une œuvre romanesque qui se nourrit de sa propre vie. Quand Marie prendra pour amant Henry Bernstein elle fera scandale en s’affichant avec un juif (on est foncièrement antisémite dans sa famille) mais il est aussi un homme de théâtre. Louise délaissée par son mari en pleine déconfiture financière et créatrice vivote et Hélène devient rapidement veuve, elle se remariera avec un homme de lettres ; elle sera sûrement la plus sage et la plus rangée des trois sœurs. De cette fratrie Marie est la plus mutine, la plus amoureuse, la plus scandaleuse aussi. Elle tombe facilement amoureuse et ses amants nombreux ont parfois des noms célèbres mais son mari, éperdument amoureux d'elle, ferme les yeux. Des trois elle vivra le plus longtemps, survivant à son époux, à son fils Pierre de Régnier, à ses amants. C'est pourtant Louise qui divorcera, procédure rarissime pour l'époque ; ce sera pour les deux époux une délivrance. Elle se remariera mais on murmure que les filles Heredia ne portent pas bonheur aux hommes ... la maladie, la solitude et la mort s’abattront sur elles et sur leur entourage. Ces trois sœurs ont vécu dans l'ombre d'hommes célèbres, père, maris, amants mais ont cherché leur épanouissement personnel dans un société austère. Leur vie a assurément été un authentique roman d'amour.

     

    Dominique Bona excelle encore une fois dans cette évocation avec, comme d'habitude, une prédilection pour les portraits qu'elle brosse avec un grand souci du détail. Son écriture est toujours aussi belle et fluide et je reste admiratif, à chaque fois que je lis une biographie écrite par elle devant son méticuleux et cultivé travail d'archiviste. Le texte qui en résulte et qui fourmille de précisions est toujours passionnant. Elle avait déjà enthousiasmé ses lecteurs avec notamment des biographies de femmes célèbres (Berthe Morissot, Camille Claudel, Clara Malraux ...) Elle renoue ici avec cet exercice et reste à mes yeux un ardent défenseur de la langue et de la culture françaises, ce qui n'est pas anormal pour une académicienne !

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • SE SOUVENIR DES BEAUX LENDEMAINS

    N°939– Juillet 2015

     

    SE SOUVENIR DES BEAUX LENDEMAINS - Nicolas CarteronGrannonio.

     

    Nilse, ou si l'on préfère Charles Pillier pour l’État-Civil, est une star internationale de la chanson à qui tout semble sourire. Comme souvent, c'est un personnage suffisant, narcissique, égoïste, capricieux… Le succès lui a fait oublier sa vie antérieure. Dans Paris désert, il découvre sur un banc, par les hasards du « Cross-Booking » un livre qui lui est dédié personnellement et dont l'auteure inconnue, et qui semble être une femme, lui propose soit de jeter ce livre soit de la découvrir. Il choisit d'en savoir plus mais cette invitation va bouleverser sa vie et va lui faire remonter le passé, entre illusions, compromissions, trahisons, amours et amitiés perdues, succès et certitude qu'il est l'objet d'une vengeance. C'est en fait un jeu de piste laborieux et un peu cruel où chaque chapitre est précédé d'une énigme qui cache un lieu où Nilse doit se rendre pour en savoir davantage et passer au suivant. Cette pérégrination va compromettre sa carrière où le succès ne tient qu'à un fil, il le sait mais la curiosité est la plus forte. Elle l’entraînera dans de nombreux pays d'Europe et dans des lieux où s'est déroulée son enfance et où chacun lui réserve une surprise.

     

    Le succès est grisant surtout pour celui qui a tout sacrifié pour l'obtenir et qui l'a espéré longtemps. Sans qu'il le sache, quand Charles est devenu Nilse, il a fait le sacrifice de sa liberté personnelle, il en prend maintenant conscience. Il appartient à Herbert, son producteur, qui entend bien rentabiliser l’investissement qu'il a fait avec lui. Il ne peut même pas chanter ses propres compositions, quant à sa liberté d’aller de de venir, elle est conditionnée par les décisions qu'Herbert prend pour lui. Et puis il a cette mystérieuse Louise, un amour de jeunesse jamais oublié mais délaissé pour obtenir le succès tant espéré. A travers ce roman découvert sur ce banc, elle entend le remettre dans le droit chemin et Charles lui obéit, tiraillé entre son avenir et son passé. Depuis qu'il est célèbre, il se croit autorisé à régenter les affaires d'une famille qu'il a pourtant abandonnée, s'opposer à tout ce qui ne lui plaît pas, entre volonté de faire exploser les choses longtemps tues, les secrets jalousement gardés, les caprices d'une star, culpabilité et pardon pour ne pas tout perdre, face à la mort et au temps qui passe. L'épilogue m'a quand même un peu déçu et je m'attendais à autre chose dans cette histoire d'amour, mais je n'oublie pas que nous sommes dans une fiction. S'agissant d'une star, le titre du roman « Même les étoiles s'éteignent » qui est le titre d'une éventuelle chanson qu'il écrira peut-être, était une indication sur l'épilogue et sur la vanité des choses de ce monde, leur coté transitoire et fragile que résume assez bien la phrase du poète « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur... ».

     

    A l'aide de nombreux analepses, l'auteur déroule cette histoire un peu rocambolesque mais qui dépeint bien le parcours de Nilse et des compromissions dont il doit faire preuve s'il veut rester sur le devant de la scène. L'intrigue est intéressante. La 4° de couverture pose une question « Un livre a-t-il déjà changé votre vie ? ». J'ai choisi de poser la question autrement, de voir ce roman comme un défi de l'auteur lui-même. Est-il capable de faire lui aussi de grands sacrifices pour obtenir et cultiver le succès ? Le jeu en vaut-il la chandelle ?

     

    J'avoue que jusqu'à présent je ne connaissais pas Nicolas Carteron. Je n'en ai entendu parler que par les lectrices de Babelio apparemment enthousiastes. C'était suffisant pour aborder le roman de ce jeune auteur sans doute plein d'avenir et qui m'a procuré une lecture agréable. Il a sans doute tout ce qu'il faut pour réussir dans cette partie si on en juge par tout ce qui se publie chaque année !

     

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  • LE VOYANT

    N°938– Juillet 2015

     

    LE VOYANT - Jérôme GarcinGallimard.

     

    Jacques Lusseyran (1924-1971) est un élève de huit ans comme les autres et, à la suite d'un accident stupide, une bousculade qui précède la récréation, il perd l'usage de ses yeux. Sa vie aurait pu en être bouleversée mais ce garçon qui porte en lui des qualités exceptionnelles va, au contraire, puiser dans cette infirmité une force peu commune puisqu'il refuse d'y voir un handicap. La guerre le surprend en pleine adolescence. Il est alors élève à Louis-le-Grand mais la loi en vigueur sous Vichy interdit aux handicapés les concours de la fonction publique. Il voit ainsi son rêve d'enseignant s'effondrer mais cela fait de lui un Résistant chargé du recrutement au sein du mouvement « Défense de la France ». Cela peut paraître paradoxale mais il perçoit, dans la façon de serrer une main, la détermination d'un candidat au combat. Sans qu'il y soit pour rien, c'est pourtant un de ces postulants qui enverra tout son réseau à Buchenvald. Il a à l'époque 20 ans et ne verra rien de l'horreur des camps mais la sentira et, pire peut-être, l'imaginera. Interprète et placé dans la block des invalides, il échappera ainsi aux mauvais traitements et survivra, laissant une œuvre reprise en Allemagne et aux États-Unis, mais pas en France où il sera un auteur sans éditeurs et donc sans lecteurs. On préférait en effet le rescapé à l’écrivain. Pourtant, à son retour du camp, il n'eut droit à rien, ni pension, ni la moindre reconnaissance, sauf la Légion d'honneur et, la loi de Pétain qui interdisait la fonction publique aux invalides n'ayant pas été abrogée, il vit s'évanouir un nouvelle fois son rêve d'enseigner. Un profond traumatisme mental s'ensuivit qui bouleversa sa vie et il rechercha vainement une voie de secours qu'il trouva peut-être dans les sectes ésotériques, dans ses nombreuses aventures féminines et un poste de professeur d'université… aux États-Unis ! Pour lui écrire et aimer étaient synonymes de la vraie vie. A sa mort accidentelle sur une route de France, il avait 47 ans

     

    Paradoxalement peut-être, cette lumière qu'il avait perdue, il la retrouvait en lui-même et sa nuit était pour lui une véritable clarté. Lui qui refusa toujours une canne blanche et usa très tôt d'une machine à écrire ordinaire sut être un chef, et plus tard un professeur, charismatique autant qu'un inspirateur dans ce combat pour la liberté. Il portait en lui un message d'espoir pour tous les aveugles de tous les temps puisque, ainsi, son handicap était pour lui une occasion de « voir autrement ». Paradoxalement, son expérience de Buchenvald lui a redonné le goût de vivre. Son exemple, son œuvre sont sûrement de ceux qui sauvent tous les hommes en perdition et pas seulement ceux qui souffrent de cécité. Il a eu, comme le dit l'auteur « la grande clairvoyance des non-voyants ».

     

    Cette chronique a souvent rendu hommage à Jérôme Garcin pour les écrivains et les hommes oubliés qu'il a sortis de l'ombre. Il l'a toujours fait avec humanité et générosité, en mettant au service de cette « résurrection » sa belle et fluide écriture autant que son travail de méticuleux archiviste. C'est donc un double plaisir à chaque fois que de le lire. C'est un fait, la France qui est, comme l'on lit « le pays de culture », méprise souvent en les oubliant ceux à qui le destin n'a pas donné assez de temps pour s'exprimer. La postérité est parfois ingrate dans la reconnaissance qu'elle distille avec parcimonie et parfois même avec rancœur, décidant, pour des raisons bien souvent futiles de précipiter des êtres exceptionnels dans les bas-fonds de l'oubli en les chargeant au passage de cette injustice qu'est le rejet et qui caractérise l'espèce humaine. Jacques Lusseyran fut de ceux-là qui servirent et honorèrent leur pays par leur action, par leur talent, par leur humanisme. Il puisa sa force dans ce qui aurait pu être une occasion de désolation et de découragement et le portrait émouvant qu'en fait l'auteur ne peut que forcer le respect. Il fait partie de ces hommes et de ces femmes qui se sont levés face à l'occupant, qui n'ont pas voulu « être du côté du plus fort » mais dont les noms ont malheureusement été oubliés

    J'ai personnellement toujours été à la fois bouleversé, révolté et interrogatif face à la mort d'un être jeune. Certes, il n'a pas eu le temps de s'exprimer complètement, et en ce sens c'est un gâchis, mais aussi il ne s'est pas vu vieillir, n'a pas eu le temps de voir ses forces décliner, son enthousiasme se dissoudre.

     

    Après « Pour Jean Prévost »(prix Médicis 1994) où l'auteur nous parle d'un autre écrivain-Résistant mort les armes à la main au pied du Vercors, Jérôme Garcin signe ici un portrait sans concession et une émouvante évocation d’un homme exceptionnel injustement oublié.

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • PETRONILLE

     

    N°937– Juillet 2015

     

    PETRONILLE - Amélie NOTHOMB – Albin Michel.

     

    Ça commence par un aphorisme sur l'ivresse [« L'ivresse ne s'improvise pas. Elle relève de l'art qui exige don et souci. Boire au hasard ne mène nulle part ».] Pourquoi pas et après tout, je me suis dit que c'était plutôt un bon début puisque cet état favorise dit-on la créativité et stimule l'inspiration chez certains auteurs. D'ailleurs Amélie Nothomb y va de ses confidences sur le sujet qu'elle semble bien connaître : elle aime le champagne et nous livre sa méthode, non pas forcément pour l'apprécier mais pour s'étourdir avec, un long jeûne de 36 heures étant, selon elle, nécessaire pour s'en griser et connaître une véritable transe, un état quasi-chamanique. Après tout ! Puisqu'elle en est aux confidences, elle nous narre la rencontre qu'elle a faite au cours d'une dédicace avec Pétronille Fanton, une jeune lectrice un peu fantasque avec qui elle correspondait. Cela devait sans doute se passer au début de sa carrière d'écrivain car il m'apparaît que plus un auteur gagne en notoriété, plus il délaisse ses lecteurs à qui pourtant il doit la vente de ses livres. Or il se trouve que cette jeune fille, que sa correspondance lui faisait imaginer comme une vieille femme, se révèle non seulement être d'une couche sociale différente de la sienne mais aussi être un jeune écrivain qui va de révéler par la suite comme talentueux. Une sorte de complicité, voire une amitié va naître entre ces deux jeunes femmes que pourtant bien des choses opposent. Elles semblent cependant avoir pour point commun un goût assez immodéré pour le champagne. Cela tombe plutôt bien puisque Amélie ne peut consommer ce divin breuvage qu'en bonne compagnie ; Pétronille va devenir sa « convigne » qui partage sa boisson préférée, comme le compagnon partage le pain. Ainsi va naître ce roman éponyme qu'on pourrait nommer « les pérégrinations alcooliques de deux jeunes femmes » Elles ne se quittent plus et vont même arpenter ensemble bien des lieux connus, mais toujours une flûte à la main, ce qui nous vaut un catalogue de marques prestigieuses, la publicité étant sans doute gratuite. Ces deux « pochtronnes » s'entendent si bien que lorsque les critiques ne sont pas à la hauteur du talent qu'elles pensaient avoir mis dans leurs livres respectifs, c'est tout naturellement et de conserve dans le champagne qu'elles noient leur déconvenue. Cette addiction pour le breuvage cher à Dom Pérignon entraîne sous sa plume bien des remarques. J'y préfère celles qu'elle décline sur le monde des lettres, des auteurs et surtout des éditeurs, pas toujours capables de reconnaître « sur pièce » un vrai talent. Celui de Pétronille dont elle se fait la marraine (c'est plutôt bien de sa part de se servir de sa notoriété) n'étant pas accepté comme tel.

    Il semblerait que, selon l'aveu de l'auteure elle-même, le personnage de Pétronille lui aurait été inspiré par Stéphanie Hochet, romancière, essayiste et journaliste. Elle reprend en effet nombre des titres de cette auteure en les modifiant quelque peu[« La distribution des ombres » de Stéphanie Hochet devient chez Amélie « La distribution des lumières »]. Là aussi c'est plutôt bien de sa part de faire la promotion d'une consœur qui pourrait bien devenir éventuellement une concurrente. Quant à l'épilogue, je le trouve décevant.

     

    Je ne suis que très peu entré dans cette narration, dans cette mise en scène coutumière de la vie de l'auteure et comme d'habitude depuis que je lis Amélie Nothomb, je ne lui trouve qu'une qualité de style agréable et donc facile à lire. Pour le reste son côté égocentrique, il est vrai commun à bien des auteurs, m'agace un peu. Encore une fois elle ne peux que parler d'elle, de ses livres… Je lis quand même ses romans puisqu'elle est un auteur connu, reconnu et prolixe (c'est son 23° roman) dont je ne peux parler qu'en les connaissant. Après tout la lecture et la littérature font partie de mes passions et j'aurais tort de m'en priver même si, au cas particulier, le plaisir n'est pas vraiment au rendez-vous. Je fais cependant toujours la même remarque, je n'ai peut-être encore une fois rien compris et suis passé à côté d'un chef-d’œuvre surtout si je me réfère aux avis laudatifs de la presse spécialisée et de ses nombreux lecteurs. Tant pis pour moi, mais je continuerai quand même à explorer son œuvre ne serait-ce que pour voir si, par hasard, je ne changerais pas d'avis !

     

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  • UN BONHEUR SI FRAGILE

    N°936– Juillet 2015

     

    UN BONHEUR SI FRAGILE (I - L'engagement) - Michel David- Kennes Éditions.

     

    Nous sommes en avril 1901 à Saint Paul des Prés (Québec), paroisse rurale et catholique où la vie est rythmée par les saisons, animée par des vertus d'entraide, de travail, de piété et encadrée par un clergé tout-puissant. Comme partout il y a une fille en âge de se marier, Corine Joyal, qui attend Laurent Boisvert son fiancé. Ils finiront par se marier et elle vérifiera à ses dépends que le mariage est une loterie où elle n'a pas forcément gagné puisqu’ils ne se ressemblent pas vraiment. Elle est aussi généreuse, travailleuse et sensible qu'il est dépensier, fainéant et porté sur l'alcool et les femmes… En entrant dans cette nouvelle famille, elle doit non seulement faire face aux faiblesses de son mari que pourtant elle aime mais aussi à son beau-père, autoritaire et pingre. Volontaire, elle s'opposera fermement à lui devant qui tout le monde avait l’habitude de plier, en obtenant notamment un poste d’institutrice temporaire malgré sa qualité de femme mariée. Elle satisfera à ses fonctions et bousculera la tradition qui voulait qu'une telle enseignante soit célibataire et qu'un homme marié fasse « vivre sa femme ». Elle saura aussi s'élever contre les mauvaises habitudes de Laurent et s'imposer comme la maîtresse de maison, même en l'absence de ce dernier, parti travailler pendant l'hiver sur un chantier lointain. Elle fera l'admiration de tous en gérant au mieux le peu d'argent du ménage dont elle dispose. Bien sûr, elle tombera enceinte et le curé en manquera pas de lui rappeler que les enfants sont un don de Dieu selon le discours admis à cette époque. C'est Lui qui donne la vie mais c'est aussi lui qui l'enlève aux hommes mais le dogme religieux a soin d'habiller cela avec « les sacrements de l’Église », « la résurrection » et « la vie éternelle ».

     

    Cette histoire qui est aussi une histoire d'amour en pointillés entre Corine et Laurent, se passe dans un contexte général d'opposition politique entre deux partis à l'intérieur d'un village pour une querelle de clocher (au sens propre comme figuré) qui va secouer ce microcosme pendant une année entière, sur fond de futures élections, de trahisons anciennes et de luttes d'influence, avec, à la clé, une histoire de gros sous et d'omniprésence du clergé local. C'est un roman qui dépeint non seulement la société de l'époque avec son organisation, ses coutumes, son système fiscal, ses rituels religieux mais aussi le respects dû aux autres. Corinne fait une place au « quêteux » et accueille spontanément chez elle le grand-père de son mari en le sortant de l’hospice malgré ses faibles moyens. Je remarque aussi que, si le climat est rude, l'ambiance dans le village est chaleureuse et très marquée par la solidarité entre voisins et entre générations. L'auteur croque des personnages attachants tout en évoquant la rudesse du quotidien et en plongeant son lecteur dans la vie de ce Québec du début du XX° siècle. J'ai apprécié le premier volume de cette saga non seulement parce qu'il y est question de nos chers Québécois mais aussi parce que j'ai goûté des expressions vernaculaires savoureuses telles que « Faire le train », « Attendre la visites des sauvages », « Manger les vitres », « Cogner des clous », « Se faire parler dans le casque »... et je ne parle pas des jurons ! J'y ai même mentalement ajouté l'accent que nous Français aimons tant de la part de nos cousins de « La Belle Province ». En tout cas cette saga mérite bien le titre de « roman du terroir ».

     

    Quand j'ai reçu ce premier tome de la part de Babélio et des éditions Kennes que je remercie chaleureusement, je me suis dis qu'un ouvrage d'une telle épaisseur (527 pages) allait me procurer une lecture laborieuse et peut-être ennuyeuse. Que nenni ! J'ai eu plaisir à le lire non seulement parce qu'il est un témoignage bien vivant de ce passé révolu, mais aussi parce qu'il est bien écrit et s'attache son lecteur jusqu'à la fin. Certes, ce peuple m'est étranger par bien des points, les choses ont changé depuis plus d'un siècle, la société s'est modifiée mais, même s'il y aura toujours des fâcheux, des égoïstes, des profiteurs, des parasites, des récalcitrants incapables de s'adapter à la vie en société, j'ai trouvé cette histoire pleine d’une entraide de bon aloi mais je ne suis pas bien sûr que cette dernière ait encore cours de nos jours.

     

    Je ne connaissais pas l’œuvre de Michel David, décédé en 2010. J'ai apprécié ce roman même si le sens de certaines expressions m'a quelque peu échappé, un glossaire eût sans doute été utile pour le lecteur peu averti que je suis. Il m'a cependant procuré un agréable moment de lecture.

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • NAGER

    N°935– Juillet 2015

     

    NAGER - Richard Texier- Gallimard.

     

    Je ne connaissais Richard Texier que pour ce qu'il avait fait pour le bicentenaire de la Révolution française et des réalisations conservées dans la ville de Niort, je savais que c'était quelqu’un qui avait réussi et qui poursuivait un parcours où on se découvre tous les jours, où on devient ce qu'on est depuis toujours. C'est pourtant par hasard que j'ai pris sur les rayonnages de la bibliothèque municipale un livre écrit par lui mais qui n'est pas un roman. C'est un parcours de mémoire, un récit où se mêlent des réminiscences de son enfance et une réflexion sur sa création artistique qu'elle nourrit.

     

    C'est donc à une découverte de l'artiste et de son œuvre que ce livre invite. Elle commence par l'évocation de son enfance maraîchine, ses vacances vendéennes, convoque les personnages qui les ont peuplées, avec toujours l'omniprésence de l'eau mêlée à la douceur du climat et à la chaude ambiance familiale. Le Marais Poitevin n'était pas encore cette terre pour touristes quand on fait pour eux naître des feux-follets à la surface de l'onde, mais un endroit un peu mystérieux où la terre et l'eau se conjuguent, où la vie fourmille, où le travail était dur et ingrat. Le lecteur attentif apprend, un peu étonné qu'il doit sa future activité de sculpteur... à la traite d'une vache et celle de peintre à un bidon renversé où le lait se mêle à l'eau d'une conche ! Plus tard se sera sa scolarité à Niort, la découverte de ce talent qu'il portait en lui et qui fut décelé par une institutrice attentive et cultivé passionnément auprès d’artistes locaux qui surent l'encourager. Il deviendra le centre de sa vie.

     

    II analyse ce qui plus tard a sous-tendu son art, la côte atlantique avec les vagues, la saveur salée de l'écume, les secrets de l'estran, la violence des tempêtes, les frondaisons du marais mouillé mais aussi sa curiosité des choses, le contact avec la créativité des autres, se qualifiant lui-même de « chasseur d'éblouissements ». Le goût d'un simple fruit évoque pour lui son passé et cette démarche proustienne lui fait apprécier l'instant présent, une fête autant pour le palais que pour l'esprit, le quotidien banal qu'il célèbre, alors que l'homme est plus volontiers occupé à amasser des richesses [« Nous sommes devenus des barbares sans destin, travaillant à remplir nos cassettes personnelles d'or et de matière morte »]. A ses yeux, l'artiste est dépositaire de la beauté du monde et se doit de l'exprimer simplement et hors de toute chapelle [« Un artiste peut-il tenter, depuis la modeste place où il se trouve, de rendre compte de la magie qu'une simple poire peut convoquer ? Peut-il dire le mystère d'une manière non dogmatique et non religieuse ? Il me fallait essayer »] Cette démarche m'évoque celle de Victor Ségalen quand il définissait l'écriture, « Voir le monde et l'ayant vu, dire sa vision », et lui d'ajouter « l'enjeu de ma recherche est de rendre visible le prodige qui nous entoure ».; Il explore également les chemins de l'imaginaire et de leur mystère, ajoutant parfois une touche sibylline aux titres de ses propres tableaux. Son côté surréaliste ressort quand il parle d'Yves Tanguy et de son tableau « Jour de lenteur » [j''écris cet article face à une reproduction de cette œuvre] qu'il reconnaît comme le principe fondateur de sa peinture parce qu'à ses yeux c'est son enfance qui ainsi émerge. Il dit aussi sa vision du monde, parle du chaos et du cosmos (chaosmos), du grand livre de l'univers, de l'astrologie, de la mécanique terrestre qu'il réinterprète sur certaines de ses toiles où le pinceau n'est pas toujours le seul instrument de sa création mais n'oublie pas cette terre qui est pour lui une source d’inspiration. Cette observation du monde, cette connaissance de son histoire avec ses soubresauts et ses hésitations lui inspirent des aphorismes parfois bien sentis entre démonstrations et réflexions. Sa peinture s'inscrit dans cette énergie cosmique qui, parce que certains supports ne tolèrent pas les retouches, les repentirs, confère à son œuvre spontanéité et authenticité et lui donne une véritable fonction de médiation dans ce monde protéiforme qui l'entoure, en équilibre instable sur le vide. C'est aussi l'occasion de délivrer un message écologiste de sauvegarde de notre planète, pour notre propre vie et celle des générations futures. Parfaitement au fait des réalités quotidiennes, il note opportunément que l'écologie politique a échoué à nous en faire prendre conscience, et voit dans l'art « un moyen valide de réveiller les esprits en créant des œuvres qui affirment la splendeur du monde ».

     

    Mais revenons au titre de cet ouvrage. Pour lui, il faut plonger (et nager) dans l'eau noire de la « Grande Rigole » maraîchine pour atteindre la source de l'imaginaire [« Plonger pour revenir en arrière, retourner vers l'origine, rejoindre symboliquement la matrice, le liquide chaud d'avant la naissance, le temps de la sphère maternelle et protectrice »]. Il invite le lecteur, dans un compte à rebours virtuel, à redécouvrir la puissance créatrice du monde, liant entre eux le pouvoir de l'imaginaire et celui de l'univers. Développant cette idée, il rappelle que chacun d'entre nous possède en lui une potentialité créatrice. Elle a son siège dans le cerveau, véritable « terra incognita » , siège de la créativité selon les surréalistes, mais dont l'étude pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses. Il en vient à la question de l’inspiration, du travail de création qui « malaxe un magma intérieur, difficile et résistant ».  Qu'on ne s'y trompe pas, créer est un combat, une bataille intérieure que livre l'artiste contre lui-même et contre l''instant fugace d'où naît l’œuvre d'art. On est loin de ce qu fait dire au profane que l'art est évident et procède d'une grande facilité. Faire une œuvre artistique est le résultat d'une alchimie où le cerveau à sa part mais qui laisse aussi place à l'inconnu. Ce phénomène que nous partageons tous peu ou prou, ressemble à une magie, une logique interne qui a son siège dans l'enfance. De cette logique l'artiste tire sa singularité puisqu'il l'observe et donne à voir l'idée qu'il s'en est faite même si au départ il n'en avait pas la moindre notion et que cette représentation s'est peu à peu tissée dans le labyrinthe de son imaginaire secret. Le résultat peut être chaotique pour le commun des mortels qui a parfaitement le droit souverain de le juger, il n'en est pas moins quelque chose d'unique qui ressemble à une vision primordiale, une tache microscopique dans le vide sidéral, le commencement de quelque chose qui, à travers la forme et la couleur va imposer sa présence, son existence, sa permanence magnétique.

     

    Son écriture se décline, à mon avis sous deux formes ou en deux temps si on préfère. Quand Texier évoque son parcours artistique et professionnel, c'est une une évocation de ceux qu'il a croisés et qui ont parfois accompagné voire nourri sa créativité. Je lui préfère personnellement le sortilège du marais quand l'enfance permet de découvrir ce lieu étrange plein de bruits et de silences. J'y retrouve les accents du poète Léon-Georges Godeau pour qui les conches étaient tout autant une invitation à la pêche qu'à la magie des mots qu'il tressait si bien. Oui, cette ouvrage est pour moi une découverte enthousiasmante. Richard Texier fait ici montre d'une belle et savante écriture, apaisante comme les bords de la Sèvre, à la fois poétique et pleine de réflexion.

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • EMMAÜS

    N°934– Juillet 2015

     

    EMMAÜS - Alessandro Baricco- Gallimard.

    Traduit de l'italien par Lise Caillat.

     

    Dans ce roman sans doute plus que dans les nombreux autres qu'il a écrits, Alessandro Baricco s'implique personnellement. Comme les garçons dont il parle, lui aussi jouait de la guitare à la messe dominicale même s'il est maintenant devenu athée, lui aussi avait cette action humanitaire auprès des malades, mais, selon son propre aveu, il était un jeune homme beaucoup plus introverti que les quatre dont parle son ouvrage et il ne faut pas prendre ici la notion d'autobiographie au pied de la lettre. C'est en effet leur histoire que conte ce roman, celle de quatre garçons, dont l'un envisage de devenir prêtre, de la bourgeoisie turinoise catholique qui vont être fascinés, comme une apparition, par la beauté intemporelle d'une jeune fille, prénommée « Andre », aristocrate, libre et même libertine, adepte des frasques sexuels et qui offrait largement ses faveurs les plus débridées aux hommes. Leurs convictions religieuses, leurs pratiques pieuses, ne vont pas tarder à être remises en question d'autant que, hypnotisée par la mort, la jeune fille mettra fin à ses jours pendant cette adolescence houleuse. Cela sera, à leurs yeux, une sorte d’involontaire rite de passage vers l'âge adulte, une occasion unique de sortir de cette période protégée, pleine d'illusions sur la religion et sur la vie. Pour autant, cet abandon de la foi et de l'enfance, pour violente qu'il soit, leur fait découvrir des choses d'une grande beauté, une sorte de message à peine voilé pour nous montrer que les choses ne sont pas aussi manichéennes qu'elles peuvent paraître. Être adolescent et croyant correspond à une période fascinante et c'est sans doute un privilège que de la vivre (il m'est possible personnellement d'attester cela) pour autant toute remise en question est salutaire, même si elle peut correspondre à un abandon définitif de la foi et une possible vie sans Dieu. A cette période naissent souvent les vocations les plus altruistes voire les plus folles, témoin cette volonté affichée d'arracher Andre à sa perversité en proposant à sa mère la contribution de certains de ces garçons... avec l'aide de Dieu et de la foi. Dans ce parcours, on abandonne un peu de cette hypocrisie, de ce culte du secret qui sont l'apanage de la condition humaine, on peut aussi perdre ses illusions et sa foi religieuse à moins qu'elles en s'affermissent définitivement. On y gagne peut-être une autre notion des choses, une perception de la vie plus terre à terre, moins poétique, avec la violence, le vice, la maladie, la drogue, le suicide, le meurtre. C'est vrai aussi que chacun d'entre nous a bien dû avoir son enfance illuminée par un être, fille ou garçon, qui nous a émerveillé au point d'être pour nous un modèle inconsciemment inconditionnel. Andre fut ainsi pour tous ceux qui la côtoyaient. Si tous les quatre en sont amoureux, elle fut pour deux d'entre eux le symbole de l'amour, l'initiation à l'acte sexuel, avec pour résultat une paternité future non désirée, culpabilisante, problématique et bien trop précoce. Elle était à la fois l'image du péché et sa sanction. Il n'y a pas de date précise dans ce roman, peut-être parce que l'auteur, né en 1958, veut garder de sa jeunesse une vision mythique après qu'elle fut sans doute mystique.

    Le style de Baricco, sans doute servi par une traduction fidèle, est précis, réaliste, attachant et sincère dans l'analyse qu'il fait de l’âme adolescente et de son parcours vers la réalité avec ses vices et ses déviances qui accompagnent et entraînent la perte de la foi qui agissait jusque là comme une sorte d'anesthésie. Cela a sans doute été son parcours personnel et ce roman est en cela à la fois sincère et respectable. C'est en effet plus facile de prêcher doctement des certitudes venues d'ailleurs qu'on peut parfaitement faire semblant d'adopter, c'est en revanche plus difficile de remettre en question une foi inculquée pendant toute l'enfance à grands coups de messes et de séances de catéchisme. Ce parcours laisse toujours des traces, il est pavé de certitudes abandonnées, de croyances définitivement délaissées, avec un arrière-goût de mystification passée et des bourrages de crâne avortés dans un but souvent bien étranger à cette religion que des prêtres qui en valent pas mieux que nous mettent en avant. Ils se disent investis de fonctions et de connaissances divines et se proclament représentants sur terre d'un dieu lointain et à qui le dogme et la doctrine prêtent, en fonction des circonstances et de l'histoire, des visages différents et auxquels il faut absolument faire acte d’obéissance servile. Si on en bénéficie pas naturellement du don de Dieu qu'est la foi, on est instamment prié de croire et de proclamer cette croyance jusque et y compris si elle n'est que de façade.

    Le titre fait référence à l’Évangile qui relate cet épisode où les disciples qui ne reconnurent que tardivement le Christ qui, après sa résurrection, chemina avec eux tout en parlant des récents événements de sa passion et de sa mort sur la croix. On donne à cela l'interprétation que l'on veut, entre la vulnérabilité de la foi humaine, le doute qui la fragilise et ce don surnaturel qu’elle représente pour certains d'entre nous pris au hasard et qui décident d'y consacrer leur vie. A lire certaines pages de ce livre, je n'ai pas toujours eu l'impression de parcourir un roman mais quelque chose qui ressemble à une mise au point personnelle de l'auteur par rapport à la religion, à son enfance, une sorte de page qui s'est tournée dans la douleur, peut-être un peu malgré lui.

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • SUITE 121

    N°933– Juillet 2015

     

    SUITE 121 - Igor et Boccère – Volume 1 - Dynamite.

     

    Qu'on ne s'y trompe pas, il s'agit d'une bande dessinée pour adultes avec tout ce que cela implique. Mais après tout pourquoi pas, je réponds parfaitement aux critères exigés pour cette lecture. Cela fait longtemps que cette chronique ne demande qu'à se diversifier loin de l'hypocrisie qui baigne généralement nos sociétés judéo-chrétiennes et ce même si j'ai cliqué sans trop savoir sur la liste offerte par Babelio dans la cadre de « Masse critique ». L'érotisme, le sexe, font partie de la vie et s'en offusquer c'est aussi faire montre d'un puritanisme qui n'a plus court aujourd'hui quand les mentalités évoluent et qu'on accepte enfin de regarder en face les réalités existantes. Hier encore on les cachait sous un voile qui se voulait pudique mais que les spectateurs ainsi frustrés brûlaient de soulever. L'homosexualité, la prostitution, l'adultère, les pratiques sexuelles débridées et les perversions du même ordre ont toujours existé et la littérature érotomane, les gravures et tableaux licencieux s'en sont fait l'écho jusque chez les auteurs les plus classiques et les plus sérieux qui ont parfois tâté des tribunaux pour cela. Cacher, au nom de la morale ou des bonnes mœurs, ce qui est un phénomène de société, même si cela peut se défendre sur le plan de l'éducation, ne change rien à la réalité. Il me semble d’ailleurs que de tels ouvrages ne laissent jamais vraiment le lecteur indifférent et ce thème, quand il est traité dans un ouvrage lui assure des ventes importantes. Et puis, qui n'a pas, souvent en cachette, feuilleté une revue pornographique ou visionné une séquence grivoise sur internet ? Dès lors, que la Bande dessinée prennent en compte cela, je ne vois pas pourquoi personnellement je m'en offusquerais.

     

    De quoi s'agit-il ? Cette BD érotique fait suite à « chambre 121 » des mêmes auteurs, où un réceptionniste d’hôtel était sollicité par sa patronne, moyennant des primes sans grands risques, pour répondre aux exigences « gourmandes » de ses clientes, autant dire un job, certes fatigant mais au moins plus agréable et lucratif que de travailler dans la poussière d'un bureau ou sur un chantier pour un salaire de misère. Ici, si j'en crois la 4° de couverture, cette chambre 121 n'existe plus, l’hôtel est fermé et cet homme, sans doute épuisé, est parti vers d'autres horizons. C''est pour autant le même thème qui est repris mais dans un contexte différent, dans le cadre d'une luxueuse suite. Mme Ermandine Saint Lys de Ronzière est un jeune veuve parisienne dont le nom seul attire la sympathie des membres féminines d'un comité paroissial de bienfaisance. On imagine celles qui en font partie, confites dans l'eau bénite et les patenôtres, loin en tous cas de ce que les lecteurs vont découvrir au fil des pages. Cette veuve, quelque peu « joyeuse »et riche et qui entendait que sa vie fût désormais vouée à la satisfaction de ses passions, embauche en effet Anton, le narrateur, comme valet, mais pas exactement de pied à moins que ce ne soit pour que sa cliente prenne le sien en sa compagnie. Elle est en effet adepte de la masturbation et compte sur son employé pour mettre dans un peu de sel dans cette recherche toute personnelle du plaisir. Ainsi cette BD ne manque-t-elle pas de jeux érotiques, lesbianisme, sodomies, cunnilingus et autres fellations où le narrateur paie largement de sa personne et justifie son salaire qu'on imagine important et surtout agréablement gagné.

     

    Après tout ici je n'ai vu que des scènes pornographiques sans violence, avec parfois de l’imagination, des scènes de perversions de tous ordres, certes mais des relations librement consenties entre adultes avertis, loin de la pédophilie que nul ne saurait soutenir. Je ne voudrais pas passer pour un obsédé, mais depuis que j'écris des romans et des nouvelles, je n'ai cessé de célébrer les femmes, leur corps, leurs yeux, leur beauté, leur sensualité.Je l'ai fait, certes avec des mots et d'une manière moins crue mais elles restent pour moi l'incarnation de l'émotion esthétique. Ici c'est différent, le graphisme est précis, ne laisse jamais le lecteur sur sa faim et nourrit assurément ses obsessions les plus secrètes. L'imagination des auteurs est libertine, joue sur les fantasmes humains et foule gaillardement les interdits ordinaires et convenus, avertissant que l'ouvrage offre un catalogue de 10 sketches érotiques, ce qui peut nourrir l’imagination des plus inhibés. Pour autant les scènes sont répétitives et peut-être un peu lassantes à la fin.

     

    J'avoue que je ne connaissais pas ces auteurs. J'ai abordé cette œuvre sans tabou, dans le cadre du « contrat » passé avec Babelio et malgré mon peu d'habitude de ce genre artistique dont je poursuivrai peut-être la découverte.

     

    Hervé GAUTIER – Juillet 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • HOMERE. ILIADE

     

    N°932– Juillet 2015

     

    HOMERE. ILIADE - Alessandro Baricco – Albin Michel.

    Traduit le l'italien par Françoise Brun.

     

    Le thème de l’Iliade, la vraie, celle d'Homère, c'est la fin de l'histoire de la guerre de Troie, un siège qui a duré 10 ans et qui a opposé les Grecs aux Troyens. Ce sont les Grecs qui l'emportent grâce à Achille qui tue Hector en combat singulier. Dans cette aventure les dieux interviennent directement dans le conflit. L’œuvre est composée de 24 chants soit 15337 hexamètres dactyliques. Du temps de mes lointaines Humanités, la lecture de ce genre de texte était réservée à ceux, déjà rares, qui se consacraient à l'étude du grec. Les traductions disponibles étaient très scolaires et collaient au texte orignal, elles étaient empruntes de lyrisme et de mythologie, bref c'était réservé à une élite. Le but de Baricco était de rendre accessible ce texte en vue d'une lecture publique, en l'expurgeant de tout ce qui pouvait rebuter un auditoire moderne, notamment les interventions divines et en y donnant une traduction moins « classique », plus laïque, plus contemporaine, bref de la rendre lisible.

     

    A travers le théâtre classique et les textes littéraires, nous avons été bercés pendant nos études par ces personnages grecs et latins qui retraçaient à leur manière l'histoire de Rome et d’Athènes. La véritable Iliade d'Homère se termine par la mort d'Hector et ses funérailles mais ne parle guère du fameux « cheval de Troie » dont l'image est passé dans notre langage quotidien et dont Virgile parlera plus tard. Alessandro Baricco récupère cette séquence et l'intègre dans son texte. Pourquoi pas puisqu'il s'agit en quelque sorte d'une recréation.

     

    A l'origine, « la belle Hélène », épouse du roi de Sparte mais ,selon la mythologie fille de Zeus et de Léna, est enlevée par Pâris, prince troyen. Cet événement est la cause de « la guerre de Troie » entre les Grecs et les Troyens. Ce texte parle des derniers des cinquante et un jours de la dernière année de cette guerre à travers les personnages d'Homère qui plantent en quelque sorte le décor. Même si, au cas particulier les femmes incarnent le désir de paix, il parle surtout de la guerre, cette activité dont les hommes n'ont jamais pu se passer, de cette violence qu'ils portent en eux et qui s'exprime dans ces actes et ce depuis la nuit des temps. Elle leur confère la gloire et une forme d'immortalité parce que la mémoire collective, reliée par l'écrit (et par l'art en général) s'en mêle, célébrant l’héroïsme. Et c'est un peu comme si elle devenait quelque chose de beau, de nécessaire même, parce que l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Nous ne valons guère mieux aujourd'hui et nos sociétés, censées défendre la paix et s'en réclamer sont bien fragiles face à cette violence potentielle.

     

    Sur le plan de la forme, le texte est effectivement débarrassé de ses afféteries classiques et autres images quelque peu ampoulées. La lecture n'en est que facilitée.

     

     

     

    Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • SANS SANG

     

    N°931– Juin 2015

     

    SANS SANG - Alessandro Baricco – Albin Michel.

    Traduit le l'italien par Françoise Brun.

     

    Apparemment il y a eu une guerre dont nous ne saurons rien, mais peu importe. Celle-ci est terminée mais elle a laissé des traces. Comme à la suite de tout conflit, il y a des rancœurs et des règlements de compte pour venger quelqu’un ou récupérer quelque chose. Ainsi Salinas trouve enfin Manuel Roca, médecin devenu tortionnaire, caché dans une ferme isolée avec ses deux enfants dont sa fille Nina encore petite. Elle échappera au massacre, épargnée par Tito pourtant chargé de la tuer elle aussi comme il a tué son père. C'est ce genre d'événement qui marque définitivement une vie.

    Dans ce court roman divisé en deux parties on peut voir l'allégorie de la vengeance et de son contraire, le pardon. En effet, pourquoi Nina adulte, animée par la volonté de venger la mort de son père choisit-elle de sauver la vie de Tito ? Le fait-elle pour acquitter une dette personnelle où par volonté d'oublier le passé fangeux de son père ? Le titre prend alors tout son sens. Je suis toujours frappé par cette évidence : Nos sociétés ont toujours été habitées par la violence qui est une caractéristique inhérente à l'homme. Quand elle a trop secoué le monde on réclame la paix, surtout après un conflit long et meurtrier mais dans le même temps et un peu contradictoirement on met en avant la nécessité de l'oubli qui est aussi une grande particularité de l'humanité. Généralement cela marche et il ne manque pas de gens pour endosser cette doctrine officielle qui bien souvent enfante des liens et des amitiés un peu surréalistes… Jusqu'à la prochaine fois parce que l'esprit revanchard existe et avec lui toute cette fureur parfois longtemps contenue. Cela n'empêche nullement les rancunes individuelles et les règlements de compte. En revanche, il y a des gens qui refusent cette invitation à l'oubli et qui restent figés dans le passé. Pour cela aussi, on fait appel à la mémoire collective, à la nécessaire expiation des exactions commises pendant ce conflit et qui en temps ordinaire serait du ressort des tribunaux.. Ici Nina choisit non seulement de laisser la vie sauve à Tito alors qu'au cours du récit on a vraiment l'impression, et lui aussi d'ailleurs, qu'elle vient pour le tuer, mais fait pour lui un geste assez inattendu. On peut se demander pourquoi. Ce dénouement me laisse quelque peu perplexe, sans doute à cause de la notion personnelle que j'ai du pardon mais ce roman ne lève pas cette ambiguïté qu'il a créée. En réalité, l'épilogue reste à mon avis en suspension et offre au lecteur le soin d'imaginer la suite.

    Je redis ici que j'ai apprécié la sobriété du texte, servi par une traduction qui ne le trahit pas. Cela correspond certes au style de l'auteur mais peut-être aussi à l’esprit de ce roman. La volonté d'oublier, d'anéantir le passé ne se produit qu'au terme d'un temps nécessairement long et d’une volonté intime, certes silencieuse mais aussi contenue et peut-être animée de fatalisme ou d'un désir d'apaisement. Nina tient Tito à sa merci mais l'épargne, non sans lui avoir asséner des vérités…Le contexte du billet de loterie que l'homme vend à cette femme n'est sans doute pas innocent et procède de la fable, avec la chance en contre-champ qui semble servir Tito qui vraiment en s'y attendait pas. Ils se rencontrent bien des années plus tard, alors qu'il est très vieux et elle plus très jeune mais encore belle, se reconnaissent et pour qu'il n'y ait pas d'erreurs possibles parlent ensemble de leur passé commun mais sur un mode alternativement apaisé et agressif. Dès lors tout devient possible, même le pire et le hasard qui bien souvent gouverne nos vies peut favoriser les choses, ou pas ! Nina porte en elle des cicatrices indélébiles mais n'a rien oublié puisqu’elle est vraisemblablement à l'origine de l’élimination des autres assassins de son père. On la sent donc aussi déterminée à passer à l'acte que l'homme en face d'elle est prêt à mourir… et portant rien ne se passe comme on peu l'imaginer

    Alors, une leçon d'humanité, de tolérance, de pardon … Pourquoi pas ?

     

    Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • NOVECENTO

     

    N°930– Juin 2015

     

    NOVECENTO - Alessandro Baricco - Feltrinelli.

     

    C'est une bien étrange histoire que celle de Novecento, de son vrai nom, si l'on peut dire, Dany Boodman TD Lemon Novecento, puisque ce patronyme lui a été donné par le marin qui l'a trouvé à bord du paquebot « Virginian » sur lequel il est né. On ne sait d'où il vient, il a été déposé là par les émigrants qui voulaient venir en Amérique, ou par des gens riches des premières classes, allez savoir, bref par des gens qui ne voulaient pas de lui ! Le plus étonnant dans cette histoire elle-même étonnante c'est que Novecento n’existe pas officiellement pour l’État-Civil puisqu'il n'est jamais descendu de ce bateau et qu'il n'a jamais été déclaré par personne. Il a grandi sur ce navire et puis un jour, sans jamais avoir jamais appris il s'est assis devant le piano du bord, le même sur lequel il avait été déposé, dans sa boite en carton et s’est mis à jouer, comme cela, d'instinct, sans jamais avoir appris la musique, comme s'il était familier des quatre vingt huit touches de cet instrument… Et le résultat a été extraordinaire. Ceux qui l'écoutaient convenaient qu'ils n'avaient jamais entendu une telle musique, un telle qualité de jazz. Même le flamboyant Jelly Roll Morton, le grand pianiste, l'inventeur du jazz, comme il le disait lui-même, et qui va se mesurer à lui ne pourra l'égaler. Et lui qui joue souvent pour les passagers de troisième classe, gratuitement bien sûr, ne veut pas quitter ce navire et sa vie se déroule toujours sur mer, sa musique ressemble aux rythme des vagues…

     

    Novecento est un génie de la musique, mais comme beaucoup de génies il est seul, un peu perdu même dans le microcosme du paquebot et ne veut surtout pas en sortir. Toute sa vie en sera faite que de traversées maritimes. Voir la terre, peut-être, mais de loin, toujours à l'abri du bastingage comme s'il avait le mal de terre, comme d'autre ont le mal de mer ! Alors ? Peur de vivre, d'affronter les autres, les difficultés, peut-être, c'est en tout cas une sorte d'existence passionnée avec la musique pour seule raison en évitant au maximum les contacts avec les passagers hors mis son ami, et tout cela sur ce bateau qui lui aussi vieillit et qu'il accompagne jusqu'à la fin.

     

    C'est un monologue, confié au lecteur par l'ami de Novecento, Tim Tonney, un trompettiste fasciné par ce musicien hors norme, une sorte de long poème, une fable un peu fantastique, lue à haute voix comme le préconise l'auteur et en italien pour goûter encore davantage la musicalité de cette langue

     

    Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Chaque femme est un roman

    N°929– Juin 2015

     

    Chaque femme est un roman - Alexandre Jardin - Grasset.

     

    Le titre ne pouvait que m'attirer comme m’attirent le femmes dont je ne suis que l'admirateur lointain et jamais le complice. Il n'empêche, chaque femme est unique et, plus que les hommes, chacune porte en elle quelque chose d’irremplaçable « un tremplin vers le fabuleux » selon l'auteur de ce roman. Ce n'est certes pas valorisant pour moi mais, maladivement timide, je ne suis pas un « donnaiolo » comme disent les Italiens qui s'y connaissent en matière de séduction. C'est peut-être à cause de cela que j'ai ouvert ce livre, en me disant que j’apprendrai sûrement quelque chose, même si, en cette matière sans doute plus que dans d'autres, il ne manque pas de matamores pour se vanter de ce qu'ils n'ont pas fait. Nous sommes dans un roman, c'est à dire dans un monde parallèle où tout n'est pas forcément comme dans la vraie vie, alors restons-y.

     

    J'ai retrouvé ici, et avec plaisir, le verve de cet auteur que j'apprécie. Je veux bien que nous soyons dans un roman (en fait une succession de nouvelles mais cela ne change rien) où il faut enjoliver les choses, mais je n'ai été que très modérément convaincu par les histoires racontées. Je sais que les séducteurs existent, que leur vie, (et leurs exploits) sont avérés et que notre littérature s'est nourrie de leur exemple vrai ou inventé. Le don Juan est le personnage idéal, celui que tout homme rêve d'être, celui à qui tout réussi et dont toutes les femmes songent avec envie. Sauf que bien souvent cela n'existe pas ou peu. J'aime bien les rodomontades d'Alexandre Jardin, ses hâbleries, son style jubilatoire, mais franchement je me suis un peu ennuyé à la lecture parfois fastidieuse de ce catalogue de conquêtes avouées, surtout qu'il a la manière de laisser penser que tout cela n'est que la face visible de l'iceberg. A croire qu'il n'y a eu pour lui que le sexe dans la vie. Ce n'est pas que j'en sois jaloux, sûrement pas, mais cette énumération de femmes qu'il a glissées dans son lit, ce catalogue d'amoureuses qui apparemment n'attendaient que lui pour jouir d'une toquade m'a un peu agacé. Je veux bien qu'il puisse être l’héritier d'un atavisme familial, mais quand même ! C'est certes bien écrit et je l'apprécie pour cela mais pour le reste, j'ai complètement décroché. Et puis il y a toujours cette tentation d'en rajouter un peu avec peut-être le risque d'en faire trop. Parfois il avoue que tout cela n'est que fantasme et je reste confondu entre la nécessité du rêve que nous portons en nous (et qui s'applique surtout à la conquête de femmes), cette volonté d'être un autre, ne serait-ce qu'une fois et cette nécessité pour l'écrivain de surfer sur la vague de l'inspiration, de la titiller, de la violenter même, de transformer la réalité toujours un peu morne en un moment forcément érotique, contempteur de la morale et des bonnes mœurs où je vois une manière talentueuse de se démarquer du quotidien. Quant aux autres histoires d'amour improbables et toujours merveilleuses, je veux bien les croire puisque le hasard, les hommes (et les femmes surtout) ont assez de talent pour bousculer un peu le monde. Au fond, lui-même ne dit pas autre chose « Je resterai toujours un farceur, méfiant à l'égard du fumet des mots... Au fond, je ne fais confiance qu'au réel. Il ne faut pas croire aux livres. ». Je veux bien que la folie existe, qu'elle puisse croiser le talent, mais de là, pour un lecteur (une lectrice?) à entrer de plain-pied dans une fiction et y croire aussi dur que la réalité, je ne suis plus très sûr. Et puis j'ai toujours été interrogatif devant la rencontre d'un homme et d'une femme et me suis toujours demandé comment cela se conclurait, par un salut amical et un éloignement sans que rien en se soit passé ou par une histoire d'amour pas forcément durable. Ce recueil de nouvelles m'a un peu paru être un festival de vanités, encore eut-il, mais à la fin seulement, l’honnêteté de confesser les blessures qui ont laminé son ego.

    C'est bizarre, mais dans cette longue liste de femmes, j'ai été beaucoup plus sensible à celles avec qui il n'a pas couché (sa mère, son éditrice(?), sa prof de maths, une amie lesbienne…) qui furent pour lui autant de boussoles plutôt que des exutoires, des guides plutôt que des thuriféraires aveuglées et des admiratrices enamourées. Là, à mon avis, il a été convaincant. Quand il propose de rire de tout au lieu sans doute d'avoir à en pleurer, tant le monde extérieur et quotidien est triste et déprimant, là, je le suis volontiers, même si j'ai peu d'aptitudes pour cela.

     

    Après tout, le titre le laissait penser, qu'est ce que le roman sinon le domaine de l’imaginaire, même s'il enfante parfois une réalité excitante, et je dois avouer que moi aussi, souvent je me laisse tenter, tant le monde qui m'entoure est décevant.

     

    Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DES GENS TRES BIEN

    N°928– Juin 2015

     

    DES GENS TRES BIEN - Alexandre Jardin - Grasset.

     

    Est-il de secret mieux gardé qu'un secret de famille, un événement, une personnalité qui resteront inconnus des descendants au seul motif que de cela, au sein de la parentèle « on en parle pas » surtout si on doit rattacher tout cela aux heures sombres de notre histoire nationale ! Dès la première phrase il n'y a pas d’ambiguïtés « Mon grand-père, Jean Jardin, dit le Nain jaune, fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d’État français : Pierre ­Laval, chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél' d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire sa conscience.» . Il y avait bien eu de la part de Pascal Jardin, le fils de Jean, une tentative d'éclaircissement et ce fut « La guerre à Neuf ans »(1971) qui fit un peu trembler son père. La publication du« Nain Jaune » (1978) donnait du même père un portrait plus édulcoré, accommodant et attachant, qui n'avait pas paru convaincant au petit-fils, Alexandre qui voit là un « tour de passe-passe insoutenable » et qui en remet une couche, pas vraiment dans le même sens. Malgré l'attachement qu'il a pour sa propre famille, Alexandre, apporte des précisions que l'auteur du « Nain Jaune » ne pouvait ignorer. Il prend peu à peu conscience de ces réalités, lui qui à quinze ans admirait aussi son grand-père sans rien connaître de son passé vichyssois. Taire de tels faits ne sert à rien sauf si ce mutisme qui ainsi perdure devient un poids trop lourd à porter. L'espèce humaine n'est pas composée que de brillants modèles et prendre le risque d'explorer son propre univers familial, de secouer l'arbre généalogique, expose à bien des désillusions. Quand il a choisi de parler de son père, Pascal Jardin dit « le Zubial », Alexandre l'a fait sur le registre du fils meurtri par la mort prématurée d'un être excentrique, solaire et dont il ne se remet pas. Pour Jean, le grand-père c'est autre chose. On n'est responsable que de soi-même et surtout pas de sa parentèle. Les frasques dont la famille Jardin fut familière, celles de sa grand-mère dite « l'Arquebuse », l'épouse de Jean, de son père et de sa mère ont été mises sur le compte d'un art de vivre plutôt marginal mais présentées par Alexandre sur le registre de la légèreté et de l'adultère. Cela il pouvait parfaitement l'accepter. En revanche, le parcours de Jean était nauséabond, homme de l'ombre et de la collaboration, celui de la rafle du Vel d'Hiv qu'il ne pouvait ignorer, et ce malgré la légende tissée par lui-même de son vivant. Cette rafle l'obsède tellement qu'il va jusqu'à mettre en garde son grand-père contre cette « fracture dans sa vie » dans une scène improbable et surréaliste. En écrivant ce livre l'auteur dit « vouloir purger son ADN », pour lui, pour ses enfants, cesser de vivre dans la cécité. Pourquoi pas après tout ? Mais est-ce bien certain puisqu'on camoufle souvent sous des motivations familiales feintes des préoccupations personnelles et on peut parfaitement imaginer que des familles qui portent un nom de « collabo » notoire souhaitent vivre normalement au nom de l'oubli et de la non-responsabilités des erreurs d'un aïeul. Personnellement, j'ai toujours combattu cette culpabilité qui veut qu'on batte sa coulpe au nom de je ne sais quelle pseudo-morale judéo-chrétienne et qu'on s'accuse de tout les malheurs, surtout quand on n'y est pour rien. Je ne perds pas de vue non plus que cette culpabilité affichée fait partie du discours convenu de tout héritier du catholicisme, même s'il n'en a pas conscience ou s'il le refuse.

     

    Cette période de notre histoire, pas si lointaine d'ailleurs, a révélé des hommes peu scrupuleux qui, sans cela eussent connu l'anonymat. D'autre part le monde des hommes politiques, fait de tractations, de compromissions, de trahisons, des ces petits et grands arrangements avec la réalité et la vie, se conjugue assez mal avec la mémoire, se cache souvent sous la mauvaise foi, et sous la vérité « officielle », gravée dans le marbre et qu'il ne convient pas de bousculer. Non seulement Jean échappa adroitement à la purge de la Libération puisque, prudent, il avait eu soin d'expurger les archives du moindre bordereau portant sa signature, connut une carrière de financier occulte des partis politiques, droite et gauche confondues, de la IV° et de la V° Républiques mais mourut dans l'impunité en 1976, non sans avoir habillement préparé une éventuelle défense jusque dans les moindres détails. Elle ne servit cependant pas. Il ne fut pas le seul et ces « grands commis de l’État », ces Talleyrand, ces funambules qui en firent autant, eux qui eurent le talent et la chance de servir plusieurs régimes parce qu'on avait opportunément fait disparaître les archives et qu'on avait choisi de recouvrir certaines de leurs actions du voile d'un silence complice. Le livre révèle d'ailleurs des vérités connues depuis longtemps mais adroitement occultées, sur nombre d'hommes politiques célèbres et qui ont habillement survécu à cette page noire de notre histoire... et sont devenus des ministres gaullistes. Il était possible de soutenir que Jean Jardin ait été un fonctionnaire intègre et loyal au pouvoir politique, qu'il ne savait rien de la destination des trains de la mort non plus que du sort de ceux qui y étaient transportés, bref faisait partie des « gens très bien » de cette époque mais son poste de directeur de cabinet de l'omnipotent Laval ne peut soutenir cette affirmation. L'auteur conclut un peu malgré lui que, compte tenu des préoccupations quotidiennes et alimentaires d'alors, le rafle du Vel d'Hiv ait pu passer inaperçue. Il est vrai aussi que suivant l'époque, l'idée qu'on se fait du bien, même de parfaite bonne foi, est fluctuante et changeante en fonction des événements. Il note que l'entourage des gens qui ont connu cette « éminence grise » tentèrent, même longtemps après sa mort, de le dédouaner de l'antisémitisme de règle à l'époque, de présenter le nazisme comme un idéal auquel on pouvait adhérer sans avoir pour autant le sentiment du péché. En attaquant le grand-père, (« génétiquement catholique, il fut ce qu'on appelle une conscience dérangée par une morale exigeante »), qui n'était sans doute pas exempt de tout soupçon dans son passé vichyssois, et sans vouloir remettre en cause sa démarche courageuse, n'en fait-il un peu trop dans l'exploration de la boue fangeuse de sa généalogie ? C'est en tout cas courageux de faire une telle démarche forcément contestée dans son lignage. Éprouve-t-il un besoin de repentance très à la mode ou le rachat d'une part d’ombre qu'il ne pouvait garder pour lui ? Il est écrivain et, à ce titre on peut penser qu'il a trouvé là, sur le registre de « famille je vous hais » toujours payant, un thème récurrent et juteux. Il est en effet légitime d'avoir des comptes à régler avec sa propre famille, au moins le fait-il sans le masque du roman où s'agitent souvent des personnages cachés. Les mots sont son matériau et pour lui aussi l'écriture peut avoir un effet cathartique. Je ne suis pourtant pas fan des romans d'amour ni les fictions à l'eau de rose mais je ne déteste pas non plus l'authentique s'il est servi par le talent. Qu'il sorte d'un long déni familial ne me gène, au contraire ! Je suis donc prêt à suivre Alexandre Jardin sur ce terrain, lui qui portait sans doute ce passé comme un poids et le camouflait comme il le pouvait, confessant : « J'ai appris à paraître gai. A siffloter pour échapper au chagrin. Jusqu'à en écrire des romans gonflés d'optimisme ». J'ai peut-être tort mais je choisis de le créditer de la bonne foi. 

     

    J'ai, depuis longtemps écrit dans cette chronique, le plaisir que j'ai à lire Alexandre Jardin pour sa verve, son humour, ses rodomontades, pour son talent d'écrivain. Il m'est arrivé cependant, n'ayant rien d'un thuriféraire, de mâtiner ces éloges à propos d'un de ses romans en particulier. La lecture de ce livre, même si elle m'a rendu un peu dubitatif, m'invite à découvrir une face caché de cet écrivain et sa démarche courageuse ne fera pas de moi un contempteur de plus dans la polémique qu'il a allumée. Après tout Alexandre Jardin a parfaitement le droit de changer de registre surtout si sa démarche lui permet de se libérer un peu du poids d'un passé peut-être trop lourd à porter. J'ai donc lu ce récit passionnant de bout en bout, le texte à au moins l'avantage d'être bien écrit même si le ton est forcément différent de celui des autres romans. Il m'a permis de connaître un peu mieux l’écrivain et de découvrir que toutes ces fanfaronnades cachaient en réalité quelqu'un d'angoissé par ce passé familial. Je n'ignore certes pas que c'est le propre du créateur artistique que de cacher sous des dehors différents ce qu'on ne veut pas voir ou pas avouer. Je le confesse bien volontiers que je n'avais pas saisi cela à la lecture du « Zèbre » que j'avais bien aimé, mais je lui sais quand même gré d'avoir en quelque sorte fendu l'armure et de faire acte, non de repentance(il n'y est pour rien) mais de vérité. Il tire d'ailleurs pour lui-même et pour son lecteur la leçon de ces « gens très bien », nazis, vichyssois qui se présentaient pourtant sous des dehors respectables que cachaient une réalité moins reluisante. Est-ce par hasard, par amour ou inconsciemment en réaction contre ce passé qu'il a choisi sa deuxième femme dont les origines ont quelques marques de judéité d'ailleurs contradictoires (« Les gènes d'une grand-mère dont les papiers d’identité affichaient le tampon rouge JUIF et ceux d'un père prénommé Philippe (comme Pétain) né en 1942 … à Vichy ») ? Il met aussi en garde contre l'islamisme qui actuellement mine nos sociétés occidentales, s'engage personnellement dans le monde associatif en prônant la lecture, ce qui est une autre manière de bousculer un peu les choses.

     

    Hervé GAUTIER – Juin 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com