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la feuille volante

Articles de ervian

  • Si belle, mais si morte

    La Feuille Volante n° 1173

    Si belle, mais si morte – Rosa Mogliasso – Éditions Finitude.

    Traduit de l'italien par Joseph Incardona.

     

    C'est agréable de se promener au bord d'un fleuve, à condition toutefois de ne pas y rencontrer un cadavre dont les pieds dépassent d'un fourré, même si ces pieds appartiennent à une jolie femme et sont chaussés d'élégants escarpins rouges. Tous ceux qui apercevront ce corps, que ce soit un couple de lycéens en flagrant délit d'école buissonnière, une jeune femme occupée à promener son chien, un jeune pâtissier homosexuel ou un clochard en proie à la folie, tous auront de bonnes raisons pour faire comme s'ils ne l'avaient pas vu et ce d'autant que des événements extérieurs, indépendants de leur volonté, viendront les perturber. Bref, aucun n'avertira les secours. Il y a certes l'obligation morale ou civique qui devrait inciter chacun à la dénonciation, mais, du simple point de vue de la logique, il est évident qu'un assassin continuait sans doute à errer dans la ville, à la recherche de sa prochaine victime. Cela devrait être suffisant pour avertir les autorités.

     

    C'est un petit roman court qui rend compte d'un fait divers presque ordinaire et étudie la façon de chacun de l'appréhender. Il met en scène et étudie des hommes et des femmes sous la forme d'une mosaïque de portraits, des vivants bien vivants face à cette belle femme morte à la fois omniprésente mais qu'on oublie vite cependant. Mine de rien il nous amène à nous interroger nous-mêmes sur notre attitude personnelle en pareil cas parce c'est toujours facile de rire, ou de sourire, des situations parfois gênantes dans lesquelles se trouvent les autres. Cela permet de faire l'impasse sur soi-même et l'humour avec lequel tout cela est dit est révélateur..Heureusement la morale est sauve puisque ce cadavre, ayant pénétré par hasard dans chacune des vies de ceux qui l'ont aperçu et voulu l'oublier, va y laisser son empreinte. Ce corps n'est pas là par hasard, cette berge du fleuve devient petit à petit le lieu de rendez-vous de ces témoins mais aussi le point de rencontre de la vie avec sa spiritualité, sa sensualité, ses espoirs, ses remords. Cet endroit devient celui des prises de conscience, des remises en question, des grandes décisions...mais c'est une autre histoire !

     

    Le sujet a beau être grave et dénoncer un des nombreux travers des hommes, capables du pire comme du meilleur, mais surtout du pire, Il est traité avec un certain humour, à la façon et au rythme d'une comédie italienne, au point qu'on en oublie cette pauvre femme morte au bord du fleuve. Nous avons affaire à une galerie de portraits fort bien brossés qui rend compte de l'espèce humaine dans sa complexité et dans sa diversité, dans sa lâcheté aussi. J'y vois aussi autre chose à titre personnel.. Derrière les sourires, j'aperçois, en filigranes, la mort qui se profile, celle qui viendra plus tard pour chacun d'entre eux à son rythme et à son heure, mais pas comme celle de cette femme sans doute assassinée, une mort « normale », la fin d' une vie qui arrive à son terme, la fin d'un parcours trop dur, ou trop facile, trop superficiel ou trop riche..Mais avant, il faut vivre dans l'instant et en épuiser les joies, en assumer les changements parce que demain sera un autre jour avec son lot de surprises, de déconvenues et de hasards.

     

    Ce sont de courts chapitres d'un court roman qui entraînent le lecteurs dans une sorte d'univers un peu particulier, d'une histoire surprenante où le suspense est entretenu jusqu'à la fin. Pour moi, ça a été une belle découverte d'une auteur inconnue jusque là et de son premier roman traduit en français.

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le Royaume

    La Feuille Volante n° 1172

    Le RoyaumeEmmanuel CARRERE - POL

     

    Nous avons, pour la plupart d'entre nous, été élevés, de près ou de loin dans la religion catholique. L'enfance, parfois l’adolescence ont fait de nous des croyants sincères, à tout le moins réceptifs au message, mais dans l'âge adulte des doutes n'ont pas manqué de s’insinuer en nous, nous transformant en agnostiques ou en athées. J'avais entendu parler de ce livre et je l'ai abordé en me disant que l'auteur allait évoquer ce genre de parcours qui, sur une génération a vidé presque complètement les églises, tari les vocations au point qu'il n'y a plus de curés dans les paroisses et transformé cette vénérable institution qui se voulait un des piliers de notre société en une organisation démissionnaire qui a laissé la place à d'autres religions et à leurs dérives criminelles et qui a fourni des exemples contestables quand certains des membres du clergé étaient condamnés pour pédophilie et que les plus hautes autorités, oublieuses du message de l’Évangile, sombraient dans le crime, le délit et le scandale. Souvent, un bouleversement qui intervient dans notre vie nous rappelle cependant que la religion peut apparaître comme un recours. L'auteur revient ainsi vers la prière, la méditation et la lecture du livre saint et des docteurs de l’Église, nous détaillant son cheminement personnel. C'est assez long et ennuyeux. Il ne pourra s'empêcher, au cours de ce livre de parler de lui, de ses goûts, illustrant ce solipsisme propre aux auteurs. Puis,dans une autre partie, érudite et moins fastidieuse, il refait l'histoire de Luc, l’évangéliste conciliant et celle de Paul, plus intransigeant, prosélyte d'autant plus actif qu'il a commencé sa vie en persécuteur des fidèles du Christ. Emmanuel Carrère se livre à un travail de scrupuleux archiviste mais aussi d’écrivain imaginatif, glosant sur les « Actes des apôtre » du premier et les épîtres du second. et sur l'itinéraire de ces deux disciples dont aucun n'a connu le Christ. II commente leur insatiable témoignage en faveur de ce qui n'était au départ qu'une secte, qu'ils se sont attachés à développer face aux Juifs et aux gentils. Il parle de l'inévitable quiproquo incarné par Jésus,qui se présente comme le Messie dont « le royaume n'est pas de ce monde » et les juifs qui attendaient un libérateur politique. Il présente le Christ comme révolté contre la religion juive mais pas contre l'occupation romaine Il rappelle la polémique jamais vraiment tranchée qui pose le Christ comme condamné par les juifs mais exécuté par la Romains ; elle nourrit encore aujourd'hui l'antisémitisme chez les catholiques. Ce livre est une vaste enquête et les investigations de l'auteur sont judicieuses et illustrées d'exemples contemporains qui les rendre plus humaines, convoque Nietzsche et Sénèque, Montaigne et Dostoïevski et c'est parfois déroutant, mais il le fait, non plus comme un croyant comme au début mais comme un agnostique. Il fait aussi œuvre d'historien, remettant chacun à sa vraie place, et ce nonobstant une légende, souvent autoproclamée qui a porté les intéressés au pinacle. Il ne peut s'empêcher de parler de Jean mais, trop peu à mon goût, de l’apocalypse. J'aurais aimé qu'il abordât l'étude des évangiles apocryphes...

    Il n'est reste pas moins que j'ai lu ce livre avec curiosité et passion. A titre personnel, j'ai apprécié que l'auteur regarde cette religion avec les yeux du doute et en dehors de tout dogmatisme. J'ai aimé son style pertinent, ses remarques parfois impertinentes parce que le sujet s'y prête et ne laisse personne indifférent même si, dans les réunions entre humains, la religion comme la politique font partie des thèmes qu'il vaut mieux ne pas aborder si on veut leur garder une dimension apaisante. Pourtant, j'ai été un peu déçu dans le registre de l'agnosticisme. Je m'attendais à autre chose. Je reconnais le travail d'exégète, j’apprécie la remise en cause des vérités qu'on nous demande de recevoir « béatement » et surtout sans les discuter mais j'aurais aimé qu'il aille plus loin dans l'analyse, qu'il bouscule un peu ces idées reçues et peut-être surtout qu'il dénonce ce qui, dans ce catholicisme qui s'est longtemps autoproclamé détenteur de « la vraie foi »(sans aucune considération pour les autres tendances du christianisme) ce qui peut choquer les esprits cartésiens que nous sommes censés être. J'aurais aimé que dénonçât cette culpabilité judéo-chrétienne, à mes yeux irrationnelle, et contre-productive ou à tout le mois qu'il en parlât.

     

    © Hervé GAUTIER – septembre 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Solo al vivo

    N°371– Octobre 2009

    SOLO AL VIVO – Un disque de Gianmaria TESTA.

     

    Décidément ces chanteurs italiens sont des enchanteurs.

     

    Cette chronique s'est déjà fait l'écho de la poésie et des chansons de Paolo Conte, cette fois je ne manquerai pas l'occasion d'évoquer un auteur-compositeur-interprète que le hasard m'a permis de découvrir et dont le talent ne peut laisser indifférent d'autant qu'il a une parenté avec le crooneur piémontais, une parenté musicale et même physique. Sa rencontre à travers les chansons de ce disque constitue des moments précieux. Le personnage a quelque chose d'attachant, imaginez un chef de gare qui un jour choisit d'abandonner sa situation, ce qui est déjà extraordinaire parce que sous toutes les latitudes le Chemin de Fer est quelque chose d'autre qu'un simple métier et les cheminots des gens qui ont de leurs fonctions une certaine idée. Voilà, il a pris un jour sa décision , au lieu de voir chaque jour des gens monter dans des trains, il allait, grâce au son de sa voix et des accents de sa guitare, les faire voyager.

    La langue italienne est déjà, à elle seule une musique et personnellement je n'aime rien tant que d'entendre parler des Italiens entre eux... même si je ne comprends pas ce qu'ils disent. Mais en plus, la voix de Testa a quelque chose de rocailleux, d'envoutant, peut-être parce qu'elle n'est pas mélodieuse, qu'elle est très mélancolique et un peu sourde comme voilée par un brouillard de montagne, parce qu'elle a des accents d'une authenticité un peu oubliée.

    Ce disque est le septième dans sa discographie. C'est le résultat d'un concert en solo donné à l'auditorium de Rome, le 3 mai 2008, qui n'était pas destiné, à l'origine, à devenir un disque mais à la suite d'un miracle comme il s'en produit parfois, la complicité poétique qui s'est tissée entre le chanteur et son public, a transformé la vingtaine de morceaux tirés de ses précédents albums en moment d'exception.. On pourra en retenir le thème douloureux de la migration [Rital] ou celui du quotidien éphémère [Al mercato di porta Pallazzo ], mais chacun de ses textes de chanson qui sont autant de poèmes distille cette atmosphère où se conjuguent réel et imaginaire.

    L'amour n'est pas absent de son répertoire, (comment pourrait-il en être autrement?)[come al cielo gli aeroplani], la sensibilité, la poésie délicate non plus qui tresse si belles images [« Et si jamais, comme par hasard, te cherchaient d'autres mains et d'autres mains dessinaient d'autres empreintes sur toi »]. Comme lui, l'univers des femmes et de l'amour qu'elles inspirent, parfois comme de simples passantes, qui croisent votre regard et disparaissent sans même se retourner, m'émeut.

     

    Son côté poète me plait bien aussi parce qu'il sait que le temps passe, que la vie est un bref moment [« Oui la vie est un instant et nous passe sur les pieds et puis, tout devient souvenirs »], son aspect fragile, éphémère souligné par la simple conjugaison des mots à peine chantés et des arpèges de son instrument, comme une flamme qui vacille dans un courant d'air.

    Les textes ont quelque chose de surréaliste, d'agréablement mystérieux qui pourtant ne m'est guère étranger.

     

    Je lis sur le livret qui accompagne son disque que chacun de ses concerts s'accompagne d'un verre de vin et d'une cigarette. Enfin quelqu'un qui ne cache rien de ses envies, de ses origines populaires, pas un de ces intellectuels au discours abscons qui veulent être originaux et pour cela n'hésitent pas à jouer une comédie ridicule !

     

    Et puis j'aime bien sa manière de vivre les choses « Les gens comme moi commencent par batailler tout seuls avec une guitare. Jusqu'à ce que le bois en perde son vernis et que les doigts se creusent de cordes- Ainsi avons -nous décidé, Paola et moi,de laisser une trace d'un jour de mai à Rome ». Je suis heureux d'avoir été au rendez-vous dont il parle, l'empreinte en reste vive!

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Octobre 2009.http://hervegautier.e-monsite.com


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  • Les brisées

    La Feuille Volante n° 1171

    Les BriséesJean-Yves Laurichesse – Le temps qu'il fait.

     

    C'est à un parcours intime, sur les chemins de son enfance, « aussi invariables que ceux des chats » que nous convie le narrateur qui y revient à l'occasion des obsèques de son père. Les lieux ont changé dans ce petit chef-lieu, les rues sont devenues piétonnes et les boutiques modernes, autant dire qu'il n'en reste pas grand chose mais les visions de sa jeunesse l'assaillent comme des photos en noir et blanc, autant de moments enfuis, définitivement disparus et qui ne reviendront pas. Les échoppes qui ont résisté à la modernité sont vides mais il lui revient « le picotement acidulé de la poudre magique », les odeurs, les couleurs, les visions furtives, une version personnelle de la madeleine de Proust, des bribes de cette enfance qu'on n'oublie jamais. Je découvre petit à petit l'univers de cet auteur mais ce qui me frappe c'est à nouveau le thème de l'abandon des lieux, des appartements, par leurs occupants. J'avais déjà fait cette remarque dans son premier roman, une façon de marquer le silence, la solitude, la fuite du temps, la fragilité de cette vie dont chacun de nous n'est que l'usufruitier. L'auteur nous raconte une histoire comme s'il était le témoin de celle d'un autre, utilisant le pronom personnel « il » mais en réalité c'est la sienne qu'il confie au lecteur. Il déroule rapidement l'écheveau du souvenir et, aux soirées parfois scolairement studieuses de l'hiver répondent les longues journées de vacances, les jeux d'enfant, la découverte d'un atelier aux odorants copeaux de bois ou de la délicate odeur des foins dont ses mots plus tard se nourriront.

    En réalité, ce que j'ai choisi de lire c'est son voyage au pays de l'écriture. Cela commence par la lecture de romans traditionnels où l'ancien temps succède au dépaysement du voyage et son parfum d'aventure. Elle préexiste à ce qui sera sans doute un long cheminement où les poèmes à la prosodie hésitante au début, sont un point de passage obligé. Elle s'affinera par la suite et la feuille blanche sera déjà le témoin des émotions, des émois peut-être, des échecs et des désillusions mais le solipsisme s'accorde fort bien avec le secret et mes mots seront toujours un exorcisme qui aident à supporter les vicissitudes et l’ingratitude du monde. La poésie d'enfance laissera la place à la prose, les mots appelleront les mots qu'on tressera en textes parfois aboutis, parfois jetés, parfois interrompus, qu'on rangera pour plus tard, qu'on thésaurisera comme un trésor ou qu'on oubliera. On en fera même un tapuscrit, en faisant semblant de croire que c'est déjà un pas vers l'édition, vers le succès. On se rêvera bohème et inspiré et se réveillera un peu groggy parce qu'il faut bien vivre, faire autre chose que ce qu'on avait imaginé, parce que la vie quotidienne reprend ses droits avec ses contingences et ses obligations. Puis viendront les essais qu'on jugera réussis, qui seront réalistes, poétiques ou abscons, qu'on enverra à l'éditeur qui bien entendu les refusera, la déception sera grande et avec elle naîtra le doute, pointera le découragement … Pourtant l’inspiration sera là, qui parfois puise ses mots dans une sorte de mémoire héréditaire inconnue et qui attendra qu'on accepte d'écouter son message. Si on passe outre, elle s'évanouira dans un replis du temps pour ne jamais revenir mais si on est vigilant elle offrira un legs inattendu. Puis ce sera la visite qu'on fera à un écrivain reconnu et qui sera un grand moment de sa vie, plein d’illusions et qu'on rangera dans un coin de sa mémoire. Elle sera sans lendemain parce qu'il faut que chacun fasse son chemin, à son rythme, avec son talent, ses imperfections et ses fêlures, avec sa chance aussi, si elle veut bien se manifester. On finira sans doute par se dire qu'on est passé à côté de sa vie qui est unique et qu'on ne peut refaire le chemin à l'envers ou on s’engouffrera dans une opportunité, en se disant que peut-être elle sera la dernière.

    Courts chapitres d'un court roman où j'ai retrouvé avec plaisir la poésie des descriptions, le rythme de la phrase qu'on confie au papier pour qu'il en garde la mémoire, pour qu'il recréé sous les yeux du lecteur respectueux tout le charme de ce passé qui revient, qui prend corps avec des mots porteurs de vie. L'écriture est le témoin de son parcours parce que la vie l'inspire, la nourrit, la justifie, débrouille les choses dans la forêt des souvenirs. Tout cela est prêté au lecteur devenu témoin privilégié qui peut cependant passer outre. Moi j'ai choisi d'y être attentif.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un passant incertain

    La Feuille Volante n° 1170

    Un passant incertain – Jean-Yves Laurichesse – Le temps qu'il fait.

     

    C'est étonnant mais, comme le narrateur, j'ai, moi aussi, selon mon habitude, pris ce roman sur les rayonnages d'une bibliothèque puisque j'aime découvrir ce que le hasard me propose.

    Ici, le narrateur croise, dans la boutique d'un bouquiniste, l'unique roman d'un auteur inconnu, disparu sans descendance, à la fin de la deuxième guerre mondiale, Paul Monestier. J'imagine un volume broché dont on n'a pas même pas pris la peine de couper les pages, comme cela se faisait à l'époque. Ce livre le bouleverse au point de changer sa vie et, cherchant à retrouver les lieux où se déroule l'intrigue, lors d'une sorte de pèlerinage littéraire dans un petite ville du centre de la France, il croit apercevoir l'auteur dans la touffeur de l'été, toujours entre songe et réalité. Il y rencontre même par hasard la seule famille qui reste à cet écrivain inconnu, une nièce, qui lui demande de publier ce roman oublié, comme une seconde chance donnée à cette œuvre...mais sous son propre nom, lui qui n'a jamais rien écrit ! Après des hésitations bien naturelles et oubliant jusqu'au plagiat, pourtant sanctionné par le code pénal, le narrateur se lance et un éditeur, séduit par le côté intemporel du manuscrit, l'édite sans que personne, ni les libraires, ni les journalistes spécialisés ni même les éditeurs ne se rendent compte de rien. Seul le titre est modifié et le narrateur devient un auteur à succès alors que le roman originel, publié quelques dizaines années plus tôt, n'avait connu qu'une audience très locale. L'éditeur sollicite même une suite à cet ouvrage.

    Tout au long de ce roman, j'ai aimé l'ambiance un peu mystérieuse qui y règne et qui ressemble par moment à celle d'un roman policier mais sans cadavre ni sang. Parfois même j'ai eu l'impression que l'imposture allait être découverte (notamment lors des séquences autour du mot « incertain ») , mais en réalité il n'en est rien. C'était un jeu un peu dangereux auquel s'est prêté ce narrateur-auteur un peu solitaire, d'autant qu'il va s'apercevoir, au rythme lent des informations distillées par la nièce de Monestier qui révèle des renseignements comme on place les pièces d'un puzzle, que la suite prévue, s'il parvient à la rédiger, va réveiller de vieux fantômes, révéler des secrets de famille, dévoiler une liaison amoureuse devenue orageuse en ces temps troublés de l'Occupation, dénoncer une facette peu reluisante de l'espèce humaine. Est-il manipulé par elle pour effectuer un devoir de mémoire, pour réparer une injustice ou réhabiliter un nom ? Sera-t-il victime de ce piège dans lequel il s'est volontairement laissé enfermé, acceptera-t-il ce travail de rédaction ? Il est tenté par cette entreprise à cause sans doute de la communauté d'esprit qui existe entre le narrateur et Monestier. On songe à « L'eau grise » le premier roman que François Nourricier écrivit en évoquant Jacques Chardonne. En effet, ce roman qui paraît sous le nom du narrateur fonctionne cependant comme un révélateur et l'incite à s'engager plus avant dans l'écriture personnelle qui affirmera son talent .

    Je n'ai bien entendu pas lu le roman de Paul Monestier mais dans celui de Jean-Yves Laurichesse il y a cette absence de modernité qui me plaît bien et qui veut qu'existe toujours dans une intrigue romanesque une histoire d'amour. Ici des femmes illuminent de leur présence ce texte à des degrés divers, mais il n'y a pas la moindre passade entre elles et le narrateur, comme on aurait pu s'y attendre dans un roman d'aujourd'hui.

    J'ai vraiment bien aimé ce roman qui est original à plus d'un titre. Le lecteur tient entre ses mains un livre qui porte le même titre que le roman de Monestier mais qui pourtant parle d'autre chose tout en y faisant moult références. Il atteint son but, celui non seulement de rendre à la vérité son véritable visage, d'avoir permis la rencontre d'êtres vivants autour du spectre d'un mort, d'avoir montré que le texte écrit, né de ce combat intime entre l'écrivain et le néant de la page blanche, va raconter quelque chose qui s’inscrira dans « le lit défait du temps », marquera, même en pointillé, le passage de quelqu'un sur cette terre.

    Je ne connaissais pas Jean-Yves Laurichesse mais j'ai apprécié son style discret et délicat, la poésie de ses descriptions qui me procure toujours cet extraordinaire dépaysement et cet attachement à la nature qui donne à lire un texte bien écrit qui sert une intrigue originale.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un passant incertain

    La Feuille Volante n° 1170

    Un passant incertain – Jean-Yves Laurichesse – Le temps qu'il fait.

     

    C'est étonnant mais, comme le narrateur, j'ai, moi aussi, selon mon habitude, pris ce roman sur les rayonnages d'une bibliothèque puisque j'aime découvrir ce que le hasard me propose.

    Ici, le narrateur croise, dans la boutique d'un bouquiniste, l'unique roman d'un auteur inconnu, disparu sans descendance, à la fin de la deuxième guerre mondiale, Paul Monestier. J'imagine un volume broché dont on n'a pas même pas pris la peine de couper les pages, comme cela se faisait à l'époque. Ce livre le bouleverse au point de changer sa vie et, cherchant à retrouver les lieux où se déroule l'intrigue, lors d'une sorte de pèlerinage littéraire dans un petite ville du centre de la France, il croit apercevoir l'auteur dans la touffeur de l'été, toujours entre songe et réalité. Il y rencontre même par hasard la seule famille qui reste à cet écrivain inconnu, une nièce, qui lui demande de publier ce roman oublié, comme une seconde chance donnée à cette œuvre...mais sous son propre nom, lui qui n'a jamais rien écrit ! Après des hésitations bien naturelles et oubliant jusqu'au plagiat, pourtant sanctionné par le code pénal, le narrateur se lance et un éditeur, séduit par le côté intemporel du manuscrit, l'édite sans que personne, ni les libraires, ni les journalistes spécialisés ni même les éditeurs ne se rendent compte de rien. Seul le titre est modifié et le narrateur devient un auteur à succès alors que le roman originel, publié quelques dizaines années plus tôt, n'avait connu qu'une audience très locale. L'éditeur sollicite même une suite à cet ouvrage.

    Tout au long de ce roman, j'ai aimé l'ambiance un peu mystérieuse qui y règne et qui ressemble par moment à celle d'un roman policier mais sans cadavre ni sang. Parfois même j'ai eu l'impression que l'imposture allait être découverte (notamment lors des séquences autour du mot « incertain ») , mais en réalité il n'en est rien. C'était un jeu un peu dangereux auquel s'est prêté ce narrateur-auteur un peu solitaire, d'autant qu'il va s'apercevoir, au rythme lent des informations distillées par la nièce de Monestier qui révèle des renseignement comme on place les pièces d'un puzzle, que la suite prévue, s'il parvient à la rédiger, va réveiller de vieux fantômes, révéler des secrets de famille, dévoiler une liaison amoureuse devenue orageuse en ces temps troublés de l'Occupation, dénoncer une facette peu reluisante de l'espèce humaine. Est-il manipulé par elle pour effectuer un devoir de mémoire, pour réparer une injustice ou réhabiliter un nom ? Sera-t-il victime de ce piège dans lequel il s'est volontairement laissé enfermé, acceptera-t-il ce travail de rédaction ? Il est tenté par cette entreprise à cause sans doute de la communauté d'esprit qui existe entre le narrateur et Monestier. On songe à « L'eau grise » le premier roman que François Nourricier écrivit en évoquant Jacques Chardonne. En effet, ce roman qui paraît sous le nom du narrateur fonctionne cependant comme un révélateur et l'incite à s'engager plus avant dans l'écriture personnelle qui affirmera son talent .

    Je n'ai bien entendu pas lu le roman de Paul Monestier mais dans celui de Jean-Yves Laurichesse il y a cette absence de modernité qui me plaît bien et qui veut qu'existe toujours dans une intrigue romanesque une histoire d'amour. Ici des femmes illuminent de leur présence ce texte à des degrés divers, mais il n'y a pas la moindre passade entre elles et le narrateur, comme on aurait pu s'y attendre dans un roman d'aujourd'hui.

    J'ai vraiment bien aimé ce roman qui est original à plus d'un titre. Le lecteur tient entre ses mains un livre qui porte le même titre que le roman de Monestier mais qui pourtant parle d'autre chose tout en y faisant moult références. Il atteint son but, celui non seulement de rendre à la vérité son véritable visage, d'avoir permis la rencontre d'êtres vivants autour du spectre d'un mort, d'avoir montré que le texte écrit, né de ce combat intime entre l'écrivain et le néant de la page blanche, va raconter quelque chose qui s’inscrira dans « le lit défait du temps », marquera, même en pointillé, le passage de quelqu'un sur cette terre.

    Je ne connaissais pas Jean-Yves Laurichesse mais j'ai apprécié son style discret et délicat, la poésie de ses descriptions qui me procure toujours cet extraordinaire dépaysement et cet attachement à la nature qui donne à lire un texte bien écrit qui sert une intrigue originale.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • la vie spirituelle

    La Feuille Volante n° 1167

    la vie spirituelle – Laurence Nobécourt – Bernard Grasset.

     

    Ce que confesse au lecteur Laurence Nobécourt peut partaître étonnant. Elle avoue avoir inventé un poète japonais, Yazuki, dont elle cite les vers et dont elle veut faire la biographie. C'est une démarche intéressante à laquelle se livre l'auteure. Ce qu'elle nous propose n'est pas un roman, l'éditeur ne le baptise d'ailleurs pas ainsi, c'est une sorte de démarche personnelle et créative qui commence par la honte d'être née, d'exister. Pour faire face à cela, pour l'exorciser peut-être, elle a commencé par des romans (sous le nom de Lorette) pour leur préférer la poésie et la création d'un un personnage, ce poète japonais du nom de Yazuki parce qu'elle était attirée par ce pays, par sa culture, sa manière de vivre, au point qu'elle a toujours eu l'impression d'avoir été japonaise. Il est vrai que depuis toujours le Japon fascine l'occident. En réalité ce n'est pas si étonnant que cela puisque l'imagination est le domaine de l'écrivain, que la poésie est un monde parallèle où se réfugient bien plus de gens qu'on ne pense parce qu'ils se souviennent de leur enfance et des croyances puériles qui vont avec, et aussi parce que le monde tel qu'il est ne leur convient pas. Une fois créé, cet être va simplement vivre, aimer dans une sorte de microcosme où l'idéal est de mise, entre l'absolu et l'imperfection simplement parce qu'il est à l'image de l'écrivain qui lui insuffle la vie mais aussi lui prête ses phobies, ses fantasmes. Elle est consciente que ce personnage est fictif mais elle va lui donner une vie solitaire, va écrire sa biographie, citer ses poèmes, lui inventer une compagne idéale, Haru, et même se rendre au Japon pour le rencontrer ! Après tout un écrivain comme Fernando Pessoa n'a pas fait autre chose avec tous ses « hétéronymes » qui complètent et éclairent son œuvre. Il va sans dire que la vie de ce Yazuki est d'une autre nature que la nôtre puisqu'elle est imperméable au temps, qu'elle est spirituelle !

     

    J'ai toujours personnellement trouvé passionnant cette position créatrice d'autres personnages, à la fois semblables et différents de l'auteur à qui ils doivent la vie, comme je suis toujours étonné qu'à l'intérieur d'un roman, une créature, par essence fictive, prenne sa liberté et vive une vie qui parfois échappe à l'auteur lui-même qui est pourtant censé en titrer les ficelles. Le plus étrange, si on en croit l'auteur, c'est que Yazuki existe réellement, mais c'est une femme et ce nom n'est qu'un pseudonyme ce qui est une manière de se cacher du monde ! L'auteur ressent cela comme une perte, mais aussi, comme une délivrance. En signant ses propres poèmes qu'elle attribuait à Yazuki elle ainsi dépassé sa honte d'exister grâce à l'écriture. La rencontre qu'elle souhaite au Japon ne sera cependant pas possible entre elles, comme une sorte de symbole. Laurence abandonne cependant le personnage de Yazuky et toutes les fictions qui accompagnent sa vie. A l'entendre, la révélation de cette existence réelle est comme une renaissance, une sorte de prise de conscience en pointillés d'une autre forme de vie. La démarche de l'auteure me paraît intéressante dans la mesure où elle dépasse l’imaginaire. Le poète qu'elle avait imaginé existe vraiment mais il ne correspond pas du tout à l'image qu'elle en avait tissée. Sa démarche d'aller au Japon révèle pour elle, le silence, la solitude née notamment de cette langue qu'elle ne parle pas, le vide né de l'absence d'habitudes parce que sa vie est ici seulement vouée au présent. Auparavant, elle écrivait par mélancolie mais maintenant les mots lui manquent, elle a conscience de ne plus exister, ce qui lui donne l'intuition de la mort. Face à cela, il ne lui reste plus qu'à retrouver Yazuky, pas le vrai mais celui qu'elle a inventé, qu'elle va inviter dans le texte qu'elle va écrire et qui ainsi deviendra un roman, une fiction où il vivra avec Haru.

    Elle inscrit ce personnage dans ce décor imaginaire mais copié quand même sur la vraie ville de Kyoto où elle vit temporairement. Cette démarche me paraît aller dans la même sens que la création de ce personnage nippon et peut parfaitement avoir ses sources dans une mémoire héréditaire dont les racines se perdent dans les alvéoles du temps où aucune explication rationnelle n'a sa place. Le plus étonnant dans cette démarche, c'est que l'auteure, une fois qu'elle eut réalisé que le personnage de Yazuki avait une réalité, elle a cherché à le récupérer en tant que personnage de roman, mais tel qu'elle l'avait imaginé, un peu comme s'il vivait sa vie romancée ou l'auteure aurait la seule direction de ce qui lui arriverait. Elle donne libre cours à son amour pour le Japon tout en sachant que le livre qu'elle voulait écrire sur Yazuki n’existera jamais comme elle l'avait imaginé et qu'il lui faudra en faire le deuil. De cette certitude naît une sorte de lassitude, de solitude, de vertige, de vide. Il en résulte une impossibilité d'écrire, un échec. Pourtant son instinct de créateur reprend le dessus. Elle va s'approprier Yazuky, mais celui qu'elle a crée, pas le véritable qui dès lors ne l’intéresse plus, sans doute parce qu'il est bien différent de celui qu'elle a modelé. Sur place il y a l'obstacle de la langue qui accentue l'absence de communication ce qui la fait revenir à un présent bien présent qui, du coup, fait s'évanouir ses rêves nippons. Laurence reste un écrivain qui va se raccrocher aux mots, aux siens, parce cette expérience est source de création. Dès lors, son voyage au Japon n'aura pas été inutile, ce pays sera l'écrin de sa création, Elle va y réunir et y croiser ses personnages qui ainsi ont repris vie dans une sorte d’intemporalité qui ressemble peut-être à l'éternité. Le roman se trame et s'écrit de lui-même, comme par miracle et les mots viennent, jusqu'à la rencontre imaginaire entre elle et Yazuki, à la fois révélatrice et énigmatique, quelque chose d'initiatique comme ce voyage qui est aussi un voyage intérieur, générateur à la fois de paix intérieure et de création littéraire. Le monde réel est fragile, surtout au Japon et ce malgré les apparences et la page se tourne comme celle d'un livre mais c'est pour elle une sorte de philosophie, une sagesse aux dimensions poétiques qui se confond avec la floraison du printemps qui renaît.

     

    Au départ, ce n'était pas facile mais j'avoue avoir suivi la démarche de cette auteure parce que cette expérience avait pour moi quelque chose de personnel et que j'étais curieux du résultat qu'elle obtiendrait. Je ne connaissais pas Laurence Nobécourt et j'aurais sûrement plaisir à poursuivre cette découverte

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La clôture des merveilles

    La Feuille Volante n° 1169

    La clôture des merveilles – Lorette Nobécourt - Grasset.

     

    Tout d'abord, par clôture, il faut entendre l'espace réservé aux religieuses cloîtrées, quelque chose de plus personnel aussi. Il faut aussi porter de l'attention à une citation en exergue « Ainsi l'homme est la clôture des merveilles de Dieu ». Ce livre est en effet sous-titré « Une vie d'Hildegarde de Bingen », religieuse bénédictine rhénane, érudite (1098-1179), qui fut canonisée, reconnue docteur de l’Église (2012) et passa sa longue vie dans un monastère qu'elle dirigea, à consigner ses visions et à composer des chants liturgiques.

    J'aime lire les biographies surtout celles de gens hors du commun qui honorent l'humanité et qui ont fait un parcours exceptionnel et respectable. Je ne connaissais pas Hildegarde de Bingen et la vie monastique qu'elle a choisi, son destin de religieuse assumée, m'ont passionné. Contrairement à ce à quoi je m'attendais, ce n'est pas une biographie au sens traditionnel du terme mais davantage une évocation, un témoignage romancé de la vie de cette femme promise très tôt à la vie monastique, non seulement parce que, dans la noblesse rhénane à laquelle sa famille appartenait, on consacrait sa dernière fille à Dieu, mais surtout à cause des apparitions dont elle a été le témoin dès l'âge de trois ans. Ce récit est baigné de poésie, ce qui n'est pas pour me déplaire et je considère que le style de Lorette Nobécourt est d'une qualité incontestable. Je me demande cependant si, à trop vouloir enluminer sa phrase, l'auteure ne pêche pas une atténuation de l'information qu'elle veut délivrer, un peu comme si la syntaxe poétique était incompatible avec la biographie. J'ai appris bien des choses intéressantes sur cette religieuse, apprécié sa liberté de paroles et d'actions, son courage d'oser s'exprimer et interpeller la hiérarchie ecclésiastique essentiellement masculine, son combat contre la maladie, son action en faveur de la santé humaine et spirituelle, indispensables pour un service divin efficace, son esprit d'indépendance et son message intellectuel mis au service de sa foi, sa vision holistique de l'être humain remis au centre du monde pour la plus grande gloire de Dieu, son rayonnement aussi quand l’Église se méfiait tant des femmes et que l'écriture était réservée aux hommes (encore faut-il préciser que c'est le moine Volmar qui, pendant dix années a tenu la plume et mis en forme ses phrases parfois absconses).

    Tout au long de ce livre, j'ai senti une Lorette sous influence, plus convaincue par son sujet que désireuse d'en faire une banale biographie, ce qui correspond bien aux premières lignes de ce livre. Je l'ai sentie désireuse d’entraîner son lecteur à sa suite avec de nombreuses citations d'Hildegarde, employant à l'envi le mot « viridité » pour exprimer la détermination de l'abbesse qui enseigne que l'enfermement du monastère rend plus libre et qui parle de « l'éros spirituel » en donnant à l'amour une exception particulière et quelque peu inattendue pour une femme élevée au rang de sainte. Je ne suis, en effet, pas sûr d'avoir bien compris, à travers les allusions que fait Lorette, la nature exacte de l'amour qui lia Hildegarde et Richardis von Stade, cette moniale qui vécut un temps dans son monastère

    Je ne saurais définir exactement la nature de l'inspiration littéraire mais j'ai toujours été étonné par ceux qui se disent visités par des révélations qui leur sont étrangères et qui les dépassent. Lorette semble donner au verbe une dimension divine, ce qui certes va dans le droit fil de l'enseignement religieux mais, pour délivrer son message liturgique, et pourquoi pas prosélytique, Hildegarde use d'un vocabulaire inconnu de ses contemporains, indéchiffrable et sans doute jugé dangereux par qui ne le comprend pas. Je vois là une contradiction chez cette femme érudite et désireuse d'amener dans le giron de l’Église le maximum de gens, de témoigner par les mots comme elle le faisait par l'exemple, usant de la parole aussi bien pour enseigner que pour guérir, conseils personnalisés, livres ou prêches publics.

     

    Je suis resté imperméable au message religieux mais j'ai, en revanche, été fasciné par la volonté de cette femme de marquer son passage sur terre, par sa personnalité qui correspond bien à celle des abbesses de ce temps, à la fois soumises au Ciel mais aussi autoritaires, érudites, contestataires et désireuses de s'affirmer face à une hiérarchie religieuse misogyne .

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Dans ce jardin qu'on aimait

    La Feuille Volante n° 1168

    Dans ce jardin qu'on aimait – Pascal Quignard – Grasset .

     

    C'est un roman étonnant que nous offre Pascal Quignard, étonnant et déroutant. Dans la préface, il nous présente le révérend Simeon Cheney, un pasteur vivant dans l'état de New York, dans un presbytère isolé et qui a, de 1860 à 1880, noté tous les chants d'oiseaux qu'il avait entendus dans le jardin de sa cure, mais aussi tous les bruits qu'il percevait, des gouttes qui s'écoulent sur le pavé d'une cour, le bruit que fait le vent d'hiver qui s'engouffre dans les pèlerines suspendues à un portemanteaux. Cette technique sera reprise plus tard par Dvorák et Olivier Messiaen.

    L'auteur mêle au texte une sorte de pièce de théâtre où le lecteur apprend qu'Eva, l'épouse du révérend est morte en couches à l'âge de 24 ans en donnant naissance à Rosemund, sa fille unique. Or il adorait sa femme mais son mariage a été éphémère et il ne s'est pas remarié. Sa fille a maintenant 28 ans et Siméon la congédie pour ne pas la voir vieillir parce qu'elle ressemble trop à sa mère. C'est un geste étonnant puisque rien dans l'attitude de sa fille ne motive cette exclusion de la maison. C'est très judéo-chrétien que de vouloir se culpabiliser soi-même ou accuser les autres, surtout que dans son cas Simon, lors de l'accouchement, a préféré sacrifier la vie de la mère. Son père est-il devenu fou ou lui reproche-t-il de vivre alors que sa mère est morte en la mettant au monde ? Siméon est tellement révolté par l'injustice qui le frappe qu'il en conçoit une sorte de haine pour sa fille, prétendant ne l'avoir jamais aimée, ne pas avoir voulu qu'elle naisse ; il reproche même à sa fille ses cris de nourrisson après la mort de sa femme. Rosemund part donc et tente de se marier, mais en vain. Elle reviendra auprès de son père pour ses dernières années.

    Ce que je retiens, le livre refermé, c'est d'abord la langue de Pascal Quignard, toujours aussi pure et poétique. Ce texte, comme bien d'autres, est un bon moment de lecture. Je note également que le pasteur Simeon est un homme d’église mais qui, dans son malheur et dans son deuil, ne trouve pas de consolation en Dieu qu'il a pourtant choisi de servir. Il n'y a pas dans sa bouche la moindre prière pour le repos de l'âme d'Eva qu'il croit revoir en hallucination ou en rêve, il n'y a pas d'allusion à la résurrection des morts ni à la vie éternelle qui sont pourtant des arguments chrétiens. Seul le silence lourd de la mort s'étend sur la vie du révérend et quand son tour viendra il ne laissera pas Dieu accompagner son trépas. Il finira même par négliger son ministère et ses fidèles. Il ne trouvera un apaisement que dans la nature, dans le chant des oiseaux de son jardin qu'il note et en conçoit un livre qu'il tente vainement de faire publier. Là aussi Dieu est absent de sa démarche et il ne se tourne pas vers lui pour adoucir la douleur qu'il ressent à chaque refus. C'est un peu comme si, ayant volé, en le transcrivant, le chant des oiseaux, il était puni, comme l'ont été Adam et Eve, exclus du Paradis. Tout au plus rattache-t-il son travail à l’œuvre divine en prétextant que les oiseaux n'ont pas, eux, été bannis du Jardin d’Éden, mais cela paraît un peu artificiel. Ce travail, qui est celui de sa vie, il n'en verra pas la publication de son vivant et sa fille s'attachera, comme un honneur qu'elle rend à la mémoire de son père, à le publier à ses frais. C'est un peu comme si le malheur s'était attaché aux pas de cet homme pendant toute sa vie, comme une malédiction.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La vie spirituelle

    La Feuille Volante n° 1167

    la vie spirituelle – Laurence Nobécourt – Bernard Grasset.

     

    Ce que confesse au lecteur Laurence Nobécourt peut partaître étonnant. Elle avoue avoir inventé un poète japonais, Yazuki, dont elle cite les vers et dont elle veut faire la biographie. C'est une démarche intéressante à laquelle se livre l'auteure. Ce qu'elle nous propose n'est pas un roman, l'éditeur ne le baptise d'ailleurs pas ainsi, c'est une sorte de démarche personnelle et créative qui commence par la honte d'être née, d'exister. Pour faire face à cela, pour l'exorciser peut-être, elle a commencé par des romans (sous le nom de Lorette) pour leur préférer la poésie et la création d'un un personnage, ce poète japonais du nom de Yazuki parce qu'elle était attirée par ce pays, par sa culture, sa manière de vivre, au point qu'elle a toujours eu l'impression d'avoir été japonaise. Il est vrai que depuis toujours le Japon fascine l'occident. En réalité ce n'est pas si étonnant que cela puisque l'imagination est le domaine de l'écrivain, que la poésie est un monde parallèle où se réfugient bien plus de gens qu'on ne pense parce qu'ils se souviennent de leur enfance et des croyances puériles qui vont avec, et aussi parce que le monde tel qu'il est ne leur convient pas. Une fois créé, cet être va simplement vivre, aimer dans une sorte de microcosme où l'idéal est de mise, entre l'absolu et l'imperfection simplement parce qu'il est à l'image de l'écrivain qui lui insuffle la vie mais aussi lui prête ses phobies, ses fantasmes. Elle est consciente que ce personnage est fictif mais elle va lui donner une vie solitaire, va écrire sa biographie, citer ses poèmes, lui inventer une compagne idéale, Haru, et même se rendre au Japon pour le rencontrer ! Après tout un écrivain comme Fernando Pessoa n'a pas fait autre chose avec tous ses « hétéronymes » qui complètent et éclairent son œuvre. Il va sans dire que la vie de ce Yazuki est d'une autre nature que la nôtre puisqu'elle est imperméable au temps, qu'elle est spirituelle !

     

    J'ai toujours personnellement trouvé passionnant cette position créatrice d'autres personnages, à la fois semblables et différents de l'auteur à qui ils doivent la vie, comme je suis toujours étonné qu'à l'intérieur d'un roman, une créature, par essence fictive, prenne sa liberté et vive une vie qui parfois échappe à l'auteur lui-même qui est pourtant censé en titrer les ficelles. Le plus étrange, si on en croit l'auteur, c'est que Yazuki existe réellement, mais c'est une femme et ce nom n'est qu'un pseudonyme ce qui est une manière de se cacher du monde ! L'auteur ressent cela comme une perte, mais aussi, comme une délivrance. En signant ses propres poèmes qu'elle attribuait à Yazuki elle ainsi dépassé sa honte d'exister grâce à l'écriture. La rencontre qu'elle souhaite au Japon ne sera cependant pas possible entre elles, comme une sorte de symbole. Laurence abandonne cependant le personnage de Yazuky et toutes les fictions qui accompagnent sa vie. A l'entendre, la révélation de cette existence réelle est comme une renaissance, une sorte de prise de conscience en pointillés d'une autre forme de vie. La démarche de l'auteure me paraît intéressante dans la mesure où elle dépasse l’imaginaire. Le poète qu'elle avait imaginé existe vraiment mais il ne correspond pas du tout à l'image qu'elle en avait tissée. Sa démarche d'aller au Japon révèle pour elle, le silence, la solitude née notamment de cette langue qu'elle ne parle pas, le vide né de l'absence d'habitudes parce que sa vie est ici seulement vouée au présent. Auparavant, elle écrivait par mélancolie mais maintenant les mots lui manquent, elle a conscience de ne plus exister, ce qui lui donne l'intuition de la mort. Face à cela, il ne lui reste plus qu'à retrouver Yazuky, pas le vrai mais celui qu'elle a inventé, qu'elle va inviter dans le texte qu'elle va écrire et qui ainsi deviendra un roman, une fiction où il vivra avec Haru.

    Elle inscrit ce personnage dans ce décor imaginaire mais copié quand même sur la vraie ville de Kyoto où elle vit temporairement. Cette démarche me paraît aller dans la même sens que la création de ce personnage nippon et peut parfaitement avoir ses sources dans une mémoire héréditaire dont les racines se perdent dans les alvéoles du temps où aucune explication rationnelle n'a sa place. Le plus étonnant dans cette démarche, c'est que l'auteure, une fois qu'elle eut réalisé que le personnage de Yazuki avait une réalité, elle a cherché à le récupérer en tant que personnage de roman, mais tel qu'elle l'avait imaginé, un peu comme s'il vivait sa vie romancée ou l'auteure aurait la seule direction de ce qui lui arriverait. Elle donne libre cours à son amour pour le Japon tout en sachant que le livre qu'elle voulait écrire sur Yazuki n’existera jamais comme elle l'avait imaginé et qu'il lui faudra en faire le deuil. De cette certitude naît une sorte de lassitude, de solitude, de vertige, de vide. Il en résulte une impossibilité d'écrire, un échec. Pourtant son instinct de créateur reprend le dessus. Elle va s'approprier Yazuky, mais celui qu'elle a crée, pas le véritable qui dès lors ne l’intéresse plus, sans doute parce qu'il est bien différent de celui qu'elle a modelé. Sur place il y a l'obstacle de la langue qui accentue l'absence de communication ce qui la fait revenir à un présent bien présent qui, du coup, fait s'évanouir ses rêves nippons. Laurence reste un écrivain qui va se raccrocher aux mots, aux siens, parce cette expérience est source de création. Dès lors, son voyage au Japon n'aura pas été inutile, ce pays sera l'écrin de sa création, Elle va y réunir et y croiser ses personnages qui ainsi ont repris vie dans une sorte d’intemporalité qui ressemble peut-être à l'éternité. Le roman se trame et s'écrit de lui-même, comme par miracle et les mots viennent, jusqu'à la rencontre imaginaire entre elle et Yazuki, à la fois révélatrice et énigmatique, quelque chose d'initiatique comme ce voyage qui est aussi un voyage intérieur, générateur à la fois de paix intérieure et de création littéraire. Le monde réel est fragile, surtout au Japon et ce malgré les apparences et la page se tourne comme celle d'un livre mais c'est pour elle une sorte de philosophie, une sagesse aux dimensions poétiques qui se confond avec la floraison du printemps qui renaît.

     

    Au départ, ce n'était pas facile mais j'avoue avoir suivi la démarche de cette auteure parce que cette expérience avait pour moi quelque chose de personnel et que j'étais curieux du résultat qu'elle obtiendrait. Je ne connaissais pas Laurence Nobécourt et j'aurais sûrement plaisir à poursuivre cette découverte

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • D'accord

    La Feuille Volante n° 1166

    D'accord – Denis Beneich – Actes Sud.

     

    Que reste-t-il de ce court roman, pris au hasard sur les rayonnages de la bibliothèque, après l'avoir refermé ? Une sorte de récit en deux temps dont l'un est consacré à la mémoire d'une famille dont le père ne semble pas faire autre chose que de s'intéresser aux courses de chevaux depuis une chambre qu'il ne quitte jamais et qui terrorise sa famille, la mère qui fait ce qu'elle peut pour recevoir sa parentèle au cours indéterminables déjeuners de famille et le narrateur qui se débat avec ses exercices de grammaire et qui n'aime rien tant que de se faire offrir des livres, ce qui a peut-être fait naître chez lui cette irrésistible envie d'écrire. Le deuxième temps de ce roman est consacré à ce même père, pensionnaire d'une maison de retraire d'où, d'évidence, il ne sortira que dans un cercueil. Le narrateur accompagné de son fils Vlad vient rendre visite à cet homme que la maladie d'Alzheimer a rendu imperméable à tout. Ainsi le narrateur va-t-il décrire par le menu non seulement l'intérieur de cet établissement, ceux qui le peuplent, soignants et surtout pensionnaires, la visite faite à ce père qui s'avance inexorablement vers la mort, perdant petit à petit toutes ses facultés et n'ayant plus qu'une existence végétative et des mots désarticulés, un vocabulaire bien souvent limité au mot « d'accord » prononcé à contre-temps.

    Bizarrement le narrateur reste en retrait, se contentant de relater ce qu'il voit, de faire appel à ses souvenirs. Il laisse faire Vlad qui prend en quelques sorte la direction des opérations de visite et parle, un peu dans le vide, à son grand-père. Il y a un semblant d'échange entre eux un peu comme si, à travers cette économie de paroles, on sautait une génération dans le domaine du dialogue. Il n'y a pratiquement aucun échange avec le narrateur, un peu comme une permanence des choses de leur vie commune empreinte de silences depuis le début.

    Ces descriptions n'ont rien d’extraordinaire puisqu'elles correspondent à ceux de nos parents qui ont été accueillis en maison de retraite parce que maintenant les choses sont ainsi chez nous. Imperceptiblement, on se dit que, quand notre tour viendra, la médecine aura fait des progrès pour nous épargner cela ou bien alors nous serons morts avant, mais là, rien n'est sûr ! Le problème traité par ce roman est bien entendu celui de la vieillesse, de la solitude, des dernières années de vie, de la maladie qui annihile tout ce qu'on a été auparavant et aussi celui de l'impossible dialogue entre parents et enfants. Ici, on semble choisir, à travers sans doute un plus grand attachement, des relations plus soutenues entre grand-père et petit-fils. Je ne suis pas sûr qu'il y ait là une connivence réelle, peut-être une affection plus grande envers quelqu'un de sa famille promis à une mort prochaine.

     

    J'en étais là de ma lecture, estimant les pages qui restaient, quand l'épilogue s'annonça, un peu poétique et très étonnant, où l'inconscience le dispute à la complicité, ce qui donne au récit l'allure d'une fable et ce qui me fait dire que, malgré mon avis un peu quelconque voire négatif du début, je ne regrette pas d'avoir ouvert ce roman.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Hôtel du Grand Cerf

    La Feuille Volante n° 1165

    Hôtel du Grand Cerf – Franz Bartelt – Seuil.

     

    En 1960 la star de cinéma Rosa Gulingen s'est noyée dans la baignoire de sa chambre à l'hôtel du Grand Cerf de Reugny, au fin fond des Ardennes belges, pendant le tournage d'un film et la police, à l'époque, a conclu à un accident. Elle buvait comme un trou ! Thérèse, l'hôtelière, a gardé les choses en l'état depuis une quarantaine d'années. Nicolas Tèques, un journaliste parisien qui ne ploie pas sous le travail, décide, à l'invitation d'un producteur qui veut faire tourner un documentaire, de reprendre cette enquête, bâclée selon lui et qui aurait dû conclure à l'assassinat de l'actrice. Malheureusement pour lui, il se heurte à une grève, et à l'amnésie générale où se mêlent les ragots. Dans cet hôtel, Anne-Sophie Londroit, la petite-fille un peu dérangée de la propriétaire, s'ennuie à mourir et disparaît. Jeff Rousselet est un douanier frustré et borné à la retraite, a eu toute sa carrière pour connaître tout le monde ici et tout savoir sur eux, ce qui ne lui attire pas que des sympathies. A preuve, il est retrouvé décapité, sa maison a été incendiée et l'idiot du village, Brice Meyer, est assassiné à son tour ce qui provoque l'arrivée de l'inspecteur Vertigo Kulbertus, un homme suffisant, sans-gêne et alcoolique, qui, à quinze jours de la retraite, est chargé de l'enquête qu'il diligente en une semaine, sans négliger son régime alimentaire pantagruélique. Il est peut-être plus malin qu'il en a l'air, malgré ses méthodes contestables mais efficaces. Il y a aussi Sylvie dont tout les hommes du bourg voudraient mettre dans leur lit et Richard Lépine, l'homme le plus riche du village et que tout le monde souhaite voir mort, et on finit par l'assassiner, lui aussi ! Puis l’hécatombe continue avec un troisième meurtre dans un contexte d'attentat et d'insécurité dans tout le territoire.

    Ainsi avons-nous affaire à deux enquêtes apparemment différentes, avec d'ailleurs une amitié un peu surréaliste entre le journaliste et le policier, mais elles réveillent les vielles rancœurs, des querelles qu'on n'oublie jamais, des secrets de famille bien gardés et qu'on croyait définitifs, des haines recuites, des jalousies inévitables, des souvenirs qui reviennent opportunément, des langues qui se délient, des liaisons amoureuses qui se forment, une image bien ordinaire de l'espèce humaine...

    Le style est semblable au style policier et j'avoue avoir eu un peu de mal a entrer dans ce roman au début, m’être laissé un peu débordé ou distraire par les personnages nombreux, les intrigues secondaires parfois inattendues et les piques lancées par l'auteur sur les antagonismes entre Wallons et Flamands, les méthodes un peu particulières du « Centre de Motivation », les luttes syndicales. Je passe sur les digressions sur les hémorroïdes ou les problèmes d'aérophagie. Quant aux méthodes de l'inspecteur, elles sont assez surréalistes mais quand même pertinentes. Il faut dire qu'il est pressé par le temps, espérant boucler cette affaire un peu ténébreuse sans sacrifier un jour de sa très prochaine retraite. Pourtant, vers la fin seulement, ce roman m'a passionné, à mesure que s'épaississait le mystère et que mourraient les protagonistes…même si le happy-end me paraît un peu convenu.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les rêveuses

    La Feuille Volante n° 1160

    Les rêveuses – Frédéric Verger – Gallimard.

     

    La guerre peut bouleverser la destinée, c'est sans doute ce qu'a dû se dire le jeune allemand de 17 ans engagé dans l'armée française, Peter Siderman, quand, pris dans la tourmente de la débâcle de 1940, il échange sa plaque militaire avec celle d'un mort inconnu. Désormais il sera Alexandre d'Anderlange et les hasards de cette nouvelle identité le ramènent en Lorraine, désormais allemande, où il a grandi. Une telle situation porte en elle le germe de bien des aventures et, sans trop savoir comment, il se retrouve au sein de la famille de celui dont il a usurpé le nom. Il devient donc le fils d'une famille aristocrate ruinée mais bizarrement, alors que tous se rendent compte de la substitution, il y est accepté et décide de rester dans ce décor aussi mystérieux et inquiétant que les habitants qui le peuplent, désireux à la fois de faire perdurer un passé révolu et de survivre dans un présent difficile. Dans cette situation passablement surréaliste viennent se mêler des souvenirs personnels un peu flous mais Peter ne tarde pas à comprendre la raison de l’acceptation de sa présence d'autant que, petit à petit, il habite le passé d'Alexandre au point parfois de s'identifier à lui. Il cherche à percer le mystère que cet homme mort portait en lui et même s'il n'y a aucune ressemblance entre eux, il accepte, certes contraint, mais aussi avec une certaine curiosité, de jouer le rôle qu'on lui a assigné dans cette improbable comédie. La réponse aux appels de détresse de Blanche, et la rencontre avec la riche veuve contribuent largement à le faire entrer dans les habits de l'absent, ce qui fait de lui, au hasard des événements un peu rocambolesques et parfois dramatiques, un invité ou un prisonnier, un étranger de passage ou un véritable membre de cette famille décousue, un peu comme si ce jeune aristocrate mort lui faisait cadeau des années de vie que la camarde lui avait arrachées. Son instinct de survie réveille cependant en lui sa personnalité originelle ce qui donne une intéressante étude parallèle de caractères. Tout au long de ce roman subsiste une sorte d’ambiguïté entre ces deux personnages, l'un mort, l'autre vivant

    Le style fluide, précis et poétique tisse autour de cette aventure un halo de mystères et de secrets mais aussi de tristesse et de nostalgie. Les descriptions sont réalistes et haletantes, spécialement au cours de l'exploration du couvent en ruines et des recherches qu'il y mène. Cette histoire de nonnes rêveuses du couvent d'Ourthières dont on notait les songes, simulations ou réalité, donne au texte l'allure d'un conte aux images allégoriques et la recherche de Blanche confère au récit une dimension épique et même initiatique. Ces documents où sont collationnés les rêves des nonnes, cette rivalité entre les familles d'Etrigny et d'Anderlange, l'ombre fantasque et les accès de folie de Blanche, riche héritière devenue religieuse sans qu'on sache vraiment si elle est présente dans ce couvent délabré de sa propre volonté ou si c'est le résultat d'une manœuvre familiale, le commandant allemand, alcoolique, aussi affable et prévenant que méchant, qui recherche inlassablement quelque chose qui ressemble à un paradis perdu, le côté à la fois enthousiaste et ambigu des habitants de cette datcha intemporelle, cette obsédante présence de la mort qui rôde, entretiennent un suspens lentement distillé. J'ai été happé, du début à la fin, par cette histoire aux multiples rebondissements, à la fois passionnante et inquiétante, j'ai apprécié l'humour subtil, la cocasserie mais aussi le tragique de certaines situations, qu'offrent au lecteur attentif ces quatre cent quarante pages pendant lesquelles je ne me suis jamais ennuyé. Les écrits intimes et sporadiques d'Alexandre, l'évocation des songes des religieuses et les personnages qui, comme des fantômes, apparaissent dans ce roman, avec la présence mystérieuse d'un chat, provoquent en effet cette ambiance où le lecteur va de découverte en découverte, éprouve pour Peter une véritable empathie et vit avec lui cette inquiétante épopée. J'y ai également vu une étude pertinente sur l'espèce humaine capable des pires et des meilleures choses, l'étonnante volonté de survivre de Peter face à la mort omniprésente, l'évocation fréquente du sommeil qui en est l'antichambre, les hasards et la fragilité de la vie dont nous ne sommes que les usufruitiers.

    Je remercie les éditions Gallimard et Babelio, de m'avoir permis de découvrir cet auteur et ce roman.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le sympathisant

    La Feuille Volante n° 1164

    Le sympathisant – Viet Thanh Nguyen – Belfond. [Prix Pulitzer et Prix Edgar Allan Poe 2016]

    Traduit de l'américain par Clément Baude.

     

    Un sympathisant c'est une personne qui approuve les idées et les actions d'un parti sans y adhérer, une sorte d'espion. Qui est donc ce narrateur qui confie ainsi son histoire, qui, en grande partie, ressemble fort à une autocritique si prisée des autorités révolutionnaires communistes, à un mystérieux commandant, flanqué d'un non moins énigmatique commissaire politique ? Cela commence à Saïgon, en avril 1975 quand les États-Unis se préparent à fuir le Vietnam en abandonnant aux représailles du Vietcong ceux qui les ont servis. Il a fait des études en Amérique, est capitaine et l'aide de camps dévoué d'un général sud-vietnamien et avec d'autres et dans le chaos le plus complet, ils font partie des occupants terrorisés qui partent par le dernier avion pour échapper aux troupes communistes. Ce que le général ignore c'est que ce capitaine est un agent double, ce qui lui va bien puisqu'il est le fils bâtard d'un prêtre catholique français, évidemment non reconnu par son père, et d'une vietnamienne, un métis qui ne trouvera jamais vraiment sa place dans une société asiatique très structurée socialement, quelqu'un à qui on ne pourra jamais faire confiance.. C'est aussi un authentique communiste mais qui a passé sa vie sous une fausse identité aux côtés des Américains. C'est un solitaire dont nous ne saurons même pas le nom, un vrai espion que nous retrouvons à Los Angeles en 1980 où le général tente de recréer un petit bout de Vietnam avec pour idéal la reconquête de son pays. Il vit toujours seul une existence d'exilé dans cette société américaine où l'hypocrisie, la corruption, la prostitution, la paranoïa sont quotidiennes mais qui est toujours animé du même idéal communiste et continue à jouer ce double jeu et à transmettre sous forme de lettres codées, des informations à ses camarades nord-vietnamiens. Dans ce microcosme chacun espionne l'autre et notre homme a très peur d'être découvert au point qu'il donne le change en exécutant ou faisant exécuter des exilés considérés comme suspects. Pourtant, l'amour d'une femme, la fille de ce général, conquise par la civilisations occidentale pourrait bien faire vaciller ses convictions politiques.

    C'est aussi une fresque historique dérangeante sur l'attitude de cette nation démocratique et éprise de liberté qui abandonna à une mort certaine des milliers de sud vietnamiens (ce n'est pas sans rappeler l'attitude de la France face aux pieds-noirs obligés de fuir et aux harkis massacrés à la fin de la guerre d'Algérie), c'est aussi un ouvrage introspectif, une interrogation sur la culpabilité et la trahison, sur les limites parfois tragiques de nos sympathies. Il est un espion communiste et pour être efficace il se doit de jouer le jeu du réfugié sud-vietnamien dans cette Amérique triomphante, de faire semblant d'adopter l'american way of life, mais il reste un agent vietcong, ce qui donne parfois des remarques pertinentes et des aphorisme délicieux sur la façon de vivre des Américains, autant d’ailleurs que sur l'espèce humaine en général. Pourtant sa caractéristique de bâtard lui collera toujours à la peau, même prisonniers des révolutionnaires communistes lors d'un retour au Vietnam.

    C'est aussi une histoire d'amitié fraternelle qui date de d'enfance et que les événements ont contrariée entre trois hommes, le narrateur, Bon, le fidèle soldat du Sud-Vietnam et Man devenu commissaire politique de l'armée du Nord-Vietnam.

    C'est aussi un ouvrage politique en ce sens qu'il entame, à travers la volonté affichée du général de délivrer le Sud-Vietnam du joug communiste, une réflexion sur les conséquences de l'exil sur ces populations déplacées et leur réelle volonté de reconquête nationale, un peu comme si le quotidien et la volonté de survivre au jour le jour dans cette nouvelle société avaient entamé durablement ces héroïques et peut-être inutiles projets, comme si le fait de vivre en exil changeait les hommes. Sans adhérer pleinement à leur nouvelle vie, à leur nouvelle culture, ils en étaient petit à petit devenus des « sympathisants ». C'est un regard introspectif sur le régime totalitaire du Viet-Nam, sur le fait que les libérateurs révolutionnaires deviennent à leur tour des impérialistes, c'est à dire semblables à ceux-là même qu'ils combattaient et usant des mêmes méthodes, ce qui est le cas de toutes les révolutions ! Cette constatation, cette prise de conscience mais aussi ces épreuves subies provoquent chez le narrateur une sorte de dédoublement (« j'étais cet homme aux deux esprits, moi et moi-même »)

    Ce livres est aussi un roman et, à ce titre, se doit de comporter une femme à qui notre narrateur ne sera bien sûr, pas indifférent. Lana est donc une réfugiée sud-vietnamienne, chanteuse de son état et à ce titre marginal par rapport à sa famille et à sa culture. Apparemment elle a pleinement assimilé le monde de vie occidental et peut sans doute provoquer chez le narrateur, une remise en cause de ses certitudes ...,  mais cet aspect des choses est à peine esquissé.

    C'est un texte passionnant, bien documenté, au style percutant et parfois même poétique, agréable à lire où l'auteur alterne les confidences parfois teintées d'humour et les épisodes dramatiques de son retour et de sa réadaptation à la vie américaine, de son incarcération dans un camp et des tortures subies pour sa rééducation révolutionnaire, ses réflexions au regard de l'engagement politique confrontées au quotidien, ses remarques sur cette société dont il fait maintenant partie mais que son idéal refuse. C'est cependant l'histoire d'un homme seul, déchiré entre son modèle politique et ce mode de vie nouveau pour lui qui peut-être le fascine, un homme amoureux aussi face à un dilemme que lui seul peut trancher. Il se rend compte de ce que peut être le fameux « rêve américain » où la liberté et la démocratie le disputent au profit, à la paranoïa et à l'hypocrisie fa e à sa culture personnelle. Au bout du compte, je me demande ce qu'il reste de sa « sympathie » pour ce régime révolutionnaire !

     

    Je remercie les éditions Belfond et Babelio de m'avoir fait connaître cet auteur américain dont j'ai vraiment apprécié ce premier roman, couronné par le prestigieux Prix Pulitzer.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les derniers jours de Stefan Zweig

    La Feuille Volante n° 1163

    Les derniers jours de Stefan Zweig – Laurent Seksik- Flammarion.

     

    Comme l'avait fait Serge Filippini ou Philippe Besson à propos de Rimbaud (La Feuille Volante n° 1125 et 611) Laurent Seksik imagine ce qu'ont pu être les derniers mois de Stefan Zweig. Nous sommes en février 1942 et les Zweig vont se donner la mort. Le suicide correspond toujours pour ceux qui restent à une foule de questions dont beaucoup restent sans réponse. Quitter volontairement ce monde c'est renoncer à son avenir mais c'est aussi tirer un trait sur son passé. Vienne, sa ville natale est devenue allemande, le mauvais sort fait aux juifs, les années d'errance et les espoirs déçus ont fait d'eux des juifs errants qui se retrouvent au Brésil, un pays neuf plein de promesses et ce malgré les critiques qui pleuvent sur lui. Autour d'eux la monde éclate mais la notoriété de Stefan est intacte. Il est un grand écrivain, un humaniste mondialement connu. Lotte sa très jeune femme est malade mais il n'a pas oublié Friderike, sa première épouse, c'est grâce à elle qu'il a écrit son dernier livre, ses mémoires qu'il lègue au monde, elle seule les a partagés avec lui. Dans ces moments Lotte n'est plus une rivale amoureuse mais une simple dactylo qui tape sous la dictée de Stefan, comme si l'écriture était plus forte que la vie et que la mort. Les essais de Montaigne lui avaient donné à voir une similitude avec son propre vécu, pour Zweig la Nuit de Cristal, pour Montaigne la Saint-Barthélélmy, deux fraternités de destin et peut-être un projet de biographie, une raison nouvelle d'écrire et de vivre ? Mais que lui reste-t-il de cette envie d'exister ? L'écriture est une arme à laquelle il le croit plus, lui, l'exilé au bout du monde, fatigué, désespéré. Quant à Lotte, même si le climat lui convient mieux, sa maladie empire. Ils reprennent espoir dans le retour de la paix et de la liberté mais Vienne fait de plus en plus pour Stefan figure de paradis perdu qu'il ne reverra pas et il sent la mort autour de lui et qui peut-être le fascine, se sent menacé par les nazis, cède petit à petit à la psychose. Il est ici en exil, la vieillesse le submerge face au suicide ou à la disparition de tous ces amis, il n'a pas le secours de la foi, il sent peser sur lui toute l'horreur du monde et l'impasse dans laquelle il s'enfonce de jour en jour, il sait qu'il ne survivra pas, qu'il est épuisé, désespéré face à l'insouciance du carnaval de Rio . Lotte songe à le suivre dans cet exil définitif, par amour pour lui et, pour se délivrer de sa culpabilité d'avoir enfreint la loi de Dieu.

    Je suis toujours passionné par la démarche d'un écrivain qui s'approprie ainsi les derniers moments d'un homme face à la mort. Il imagine ce qui a pu se passer dans sa tête, ses fragilités, ses fêlures, ses folies peut-être… Il se met autant qu'il le peut à sa place, avec ses connaissances, sa culture, tout en lui prêtant ses propres sentiments, ses propres phobies simplement parce qu'ils sont communs à tous les hommes. Seksis nous offre sa vision des choses, fort bien écrite et documentée, et ce livre a le mérite de remettre en lumière Stefan Zweig, un écrivain majeur, malheureusement peut-être un peu oublié actuellement, au moins du grand public. En effet, face à l'amnésie qui caractérise l'espèce humaine, les créateurs sont ceux qui, selon Malraux, ont arraché quelque chose à la mort. Que peuvent-ils ressentir, face à leur œuvre, à leur vie, à leur passion, à leurs espoirs déçus quand se profile sur eux l'ombre de la camarde ?

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Arden

    La Feuille Volante n° 1162

    ARDEN – Frédéric Verger – Gallimard.[Prix Goncourt du 1° roman 2014]

     

    Imaginez, ça ne coûte rien, une riche principauté d'Europe centrale, appelée Marcovie, pendant la Deuxième Guerre mondiale. La région est très boisée et, à Arden, un hôtel y est construit dans le plus pur style Art-déco et qui servait auparavant de sanatorium. Il est dirigé par Alexandre de Roucoule, aux lointaines origines ardéchoises mais aussi personnage haut en couleurs, excentrique, polyglotte et séducteur impénitent. Il y vit avec sa femme, une neurasthénique déguisée en diseuse de bonne aventure. Salomon Lengyel, veuf, juif, sérieux et solitaire tient tristement dans la capitale une boutique de tailleur où il vend des costume démodés. Même si tout oppose ces deux hommes, ils sont néanmoins liés par une passion commune : l’opérette. Depuis 1917 ils pratiquent ensemble cette discipline et ont écrit une quantité impressionnante de pièces, mais qui ont toutes la caractéristique d'êtres inachevées simplement parce qu'ils ne sont pas d'accord sur la scène finale. Elles n'ont donc jamais été jouées. Les titres sont pourtant engageants et originaux, dus sans doute à l'imagination débordante d'Alexandre qu'il devait sans doute à Louis, un de ces ancêtre vivant au siècle des Lumières, qui avait eu l'idée de transcrire en opéras comiques des scènes bibliques, ce qui, dit-on, aurait retenu l'attention de Voltaire. Le narrateur qui est aussi le neveu d'Alexandre entraîne le lecteur dans un délice de détails sur la vie et les habitudes de ces deux compères qui étaient à ce point complémentaires et même complices que l'un voyait en l'autre « la confirmation vivante de son génie » et qu'ils se livraient ensemble à des séances de rêveries au Café Nicolaï, lieu semble-t-il privilégié où naissaient le plus souvent leurs créations poético-lyriques et où des chefs-d’œuvre étaient créés, mais, malheureusement des chefs-d’œuvre avortés, faute d'accord final entre eux, tant leurs sensibilités étaient différentes.

    Tout aurait pu être pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais nous sommes en 1943 et le nazisme veille qui ne tarde pas à mettre la Marcovie sous sa botte et à transformer ce petit monde idyllique en horreur avec son cortège d'intimidations, de mesures contre les juifs, de violences et de pogroms sans parler de l'impuissance des autorités locale face à l'envahisseur allemand. Bien entendu l'antisémitisme se manifeste ici comme ailleurs et il ne restait à Salomon et à sa fille Esther qu'à accepte l’hospitalité à Alex qui n'est évidemment pas insensible aux charmes de la jeune femme..

    J'ai, à nouveau, goûté gourmandement au style débridé, fluide et humoristique de l'auteur au point d'en lire des passages à haute voix pour mieux apprécier sa verve et ce sens de la formule qui le caractérise. Il s'agit ici du premier roman de Frédéric Verger où se mêlent agréablement absurdités de l'Histoire et futilités des personnages, où l'érudition le dispute au burlesque, au romanesque et à la nostalgie. La Marsovie est évidemment un pays imaginaire [le nom est cependant utilisé dans la version française du livret de « La veuve joyeuse » de Franz Lehar] mais qui est présenté par l'auteur comme tolérant mais qui ne va pas tarder à changer sous le poids de l'antisémitisme et du racisme, ce qui est peut-être une allégorie de nos sociétés occidentales.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La petite fille de Monsieur Linh

    La Feuille Volante n° 1161

    La petite fille de Monsieur LinhPhilippe Claudel – Stock.

     

    Depuis que le monde existe, il y a des guerres et avec elles des populations qui fuient les combats et arrivent dans des pays qu'elles ne connaissent pas, dont elles ne parlent pas la langue et ne supportent pas le climat. Ici aucune date, un pays qu'on devine au début, seulement l'hiver froid et humide, mais qu'importe. On peut supposer qu'il s'agit de la guerre du Vietnam et que M. Linh a quitté son pays après la mort de sa fille et de son gendre et emporte avec lui sa petite-fille encore bébé à qui il s'accroche parce qu'il n'a plus qu'elle. Après la peur de la mer, des bateaux, des passeurs, ils arrivent tous les deux en France et leur sort est celui de tous les réfugiés, plus ou moins bien accueillis, plus ou mois bien acceptés, étrangers dans un pays étranger. Il y a en qui s'adaptent parce qu'ils ont l'avenir devant eux et et la volonté de s'en sortir et d'autres qui se recroquevillent sur leur passé, à en devenir fous, mais pour M. Linh, il y a la peur qu'on lui vole sa petite-fille, la nostalgie de son pays qu'il ne reverra sûrement pas, les morts qu'il a laissés là-bas et dont il ne peut que se souvenir, cette langue nouvelle qu'il ne comprend pas et qu'il ne pourra pas apprendre.

    Il est difficile de ne pas être bouleversé par ce roman qui met en scène ce pauvre homme ballotté dans un pays qu'il ne connaît pas, plus ou moins rejeté par les siens parce qu'il est pour eux une charge et ce malgré le sourire, l'amitié et la compassion de ce Français, M. Bark , aussi malheureux et solitaire que lui. Ces deux êtres ne parlent pas la même langue, n'ont pas le même parcours, mais ils se comprennent sans avoir besoin de mots et pour eux les larmes suffisent qui en disent plus longs que des discours. C'est un peu comme s'ils partageaient la même folie autour de la petite-fille de M. Linh. qui pourtant n'est présente dans ce roman qu'en pointillés dans le décor changeant de la vie de son grand-père. Chaque homme a une histoire cabossée et souvent tue parce qu'elle fait partie de lui-même, de sa mémoire intime qu'on ne peut partager parce que la douleur est forcément personnelle et que les mots, soit restent dans la gorge et ne peuvent sortir, soit sont impuissants à exprimer ce qu'on ressent. Le partage par la parole, le témoignage oral ou écrit n'est pas la chose la plus aisée et quand notre destin bascule, à cause du hasard ou par la faute d'autrui, le verbe n'est pas obligatoirement libérateur, surtout quand on se heurte, comme ici au barrage de la langue, les solutions apportées par le système de santé pas forcément adéquates et efficaces. Il y a la résilience, la folie, le temps qui gomme tout et le trépas qui efface tout, le souvenir, l'absence, les remords, la culpabilité, la mort sont là aussi et font partie de cette condition humaine à laquelle nul ne peut échapper et avec laquelle il faut vivre, le plus souvent dans le silence. Le drame de M. Linh c'est qu'il a habité un pays qui a toujours connu la guerre, même s'il avait la couleur et le goût du paradis et que la France ne sera jamais autre chose pour lui que le pays de l'exil. Il est surtout difficile de ne pas être ému par l'épilogue, à la fois poétique et dramatique, une sorte de happy-end qui n'est n'est pas vraiment un.

    Ce court roman se lit bien et rapidement, le style est spontané, presque naïf et porte dans un rythme soutenu et pourtant assez lent cette histoire où l’empathie du lecteur pour ce pauvre M.Linh va grandissante.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Moi, Harold Nivenson

    La Feuille Volante n° 1154

    Moi, Harold Nivenson – Sam Sauvage – Notabilia.

    Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville

     

    Même si la lecture de ce roman ne nous révèle pas l'âge d'Harnold, on comprend très vite qu'il est vieux. D'ailleurs, comme tous les vieux, il ressasse ses souvenirs et jette sur le monde un regard désabusé. Il est face à sa fenêtre et il nous décrit ce qu'il voit, l'agitation du dehors, ses voisins qu'il espionne plus qu'il ne les regarde et qui vivent leur vie au quotidien et il se laisse aller à des réflexions acerbes et aigries sur sa vie personnelle autant que sur l'art et sur les artistes dont il note de beaucoup sont devenus fous ou se sont suicidés. Il nous livre ses impressions depuis sa fenêtre, autant dire qu'il est en dehors du monde et le regarde à travers le filtre des vitres. On comprend très vite que c'est un artiste raté qui nous confie ses réflexions sur l'art mineur et les artistes minuscules dont il avoue faire partie mais aussi qu'il a joué, à un moment de sa vie, la comédie du connaisseur inspiré et du collectionneur qu'il n'a jamais été. Il vit dans un quartier maintenant peuplé de « bobos » mais qui auparavant a été populaire et industrieux, il habite une maison délabrée qui a jadis été belle mais qu'il a laissée à l'abandon, un peu comme sa propre vie. Il semble avoir vécu sans travailler grâce à une fortune personnelle. Auparavant, il était à la fois un écrivain mineur et une sorte de mécène qui y abritait des peintres plus ou moins parasites. On découvre son amitié avec le peintre Peter Meininger qui exerçait sur lui une véritable fascination mais dont il était véritablement jaloux, au point de partager avec lui la même femme. Il en profite pour égratigner au passage les experts qui viennent chez lui examiner et évaluer les toiles de cet artiste. A cette période pourtant, il croyait encore en lui, en ce destin brillant qu'il attendait pour lui-même mais qui n'a pas été au rendez-vous, soit qu'on ne lui ait pas donné sa chance, qu'il n'ait pas su la saisir ou tout simplement qu'il n'ait pas eu de talent. Maintenant, il s'est mis dans la tête d'écrire un « Manifeste », sans savoir lui-même de quoi il sera question. Il revoit sa triste vie et se laisse aller à des remarques déplaisantes sur ses parents qui n'ont pas su lui donner une jeunesse heureuse, sur ses frères et sœurs qui le torturaient, sur ses contemporains et sur lui-même qui petit à petit est devenu misanthrope et même dégoûté de sa propre personne, se méfiant de tout et de tous. Il avoue volontiers qu'il est d'une grande de indifférence aux autres, à en devenir méchant, même s'il dépend de Moll, une sorte de gouvernante qui s'occupe de lui et qui figure sur les tableaux de Meininger, parce que son fils ne veut pas se charger de lui. On a même du mal à s'imaginer qu'il a pu avoir une famille mais pourtant c'est vrai et il la méprise, comme tout ce qui l'entoure. Du temps où il était encore vivant, seul son chien semblait avoir de l'intérêt à ses yeux. Il sent venir la mort, mais apparemment elle ne lui fait pas peur. Il la voit comme une délivrance face à l'échec de sa vie. Je ne suis pas vraiment spécialiste de l'art mais certaines de ses remarques sont pertinentes. Quant à ses commentaires sur sa vie ratée, je les trouve plutôt sains simplement parce que je suis toujours agacé par ceux qui, suffisants, passent leur temps à se regarder le nombril et à se tresser des lauriers.

    Par ce roman pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, j'ai été assez surpris à cause de l'atmosphère déprimée et glauque qu'il distille.Les remarques du narrateur ne correspondent peut-être pas tout à fait à celles que je pourrais faire moi-même mais certaines d'entre elles ma paraissent quand même justes et pertinentes. Elles sont certes désabusées mais correspondent à ce qu'un homme en fin de vie peut penser d'un parcours personnel entaché par l'échec et par la solitude qui en résulte. Sur le plan du style, le texte se lit bien mais il assez décousu parce que divisé en paragraphes où le passé se mêle au présent et où ses remarques sont comme jetées sur le papier, comme des « pensées » ou des pièces d'un puzzle qui laissent parfois la place à des longueurs inutiles.

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Firmin

    La Feuille Volante n° 1159

    Firmin – Autobiographie d'un grignoteur de livres – Sam Savage – Actes Sud.

    Traduit de l'américain par Céline Leroy – Illustrations Fernando Krahn.

     

    Avec une couverture pareille- un rat feuilletant un livre- et un tel sous-titre, je ne pouvais que lire ce roman. Firmin , c'est un rat exceptionnel, malchanceux, dernier d'une portée de treize qui, ne trouvant pas de tétine, se rattrape en mâchonnant les livres d'une vieille librairie d'occasion dans le quartier de Scollary Square, à Boston où il est né dans les années 1960 et où vit toute sa famille. Il y prend rapidement goût d'autant que le papier remplace agréablement le lait un peu frelaté de sa mère alcoolique. Oui, vous avez bien lu, Flo, sa mère rate, est une vraie pochetronne. Au début, c'était pour se nourrir mais rapidement il se met à les lire et même à jouer de la musique sur un piano miniature, même si on peut se demander comment il a pu apprendre mais nous sommes dans une fable, n'est ce pas ? Et, Firmin n'est pas n'importe quel rat ! Du coup, le papier qui était pour lui un aliment, devient une source de connaissances et notre rat, un lecteur assidu, fort cultivé et curieux de tout, un « rat de bibliothèque » atteint de « biblioboulimie ». Il en conçoit une sorte de folie et même de fantasmes; on nous a bien dit que la lecture est un vice ! Pour assurer sa subsistance, il explore le cinéma voisin, le Rialto, à cause des restes de pop-corn abandonnés par les spectateurs mais surtout parce qu'on y passe des films pornos auxquels il prend goût. Il n'est pas insensible à la beauté des femmes qu'il voit défiler, dénudées sur l'écran. Du coup, débrouillard comme il est, il partage la vie de Norman Shine, le libraire qui exploite cette échoppe puis, celle de Jerry Magoon, un écrivain marginal dont il devient le compagnon. Il est donc complètement étranger à la communauté ratière dont il ne partage pas l'instinct grégaire. Il voudrait bien parler avec ces deux camarades mais ses cordes vocales ne le lui permettent pas, pas plus d'ailleurs que l'usage de la machine à écrire et que le langage des signes. C'est dommage, je suis sûr qu'ils auraient pourtant eu beaucoup de choses à se dire. Du coup, il livre ses impressions intimes au lecteur en le prenant comme confident. La vie pourrait se passer ainsi, mais le quartier va être rasé, la librairie et le cinéma détruits, ce qui bouleverse tout le monde et Firmin en conçoit des états d'âme existentiels qui le font de plus en plus ressembler à un humain (et pas seulement à cause des films pornos). La cohabitation avec Norman et Jerry fait cependant qu'il ne prend de l'espèce humaine que les côtés paisibles mais dépressifs et ne connaît ni la méchanceté ni la vengeance mais ressent plutôt de la mélancolie, un certain sens critique, un sentiment de solitude et d'impuissance... Du coup, pour exorciser tout cela, il va confier son désarroi à la feuille blanche en écrivant sa biographie. Le papier qui était pour lui précédemment un aliment devient un confident, même si je ne suis plus très sûr de l'action cathartique de l’écriture. Il va donc devoir quitter son nid douillet pour être précipité dans la vie extérieure qui est une véritable foire d'empoigne et où il devra s'adapter s'il veut faire son trou, qui ne sera pas « un trou à rat ». Souhaitons lui bonne chance mais souvenons-nous que c'est un rat d'exception pour lequel il ne faut pas trop se faire de bile. Cela nous donne un roman frais, bien écrit, passionnant du début à la fin où j'ai vraiment tout aimé, l'histoire malicieuse de cet animal hors du commun qui d'ordinaire inspire plutôt du dégoût, les illustrations qui donnent de Firmin une image sympathique et attachante, le dépaysement digne d'une fable que cela procure et cette occasion que nous donne l'auteur de voir autrement les choses et pourquoi pas d'en rire...

    J'ai découvert Sam Savage un peu par hasard, comme souvent et l’œuvre de ce jeune auteur de 77 ans, dont c'est ici le premier roman, m'a bien plu (La Feuille Volante n°1154 pour « moi, Harold Nivenson »- n°1157 pour « La complainte du paresseux »). Ici, j'ai apprécié à nouveau son humour, son style libre et agréable à lire avec lequel il nous confie un peu de son expérience personnelle.

    © Hervé GAUTIER – Août 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Romain Gary s'en va-t-en guerre

    La Feuille Volante n° 1158

    Romain Gary s'en va-t-en guerre – Laurent Seksik – Flammarion.

     

    Le propre de l'écrivain c'est avant tout d'avoir de l'imagination, et Roman Kacew n'en manquait pas, lui qui a publié sous son vrai nom mais a aussi a crée successivement Romain Gary, Émile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatam Bogat, tous des écrivains ! Ayant grandi sans père, il lui restait à s'en inventer un mais là, son imagination a quelque peu flanché, à moins que ce ne soit sa mauvaise foi qui s'est ici manifesté puisqu'il avait choisi l'acteur russe Ivan Mosjoukine, à cause sans doute de la notoriété de ce dernier, mais ce n'était pas lui ! Cela lui aurait pourtant bien plu et il l'a en effet toujours prétendu, alors que la réalité était bien plus ordinaire. Il était le fils d'Arieh Kacew, un fourreur juif ashkenaze de Wilno (Russie en 1914) qui quitta le domicile conjugal, abandonnant sa mère, Nina, une pauvre modiste du ghetto qui devient ainsi, bien malgré elle, chef de famille. Cette séparation ainsi que la mort de son demi-frère Joseph ont évidemment fait souffrir le petit Roman et c'est peut-être cette souffrance qui est à l'origine de sa vocation d'écrivain. Sa mère ne manquait pas non plus d'imagination qui parait son fils de toutes les vertus et prévoyait pour lui richesse et succès malgré ses 10 ans. Elle rêvait de la France et s’installa à Nice. Son père qui lui aussi pratiquait le mensonge sous le nom d'adultère, fit croire au jeune Roman qu'il était un descendant, d'Aaron, un Cohen et tenta surtout de justifier sa fuite du foyer.

     

    Le travail d'un écrivain est la création. Pour cela il est obligé de mentir mais ce qu'on appelle mensonge chez le commun des mortels, on le nomme facilement talent chez l'artiste et celui qui deviendra Romain Gary a souvent commis ce péché tout au long de son œuvre, même s'il ne viendrait à l'idée de personne de le lui reprocher. Notre auteur non plus n'en manque pas qui nous livre une version romancée de la vie de l'auteur de « La promesse de l'aube » et contrairement à ce qu'on peut penser ce travail n'est pas forcément facile. Il le décline à sa manière, sous la forme d'une tranche de vie étalée sur deux jours (26 et 26 janvier 1925), parlant alternativement et par petites touches des épisodes supposés de la vie de Nina, sa mère, d'Arieh son père, et surtout de Roman. Il imagine la vie de cette famille et spécialement le moment où le père décide de quitter son épouse et son fils pour fonder un autre foyer avec un femme plus jeune et qui il attend un enfant de lui. Le petit Roman qui aime son père, mais s'était habitué à le voir de moins en moins, se sent coupable de cette défection paternelle au nom de la traditionnelle culpabilisation judeo-chrétienne. Ainsi a-t-on droit à des réflexions sur le judaïsme, sur la haine qu'il éprouve pour son père à cause de ses mensonges et de sa trahison. Cet enfant à naître que Roman ne connaîtra pas mais qui fera quand même partie de sa parentèle, le perturbe quand on sait l'importance de la famille chez les Juifs. La répudiation et la ruine de sa mère, obligée de vendre les biens qui ont échappé aux huissiers, le révolte et il vit cela comme une injustice qu'il doit à Arieh. Pour Roman c'est un bouleversement qui l'invite à changer de vie, à partir avec sa mère pour la France, pays de la liberté qui accueille les juifs alors qu'ici, en Russie, ils sont massacrés depuis toujours et que son père s'offre à lui apprendre le métier de fourreur à Wilno. C'est oublier un peu vite que ce pays aussi, malgré les valeurs républicaines et laïques qu'on y proclame, connaît un antisémitisme hérité du christianisme et présent dans les sociétés occidentales.

     

    A titre personnel, j'ai toujours montré beaucoup d'intérêts pour la vie et l’œuvre de Romain Gary, Ce roman qui lui est consacré ne pouvait donc qu'attirer mon attention. Le bandeau qui accompagne la couverture pose une question « On associe le génie de Gary à sa mère, l'énigme de Gary, c'est son père ». C'est vrai que l’œuvre de Romain Gary est indissociable de sa mère et dire qu'il est une énigme me paraît également pertinent puisque son suicide ajoute une ultime interrogation à ce qu'a été sa vie. D'autre part, l'usage de nombreux pseudonymes, s'il épaissit le mystère autour de lui, peut aussi dénoter une recherche intime, pas forcément trouvée. De plus l'affaire du prix Goncourt décerné à Émile Ajar renforce la volonté de l'auteur d'entretenir une ambiguïté autour de sa personne. Le titre « Romain Gary s'en va-t-en guerre » est une affirmation à prendre au premier degré, le lieutenant d'aviation Roman Kacew du groupement de bombardement Lorraine, officier de la France-Libre a effectivement mené une guerre exemplaire contre le nazisme et pour la libération de la France, son pays d'adoption. Il m’apparaît aussi que c'est une autre guerre qu'il a déclaré, mais contre qui ? Laurent Seksik imagine, dans l'épilogue, que Arieh, face à un officier SS qui entame avec lui un dialogue surréaliste et qui remet à plus tard son exécution, se prend à espérer que ce fils qu'il a jadis trahi va venir le sauver des griffes de ces barbares... En outre, cette forme de résistance ne trouverait-elle pas sa manifestation dans son travail d'écrivain ? Assurément il a déclaré la guerre à son père qui bouleversa sa vie et celle de sa mère, mais aussi contre l'adversité, contre la mort de Joseph…J'ai souvent observé que ceux qui sont ainsi victimes d'accidents de la vie, surtout quand ils sont provoqués volontairement ou non dans leur enfance et par leur entourage, développent cette faculté de mettre des mots sur leurs maux. L'habitude de la tenue de journaux intimes en est sûrement la manifestation, même si, à titre personnel, je ne crois plus du tout à l'effet cathartique de l'écriture surtout à long terme.

     

    Le livre refermé, j'avoue, sans être complètement déçu, être resté un peu sur ma faim puisque ce roman, par ailleurs bien écrit et agréable à lire, n'a pas vraiment répondu à mon attente.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La complainte du paresseux

    La Feuille Volante n° 1157

    La complainte du paresseux – Sam Savage – Actes Sud

    Histoire principalement tragique d'Andrew Whittaker, réunissant l’ensemble irrémédiablement définitif de ses œuvres complètes

    Traduit de l'américain par Céline Leroy

     

    Ce roman s'ouvre sur une citation de Fernando Pessoa, ce qui, pour moi, ne pouvait être qu'un bon présage.

    Andrew Whittaker est un geignard impénitent et tout lui est bon pour râler et se plaindre dans les lettres qu'il envoie à l'entour. Ce sont les les travaux dispendieux et les loyers de son petit patrimoine immobilier qui ne rentrent pas, les invectives qu'il envoie à la banque où il ne peut s'empêcher de raconter sa vie dans les plus petits détails et quand il s'adresse à un correspondant, les termes de ses courriers oscillent entre la mythomanie, les rodomontades et les menaces. Il n'omets jamais de parler de sa revue poétique moribonde, « Mousse », dont il se baptise pompeusement « rédacteur en chef » alors qu'il est seul à la rédiger (et sans doute à la lire) et dont il tente d'assurer la survie en multipliant vainement les appels de fonds et en sollicitant de vieux amis auteurs qui ont réussi mieux que lui dans le métier des Lettres, mais en leur précisant qu'ils ne seront pas payés pour leur prestation, ce qui n'est évidemment pas de nature à les motiver. Cette revue est d'ailleurs l'objet de railleries de la part de la concurrence et de l'ignorance des médias! Pour faire illusion, il lui arrive même de se cacher derrière l'identité d'un lecteur inventé et d'écrire à la presse locale pour vanter les qualités littéraires de « Mousse » et la personnalité hors du commun de son directeur, c'est à dire lui-même ! Il se prétend découvreur de talents, mais abuse de sa sacro-sainte « ligne éditoriale » pour refuser tous les manuscrits qu'on lui envoie, ce qui est une manière peu élégante de la part d'une revue miséreuse qui n'a pas les moyens de ses ambitions littéraires. Cela ne l'empêche pas de faire des allusions appuyées à des manifestations culturelles organisées par ses soins et couronnées par une remise de prix minable, et qui n'aura évidemment jamais lieu ! Et Quand il s'invite aux démonstrations culturelles organisées par d'autres, c'est simplement pour y faire scandale ! Quant à la gent féminine, il lui arrive bien plus souvent qu'à son tour de s'adresser à elle, mais avec une goujaterie consommée ! Il déplore aussi sa solitude, sa chère épouse, Julie, s'est envolée, et le souvenir d'une éphémère passade avec une autre femme ne suffit pas à l'apaiser. Puis c'est sa voiture qui va rendre l'âme, sa ligne téléphonique qui est coupée et sa mère qui perd la tête et finalement meurt, quand il ne se répand pas dans des épîtres pleines d'acrimonies pour dénoncer le sort qui est fait à sa revue dont il précise abusivement qu'elle a une « résonance nationale » dans cette Amérique profonde des années 1970. Bref il croit que tout le monde lui en veut et il est devenu complètement paranoïaque, misanthrope, désespéré et écrit tout cela dans des missives pathétiques, des brouillons de romans, des listes de courses, le tout étalé sur quatre mois de sa triste vie. Pour corser le tout il prétend commencer à sentir les effets du vieillissement, alors qu'il n'a que 43 ans ! Ses lettres successives sont un long monologue où, quand il n'est pas cynique, il ne parle que de lui, illustrant à sa manière le solipsisme qui est souvent le propre de l'écrivain, parce qu'il est aussi un écrivain, mais un écrivain raté, comme en attestent les nombreux passages de romans qui ne paraîtront jamais parce qu'ils ne s'inscriront pas dans une intrigue, ne seront jamais suivis de développements et d'épilogues. Quant au monologue qui est la conséquence de son isolement prolongé et sans doute définitif, l'écriture, qui est l'essence même du soliloque, n'est là que comme un pis-aller où le surréalisme comique le dispute au sérieux le plus consommé au point qu'on se demande s'il ne croit pas lui-même à sa propre comédie. Pourtant, il ne reçoit apparemment pas de réponse puisque cet ouvrage n'en fait pas état, ses correspondants devant depuis longtemps être lassés de ses incessantes jérémiades, ce qui aggrave son état de déréliction. En fait, j'ai découvert une sorte d'ours, malheureux, malchanceux et que menace la folie peut-être parce qu'il a passé sa vie à rêver à quelque chose qui ne se réalisera jamais, ou il veut a toute force se jouer à lui-même une bouffonnerie où il a une importance qu'il n'aura jamais. Cet Andrew est vieux avant l'âge mais je dois admettre qu'il incarne tous ceux, et ils sont nombreux, qui voulaient vivre de leur talent mais qui n'ont pas connu le succès. En se dessinant de cette manière, à petites touches, il évoque lui-même le paresseux auquel il dit ressembler ; cet animal placide et solitaire, qui porte le nom de « aïe », lui correspond bien, lui qui passe son temps à se plaindre ! Et la comparaison ne s'arrête pas là.

    Le style est débridé, parfois humoristique voire caustique, parfois ironique mais étonnamment vivant et je ne me suis pas ennuyé au cours de cette lecture. A l'instar de Rabelais qui voulait qu'on brisât l'os pour en goûter la substantifique moelle, j'ai choisi de dépasser cette dimension caricaturale pour rencontrer un personnage torturé qui attend la mort comme une délivrance parce que sa vie n'a été qu'une succession d'échecs. En attendant cette échéance, il farde ses accès de révolte sous le rire (ou le sourire), ce qui lui permet de supporter le tragique de sa propre existence et on hésite entre quelqu'un qui a effectivement perdu la tête ou au contraire un homme qui, dans un étonnant excès de lucidité, choisit de siffler lui-même la fin de cette récréation dramatique.

     

    J'ai bien ressenti l'empreinte de Pessoa dans ce roman original dans sa présentation et aussi une certaine empathie pour Andrew... et peut-être aussi pour ce jeune auteur (de 77 ans !) rencontré par hasard (La Feuille volante n° 1154 à propos de « Moi, Harold Nivenson ») dont c'est le deuxième roman traduit en français et qui nous livre peut-être, à travers ses livres, un peu de son parcours personnel.

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Petit pays

    La Feuille Volante n° 1156

    Petit pays – Gaël Faye – Grasset (Goncourt des lycéens 2016)

     

    C'est l'histoire du petit Gabriel, 10 ans, dans les années 1990, fils d'un père jurassien et d'un mère Tutsi, autant dire un métis, d'autant plus mal à l'aise dans l'une et l'autre communautés que ses parents vont très tôt se séparer. Dans cette région d''Afrique dévastée par la guerre il comprends mal que les Hutu et les Tutsi qui pourtant ont beaucoup de points communs et vivent ensemble, se sont massacrés pour de basses raisons politiques et surtout ethniques. Gaby vit à Bujumbura chez son père une jeunesse insouciante avec ses copains dans la moiteur des jours, la musique et la saveur sucrée des mangues. Puis les événements extérieurs se précipitent qui couvaient déjà depuis longtemps, un coup d’État militaire, un avion abattu où voyageaient deux présidents, ce qui ressemble à un attentat, les Hutu qui appellent à massacrer les Tutsi et tout un pays où jadis il faisait bon vivre bascule dans la guerre civile avec ses haines fratricides, ses massacres, ses barrages militaires, sa peur qui s’empare de toute la population, l'intervention des troupes françaises...

    Gaby nous raconte sa vie d'enfant spontanée et insouciante qui soudain rencontre la terreur, le retour en métropole des Français, la panique, la mort. Pour Gaby, cela remet en cause bien des choses et le fait sortir brutalement de l'enfance. Il connaît un peu malgré lui cette situation surréaliste de la vie qui reprend après les hostilités, tout juste émaillée d'un lynchage ou d'un assassinat en pleine rue sous le regard indifférent des autres personnes, pressées de passer leur chemin ou curieuses de cette animation soudaine. Il parle avec ses mots du génocide, du meurtre gratuit de ses cousines, de cette guerre civile qui creuse chaque jour un gouffre entre les gens et le traumatisme que vit sa mère. Face à cet état de chose inadmissible il y a cet état de sidération, pas de culpabilisation, c'est trop judéo-chrétien et parfaitement inutile, mais cette intuition de l’injustice qui fait que certains sont morts et ne le méritaient pas et que d'autres sont vivants et resteront marqués à vie par ces assassinats qui rendent sa mère folle de rage ou de désespoir et en perd la raison. Le petit Gaby fait ainsi connaissance avec l'espèce humaine à laquelle il appartient lui aussi, même s'il ne la comprend pas. Il prend conscience que l'impasse dans laquelle il jouait avec ses copains se transforme, elle aussi, en repère de mort, qu'un homme , animé des pires intentions, change quand il a une arme à la main face à quelqu'un de désarmé... Cette nature humaine est, quelque soit les latitudes, la couleur de peau ou la religion, toujours assoiffée de sang, de violences et de destructions et cette révélation le bouleverse, lui qui serait bien resté encore un peu dans le doux et rassurant cocon de l'enfance. Il croit rencontrer l'amour avec sa correspondante française qu'il n'a jamais vue et son jeune âge lui en donne l'impression à travers les lettres qu'ils échangent mais tout cela n'est qu'un pis-aller et il restera marqué à vie par cette épreuve. Il s'accroche aussi à sa nouvelle passion pour les livres que lui prête une voisine et qui stimuleront son imaginaire. Ses parents non plus n'en sortent pas indemnes même si la vie reprend ses droits, du moins en apparences.

    C'est un livre émouvant où on passe du paradis à l'enfer du génocide mais à travers les yeux d'un jeune enfant, qui nous fait ressentir la nostalgie d'un paradis perdu.

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Où j'ai laissé mon âme

    La Feuille Volante n° 1155

    Où j'ai laissé mon âme – Jérôme Ferrari - Actes sud.

     

    Il y a différentes façons de faire la guerre. Pour le capitaine Degorce, père de famille chrétien et pieux, la recherche du renseignement qui peut épargner des vies françaises innocentes justifie la torture, en ce mois de mars 1957 en Algérie. Il est chargé de faire parler les prisonniers et sait les en convaincre. Il a mis sur pieds une organisation qui a réussi à démanteler un réseau terroriste au point d'arrêter Tahar qui en est le chef. Il sait qu'il fait un sale métier, bien différent de celui qu'il avait imaginé, mais, au nom de la discipline il accomplit sa tâche, même s'il en a honte.

    Jeune étudiant il a fait de la Résistance et a été interné à Buchenwald, plus tard, en Indochine, il a combattu le communisme au nom de la mission civilisatrice de la France et des valeurs de la République. Pour cela, le lieutenant Andreani qui fut son compagnon d'armes et le suivit dans les camps d'internement des Viêts, lui témoigne une admiration inconditionnelle. Maintenant, en Algérie, les choses ont changé et le capitaine est devenu un tortionnaire par la force des choses, mais cela, il ne le supporte pas. Pourtant, face à ses hommes, il se doit de jouer le rôle du chef, de leur rappeler le sens de leur mission qui se doit d'être efficace, légitimant ainsi la torture. D'ailleurs la capture de Tahar lui vaudra promotion et décorations mais il n'en a cure, il est face à sa conscience et n'est pas en paix avec lui-même. Il estime son adversaire qui est aussi un ennemi, son combat pour l’indépendance de l'Algérie est aussi légitime que celui qu'il menait en France sous l'Occupation et plus tard sur le théâtre d'opérations extérieures et ce même si Tahar a dû ordonner des attentats, c'est à dire la mort de civils innocents. Dans ce contexte il est sans doute difficile de discerner le bien du mal et chacun a conscience de faire son devoir. Le capitaine est seul face à son devoir d'infliger à Tahar les mêmes souffrances que celles qu'il a subies de la part de la Gestapo mais il le fait malgré sa foi chrétienne, il est seul aussi devant Tahar qu'il veut convaincre de la vanité de son combat, mais en vain. Plus tard Andreani constatera, devant le tribunal militaire qui le condamnera à mort, que cette guerre d'Algérie a complètement changé Degorce au point de faire de lui un laquai servile… et un lieutenant-colonel décoré à qui Dieu ne sera d'aucun secours. Il a perdu son âme, a choisi d'oublier ses hésitations existentielles et a touché ses trente deniers pour prix de sa trahison intime. La nature humaine est ainsi faite, faible et misérable et l'oubli, comme l'hypocrisie et le mensonge font partie du décor dans lequel elle aime à vivre. Andreani lui aussi y laissera son âme mais pour des raisons différentes.

    Ce qu'on appelé pudiquement au début « les événements d'Algérie » pour admettre ensuite qu'il s'agissait d'une véritable guerre, a été un drame pour l'honneur de l'Armée et pour les militaires. Il y eut de part et d'autre des atrocités, des attentats mais il s'agissait moins de livrer des combats traditionnels que de se transformer en tortionnaires et en bourreaux au nom de la logique et de l’obéissance. Cette guerre a bousculé les consciences et beaucoup ont choisi leur camp au mépris de la discipline, ont proclamé leur rejet de ces méthodes ou les ont appliquées avec zèle. Elle a donné lieu à une rébellion au sein de l'armée, à des proclamations officielles et à des promesses pourtant vite trahies, des abandons par la France, pays des Droits de l'homme, des harkis qui avaient pourtant choisi de se battre pour elle... Tout cela pour se terminer par un exil de populations civiles pour une métropole inconnue et des plaies qui ne se refermeront jamais.

     

    Je ne connaissais cet auteur qu'à travers « Le sermon sur la chute de Rome » qui lui a valu le Prix Goncourt en 2012(La Feuille Volante n°1152). Ce roman qui invite à une réflexion sur la nature humaine aurait d'ailleurs amplement mérité cette distinction. Ici, j'ai retrouvé avec plaisir le style remarquable de Jérôme Ferrari qui s'attache son lecteur du début à la fin et ce nonobstant la longueur de certaines phrases.

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Moi, Harnold Nivenson

    La Feuille Volante n° 1154

    Moi, Harold Nivenson – Sam Sauvage – Notabilia.

    Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville

     

    Même si la lecture de ce roman ne nous révèle pas l'âge d'Harnold, on comprend très vite qu'il est vieux. D'ailleurs, comme tous les vieux, il ressasse ses souvenirs et jette sur le monde un regard désabusé. Il est face à sa fenêtre et il nous décrit ce qu'il voit, l'agitation du dehors, ses voisins qu'il espionne plus qu'il ne les regarde et qui vivent leur vie au quotidien et il se laisse aller à des réflexions acerbes et aigries sur sa vie personnelle autant que sur l'art et sur les artistes dont il note de beaucoup sont devenus fous ou se sont suicidés. Il nous livre ses impressions depuis sa fenêtre, autant dire qu'il est en dehors du monde et le regarde à travers le filtre des vitres. On comprend très vite que c'est un artiste raté qui nous confie ses réflexions sur l'art mineur et les artistes minuscules dont il avoue faire partie mais aussi qu'il a joué, à un moment de sa vie, la comédie du connaisseur inspiré et du collectionneur qu'il n'a jamais été. Il vit dans un quartier maintenant peuplé de « bobos » mais qui auparavant a été populaire et industrieux, il habite une maison délabrée qui a jadis été belle mais qu'il a laissée à l'abandon, un peu comme sa propre vie. Il semble avoir vécu sans travailler grâce à une fortune personnelle. Auparavant, il était à la fois un écrivain mineur et une sorte de mécène qui y abritait des peintres plus ou moins parasites. On découvre son amitié avec le peintre Peter Meininger qui exerçait sur lui une véritable fascination mais dont il était véritablement jaloux, au point de partager avec lui la même femme. Il en profite pour égratigner au passage les experts qui viennent chez lui examiner et évaluer les toiles de cet artiste. A cette période pourtant, il croyait encore en lui, en ce destin brillant qu'il attendait pour lui-même mais qui n'a pas été au rendez-vous, soit qu'on ne lui ait pas donné sa chance, qu'il n'ait pas su la saisir ou tout simplement qu'il n'ait pas eu de talent. Maintenant, il s'est mis dans la tête d'écrire un « Manifeste », sans savoir lui-même de quoi il sera question. Il revoit sa triste vie et se laisse aller à des remarques déplaisantes sur ses parents qui n'ont pas su lui donner une jeunesse heureuse, sur ses frères et sœurs qui le torturaient, sur ses contemporains et sur lui-même qui petit à petit est devenu misanthrope et même dégoûté de sa propre personne, se méfiant de tout et de tous. Il avoue volontiers qu'il est d'une grande de indifférence aux autres, à en devenir méchant, même s'il dépend de Moll, une sorte de gouvernante qui s'occupe de lui et qui figure sur les tableaux de Meininger, parce que son fils ne veut pas se charger de lui. On a même du mal à s'imaginer qu'il a pu avoir une famille mais pourtant c'est vrai et il la méprise, comme tout ce qui l'entoure. Du temps où il était encore vivant, seul son chien semblait avoir de l'intérêt à ses yeux. Il sent venir la mort, mais apparemment elle ne lui fait pas peur. Il la voit comme une délivrance face à l'échec de sa vie. Je ne suis pas vraiment spécialiste de l'art mais certaines de ses remarques sont pertinentes. Quant à ses commentaires sur sa vie ratée, je les trouve plutôt sains simplement parce que je suis toujours agacé par ceux qui, suffisants, passent leur temps à se regarder le nombril et à se tresser des lauriers.

    Par ce roman pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, j'ai été assez surpris à cause de l'atmosphère déprimée et glauque qu'il distille.Les remarques du narrateur ne correspondent peut-être pas tout à fait à celles que je pourrais faire moi-même mais certaines d'entre elles ma paraissent quand même justes et pertinentes. Elles sont certes désabusées mais correspondent à ce qu'un homme en fin de vie peut penser d'un parcours personnel entaché par l'échec et par la solitude qui en résulte. Sur le plan du style, le texte se lit bien mais il assez décousu parce que divisé en paragraphes où le passé se mêle au présent et où ses remarques sont comme jetées sur le papier, comme des « pensées » ou des pièces d'un puzzle qui laissent parfois la place à des longueurs inutiles.

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Aleph 0

    La Feuille Volante n° 1153

    ALEPH 0 Jérôme Ferrarri – Babel

     

    Ce roman met en scène un jeune professeur hanté par l'Aleph Zéro (noté א o du nom de la première lettre de l'alphabet hébraïque) n'a rien à voir avec la vile d'Alep en Syrie mais fait référence à une nouvellel de Borges. C'est, d'après la quatrième de couverture  « un être mathématique  désespérément intact quels que soient les éléments qu'on lui soustrait », autant dire quelque chose qu'on altère pas, qui reste constant quoiqu'on fasse. Même si au départ, je suis assez imperméable aux mathématiques, c'était cependant assez pour susciter mon intérêt. Ce livre, baptisé « roman » et qui a cependant l'aspect d'un recueils de nouvelles, donne la parole, sur le ton de la confidence à ce jeune homme obsédé par cette idée qui semble gouverner sa vie et qui est celle de la solitude. Il la combat comme il peut et il a choisi les femmes qu'il baise, mais, même si son potentiel de séduction est grand, le résultat est toujours le même et souvent nul et met en évidence ce destin néfaste qui ne le lâche pas et que rien ne peut altérer. Même quand il parle d'une collègue qui a subit l'ablation d'un sein suite à un cancer et qui de ce fait a une vie sexuelle amputée au point qu'elle choisit la mort, c'est de sa propre vie dont il nous entretient. Il le fait par ailleurs sans artifice ni retenue, évoquant autant ses conquêtes féminines parfois bizarres que l'onanisme de son adolescence, puisque, selon lui, le plaisir sexuel est seul à pouvoir triompher de la solitude, même si son esprit n'engendre bien souvent que des fantasmes féminins. Ni l'alcool ni la drogue ne peuvent en venir à bout, un peu comme s'il devait en passer par ces artifices délirants et brumeux pour connaître l'extase qu'il n'atteint jamais vraiment. A chaque fois qu'il tente ce genre d'expérience, il a l’impression d'être étranger à son propre corps. Seule les femmes le ramènent à la réalité sans que pour autant il puisse faire la différence entre le désir et le plaisir qu'elles suscitent pour lui. L'attrait des femmes reste la seule chose qui compte, qu'on ne pourra jamais altérer même si sa gaucherie et parfois sa timidité lui interdisent d'en profiter.

    Cela veut-il dire que, quoiqu'on fasse pour faire cesser un état de chose délétère, cela est voué à l'échec et que se battre contre les moulins est certes un acte enthousiasmant mais vain, un peu comme si une divinité perverse, qu'on peut appeler hasard ou malchance, avait résolu définitivement de contrecarrer nos efforts ? Peut-être, et j'ai personnellement déjà fait ce genre d''expérience qui porte en elle les racines de son fiasco. Je veux bien le suivre sur ses interrogations existentielles à propos de l'amour et même dire qu'il n'existe pas, que c'est un concept parfois étrange, en revanche je suis assez imperméable à l'explication du monde par les mathématiciens et plus précisément les tenants de la physique quantique. Le narrateur choisit d'explorer le temps et sa relativité à travers l'histoire de son grand-père. La durée semble ne pas exister, nonobstant les dates égrenées, dans ce parcours de sa jeunesse militaire et ultramarine ponctuée de voyages, de combats et de virées dans les bordels pour soldats. Là aussi ce qui surnage c'est la solitude et aussi la mort qui en est le complément, comme si tout ce qui lui était arrivé s'était déroulé en dehors de lui, comme s'il était lui-même en état d'exil dans sa propre vie. La vie pourtant ne cesse jamais, quelqu'un prend toujours la place de l'autre, n'altérant donc pas le principe actif de l'existence, pourtant la mort existe qui est précisément la fin incontournable de chacun de nous.

    Tout cela m'a paru un peu labyrinthique et même parfois obscur, avec des relations du narrateur qui donne parfois la parole à d'autres, que j'ai eu parfois un peu de mal à suivre et peut-être à comprendre surtout à travers l'évocation de certaines notions scientifiques, d'où une certaine déception . J'avoue que cet auteur qui recevra le prix Goncourt dix ans plus tard et que je ne connaissais pas, a suscité mon attention par ce premier roman paru en 2002 mais j'ai eu un peu de mal à le suivre. © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le sermon sur la chute de Rome

    La Feuille Volante n° 1152

    Le Sermon sur la chute de Rome – Jérôme Ferrarri – Actes Sud (Goncourt 2012)

     

    « La philosophie mène à tout à condition d'en sortir » c'est sans doute ce que se sont dit Matthieu Antonetti et Libero Pintus, des enfants du pays et amis d'enfance quand ils ont repris, après leur licence de philosophie, le bar de ce petit village corse qui avait bien failli disparaître. Rapidement, ce débit de boissons devient le centre du village et même de la vie nocturne de la région. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles mais petit à petit, autant pour des raisons extérieures que à cause de drames intimes et familiaux, les choses se dégradent et ce qui était une bonne affaire commerciale se transforme en fiasco. L'auteur y déroule l'histoire de la famille Antonetti à la généalogie compliquée et au parcours qui ne l'est pas moins, notamment celui de Marcel, le père de Matthieu.

    Augustin d'Hippone, qui sera plus tard connu sous le nom de St Augustin, prononça son « Sermon sur la chute de Rome », après le sac par les Wisigoths de la Ville éternelle en 410. On en accusait les chrétiens à cause de leur religion nouvelle introduite dans l'empire. Augustin démentit, évidemment et rétorqua que Rome n'était pas éternelle, comme d'ailleurs l'homme de chair et les choses humaines, que seul Dieu survit à tout. D'ailleurs les différentes parties de ce livre sont introduites par des citations augustiniennes.

    Le lien entre ces deux histoires, l'une réelle et l'autre fictive est qu'elles s’inscrivent dans le déroulé des choses humaines promises à la destruction. L'auteur prend en exemple l'Empire français sur lequel jadis le soleil ne se couchait jamais mais qui n'échappa pas, sous les coups de la victoire de Diên Biên Phu, aux velléités d'indépendance des pays africains et à ce qu'on a appelé tardivement « la guerre d'Algérie », au délitement, pour ne plus exister encore que sous la forme de confettis ultramarins. C'est en effet un réflexe dominateur mais irraisonnable et parfaitement humain que de vouloir acquérir chaque jour davantage, plus d'argent, plus de biens et donc plus de pouvoirs. Pourtant tout ce qui touche à l'homme est périssable, à l'image de nous-mêmes, de notre corps détruit chaque jour par la maladie, les accidents et le vieillissement, même si nous œuvrons en sens contraire. Le poète le rappelle à l'envi, « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur», notre destin se réalise toujours malgré nous, nous faisons notre parcours parce que nous sommes faits pour quelque chose que nous ne soupçonnons parfois pas nous-mêmes, nous le faisons volontairement et ce, même si nous nous sommes jurés de faire l'inverse, même si nous rêvions d'autre chose, un peu comme si une divinité perverse nous y poussait que nous pouvons appeler hasard, quand nous ne refaisons pas, malgré nous, l'exemple pas forcément bon donné par nos parents. Dès lors que nous naissons, par accident ou par amour, notre bulletin de naissance sera, tôt ou tard, suivi par un certificat de décès parce que nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre vie qui elle-même est transitoire. Nous appartenons à l'humanité, c'est à dire que nous ne sommes pas seuls et nous pouvons aussi redouter que les autres, et plus précisément nos proches, se mettent en travers de notre route et compromettent nos projets les plus enthousiastes et ce malgré tous les serments et les promesses échangés, quand nous ne nous en chargeons pas nous-mêmes ! Et l'auteur de citer Saint Augustin lui-même « Ce que l'homme fait, l'homme le défait ». Ainsi Aurélie, la sœur de Matthieu, qui part faire des fouilles sur le site d'Hippone ne retrouvera rien de la cathédrale ou prêcha, des siècles auparavant, le saint homme, pas plus d'ailleurs qu'elle ne trouvera l'amour.

     

    Dans un style somptueux et poétique, malgré toutefois la longueur de ses phrases, l'auteur nous fait partager sa vision des choses humaines, effectivement vouées à la disparition à travers la multiplicité des personnages de ce roman, sans doute pour nous montrer qu'elle est effectivement la mieux partagée.

  • L'enquête

    La Feuille Volante n° 1151

    L'enquêtePhilippe Claudel – Stock.

     

    Imaginez un enquêteur missionné pour expliquer une vague de suicides intervenus récemment dans une entreprise. Jusque là, ça va, si on peut dire, sauf qu'il va être confronté à une série d'entraves qui vont retarder son travail, un policier pinailleur, une série de personnages plus falots et bornés les uns que les autres, bref tout une ambiance que n'auraient désapprouvée ni Frantz Kafka ni Georges Orwell tant elle est déshumanisée et pleine d'agressions et d'incompréhensions à l'égard de ce pauvre homme. Il y a heureusement quelques images dignes de Boris Vian. Chacun ne fait que son travail en évitant de prendre des initiatives et personne n'a d'autre nom que celui de la fonction pour laquelle il existe et agit. L'enquêteur dont nous ne connaîtrons pas le patronyme fait ce qu'il peut pour mener à bien sa tâche mais on le sent perdu dans ce monde de plus en plus absurde qui lui échappe et qu'il ne comprend pas. Il a constamment l'impression que quelqu'un derrière lui l'empêche de travailler et même d'exister, et il découvre à chaque instant ce monde insensé dans lequel il est soudain projeté et qui va le broyer. Ce décor impersonnel est souligné par l'absence de raison sociale dans l'entreprise, de toponymie, de nom de famille pour les différents personnages, comme si tout cela était à ce point déshumanisé qu'il n'était même pas utile de les nommer autrement. Le contexte général est aussi étrange et abandonné aux automatismes des machines, aux algorithmes, à l'informatique...On comprend que dans ces conditions que le personnage principal qu'est l'Enquêteur, ressente une sorte de malaise, celui de n'être personne et peut-être aussi de ne pas exister. Il n'est d'ailleurs pas le seul a être affecté par cette étrange atmosphère, chacun réagit différemment mais surtout bizarrement, à tout le moins au regard de la normalité généralement admise, mais en évitant surtout de sortir officiellement de son rôle pour ne pas se faire remarquer dans cette société aussi hiérarchisée qu'anonyme.

    J'y vois une critique de la société compartimentée où chacun œuvre dans son coin sans chercher à comprendre autre chose que la tâche qui lui a été assignée. Je dois d'ailleurs dire que certaines descriptions m'ont rappelé des scènes de la vie ordinaire dans nos villes et ce qui est décrit dans cet ouvrage ressemble, par bien des côtés, au quotidien que nous vivons. J'ai lu aussi une vraie désespérance chez cet « Enquêteur », un désarroi, un abandon, un peu comme celui qui nous habite tous quand, nous étant fixé un but et ayant tout fait pour l'atteindre, nous prenons conscience que nous n'y parviendrons jamais. J'y ai vu une sorte d'allégorie de la vie présentée sous des dehors surréalistes et qui peuvent peut-être porter à sourire (encore que) mais que j'ai personnellement ressentie comme une volonté de mettre des mots sur une situation délétère, au moins pour ne pas avoir à en pleurer. De là à penser à la mort, et singulièrement par suicide, il n'y a qu'un pas aisément franchi dans ce contexte. Elle peut être considérée comme une délivrance, n'est plus que la seule solution face à ce combat solitaire et perdu d'avance symbolisé, à la fin, par cette forêt de containers étanches qui sont la manifestation d'échecs personnels. Cela peut être l'illustration de l'inutilité de cette vie dont nous ne sommes que les pauvres usufruitiers, de l'issue du parcours humain qui bien souvent n'ouvre que sur une vaine impasse malgré toute l'énergie et la vitalité qu'on met à atteindre son but. La mort, l'oubli, l'abandon viendront très vite les recouvrir. L'épilogue me semble être une allégorie du « jugement dernier » même si j'ai personnellement une notion diamétralement opposée à ce que la liturgie judéo-chrétienne tente depuis longtemps de nous enseigner non seulement dans le but de nous culpabiliser mais surtout d’instiller en nous la peur panique d'un dieu que par ailleurs on nous présente comme bon et miséricordieux. « C'est en ne cherchant pas que tu trouveras », cette citation quasi-biblique, à la fois sibylline et ouverte à toutes les interprétations, pleine de promesses et de contradictions, conclut ce roman.

    A cette lecture j'ai eu aussi l'impression d'avoir affaire, en la personne de l'Enquêteur, au type même du malchanceux à qui rien ne réussit, qui est poursuivi par une sorte de guigne qui affecte son quotidien au point qu'à ce stade de sa vie il a le sentiment, comme l'aurait dit Fernando Pessoa, de n'être rien au regard des autres et à ses yeux mêmes. Il se sent le jouet de cette vie et c'est un peu comme si, ceux qu'il croise, et sans pour autant que se soient donné le mot, s’ingénient à lui pourrir l'existence, par nécessité professionnelle sans doute mais aussi souvent pour le plaisir de se faire ainsi, à eux-mêmes, la preuve qu'ils existent et qu'ils ont de l'importance et du pouvoir. Il devient leur jouet autant que celui de son destin néfaste et tout se ligue contre lui au point qu'il ne lui reste plus que le rêve et même le fantasme pour l'aider à supporter ce quotidien délétère. L'impression est telle que lui-même a l'impression d'être dans le rêve d'un autre.

    Et l'enquête dans tout cela, c'est à dire la chose qui a motivé la présence de ce pauvre homme dans cet univers déjanté ? Elle était le vrai motif de sa présence dans cet microcosme mais disparaît vite. C'est un peu comme dans le roman de Boris Vian, « l'automne à Pékin » qui ne se passe ni en automne ni à Pékin et qui parle de tout autre chose.

    Je viens de lire « Inhumaines » du même auteur (La Feuille Volante n°1150) et cela ne m'a guère enthousiasmé. Ici, le texte est mieux écrit, lu parfois à haute voix pour mieux goûter la faconde de l'auteur, plus attachant aussi malgré le contexte impersonnel très près de la science-fiction mais aussi d'une certaine réalité que je me suis appropriée. De Philippe Claudel j'avais bien aimé « Les âmes grises » ou « Le rapport de Brodeck ». J'avoue avoir ici renoué avec l'intérêt que je porte à cet auteur.


     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Inhumaines

    La Feuille Volante n° 1150

    Inhumaines – Philippe Claudel – Stock.

     

    Quand j'ai pris ce livre sur une des étagères de ma bibliothèque préférée, le titre m'a fait penser à quelque chose qui restait de mes lointaines études. « L'inhumaine », c'était, dans le théâtre classique, la femme qui ne répondait pas à l'amour qu'on lui témoignait et la couverture pouvait, avec un peu d'imagination, abonder dans le sens de cette interprétation...

    J'ai, dans cette chronique, largement commenté l’œuvre de Philippe Claudel que j'apprécie pour la qualité de son écriture et son souffle subtilement poétique (notamment « les âmes grises », « le café de l'Excelsior »- la Feuille Volante n ° 620- 621...). Ce roman est présenté comme une occasion de rire de tout, une sorte de poil à gratter, un pavé dans la marre, une plaisanterie de potache, une manière un peu bête et méchante de voir les choses qui nous entourent... Il est sans doute tout cela et ces vingt cinq courtes nouvelles ne m'ont pas laissé indifférent. Il y a les histoires un peu déjantées qui nous sont racontées par l'auteur, comme l'homme qui offre à sa femme trois hommes comme cadeau de Noël ou le galeriste qui vend des cadavres gelés de SDF comment illustration de l'art contemporain. Derrière tout cela j'ai choisi, un peu comme Rabelais qui invitait déjà son lecteur a briser l'os pour en retirer la substantifique moelle, de voir plutôt un critique de notre société. Le jeu cruel qui consiste à détruire des véhicules qui circulent sous un pont ne nous rappelle-t-il rien dans une société où la réussite personnelle, portée au pinacle, s’accompagne aussi de l'élimination de l'autre, considéré comme un concurrent, ou ces gens le plus souvent respectables qui aiment tant multiplier autour d'eux souffrances et désolations, souvent pour le seul plaisir d'affirmer leur existence ou leur importance, parce que leur position leur en donne le pouvoir, qu'ils aiment cela ou simplement qu'ils se croient tout permis ? Dans cette société, il ne faut pas hésiter à se vendre pour obtenir un peu de notoriété, de pouvoir... et pour cela on est prêt à tout.

    Le sexe envahit chaque jour notre société (et bien souvent dans notre proche entourage) et bien des gens ne pensent qu'à cela et feraient tout, et bien souvent n'importe quoi, pour un petit moment de plaisir. Ici ça va carrément jusqu'à l'obsession, quant à l'adultère, il est devenu carrément banal. C'est peut-être une vue de mon esprit sans doute tordu, mais il me semble aussi que l'auteur règle quelques comptes avec les femmes notamment dans « mariage pour tous ». Par ailleurs, il les met souvent dans des situations où elles n'ont pas le meilleur rôle. J'ai peut-être trop d'imagination, mais dans certains textes, j'ai lu l’indifférence qui va croissante dans notre société et aussi l'hypocrisie qui va avec. J'ai vu aussi ces nouvelles une invitation à s'accepter soi-même, à admettre les ravages du temps sur notre propre corps parce que simplement les choses changent et n'évoluent pas dans le bon sens (« Transhumanisme »).

    C'est vrai que tout cela est volontairement excessif et même agressif. Sur le principe, ça ne me dérange pas et rire de tout est plutôt salutaire, d'autant que notre société n'est évidemment pas exempte de critiques, mais quand même... J'avoue que plus j'avançais dans la lecture de ces courts textes, plus ma curiosité du début laissait place à l'agacement et même à la déception d'autant plus que je ne retrouvais pas l'auteur que d'ordinaire j'appréciais. Je me suis peut-être laissé porté par sa volonté de provocation, je n'ai peut-être pas retrouvé le style fluide que j'avais tant apprécié auparavant mais je dois dire que je me suis, pour une fois, un peu lassé à cette lecture. Franchement j'ai lu mieux sous sa plume, mon a priori favorable n'a pas résisté longtemps et je trouve dommage qu'il ait commis ce roman, à mes yeux sans grand intérêt, surtout au regard de ce qu'il a écrit par ailleurs.

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Noces de charbon

    La Feuille Volante n° 1148

    NOCES DE CHARBON Sophie Chauveau – Gallimard.

     

    Quand on parle anniversaire de mariage, les noms qu'on donne aux « noces » varient entre la fragilité, la douceur, la fragrance, la richesse et la solidité, une manière hypocrite de plus de présenter cette institution comme agréable et résistante. Tant mieux pour ceux à qui ça a réussi, tant pis pour les autres. Les noces de charbon n'existent pas mais c'est pourtant lui, ou plus exactement la mine, qui, en soixante huit ans va réunir ces deux familles du nord de la France et de quelques autres, qui n'avaient pourtant rien de commun entre elles, d'un côté des mineurs pauvres, de l'autre des directeurs, les nantis, les riches. A l'époque, un peu avant la Grande Guerre, la mine c'était « Germinal », avec son travail inhumain, les accidents, les grèves réprimés par l'armée, la silicose, la souffrance et la mort prématurée et par-dessus tout ça l'omniprésence de l’Église et son dévastateur message culpabilisant, face aux puissances de l'argent.

     

    Entre les mariages d'amour et les adultères, les réussites sociales et la désinvolture des enfants de famille, l'argent qui est pour les uns si rare et pour les autres le moyen de paraître, de frimer, de s'offrir tout ce qu’ils veulent, les crises économiques, les guerres, l'Occupation avec son lot de Résistants et de collabos, les espoirs envolés, le sens du commerce des uns et paresse des autres, la bigoterie et les mondanités, les mésalliances et les mariages de raison, la vertu et les vices, les enfants légitimes et adultérins avec même une ascendance juive occasionnée par un amour passionné, la conscience de classe et la volonté d'échapper à sa condition, l'auteur déroule la vie de ces hommes et de ces femmes qui ont fait l'histoire familiale tout au long de ces années. Ce n'est peut-être pas un hasard si, dans cette galerie de portraits, c'est Nadine qui a retenu vraiment mon attention. D'ailleurs c'est elle qui fera la jonction entre les Proust et les Simenon, ces deux familles qui n'avaient aucune chance de se rencontrer et de s'unir. Elle commence à m’intéresser à partir de la Libération quand elle s'étourdira dans ce Paris libéré de l'après-guerre, dans le tourbillon germanopratin de ses seize ans avec les Existentialistes et les nuits du « Tabou ». Elle est une jeune fille délurée aux origines incertaines, en mal de repères familiaux qui balade son désespoir dans une liberté toute neuve. Pierjac est le type de snob mondain sans envergure ni intérêt mais le hasard, ou le destin, va les réunir. Ce mariage, qui n'est que la conséquence du traditionnel accident d'une future naissance non désirée, on ne sait plus s'il s'agit d'une mésalliance, la famille d'anciens mineurs qui épouse celle des Charbonnages, ou un bon coup réalisé par une fille pour se faire épouser par un fils de famille ! Le personnage de Sophie aussi retient mon attention, l'histoire de sa famille et la sienne propre sont sans doute les ressorts cathartiques de sa démarche d'écriture et en cela aussi ce roman m'a intéressé.

     

    Pour écrire une saga il faut avoir du souffle et notre auteur n'en maque pas pendant ces 68 ans que dure son récit sans que l'ennui se soit insinué dans ma lecture. Elle y ajoute un humour discret et ce n'est pas fait pour me déplaire. Heureusement elle a eu la bonne idée de joindre un arbre généalogique pour aider le lecteur à s'y retrouver dans ces familles dont les destins s'entrecroisent. Il n'est pas de trop ! A titre personnel, mon expérience ne m'a pas donné une bonne image de la famille. J'ai été rassuré (un peu) de voir que je n'ai pas été le seul à pâtir de l'inconséquence des autres.

     

    Le style est agréable et facile à lire. Ce livre a été pour moi un bon moment de lecture. Je continue avec plaisir la découverte de cette auteure rencontrée un peu par hasard.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Ferdière, psychiatre d'Antonin Artaud

    La Feuille Volante n° 1147

    Ferdière, psychiatre d'Antonin Artaud – Emmanuel Venet – Éditions Verdier Poche

     

    Gaston Ferdière (1907-1990) avait un penchant très prononcé pour la poésie et aussi pour la polémique constructive puisqu'il combattit la légende misérabiliste tressée par Jehan-Rictus lui-même ou défendit la mémoire d'Anatole France. Pour l'heure, il a vingt ans et croit qu'on peut concilier médecine et littérature un peu comme l'a fait Louis-Ferdinand Céline mais dans un tout autre registre et la notoriété en moins. Il soigne à l’hôpital le jour et la nuit il déclame ses poèmes d'inspiration surréaliste dans les bistrots. André Breton est son modèle, comme lui il est un poète égaré en médecine qui veut devenir psychiatre, c'est à dire « un paria aux yeux ce ses confrères sérieux », curieux de l'écriture automatique et de la création, fasciné par le monde des fous et de leurs vies en lambeaux. Pour lui ce sera Villejuif. C'est aussi un idéaliste qui part combattre en Espagne ravagée par la guerre civile. Il y sera médecin mais aussi écrivain, bouleversé devant tant de morts et d'absurdités.

     

    Il sera donc psychiatre c'est à dire en prise directe avec « le verbe déstructuré, grandiose et hermétique des fous, : la source même de toute poésie », attentif « (aux) salles communes et (aux) galeries où l'humanité fait naufrage », mais aussi insoumis, marginal. Est-ce l'exploration de l’inconscient humain qui le rapproche d'André Breton ? Pourtant il choisit, sous les coups du sort, d'étouffer la poésie qu'il porte en lui au profit de la psychiatrie et devient novateur en privilégiant les facultés créatrices de ses malades. Il se hasardera aussi dans des expériences médicales nouvelles, notamment sur Antonin Artaud, mais qu'on lui reprochera plus tard. En lui cohabiteront toujours le poète mort et le médecin renié, un véritable naufrage. Cette rencontre ravive chez Ferdière ses anciens démons poétiques et, adepte du sacrifice volontaire, il favorise chez son patient ce qu'il a étouffé en lui.

     

    Il recherche, et c'est légitime, la reconnaissance à laquelle tout homme aspire dès lors qu'il fait quelque chose avec passion mais n'oublie pas pour autant le partage. Malheureusement il y aura toujours quelque chose qui viendra s'opposer à lui sans qu'il y puisse rien, aussi bien acceptera-t-il d'étouffer lui-même ses aspirations de poète au profit de son métier de psychiatre mais un exercice plus humain de la psychiatrie se heurta au système et aux élites qui le broieront. Poète chez les psychiatres ou psychiatre chez les poètes, il ne sera sans doute jamais à sa vraie place, toujours « en deuil de lui-même » et il aura beau faire, il y aura toujours quelque chose, le destin contraire ou la malchance, pour se mettre en travers de son chemin. Ce sera le vrai paradoxe de sa vie, d'une sa vie ratée qu'il a acceptée ! L'auteur le présente comme une sorte d'abandonné de Dieu. Je ne sais si j'ai bien compris cette allusion mais j'avoue que j'accepte assez facilement cette explication aussi abrupte soit-elle.

     

    Comme j'ai déjà dit dans cette chronique, j'ai découvert cet auteur par hasard et je m'en félicite puisque j'apprécie son style fluide, toujours agréable à lire. J'ai retrouvé ici sa verve mais j'ai lu aussi une parole un peu acerbe, comme si notre auteur, réglant peut-être quelques comptes personnels, mais surtout hors de lui devant tant d'injustices, choisissait de réhabiliter cet homme de bonne foi et de bonne volonté, un peu trop ballotté par l'adversité et la volonté de nuire de ses contemporains. Cela ne me dérange pas car nous avons tous des choses sur le cœur et la fonction cathartique de l'écriture n'est pas incompatible avec le talent. En lisant ce court texte, j'ai aussi pensé, toutes choses égales par ailleurs, à Louis-Ferdinand Céline qui sera médecin hygiéniste, soutenant sa thèse de doctorat sur « La vie et l’œuvre de Philippe Ignace Sommelweis ».

     

    J'ai eu plaisir à travers cette courte biographie, rédigée me semble-t-il avec une sorte de rage retenue, à faire la connaissance de Gaston Ferdière. Cette démarche m'a rappelé un peu celle adoptée par Jérôme Garcin qui a souvent choisi, en les romançant parfois, d'exhumer de l’anonymat des figures oubliées de la littérature ou de l'histoire, abandonnées de la chance ou de Dieu, si on y croit, des idéalistes qui ont dû malgré eux accepter leur sort pour s’abîmer dans le quotidien et dans une mort souvent prématurée, alors qu'ils portaient en eux un tout autre rêve. Au moment où on montre en exemple ceux qui ont réussi, sans pour autant entrer dans le détail de leur succès, j'avoue avoir beaucoup d'empathie pour les laissés pour compte.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Mémoire de mes putains tristes

    La Feuille Volante n° 1146

    Mémoire de mes putains tristes – Gabriel Garcia Marquez – Grasset.

    Traduit de l'espagnol par Annie Morvan.

     

    Drôle d'idée de la part du narrateur : le jour de son 90° anniversaire , il veut s'offrir une folle nuit d'amour avec une jeune prostituée vierge, paradoxe qui tient autant dans la découverte de la fille que dans les possibilités physiques du narrateur. Il y a en effet un âge pour tout ! Célibataire, il confie en effet n'avoir jamais fait l'amour avec une femme, qu'elle fût prostituée ou non, sans la payer pour cela, c'est donc pour lui devenu une habitude. Il a même dressé une liste de ses partenaires. Rédacteur improbable dans un petit journal local, il a eu l'idée de rédiger autre chose que ses articles ordinaires pour leur préférer ses mémoires, d'où le titre du roman.

    Mais, revenons à ce qu'il considère comme un cadeau personnel, et même intime, d’anniversaire. On dira ce qu'on voudra et on peut être animé des meilleures intentions du monde, la sagesse populaire a bien raison de proclamer qu'on ne peut être et avoir été. Le malheur pour lui c'est que cette réalité se propage sous forme d'informations dans toute la ville où il est fort connu, ce qui n'est pas fait pour célébrer sa virilité, nonobstant son âge !

    Restait donc ce fait, ou ce non-fait, comme un défi que relève volontiers son amie la maquerelle qui se sent obligée de lui trouver un « cadeau » capable de combler les désirs de son amical client, mais celui-ci se dérobe sans pouvoir la toucher. Pourtant la présence d'une de ces jeunes femmes auprès de lui va contribuer à le rajeunir et à le rendre fou amoureux. Ce n'est donc pas une simple histoire de coucheries d'un vieillard libidineux comme on aurait pu s'y attendre mais une véritable renaissance pour lui. Mais ce n'est pas que cela et cet ultime épisode lui renvoie en pleine figure tous les échecs de la vie passée, la nostalgie du temps qui fuit, les affres de la vieillesse, la réalité prochaine de la mort. Nous ne pouvons rien à la fuite du temps et nous sommes tous promis au trépas quoique nous fassions. Nous serons seuls face à la camarde et il est illusoire d'espérer autre chose et se raccrocher à ses souvenirs ne servira à rien. C'est aussi simple et cruel que cela parce que c'est non seulement l'apanage de la condition humaine qu'il en soit ainsi , mais en plus il nous est donné d'en prendre conscience sans pouvoir rien faire contre cela. Tout être vivant est promis à la mort mais la particularité de l'homme est de pouvoir y réfléchir longtemps avant, de l’apprivoiser peut-être mais assurément de la craindre d'autant plus facilement que son existence a été belle et qu'ainsi il sait ce qu'il perd en perdant la vie.

    Derrière un titre évocateur, porteur d'érotisme et peut-être davantage, c'est en réalité à une méditation sur la condition humaine à laquelle l'auteur nous convie, aux joies et surtout aux peines, aux grandeurs mais surtout aux décadences, aux mensonges et aux trahisons qui sont bien plus fréquents que l'amitié et l'amour sincères qui accompagnent notre parcours sur terre qui n'est pas un long fleuve tranquille. Tout ici-bas n'est qu'apparences, décor, hypocrisies, mensonges. On peut quand même se jouer à soi-même la comédie mais tout passe, la jeunesse comme la beauté, tout est promis à la décrépitude, même le corps des femmes qui est encore la seule manière d'échapper agréablement à la solitude et à la souffrance.

     

    J'ai apprécié une nouvelle fois le style fluide de Marquez, sa verve mêlant l'humour à la mélancolie, une façon sinon de rire, à tout le moins de sourire de la mort inévitable qu'un vieil homme peut combattre en puisant dans la jeunesse et la beauté d'une femme. Il la présente toujours comme endormie et nue ce qui est sans doute une manière de répondre à la mort prochaine du narrateur et une façon de souligner les ravages que les années ont fait sur son propre corps.

     

     

  • la boule noire

     

    L A F E U I L L E V O L A N TE

    La Feuille Volante est une revue littéraire gratuite créée en 1980. Elle voyage maintenant sur internet.

     

    N°869– Février 2015

     

    LA BOULE NOIRE Georges Simenon – Le livre de Poche.

     

    Nous sommes dans une petite ville des États-Unis dans les années 50. Walter Higgins y mène une vie paisible de père de famille nombreuse et de directeur de supermarché. Il s’implique même à titre bénévole dans divers activités au profit de la collectivité. Bref, c'est quelqu'un dont on peut dire qu’il a réussi socialement et qu'il est heureux dans cette vie autant qu'on peut l'être et que c'est un type bien. A un détail près cependant, il s'est mis dans la tête d'être membre de Country Club, une association locale de notables qui rejette systématiquement sa candidature sans raison apparente et le fait à travers un vote anonyme qui se manifeste par la présence d'une seule boule noire déposée dans l'urne le soir du scrutin. Il n'a pourtant rien de commun avec ce club mais son appartenance consacrerait sa réussite. Ce refus, manifesté pour la deuxième année bouleverse Higgins. C'est peut-être pour lui plus qu'une question de principe puisque même au pays du rêve américain où la réussite personnelle est célébrée comme une vertu, il lui semble que ce qu'on lui reproche ce sont ses origines pauvres, son père absent sa mère alcoolique, destructrice et délinquante. Pour en être arrivé là, il a dû gravir tous les échelons d'une société qui ne lui avait pas fait de cadeaux puisqu'il était parti de rien. Si on lui a confié la direction du magasin, c'est qu'il avait fait ses preuves, débutant comme livreur. En lisant cela le lecteur songe immanquablement à un paranoïaque qui rejoue la grande scène du complot. C'est pour lui tellement révoltant qu'il veut tuer les membres de ce club qui lui refusent l'entrée. Pire peut-être, il découvre qu'au sein de ses activités bénévoles où il s'impliquait pourtant beaucoup, son avis importe peu et on le tient pour rien. Il démissionne donc même si cela peut avoir des conséquences sur son chiffre d'affaires et sur sa situation. Pourtant cette histoire d’appartenance à ce club n'a vraiment aucune importance mais il le vit comme quelque chose d'injuste. Le déroulé des événements le fait pour autant revenir à une réalité plus terre à terre, le fait grandir, lui fait prendre conscience des choses et les relativiser.

    J'observe quand même que Higgins a bénéficié du soutien sans faille de sa famille et de ses employés, ce qui se révèle à la fois rassurant et salvateur dans une situation qui aurait pu devenir criminelle. Pourtant quand on a le sentiment d'être exclus d'un groupe et en ressent une certaine solitude.

    Cette histoire de boule noire a probablement une dimension maçonnique, le terme blackbouler vient de là. Mais au-delà de cette remarque qui ne trouve pas ici sa véritable résonance, ce roman, écrit dans les années 60 prend une dimension très actuelle. Il nous est tous arrivé, dans notre vie familiale ou professionnelle d'être l'objet d'injustices qu'aucune raison ne motivait. Elles nous étaient infligés discrétionnairement soit par quelqu’un qui ne nous aimait pas ou ne nous aimait plus, soit par simple jalousie. En tout cas, la personne qui faisait ainsi acte de malveillance avait une volonté farouche de nous faire du mal, de nous détruire, d'autant plus forte qu’elle ne reposait sur rien d'autre que sur cette faculté de profiter d'une situation de supériorité supposée et parfois temporaire, basée sur la fortune, la position sociale ou hiérarchique. Le pire sans doute était la lâcheté puisque cette situation délétère était couverte par l'anonymat, l'hypocrisie, la mauvaise foi...

     

    Simenon, ce n'est pas seulement les romans policiers où le commissaire Maigret exerce avec talent son pouvoir de persuasion, de déduction et démasque à chaque fois le coupable. J'ai dit dans cette chronique combien j'aimais cette ambiance un peu glauque tissée dans cette série. C'est aussi un écrivain de romans psychologiques et je suis entré, pour des raisons personnelles sans doute, dans ce processus qui m'a parlé d'autant plus que le style est fluide, agréable à lire.

     

    Ce roman a été adapté pour le télévision dans un film de Denis Malleval (2014) diffusé sur France 3 le mercredi 17 février 2015. Le comédien Bernard Campan, qu'on connaissait dans un tout autre registre, donne ici toute sa mesure dans cette dramatique.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • Le petit homme d'Arkhangelsk

    La Feuille Volante n° 1145

    Le petit homme d'Arkhangelsk – Georges Simenon. Presse de la cité.

     

    Ce roman a été publié en 1956 et c'est l'histoire d'une mésentente conjugale comme il en existe beaucoup. C'est quelque chose de très actuel puisque de nos jours à peu près deux mariages sur trois se terminent par un divorce et qu'il vaut mieux tenir les serments de fidélité échangés lors de la cérémonie à la mairie et à l'église pour du folklore, tant les époux s'empressent de les trahir sans vergogne. L'espèce humaine est ainsi faite, nous en faisons tous partie et nous n'y pouvons rien. Ce roman met en scène Jonas Milk, 40 ans, un petit commerçant d'origine russe, naturalisé français, timide et effacé. Il tient une boutique de philatéliste et de bouquiniste sur la place du Vieux Marché d'une petite ville du Berry. Il a épousé Gina Palestri, 24 ans, sa jeune et belle femme de ménage parce que la solitude lui pesait et aussi pour lui procurer une certaine tranquillité. Bien entendu ils n'ont pas d'enfants et peu d'occasions de coucher ensemble. Ce genre d'union est vieille comme le monde, porte en germe sa propre destruction, et en deux ans de mariage, Jonas qui tient à sa femme, lui pardonne tout, même ses infidélités. Bien sûr la différence d'âge prête aux plus faciles plaisanteries assorties de sourires sous cape et quand Gina disparaît une nouvelle fois et qu'on lui demande où elle est, il répond qu'elle est à Bourges où elle va parfois. Sauf que cette fois elle est partie en dérobant des timbres de prix et qu'elle ne reviendra pas. Alors qu'il aurait pu être l'objet de soutien dans cette épreuve, une sorte d'ambiance délétère se noue autour de lui, lui faisant sentir que, contrairement à ce qu'il avait cru en venant ici, il reste un étranger et les nombreuses contradictions auxquelles il doit faire face donnent à penser qu'il s'est débarrassé de son épouse. Il est tellement désespéré face à cette rumeur et malgré un témoignage spontané qui l’innocente, qu'il ne supporte plus sa vie.

    Ce roman psychologique nous présente un Simenon bien différent de l'auteur des Maigret. J'ai retrouvé certes son style fluide et agréable à lire mais cette œuvre nous rappelle qu'il a aussi été un observateur très fin de condition humaine, hors des ouvrages à caractère policier qui ont fait sa notoriété. Nombre de ceux-ci ont fait l'objet, et avec bonheur, d'adaptations cinématographiques et théâtrales ; cette chronique s'en est déjà largement fait l'écho. Un film a même adapté ce roman en 2006 ( « Monsieur Joseph », réalisé par Olivier Langlois). Ici Joseph est un petit commerçant solitaire, musulman non pratiquant et qui a francisé son prénom de Youssef pour mieux se faire accepter dans cette petit ville dont il croit, après tout ce temps, faire partie. Même si les personnages et la localisation géographique sont différents, ce long métrage est fidèle à l'esprit du texte de Simenon et rend bien, autour du personnage de Joseph, cette ambiance, d'abord légère et assortie de sous-entendus un peu salaces à propos de la fidélité de sa jeune épouse, puis franchement hostile quand la rumeur enfle et fait de lui un potentiel assassin de la jeune femme. Il n'est plus le cocu dont tout le monde se moquait mais devient un meurtrier dont tout le mode se méfie. Il est dès lors rejeté comme un étranger et se sent impuissant face à cette réaction. Daniel Prévost qui a eu une carrière de comique, est dans ce rôle, particulièrement émouvant et a sans doute trouvé là sa véritable voie. J'avais fait la même remarque à propos de Bernard Campan incarnant aussi un homme victime de la malveillance, dans un roman du même Simenon (« La Boule noire »- La Feuille Volante n° 869). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Daniel Prévost incarne dans ce film un homme issu du mariage entre une française et un algérien puisqu'il est lui-même le fruit d'un tel métissage. C'est aussi un roman et un film très actuels qui illustrent, outre l'infidélité conjugale, le rejet de l'autre qui ne nous ressemble pas et met en échec le « vivre ensemble » dont je ne suis pas sûr qu'il perdure longtemps dans la climat d'insécurité dû aux attentats à caractère religieux et ethniques que nous vivons actuellement.

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Marcher droit, tourner en rond

    La Feuille Volante n° 1144

    MARCHER DROIT, TOURNER EN ROND – Emmanuel Venet – Éditions Verdier.

     

    Au cours de notre existence, les obsèques des autres auxquelles on assiste par obligation ou authentique douleur, en attendant de tenir soi-même le rôle principal dans ce genre de représentation, sont l'occasion de parer le défunt de toutes les qualités, surtout de celles qu'on lui déniait de son vivant. Après tout ça vaut mieux que de réciter la liste de ses défauts et cela ne servirait pas à grand-chose. Quand en plus la cérémonie a lieu dans une église, l'officiant se croit obligé d'évoquer la vie éternelle pour celui qui vient de mourir, même s'il était athée. C'est la tradition mais l'hypocrisie a ses limites !

    Ce roman est constitué par un long monologue d'un homme de 45 ans atteint d'un syndrome autistique qui, au cours des funérailles de sa grand-mère Marguerite, s'insurge intimement contre l'hypocrisie et notamment les propos de l’officiante qui couvre la défunte de qualités que, selon lui, elle n'avait pas. Il s'ensuit une longue histoire pleine de détails de nature politique, religieuse, sentimentale, morale qui s'attachent à cette grand-mère et qui tendent à prouver qu'il a raison, ce qui le conforte dans son attitude de refus. Le syndrome dont il souffre fait de lui un solitaire qui s’arque-boute sur son score personnel au scrabble et sur l'histoire des accidents de l'aviation civile. Il ajoute des bribes de son histoire personnelle qui mettent en en évidence non seulement sa misanthropie et sa soif de vérité mais aussi son sentimentalisme exacerbé puisqu'il confie au lecteur l'existence du seul amour de sa vie, une camarade de lycée, Sophie, qu'il n'a pratiquement jamais revue depuis une trentaine d'années et à qui il est attaché d'une manière platonique. Même si mal lui en a pris, il se réfugie dans cet amour impossible et idéaliste qui conforte son inaptitude à vivre dans cette société et il s'accroche à son image furtive glanée dans les films où elle n'est qu'une figurante discrète. En fait il ressasse et tout ce qu'il nous raconte se révèle assez amusant sous des dehors fort sérieux et parfois même sombres ou violents. Il y a aussi une galerie de portraits savoureux mais pas toujours flatteur où les femmes de sa parentèle n'ont pas le meilleur rôle, à l'exception toutefois de sa grand-mère Violette qu'il n'a pas connue et qui est, dans son esprit, l'objet également d'une forme d’idéalisation. 

    Sous ce titre en forme d'oxymore, l'auteur semble nous dire que l’idéal de transparence et de sincérité produit exactement le contraire de l'effet recherché et ainsi le narrateur dans son propos ne fait que tourner en rond, ce qui finalement donne au livre une dimension humoristique incontestable, avec cependant un passage plein de rêveries poétiques et aussi de cet utopisme un peu décalé qu'il cultive jusqu'à l'absurde pour cette Sophie tant désirée.

    C'est vrai que cet homme est un idéaliste et a assurément beaucoup de mal à trouver sa place dans notre société faite d'apparences trompeuses, d'hypocrisies et de duplicités. Sa franchise ne le mènera à rien d'autre qu'à l'exclusion et à l'éloignement des autres ce qui correspond bien au syndrome dont il souffre et c'est un peu un cercle vicieux qui l'enfonce dans sa propre solitude.

     

    J'ai bien aimé ce roman qui respecte les unités classiques de lieu, de temps et d'action mais aussi et peut-être surtout qui collige les remarques et aphorismes les plus inattendus et humoristiques mais aussi les plus pertinents sur la vie en général et sur l'amour et le mariage en particulier (« si l'amour rend aveugle, le mariage rend la vue »). J'ai eu plaisir à retrouver chez cet auteur, découvert par hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, ce style délié et fluide qui m'a encore une fois procuré un bon moment de lecture.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La fabrique des pervers

    La Feuille Volante n° 1143

    LA FABRIQUE DES PERVERS – Sophie Chauveau – Gallimard.

     

    Tout commence par le courrier d'une lectrice à destination de l'auteure à propos d'un de ses romans et il n'est, pour une fois, pas question du traditionnel débordement de mièvres flagorneries cependant fort appréciées des écrivains, mais au contraire révèle une parenté entre elles. Cette correspondance démasque également un tabou familial : l'inceste. Sophie Chauveau comprend alors que, dans cette famille, elle n'est pas le seule à avoir subi cette opprobre qui détruisit son enfance et son adolescence. Par une curiosité sûrement moins malsaine que les agissements hypocrites de cette parenté, elle entreprend d'en dresser l'arbre généalogique, de répertorier tous ceux qui, dans sa parentèle se sont rendus coupables de cette horreur. Ainsi, sur quatre générations, dresse-t-elle la liste de ces pervers qui s'attaquèrent aux enfants de leur propre famille pour assouvir leurs vices cachés, avec la complicité de leurs proches. Elle remonte jusqu’à 1870 quand les Parisiens furent contraints de manger les animaux du Jardin des Plantes, ce qui fit la fortune épicière d'Arthur. Avec son épouse Eugénie, ils seront les fondateurs de cette lignée qui comprendra vite que l'argent permet tout et que l'hypocrisie bourgeoise jette un voile pudique sur les moindres débordements familiaux. Puis la Grande Guerre, l'Occupation avec son inévitable marché noir et les trente glorieuses ne feront qu'enrichir les descendants. Elle n'en finit pas de faire l'inventaire des amants, des maîtresses, des enfants illégitimes ou adultérins, des coucheries à l'intérieur de la famille, de la pratique de l'échangisme, des attouchements et des caresses, des viols, de la pédophilie, de petits arrangements avec la morale et la loi pourvu que les apparences soient sauves et que l'oubli vienne recouvrir tout cela du moment que ça ne sort pas de la famille ! Et chaque génération reproduira le modèle, victime puis bourreau, héritière de cette « maudite molécule familiale ». La cécité, le silence, le déni seront la règle et tout cela restera tabou surtout si la religion, la maladie et la mort s'en mêlent. Le plus étonnant c'est que les conjoints, forcément au courant, n'ont rien dit, inconscience, complicité ou volonté de ne rien voir ? Dans l'exploration de cet arbre familial, l'auteur découvre que certains transhument et exportent même à l'extérieur leurs propres perversions. Que reste-t-il aux enfants ainsi abusés, sinon le divan du psy puisqu'il développent eux-mêmes de la culpabilité ? Dès lors, parler devient impossible et quand ils osent le faire la réparation judiciaire est impossible du fait de la prescription. D'ailleurs la famille est un tel symbole qu'il est parfois impossible de dénoncer l'inceste. Reste le pardon, mais c'est une autre histoire qu'on n'est pas obligé de trancher ;

    Dans ce catalogue d'horreurs familiales, je m'attendais à ce qu'elle avoue faire partie de cette « fabrique de pervers ». Non seulement elle ne le fait pas, mais s'en exclut, se pose en réaction face à cette lignée malveillante. Si elle en avait fait partie, on aurait salué son courage d'avoir parlé, on l'aurait absout à cause de la génétique, de l'atavisme familial, du mauvais exemple que le destin vous pousse malgré vous à reproduire. Il n'en est rien et l'écriture est sans doute pour l'auteur une forme de catharsis. Elle se présente au contraire comme une mère aimante, soucieuse de ses enfants, c'est à dire l'exact contraire de ce lignage de tordus, en tout cas une femme qui, pour la première fois, a osé parler alors que la plupart ont observé un silence coupable. Elle soulève également des interrogations intimes : A-t-elle éprouvé du plaisir, de la jouissance à ces attouchements, pourquoi s'est-elle laissée faire, a-t-telle aimé cet homme qu'elle me parvient pas a appelé « papa », comme un père ou comme un bourreau, cela a-t-il impliqué chez elle une forme de frigidité et d'impossibilité de reconstituer à son tour une vraie famille sans rejeter, même inconsciemment, son mari , peut-elle pardonner… ?

    A force de chercher des explications, d'analyser, d'excuser peut-être cette perversion familiale et surtout paternelle, l'auteure finit par ressentir une forme de culpabilisation. J'avoue, à titre personnel, que parmi toutes les épreuves que la vie envoie à chacun d'entre nous, ce vieux réflexe judéo-chrétien revient à chaque fois. Je me suis toujours attaché à le combattre parce qu'il ne correspond à rien d'autre qu'à une longue tradition de responsabilisation personnelle héritée de la religion chrétienne et qui ne repose sur rien d'autre que sur cette volonté, de la part de la religion ou du pouvoir politique, d'asservir l'autre pour mieux le manipuler. Elle a été simplement une victime comme c'est souvent le cas dans ce genre de famille où on a pris grand soin de faire prévaloir les apparences trompeuses et d'accuser à tort des innocents pour mieux s'innocenter soi-même.

    Ce n'est pas le premier livre sur ce sujet mais l'auteure a le courage de secouer le cocotier et de révéler ces perversions familiales. Elle le fait avec un texte simplement et parfois crûment écrit, dénonçant un père exhibitionniste, brutal et pervers, une mère soumise, frustrée, irresponsable et hystérique puis un oncle et un parrain du même tonneau. Ce récit autobiographique fort dense pose beaucoup de questions. L'auteure a le courage de s'attaquer à la famille, cette institution qu'on a longtemps présentée comme un pilier de la société et qui, en tant que telle, ne pouvait qu'être que vertueuse et ne pouvait donc pas souffrir de critiques. L'inceste fait partie des tabous familiaux dont on ne parlait jamais surtout dans les couches aisées de la société. Elle remet en cause le sacro-saint amour parental comme s'il était une chose incontestable, à jamais gravée dans le marbre. Heureux ceux qui ont eu des parents « aimables » c'est à dire dignes d'être aimés, respectés, honorés.

    Et l'inceste n'est malheureusement pas la seule déviance qu'on peut reprocher à la famille !

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Plaise au tribunal

    La Feuille Volante n° 1142

    PLAISE AU TRIBUNAL Emmanuel Venet – Éditions "La fosse aux ours".

     

    Sous ce titre à forte connotation juridique puisqu'il emprunte au discours des prétoires son ton très cérémoniel, se cache un court récit (30 pages) en forme de plaidoirie et de jugement, en l'espèce celui d'Oublevé, dont le nom constitue déjà un canular, sauf le respect dû au Président du susdit Tribunal. De quoi s'agit-il donc? Imaginez-vous que nous sommes en automne, que les feuilles tombent et qu'on a l'habitude de les ramasser après les avoir mises en tas puisqu'elles constituent en elles-mêmes une source d'accidents. Jusque là rien de bien extraordinaire. Là où ça se complique c'est que face au résultat de ce travail auquel il n'avait même pas participé, il est venu à l'idée de M. Diese qu'il s'agissait d'une œuvre d'art qu'il baptisa tout de go « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle ». Cela peut être considéré comme un hommage à Jacques Prévert et témoigne en tout cas d'un certain niveau culturel de notre ami, et du fait de cette prise de position, quand même fort inattendue, ce vulgaire amas de feuilles se retrouve de facto référencé dans « l'art conceptuel », certes éphémère mais avec la dimension culturelle incontestable d'une sculpture. Sauf que nous sommes dans l'asile psychiatrique de la bonne ville d'Oublevé et que ce M. Diese s'y trouve hospitalisé depuis de nombreuses années. Ainsi le fait que l'établissement se soit débarrassé de cet encombrant amoncellement qui par ailleurs représentait aussi un danger, constitue l’espèce de cette action en justice.

    Nous nageons ici en plein délire et j'imagine les effets de manches des avocats, leur difficulté à garder leur sérieux, et je ne parle parle de l'autorité des juges et de « la chose jugée ». L'auteur est psychiatre et à ce titre capable de déceler, entre autre, les capacités créatrices de certains de ses patients et le fait d'être classés parmi les « malades mentaux » n'amenuise en rien leurs facultés artistiques. Je n'en veux pour preuve notamment que le cas de Séraphine Louis (1864-1942) (La Feuille Volante n° 369) qui, malgré des facultés mentales quelque peu altérées attira, d’ailleurs un peu malgré elle, l'attention d'un marchand d'art et eut quelque succès. Au-delà de cette remarque, j'observe que la décision du tribunal, pour savoureuse qu'elle soit, laisserait sans doute les étudiants en droit, confrontés au commentaire d'un tel arrêt, dans une situation délicate. Après tout, il y bien eu parmi les verdicts des cours, des jugements où la sacro-sainte logique, voire le bon-sens, ont été laissés de côté au nom de la loi, de la morale, ou de l'Ordre Public. La sentence ainsi prononcée par un vénérable juge qui est aussi, on l'imagine, un « juriste éminent », pour fictive qu'elle soit, m'évoque l’imaginaire d'un Salvador Dali, les extravagances des surréalistes ou les provocations du mouvement « dada ». Je ne manquerai pas non plus d'évoquer les tribulations d'un Amadis Dudu qui, dans « L'automne à Pékin » (roman qui ne se passe ni en automne ni à Pékin) de Boris Vian se trouve embarqué dans l'improbable construction d'une ligne de chemin de fer dans l'immense désert d'Exopotamie, laquelle doit passer au beau milieu de l'unique hôtel qui de ce fait doit être détruit. Quant à l'atmosphère de ce récit, il ne serait sans doute pas tout à fait renié par Kafka lui-même. Cela dit il y a des moments dans notre vie où les choses se présentent sous un jour si surréel qu'on a besoin de se pincer pour vérifier qu'on ne rêve pas. Je ne parlerai pas non plus du plus grand pays du monde qui vient de confier son destin et peut-être aussi le nôtre à un homme à la fois fantasque, irresponsable et imprévisible. Est-ce à dire que la folie est la chose du monde la mieux partagée ? Méfions-nous, de même que nous sommes tous justiciables, nous pouvons également devenir, même pour un temps, pensionnaires d'un établissement psychiatrique. Après ce bref voyage en « absurdie » je me demande toujours si on peut rire de tout, c'est à dire si, face à la désespérance distillée par notre monde, on peut opposer autre chose que l'humour parce qu'en fait il ne nous reste bien souvent plus que cela. J'ai bien aimé la dérision avec laquelle l'auteur, rencontré par hasard, a traité son sujet.

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • RIEN

    La Feuille Volante n° 1141

    RIEN – Emmanuel Venet – Éditions Verdier

     

    Parce qu'il a l'intention de fêter leur vingt ans d'amour, un musicologie invite Agnès, sa compagne, au Negresco. Après une étreinte, cette dernière lui pose une question aussi légère que les volutes bleues de la fumée de sa cigarette «  A quoi penses-tu ?».

     

    En fait ce voyage amoureux n'est qu'un prétexte pour gommer les petites érosions et les accidents inévitables d'une vie commune mais surtout parce que ce palace niçois a donné asile pendant quelques jours à Jean-Germain Gaucher, un musicien de troisième ordre de la Belle Époque à qui le narrateur a consacré sa thèse de doctorat et qui est venu ici avec sa maîtresse, la sulfureuse et ambitieuse soprano Marthe Lambert. Malheureusement une rénovation a fait disparaître la chambre où Jean-Germain et Marthe batifolèrent, qu'importe, c'est pour le narrateur l'occasion d'inviter son lecteur à faire plus ample connaissance avec ce musicien qui n'a laissé dans l'histoire de la musique, comme dans l'histoire tout court, qu'une trace fort ténue, que son travail universitaire s'attacha à faire revivre. Le narrateur évoque la vie quelque peu tumultueuses de Gaucher qui la préféra cependant à la profession juridique voulue par son père. Il évoque surtout la mort du musicien, par ailleurs pas très heureux en ménage, qui a connu des relations extra-conjugales plus que cahoteuses et dont la carrière artistique qui aurait pu être florissante, s'est perdue dans des compositions de cabaret et des pochades légères. Cette mort bizarre, le musicien est écrasé par son propre piano lors d'un déménagement, donne à penser qu'il s'agit d'un suicide. Ce thème sera une des pistes de réflexion de cet ouvrage, hypothèse enrichie par les remarques d'un de ses amis qui ratiocine à l'envi sur ce sujet et ce malgré l'enquête qui a conclu à l'accident.

    J'ai bien aimé ce Gaucher et la façon dont l'auteur le fait vivre sous nos yeux sous la forme d'une biographie convaincante et ce d'autant plus qu'elle appartient complètement à la fiction. On nous parle souvent et à l'envi, en les donnant en exemple, de tous ceux qui ont réussi, mais on passe sous silence les milliards de gens qui tentent leur chance sans jamais la croiser. J'ai lu dans ce roman qui tient son lecteur en haleine jusqu'à la fin, une caustique étude de personnages et de caractères, Jean-Germain construisant pour lui-même ses propres châteaux en Espagne, se laissant griser par le succès ou les passions amoureuses dont on sait qu'elles ne sont que temporaires, se complaisant dans l'échec comme il se vautre dans la vantardise qui emprunte plus à l’imagination qu'à la réalité. A travers lui j'ai lu un rappel bienvenu aux choses de la vie, la fuite du temps, le destin qui vient parfois contrecarrer les projets les plus fous qu'on fait pour soi-même, la complaisance qu'on tisse face à l'adversité, la vanité des entreprises humaines et surtout le fait que nous ne sommes ici-bas que les modestes usufruitiers de notre propre vie. Cela donne une somme d'aphorismes bien sentis.

    J'observe que Jean-Germain tient un journal intime ce qui en dit assez long sur la conscience qu'il a de son mal de vivre, mais encore une fois je ne suis pas bien sûr de la fonction cathartique de l'écriture et, mettre des mots sur ses maux ne me semble pas aujourd'hui être une thérapie efficace, comme son suicide plus que vraisemblable semble le prouver. Le psychiatre qu'est aussi l'auteur doit bien avoir un avis sur la question. Pour Gaucher la fuite reste possible mais d'une efficacité improbable, tout au plus se réfugie-t-il dans l'imaginaire, cette espérance gratuite et sans issue qui n'enfante que des fantasmes et des chimères. Mais cela ne l'arrange pas vraiment, tout comme ne le console pas de ses échecs répétés, de son mariage raté, des ses amours de contrebande sans issue, de son talent ignoré et des mauvaises affaires de son établissement, l'alcool dont il était devenu avec le temps et l'habitude, un adepte militant. Même la séduction de sa propre épouse lui paraît problématique et surtout pas vraiment apaisante. C'est comme cela, les amours de Jean-Germain et de sa légitime, à condition qu'ils aient jamais existé, se sont abîmés dans la routine, l’incompréhension et finalement l'indifférence silencieuse, ce qui fait dire au bon sens populaire que, contrairement aux apparences, le mariage ou la vie commune tuent l'amour, et ce n'est pas faux. Et je ne parle pas de l'inconfortable certitude de s'être trompé dans son choix !

    J'ai aimé aussi que l'auteur ne tombe pas dans la trop facile évocation du Pigalle et de ses plaisirs. Je retiens également les remarques quelque peu acerbes du narrateur sur les affres de la vie universitaire, sur les difficultés de la création littéraire, de la façon de réussir dans le domaine de la recherche et de la publication ainsi que les fourches caudines sous lesquelles il faut passer pour être reconnu. A sa manière, il est lui aussi un peu Jean-Germain Gaucher et ce n'est peut-être pas un hasard s'il a choisi ce personnage comme sujet d'étude. Là aussi le narrateur se laisse aller, inspiré par son expérience personnelle, à une somme apophtegmes désabusés mais pertinents que bien des auteurs feraient bien de méditer . J'en retiens une «  En matière d'art, non seulement il n'y a rien à attendre de l'altruisme ni de la sollicitation, mais les vertus cardinales s'appellent orgueil et égocentrisme ». Il en va de même sur le travail de créateur et sur la façon de mener sa carrière.

    A travers les propos de son ami, le narrateur fait en quelque sorte le point sur la création artistique, les relations amoureuses et même la vie en général. Il en vient tout naturellement à s'interroger sur son mariage, sa vie de famille et son parcours sentimental, leurs aspirations, leurs imperfections, leur désenchantement. Il évoque sa rencontre avec Agnès, le hasard qui l'a provoquée, puis la lente érosion des choses qui l'amène à considérer que son couple, après vingt ans de vie commune et deux enfants, s'est lentement transformé en deux solitudes, avec mensonges et hypocrisies pour sauver les apparences, compromissions et artifices pour le faire durer, une manière de se rapprocher de Gaucher et de son désespoir et peut-être aussi des autres humains. Il pousse même son questionnement jusqu'aux relations sociales qu'il entretient, à ses dires, de moins en moins, refusant de satisfaire à l'esprit grégaire qui , sous toutes ses formes, gangrène notre société et notre quotidien. Comme il le dit «( il résiste) à la tentation de la normalité », tout en tentant de combattre la marginalité.

     

    Mais revenons à la question initiale posée par sa compagne et à laquelle il répond simplement « à rien ». Outre le fait qu'il m'a toujours parut étonnant qu'on puisse ne penser à rien, cette somme de pages qui constituent le roman tend à prouver que l'auteur-narrateur n'a pas vraiment laissé la vacuité envahir son esprit, à moins bien sûr qu'il ait préféré cette réponse laconique et négative à la nécessité d'avoir à confesser à sa compagne tout ce qu'il a confier au lecteur.

     

    Ce récit se décline de la part du narrateur sur le ton d'un monologue et sur le thème des illusions perdues. J'ai apprécié le style alerte, subtil, ciselé et délicatement ironique de ce trop court roman dont l'auteur m'était inconnu. Le hasard, pour une fois, a bien guidé mon choix. D'après ce que j'ai lu de lui, il publie peu et c'est dommage puisque sa faconde m'a à la fois étonné et conquis au point que je vais sans doute en lire davantage. Cela a en tout cas été pour moi un bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER – Juin 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un bel morir

    La Feuille Volante n° 1140

    Un bel morir – Alvaro Mutis – Grasset.

    Traduit de l'espagnol par Eric Beaumartin.

     

    Cette fois Maqroll a décidé de se domicilier temporaire dans l'improbable port de La Plata avec la projet de remonter le fleuve à la rencontre de ceux qui auparavant avaient partagé avec lui quelques entreprises mirifiques. Pour cela il choisit une chambre bizarrement située en surplomb des eaux boueuses assez loin de l'estuaire (c'est un peu l'image de sa propre vie), dans une auberge tenue par une femme aveugle. Il rencontre un ingénieur belge qui doit réaliser un tronçon ferroviaire au sommet de la cordelière et l'engage pour convoyer du matériel. Il ne tarde cependant pas à s'apercevoir que cette histoire de ligne de chemin de fer devait bien cacher quelque chose d'illégal dans un endroit où les autorité avaient depuis longtemps cesser d'être présentes. Cela paraît bizarre pour cet homme qui est avant tout un marin qui a bourlingué sur toutes les mers du globe mais c'est comme cela et de cette aventure improbable il ne sortira pas indemne. Elle met encore une fois en évidence sa naïveté ordinaire qui le pousse dans des aventures incroyables face à la cupidité d'autrui mais qui nourrit largement son expérience en matière de connaissance des bassesses dont l'espèce humaine est coutumière.

    Maqroll El Gaviero (le gabier), est un personnage de fiction dont Mutis (1923-2013), à partir de 1985, a décliné la vie à travers sept romans au point qu'on peut dire qu'il est l'alter ego de l'auteur. Mais l'est-il en réalité. Il y a quelques années, je me suis demandé en quoi Mutis et Maqroll pouvaient être considérés comme des personnages hétéronymes comme ont pu l'être Pessoa et Alvaro de Campos ou Ricardo Reis. C'est toujours un sujet délicat qui amène à réfléchir sur le rôle de l'écriture pour l'auteur lui-même, une manière de rendre compte d'une certaine réalité ou l'occasion de se créer, à travers l'imaginaire, un univers idéal qui compense fictivement un quotidien plus morne.

    Maqroll est un marin en perpétuelle errance, un homme au passeport constellé de visas périmés, un solitaire, plus que marginal au regard de la loi, mais un être cultivé, érudit, épicurien, polyglotte, fidèle en amitié cependant, n'hésitant pas à traverser les océans pour répondre à la sollicitation d'un ami (« Le rendez-vous de Bergen ») sans qu'on sache très bien comment la lettre a pu lui parvenir. Il pratique avec modération la fréquentation des tavernes et les passades amoureuses mais que quelques femmes ne parviennent pas à oublier, lui non plus d'ailleurs. Elles ont nom Antonea, Flor Estévez ou Iliona... Le Gabier semble exercer sur les femmes en général une séduction naturelle et l'oubli, cette faculté étonnement humaine, ne parvient pas à entamer la trace qu'il laisse dans la mémoire des gens qu'il croise. Ici c'est Amparo Maria qui succombe à son charme et qui rejoint ainsi ses femmes mythiques. Il n'a pas de véritable projet d'avenir mais, sans qu'il y puisse rien, il a l'art de se mettre, sur terre comme sur mer, dans des situations inextricables, à participer à des affaires douteuses dont il se sort au dernier moment mais où il laisse toujours le peu d'argent qui lui reste. Le temps a fait sur lui et sur ses facultés des ravages ordinaires et il se sent vieux mais se rappelle opportunément ce que furent ses bonnes années, tumultueuses et amoureuses et cela sans doute le maintient en vie, même si les regrets l'accompagnent. Ce n'est d’ailleurs pas la première fois que l'auteur aborde ce thème à travers son héros.

    Ce n'est pas première fois non plus que Maqroll côtoie la mort. Dans un précédent roman il l'avait déjà approchée dans les miasmes d'un marigot mais s'en était tiré in extremis. Ici, elle s'invite à nouveau en frappant autour de lui à occasion de cette indéfectible habitude qu'ont les hommes, depuis la nuit des temps, de se battre et de s’entre-tuer. Dans ce roman tout l'art de l'auteur est d'entretenir chez son lecteur un suspens qui pourrait bien se conclure pour Maqroll par un fin tragique. C'est un thème d'autant plus prégnant dans l’œuvre de Mutis que Maqroll n'a jamais eu d'enfant (du moins à sa connaissance) et donc n'a pas assuré sa descendance, mais cela a-t-il de l'importance ? Ce roman a été publié en 1989 dans son édition originale, soit bien avant le décès de Mutis. De plus ce n'est pas son dernier roman où apparaît Maqroll. Dans un appendice à ce récit, Mutis ne laisse pourtant aucun doute sur la disparition de Maqroll et la citation de Pétraque, « Un bel morir tutta la vita onora », qui sert d'exergue à ce roman, vient conclure cette vie aventureuse et tourmentée. C'est en effet une prérogative d'auteur de disposer purement et simplement de l'existence, même fictive, de son personnage.

    Comme toujours dans les romans de Mutis, j'ai retrouvé ces descriptions poétiques, ce qui nous rappelle qu'il était avant tout un poète, et ici le lecteur circule avec Maqroll dans la douce fragrance des caféiers autant que dans le danger des sentiers de montagne pleins de brouillard glacé, près des précipices et des torrents… Comme l'a dit fort justement Bernard Clavel « Mutis est un enchanteur ». J'ai apprécié aussi ces évocations subtilement humoristiques, le phrasé délicat, cette délicieuse façon d'exprimer les états d'âme du Gabier et cette nostalgie qui lui colle à la peau comme son ombre. Ma lecture a été passionnée et Mutis a ce talent de transformer une histoire qui aurait pu être une banale aventure en un récit passionnant. Il reste pour moi un génial conteur qui entraîne son lecteur de la première à la dernière page sans que l'ennui ne s'insinue dans sa lecture.

     

    Depuis de nombreuses années cette chronique s'est fait l'écho de l’œuvre de Mutis à travers les tribulations de Maqroll mais cette modeste évocation n'a pas vocation à tout résumer. Alvaro Mutis reste cependant pour moi un auteur majeur dont Octavio paz a pu dire « (qu'il est) un poète dont la mission consiste à convoquer les vieux pouvoirs et faire revivre la liturgie verbale, dire la parole de vie »  Maqroll, loin d'être une sorte de mythe, reste malgré tout un personnage assurément humain et attachant.

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • La Fille du train

    La Feuille Volante n° 1138

    LA FILLE DU TRAIN – Paula Hawkins – Sonatine.

    Traduit de l'anglais par Corinne Daniellot.

     

    Rachel prend le train deux fois par jour, mais c'est un train très lent qui s'arrête souvent à cause des travaux ce qui lui donne l'opportunité de regarder chez les gens qui habitent le long de la voie. Elle n'est pas tracassée par son travail, puisqu'elle a été licenciée pour ivrognerie mais, pour tromper sa logeuse, continue de faire semblant d'aller travailler à Londres. Elle vit mal son divorce ,sa stérilité, son désir d'enfants et s'abîme dans l'alcool qui est une sorte de consolation. Elle est un peu indiscrète et la solitude qu'elle connaît depuis son divorce avec Tom a sans doute développé chez elle une imagination débordante. Chaque jour elle passe devant la maison d'un couple à qui elle prête une vie idyllique qui n'est pas la leur. Elle les a baptisé Jess et Jason, alors qu'en réalité ils s'appellent Mégane et Scott qui sont voisins de son ancienne maison où Tom, son ex, vit avec Anna, sa nouvelle femme et leur petite fille. L'imagination de Rachel n'a rien à voir avec la réalité puisque Mégane trompe allégrement son mari, finit par disparaître et on retrouve son cadavre.

     

    Le livre refermé j'ai un sentiment diffus et confus à la fois, celui d'avoir assisté, certes à une fiction, mais peut-être pas si éloignée que cela de la réalité tant l'espèce humaine, à la quelle nous appartenons tous, est perverse et complexe. C'est sans doute une déformation personnelle, mais j'ai lu ce roman, pas exactement comme un thriller, mais comme une étude de personnages, leur psychologie, leur comportement les uns par rapport aux autres, ce qui depuis longtemps a nourri la littérature et ce livre n'y fait pas exception. L'action de la police est ici fort discrète ce qui est assez rare dans un roman policier mais le suspens est entretenu jusqu'à la fin grâce à une progression dans le temps, un éclatement des lieux et surtout un dévoilement progressif de la personnalité des principaux protagonistes, trois femmes, Rachel, Anna et Mégane qui racontent leur histoire à la première personne, un peu comme si elles confiaient à un journal intime leurs espoirs, leurs peurs, leurs obsessions... L'auteure elle-même adopte ce ton dès la première page en interpellant son lecteur.

    Rachel qui est coutumière d'absences éthyliques, de pertes de mémoire et de conscience, se demande si elle a vu quelque chose au sujet de cette disparition et même si elle n'est pas responsable de cet assassinat, ce qui décuple sa culpabilité. Les investigations policières pataugent, la presse et les réseaux sociaux s'en mêlent, se font l'écho d'accusations et Scott est soupçonné du meurtre de sa femme. Rachel est persuadée du contraire, a même une idée précise sur la question, mène elle-même sa propre enquête, se rapprochant des différents protagonistes, surtout des hommes, mais son addiction à l’alcool fait d'elle un personnage peu fiable que personne ne croit. Ainsi, sans doute pour se déculpabiliser, elle se rapproche de Scott en même temps que d'Anna et de Tom. Rachel est pourtant de bonne volonté mais retombe toujours son penchant pour l'alcool. Elle n'est pas seulement malheureuse, elle est mythomane, hystérique, nymphomane, violente, jalouse du bonheur des autres et incapable d'en avoir pour elle-même, harcèle Tom et sa nouvelle compagne. C'est un personnage complexe, à la fois idéaliste et pervers. Elle est née sous une mauvaise étoile, attire la malchance et fait le vide autour d'elle ce qui exacerbe son imagination et sa culpabilité. Elle est victime des événements, se débat face à l'image peu fiable qu'elle donne d'elle parce qu'elle ne peut se libérer de l'alcool et son imagination l'aide à refaire le monde autour d'elle .

    Mégane n'est pas la femme idéale que Rachel a imaginée. Elle se vautre dans l'adultère sans vergogne. Scott est désespéré. Non seulement on l'accuse d'avoir tué sa femme mais il vient de prendre conscience qu'il avait épousé quelqu’un qu'il ne connaissait pas vraiment, qu'elle le trompait sans raison, sans doute pour le plaisir de lui faire du mal et à l'évidence il ne méritait pas cette épreuve. Le lecteur apprend que cette Mégane est une femme bien peu recommandable, qui n'en n'est pas à son coup d'essai et qui fait bien peu de cas de la loi et de la morale.

    Anna est maintenant avec Tom et mère d'Evie mais elle regrette le temps où elle était une femme libre, une séductrice qui aimait être désirée, capable de choisir ses amants de passage. Elle est allée avec Tom et a sûrement eu plaisir, en devenant sa maîtresse, à profiter de la vie mais aussi à détruite le ménage et la vie de cet homme pour prendre la place de son épouse, même si Rachel ne l'était déjà presque plus. Pour cela elle ne ressent aucune culpabilité mais on sent bien que son statut de mère de famille ne lui convient pas. Elle aura une sorte de vengeance à la fin puisque petit à petit elle devient elle aussi un peu alcoolique, suspicieuse. A la limite de la paranoïa, elle craint la présence de Rachel et aussi pour son bonheur et pour sa fille. Dans ce catalogue de perversités où chacun espionne et trompe l'autre, je m'omettrais évidemment pas les hommes qui ont leur part de responsabilité.

     

    Le thème du train est particulièrement bien choisi. C'est un lieu de passage obligé pour qui doit chaque jour aller à son travail. On y côtoie des gens qui nous sont étrangers mais qui finissent par nous devenir familiers à force de les rencontrer, mais chacun poursuit sa route, forcément différente de celle de son voisin. C'est l'image de notre société caractérisée à la fois par le mouvement mais aussi par le brassage de populations. Rachel a choisi de regarder par la fenêtre de son compartiment et ce qu'elle voit excite son imagination mais les événements vont la détromper. C'est que l'espèce humaine à la quelle nous appartenons tous est ainsi faite, inspirée davantage par l'hypocrisie, le mensonge et la trahison que par la volonté de faire le bien, elle est soucieuse d'entretenir les apparences qui sont bien souvent trompeuses et qui génèrent et nourrissent suppositions et fantasmes. Ce qui m'a intéressé dans ce roman ce sont les relations au sein du couple. Quand on choisit quelqu'un pour bâtir avec lui des projets dans le cadre d'une famille, on commence par des promesses et des serments auxquels on peut croire de bonne foi mais qui sont bien souvent balayés par le hasard ou la volonté de connaître autre chose, l’excitation de transgresser des tabous et des interdits, la certitude que tout nous est permis, que c'est mieux ailleurs ou la volonté de détruire ce qu'on a mis si longtemps à bâtir, pour le simple plaisir furtif ou celui, plus insidieux de faire du mal à ceux qui ne le méritent pas et dont on veut se débarrasser. Ainsi va-t-on chercher ailleurs ce qu'on a chez soi, bouleversant le fragile ordre des choses sans souci de ceux qu'on laisse derrière soi, les enfants, qui eux pâtissent de la faute des adultes. Seul reste l'être humain dans sa complexité, son individualité, sa solitude, sa volonté de se laisser porter par les événements ou celle au contraire d'y imprimer sa marque, en parvenant à se convaincre que celui à qui on avait juré fidélité et qu'on croyait connaître, n'est là que temporairement et qu'il doit laisser la place.

     

    Le style est vif mais pas très recherché, un peu comme celui d'un polar mais ce que je retiens c'est l'étude psychologique des personnages. Ce fut un moment le lecture un peu mouvementé mais une découverte bienvenue de cette auteure dont c'est le premier roman

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • RAMUNTCHO et autres récits du Pays basque

    La Feuille Volante n° 1139

    RAMUNTCHO ET AUTRES RÉCITS DU PAYS BASQUE - Pierre Loti

    Réunis et présentés par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier – La Geste

     

    Tout d'abord, je remercie les éditions La Geste et Babelio, dans la cadre de « Masse Critique »,de m' 'avoir permis de renouer avec les écrits de Pierre Loti, un de mes écrivains favoris dont j'ai toujours apprécié la pureté, la simplicité du style et la poésie des descriptions. Il a été avec talent, comme devrait l'être tout écrivain, un merveilleux serviteur de notre belle langue française. J'ai ainsi eu plaisir à relire « Ramuntcho » et à découvrir les autres récits de ce pays basque qu'aimait tant l'auteur de « pêcheur d'Islande ». 

     

    Il y a certes ce roman publié en 1897 qui met en scène un jeune et beau contrebandier basque et lui fait vivre une dramatique histoire d'amour avec Gracieuse ainsi que des aventures héroïques. Ce n'est cependant pas un personnage idéal, c'est un homme simple, pauvre, pelotari le jour mais contrebandier la nuit, respectueux des coutumes ancestrales, des conventions et de l'ordre, victime d'événements contraires qui interdisent son mariage avec sa promise. C'est aussi un bâtard, victime des tabous sociaux et religieux, partagé entre son attachement à son terroir et sa volonté de partir loin. Gracieuse elle-même se laisse enfermer dans ce couvent dont elle ne sortira jamais vivante pour lui rester fidèle et ne pas se donner à un autre, préférant Dieu à la trahison de la parole donnée.

    C'est le grand roman emblématique du Pays basque, même si la critique n'a pas été unanime à la sortie du livre. Il témoignent de l'attachement de Loti à cette région que l'écrivain rochefortais a rencontrée à l'occasion d'une affectation comme commandant du « Javelot », une petite canonnière à vapeur, stationnaire sur la Bidassoa, destinée à la surveillance des pêcheurs et surtout des contrebandiers. Pour l'infatigable voyageur qu'est Loti c'est un paradoxe, mais le charme du pays va très vite agir sur lui et il se fixera dans une maison d'Hendaye qu'il finira par acheter et où il mourra en 1923. Lui qui était né dans un pays de plaine et dont le métier de marin l'avait entraîné sur toutes les mers du globe, il devait bien avoir une réelle envie de montagnes puisqu’il a adopté très vite ces paysages et ce peuple, au point de les décrire avec la minutie poétique et la dimension humaine qu'on lui connaît, ce qui en fait un véritable document ethnologique. Il relatera les anecdotes et les événements qui s'y sont déroulés, adoptera aussi les jeux, les coutumes de cette contrée qui, à son époque, était encore exotique, c'est à dire protégée du modernisme par les montagnes et la distance et les décrira avec passion, en faisant même un pays à la fois idéal et réel, une sorte de paradis perdu qu'il s'appropriera, mais la langue basque, mystérieuse, lui restera toujours étrangère. Même si cela est un peu folklorique, il évoque le fandango, la pelote dont il est un joueur assidu, la contrebande, les rituels catholiques et la forte propension des Basques à l'exil pour l'Amérique du sud. C'est un autre paradoxe que celui d'évoquer pour ses lecteurs du reste de la France, principalement ceux des villes, un pays à ce point enclavé dont il cherche à percer l'âme véritable. Ici, et bien qu'il ait pu être regardé comme un écrivain fantasque, il noua beaucoup d'amitiés et vécut des amours passionnées au point d'avoir une descendance illégitime et « secrète » alors qu'il était officiellement marié avec Blanche qui vivait à Rochefort. Il recevait dans cette maison des auteurs célèbres, des journalistes et des aristocrates étrangers en exil. Autre paradoxe sans doute est la recherche de Dieu, qu'il mèna, lui le protestant, à travers le catholicisme dont il aima les fastes et les rituels, au point de traverser nuitamment la Bidassoa pour aller entendre la messe de minuit en Espagne. Ce roman est en effet celui de la foi chrétienne mais aussi d'un certain scepticisme, la religion n'étant pas pour Loti la solution aux problèmes humains.

     

    Il y a surtout les explications, commentaires et analyses des auteurs, tous deux éminents spécialistes de Pierre Loti, la mise en perspective de ce roman, de la vie de l'académicien et du Pays basque. C'est là une facette intéressante de cet ouvrage. Il y a certes ces évocations de la contrebande, des nuits passées dehors, ce qui en fait un authentique roman d'aventure, mais il y aussi l'aspect descriptif des paysages changeant avec les saisons et l'évocation des amours contrariées de Ramuntcho et de Gracieuse et à jamais compromises à cause des tabous et de la pauvreté, de la morale. Bien sûr les relations entre ces amoureux sont surannées et ne correspondent en rien à celles de maintenant, mais Loti est un homme de son temps, avec sa sensibilité et son talent et cela donne un roman poétique qui s'inscrit parfaitement dans l'aventure humaine immuable. J'ai eu plaisir à le relire. Au moins ne donne-t-il pas dans le « happy end » un peu trop facile que le lecteur pourrait souhaiter et les personnages de ce roman plein de sensibilité retournent dans leur quotidien ordinaire et banal.

    Ramuntcho, comme Loti a le désir de partir, de vivre ailleurs mais malgré tout reste attaché à sa terre maternelle, au pays de son enfance. Le personnage principal est un bâtard, fils de père inconnu, comme le seront les enfants basques illégitimes que Loti aura avec celle qu'il appelle « Crucita », dont leur premier fils s'appelle Raymond (Ramuntcho en Basque). Sa mère suivra Loti à Rochefort où elle élèvera seule leurs deux fils. Il y a entre le personnage principal et Loti de nombreuses connotations personnelles, les auteurs n'en veulent pour preuve que la mise en perspective de certaines pages du roman et celles du journal intime de Loti dans ses premières années basques. Dans ce « journal » aux pages un peu disparates, Loti fait état de ses impressions et de ses sentiments, mais aussi de ses goûts, de ses obsessions, de ses sympathies ce qui en fait un document complémentaire du roman. Son amour pour ce pays y transparaît, un peu comme une immobilité chaude et douce non seulement quand il décrit les paysages mais aussi quand il évoque les foyers et les églises. Il ne lui échappe pourtant pas que la modernité du chemin de fer va bientôt venir bousculer tout cela et avec lui l’afflux des touristes (à cause de son roman peut-être?). Il n'est certes pas Basque mais a plaisir à penser qu'il a été adopté par les gens de cette contrée au point d'être reconnu et salué dans la rue, de passer la frontière espagnole librement, avec la bienveillance des douaniers, pour le plaisir d'être sur un autre versant de son cher Pays basque.

     

    Malgré tout j'ai lu aussi dans ces pages une certaine mélancolie qui je crois l'a toujours accompagné tout au long de sa vie.

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les passants de Lisbonne

    La Feuille Volante n° 1137

    Les passants de LisbonnePhilippe BESSON - Jullard

     

    Mathieu aborde un jour une femme seule, Hélène, à la terrasse d'un café de Lisbonne parce qu'il l'a vue ainsi depuis quelques jours. Cela peut paraître cavalier mais cette démarche n'a rien d'une drague, ce sont juste deux Français qui ne se connaissent pas, qui se rencontrent en terre étrangère et qui éprouvent le besoin de parler. Le hasard y est pour beaucoup et fait plutôt bien les choses mais leur échange est plutôt quelconque. Et puis la mélancolie est liée depuis toujours au Portugal, cette « saudade » qui fait partie de l'âme lusitanienne, car c'est bien de mélancolie dont il s'agit puisque, au fil de leurs conversations, on apprend qu'elle vient de perdre son mari dans un séisme à San Francisco (nous sommes dans une fiction mais depuis le temps qu'on en parle... et puis ça s'est déjà produit en 1906!), que le compagnon de Mathieu l'a quitté sans prévenir, lassé peut-être de leur relation épisodique et qu'il est à sa recherche. C'est étonnant le reflexe qu'on a, quand on a perdu un proche, de mettre entre soi et le quotidien une distance censée exorciser la douleur. A chaque fois je pense à Sénèque pour qui « Voyager n'est pas guérir son âme » et la distance n'y fait rien, le temps non plus d'ailleurs, c'est seulement nous qui changeons, qui nous habituons à l'absence, au manque ; nous n'avons plus que cela et nous le baptisons comme nous voulons, stoïcisme, fatalisme, résignation...

    L'objet de ce roman est évidemment la confidence, l'histoire personnelle, intime, qu'on raconte à un inconnu. Elle est censée alléger l'âme, les mots seraient un exorcisme et mettre des mots sur ses maux serait bénéfique mais c'est aussi raviver la souffrance, une forme de masochisme, une manière de se complaire dans sa douleur parce qu'on est toujours seul face à elle. Hélène devait aimer son mari, Vincent, puisque cette absence est de plus en plus prégnante et la rencontre avec Mathieu provoque des révélations qu'on ne fait pas d'ordinaire aussi spontanément, à moins de vouloir déstabiliser ou culpabiliser son interlocuteur en lui exposant sa peine. Ici, il n'en est rien et on la sent désemparée, détruite par cette perte qu'elle mettra du temps à admettre, si elle peut le faire un jour. Bien sûr, elle ne connaît pas Mathieu mais l'invite à se confier à elle dans une sorte de troc dont elle ne soupçonne pas le résultat. Lui aussi souffre d'une absence, singulièrement assez semblable dans la brusquerie et cruauté de sa survenance et il y a sans doute, pour lui qu'on suppose pudique, quelque réticence à montrer ses plaies. La relation avec Diego, son ami portugais devait être sincère et exclusive, à tout le moins du côté de Mathieu, mais brusquement il prend conscience qu'elle n'était pas partagée et le vide qui en résulte est un manque assez identique à ce que ressent Hélène, sauf que dans un cas c'est le hasard, ou le destin qui ont frappé et dans l'autre c'est une décision humaine. Si sur Hélène pèse la fatalité de la mort, vécue comme une injustice, sur Mathias, c'est la trahison et le mensonge qui ont connu leur épiphanie dans la fuite sans explication de son ami. Leurs deux chagrins sont différents mais ils ont tous les deux en commun cette absence, ce disparu, ce manque, ce vide. Depuis qu'elle a rencontré Mathieu, il semble se tisser entre eux une sorte de complicité, une solidarité dans le malheur, souvent émaillée de silences. Chacun reste avec l'ombre de son propre fantôme collée à la peau et qui dessine sur leur visage cette sorte de tristesse définitive. Pourtant lui a résolu de combattre sa peine par des escapades garçonnières et parfois féminines mais toujours éphémères, quant à elle, elle a pris l'habitude de se laisser aller en vivant au jour le jour, dans le souvenir de son défunt, de se complaire dans son deuil au nom de la fidélité ou dans l'impossibilité affirmée d'aimer un autre homme, malgré la vie qui continue.

    Dans ce genre de situation, le déroulement normal serait une passade probable entre Hélène et Mathieu, d'autant qu'ils habitent le même hôtel, mais les choses ne sont pas si simples.  Mathieu a cette « beauté vénéneuse » de ceux qui plaisent et dont on sait qu'on ne les reverra pas. C'est un peu comme si, chacun avec sa peine, aidait l'autre par sa seule présence. Il est remarquable que l'auteur mette en perspective deux villes emblématiques qui ont connu un tremblement de terre dévastateur, San Francisco et Lisbonne, la première comme raison du deuil et de la détresse d'Hélène et la seconde comme source d'un possible retour à la vie, d'une manière à la fois particulière et partagée.

    Je suis, quant à moi, et sans doute définitivement, fasciné par les villes du bord de mer et surtout, par les ports, les bateaux , la houle, les habitants, les embruns…

     

    D'ordinaire j'ai plaisir à lire les romans de Philippe Besson à cause de son style fluide que j'ai encore une fois apprécié ici. Il distille un climat particulier que j'ai aimé tout au long de ces presque deux cents pages. Pour une fois, je dois dire que la fin m'a un peu déçu, non pas à cause de l'ombre de Pessoa qui y passe, au contraire, je m'attendais à ce que son œuvre y soit plus présente, mais peut-être à cause de cet épilogue peut-être un peu trop convenu et prévisible, peut-être un peu trop dans le « Happy-end » dont nous savons qu'il n'existe bien souvent que dans les romans. 

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • De là, on voit la mer

    La Feuille Volante n° 1136

    De là, on voit la merPhilippe Besson – Jullard.

     

    Louise est écrivain, très célèbre , très parisienne, la quarantaine, mais un écrivain qui connaît l'angoisse de la page blanche et une période de sécheresse et qui, pour exorciser cela se dépayse à Livourne, seule, dans la maison d'Anna. Graziella, la gouvernante italienne discrète assure l'intendance pour que Louise puisse écrire. François, son mari très effacé, s'accommode de cette solitude et de cette indépendance depuis des années et cette fois-ci il est resté à Paris. Louise adore le bord de mer, l’effervescente du port, ce sera peut-être le décor de son prochain livre ? Elle doit manquer d'imagination ou bien alors l'écriture est-elle un extraordinaire moyen de se tisser une autre vie, mais dans son intrigue elle s'imagine veuve et prétend écrire des romans prémonitoires, un effet de la solitude sans doute ? Ce détail du veuvage a son importance dans l'univers créatif de Louise, l'écriture ayant, à mon sens une fonction compensatrice. Voila que Graziella a un petit accident et ne pourra venir assurer son service et c'est son fils, Luca, un jeune élève-officier de marine qui vient le lui annoncer et quand plus tard il reviendra en tenue militaire, elle en tombera évidemment amoureuse, le prestige de l'uniforme sans doute à moins que ce ne soit le fameux démon de midi ? Je l'imagine personnellement assez directive pour séduire ce garçon qu'elle rêve de mettre dans son lit.

     

    Au début, j'ai cru un moment que Besson, dans une sorte de mise en abyme, allait nous parler de la genèse de l'écriture, de l’inspiration si capricieuse, de ses exigences au regard de l'écrivain, ravalé au rang de simple scribe, des servitudes que ce dernier se doit de respecter pour pouvoir, peut-être enfanter un beau texte qu'il signera, de ses moments bénis où quelque chose comme une vibration se passe dans la tête de l'auteur et qu'il faut, toutes affaires cessantes, écrire dans l'instant faute de quoi toutes ces belles phrases, toutes ces images uniques seront perdues à jamais. Après tout pourquoi pas et cela me semblait aller dans le sens de ce roman que Louise peinait à écrire. Puis, la fiction va passer au second plan pour céder la place à sa propre histoire, cette passade avec ce jeune homme qui a l'âge du fils qu'elle n'a pas. Après tout pourquoi pas ? Je note que de cet ouvrage qui a pourtant motivé son absence, nous ne saurons rien, il en est seulement question comme du « livre », sans plus, un peu comme si cela n'était qu'un prétexte qu'accepte François parce qu''il y trouve sans doute son intérêt, notamment financier, et de lui nous n'apprendrons que peu de choses, il est une véritable ombre.

     

    Puis,  petit à petit, Besson nous dévoile la personnalité de Louise. Elle est certes libre et tient beaucoup à cette liberté dont elle jouit grâce à la compréhension de son mari, mais elle est complètement déculpabilisée, de moque de la fidélité, se convainc que sexe et amour sont deux choses bien différentes. Avec une pareille psychologie le lecteur n'est pas dupe et se dit que, contrairement à ce qu'elle affirme, ça ne doit pas être la première fois qu'elle prend ainsi ses distances avec l'institution du mariage et ses engagements, surtout face à un époux aussi passif qui, sûrement lui, n'a jamais failli. C'est sans doute pour elle une posture ordinaire. Nous allons donc assister à une banale histoire d'amour entre une femme mature et un jeune homme. On y trouve toutes les ficelles ordinaires d'un roman de ce genre, l'été italien en Toscane maritime, la voiture décapotable rouge, le vent dans les cheveux, la maison isolée qui donne aux amants l'impression d'être seuls au monde et cette soudaine réminiscence pour Louise de quelque chose qu'elle croyait avoir définitivement oublié, dont on pense que ce sera éphémère mais qu'elle voudrait quand même retenir. Peut-être pas une banale passade ?

     

    Tout cela serait pour le mieux si François n'avait un accident grave, d'ailleurs provoqué par lui délibérément pour attirer l'attention de sa femme et la faire revenir ou peut-être pour se tuer lui-même, n'ayant pas le courage de faire cesser les errements amoureux de son épouse. A ce stade de l'histoire, Louise doit se dire que que le destin sert ses intérêts, en faisant d'elle une possible veuve,enfin! Comment s'est-il rendu compte de cette toquade ? Nous ne le saurons pas mais nous pouvons imaginer que les années de vie commune lui ont permis de lire en elle comme dans un livre, à moins que, attentif à l'art de sa femme, il ait choisi de respecter cette règle édictée par elle. Quand il sort du coma, les explications commencent comme une partie d'échecs et avec elles reviennent les vieilles rancœurs, les doutes intimes, les interrogations recuites...Elle tergiverse, se dérobe, esquive entre non-dits et mensonges et finalement la question de l'adultères est posée. Elle pourrait nier mais elle avoue, facilement d'ailleurs. Avec des réponses convenues elle rappelle son besoin de liberté, officiellement pour écrire, invoque l'usure des choses, le temps qui a passé, l'envie de retrouver sa jeunesse perdue... De son côté François qu'on imagine fidèle et amoureux de sa femme est peut-être tout simplement lassé du manège de son épouse et décide d'y mettre fin, à moins qu'au contraire, longtemps naïf, il s'en aperçoive pour la première fois. Il vit cela comme une trahison qu'il ne méritait pas et se rappelle à l'occasion qu'on n'est jamais aussi bien trahi que par les siens. Pour lui aussi les amours passent comme dans le poème d’Apollinaire. C'est un homme qui aime sa femme et qui, tout d'un coup, comme une révélation ou une fulgurance prend conscience qu'elle le trompe et ce sûrement depuis des années alors qu'il lui faisait confiance. Trop amoureux ou trop benêt, il n'a rien vu venir, n'a peut-être jamais rien su des trahisons de celle qu'il a épousée et qu'il croyait connaître. Il prend conscience que l'amour, la compréhension qu'il lui a donnés n'étaient pas réciproques, qu'il ne rime pas avec « toujours », que le cocuage n'arrive pas qu'aux autres, que cette femme, loin de toute culpabilisation, n'entendait rien changer à sa vie et à ses amours de contrebande. Alors, volonté de se moquer de lui, de l'humilier, de se considérer comme supérieure à lui parce qu'elle écrit et qu'elle est célèbre, de profiteur de sa candeur avec la certitude que tout lui est permis, qu'elle a le droit à l'arrogance, à l’égoïsme parce qu'elle est une femme et qu'à ce titre aussi elle peut le garder comme simple pis-aller. Il n'empêche, c'est l'après qui est intéressant, même si les apparences du couple sont sauves, elle a insinué le doute dans leurs relations et a unilatéralement brisé le contrat qui les liait. François n'en sortira pas indemne. Elle a beau voir eu du plaisir avec Luca, avoir aimé transgresser les tabous et les interdits, elle ne trouvera jamais ces années enfuies. Elle peut donner toutes les raison qu'elle veut à sa fantaisie italienne dont on imagine que ce n'est pas la première, faire des plans sur la comète et laisser libre court à son imagination d'écrivain, la décision qu'elle prend est déconcertante, à la mesure sans doute de sa personnalité. Ce roman est une sorte de pièce de théâtre en trois actes mais qui n'a rien d'un vaudeville dont on rit et ressemble plutôt à une tragédie. Les choses y sont inversées puisque c'est l'épouse qui trompe son mari et non l'inverse, c'est François qui est la victime effacée…

     

    Je ne suis pas spécialiste mais, avec l'amour, on n'est jamais à l'abri d'une surprise, bonne ou mauvaise, mais quand même, je ne donne pas cher de la décision de Louise.

     

    Je l'ai déjà abondamment dit dans cette chronique J'aime bien les romans de Philippe Besson parce qu'ils sont écrits dans un style fluide et agréable à lire, parce qu'ils se prêtent à mon commentaire qui n'est peut-être que le résultat de mon imagination. Avec elle il m'arrive parfois de poursuivre la fiction.

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Une bonne raison de se tuer

    La Feuille Volante n° 1135

    Une bonne raison de se tuer – Philippe Besson – Juillard.

     

    Novembre à Los Angeles est un peu frais et l'Amérique s'apprête à voter pour Obama. Laura Parker, 45 ans, divorcée, se réveille, solitaire et lointaine, dans cette ville étonnamment calme. Sa tête est vide, ses enfants sont loin et cette journée ne sera pas pour elle semblable aux autres. Samuel Jones, divorcé, est un peintre vaguement hippie, un homme un peu marginal. Il émerge lui aussi, mais son réveil plein de souvenirs ressemble à un retour de cuite, aujourd'hui il va enterrer son fils de 17 ans, Paul, qui s'est suicidé.  Il est un père désormais orphelin même s'il n'y a pas de mot pour exprimer cela. Laura et Samuel sont deux quidams qui, à ce moment du récit, ils ne valent pas mieux l'un que l'autre, lui à cause de son deuil et elle parce qu'elle a décidé de mettre fin à sa vie qui n'a été qu'un échec. L'auteur nous décrit leur dernière journée, presque banale, évoque leur histoire personnelle où la tristesse ordinaire domine et avec elle la certitude de ne pas être à sa place, la culpabilisation, les souvenirs, les questions et l'envie pour Laura de mettre un terme à ce qui est devenu avec le temps un poids insupportable.

     

    L'histoire fictive de ces deux personnages ne me paraît pas si éloignée de la réalité et nous avons tous un avis que la question, forcément forgé en fonction de notre caractère, de notre personnalité ou des événements qui ont jalonné notre parcours. C'est un vaste sujet que celui de la vie que l'auteur choisit de traiter à travers ces deux personnes qui ont en commun un mal-être qu'ils combattent comme ils peuvent : Samuel qui n'a jamais eu de chance et qui vient de perdre son fils unique et Laura qui jette sur son itinéraire personnel un regard désabusé. Tous les deux survivent comme ils le peuvent dans une vie au quotidien, accrochés à leurs souvenirs et à leurs regrets. Tous les deux ont une bonne raison de se tuer, sûrement différente de celle qui a projeté Paul dans la mort. L'auteur évoque leur vie qui se déroule indépendamment l'une de l'autre, ils ne se connaissent pas, finiront par se croiser par hasard mais cette rencontre sera presque muette, impersonnelle et je sais gré à l'auteur d'avoir évité l'épilogue facile auquel peu ou prou le lecteur s'attend, surtout sur fond de liesse populaire électorale, pensez-donc, un noir à la « Maison Blanche », ça ne s'était jamais vu !

     

    Philippe Besson choisit de nous parler de la vie en évitant de nous dire, comme une abondante littérature nous le rappelle à l'envi, qu'elle est belle et qu'elle vaut la peine d'être vécue. Cela, on l'entend tous les jours, comme si elle était un long fleuve tranquille, comme si elle ne nous réservait pas plus d'épreuves que de joies. C'est un poncif, mais face à elle, il y a différentes manières de réagir. Samuel entame sa résilience qui sera longue et douloureuse. Son art l'y aidera peut-être mais il y a fort à parier que ses tableaux en seront les témoins et que « cette belle lumière » qu'il est venu chercher sur la côte ouest prendra des teintes grises et sombres. Laura a une attitude inverse et tente, par le travail et un semblant de lutte quotidienne, d'exorciser ses souvenirs d'avant, quand elle était mariée et avait une famille. Tous les deux sont assaillis par la culpabilisation de n'avoir peut-être pas fait ce qu'il fallait au moment où il le fallait, par les remords , par la malchance qui s'attache à leurs pas depuis le début aussi, mais si la mort de son fils bouleverse Samuel, c'est la décision de Laura pour elle-même qui la perturbe parce qu'on la sent épuisée, entre hésitations et déterminations. Je note que l'auteur n'a pas résisté à s'insinuer dans son propre roman par un clin d’œil malicieux. Est-ce pour lui la marque d'un solipsisme inévitable ou une manière de donner sa propre réponse à cette question ? Allez savoir !

     

    Il m'a semblé que l'auteur nous invitait aussi à réfléchir sur l'amour, la famille, la vie qu'on donne (ou qu'on impose) aux enfants qui vont naître de l’union d'un homme et d'une femme. Cette vie va couronner ou conforter leur amour, assurer une descendance ou n'être qu'un accident. ; On peut toujours y aller de ses projets, de ses serments, mais les choses changent et parfois la trahison et d'adultère s'insinuent dans les couples et les font éclater. On a certes le droit de refaire sa vie avec quelqu'un d'autre au nom d'une erreur parce que notre liberté nous en fait les propriétaires, mais nous appartient-elle vraiment ? Ce sont les enfants qui paient ce genre de bouleversements, ils en sont durablement ébranlés et leur vie future reste marquée par cette épreuve pour laquelle ils ne sont pas préparés, au point parfois de la reproduire eux-mêmes. Paul a dû être à ce point ravagé par la séparation de ses parents qu'il a voulu briser sa solitude et qu'un échec sentimental lui a paru insurmontable. Samuel et Laura ont connu ce conflit conjugal et ne voient leurs enfants qu'au titre du « droit de visite », c'est à dire en pointillés et cet éclatement, cette vie entre deux foyers, contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire en parlant des « familles recomposées », n'est pas vraiment pour eux un facteur d'équilibre, pas plus d'ailleurs que pour leurs parents restés seuls parce qu'ils ont été abandonnés par leur conjoint. Est-ce là, une bonne raison de se tuer ? Qu'on ne compte pas sur moi pour répondre à cette question mais l'état de déréliction qui résulte de ces situations conduit parfois à l'autodestruction à petit feu par l'alcool ou la drogue, ou au suicide parce que la vie est soudain devenue insupportable, parce que c'est une délivrance et qu'on n'a plus la patience d'attendre, qu'on a le sentiment de ne plus servir à rien ni à personne, qu'on n'a plus le courage de résister...

     

    Je l'ai déjà dit dans cette chronique, mais j'associe souvent Philippe Besson au peintre américain Edward Hopper, comme si aux mots de l'un répondaient les couleurs silencieuses de l'autre ; comme si les personnages qu'ils nous donnent à voir, chacun à leur manière, avaient en commun cette vacuité, cette solitude, cette attente désespérée d'on se sait trop quoi, cette interrogation silencieuse coincée entre un passé trop lourd et un avenir trop incertain, des hommes et des femmes accablés par le chagrin, la détresse ou la souffrance, l'incompréhension, les remords et qui ne parviennent pas à se convaincre que cette vie peut être belle, comme si leurs deux talents donnaient à voir des êtres perdus dans cette société humaine dont on nous dit qu'elle est caractérisée par la vitesse, la communication, l’entraide... Chacun dans leur style ils expriment, pour l'avoir sans doute vécu douloureusement eux-mêmes, ces drames intimes et anonymes du quotidien qui se déroulent dans l'indifférence générale, ces certitudes d'être inutiles pour soi-mêmes et pour les autres, de n'être rien qu'une vie qui ne vaut rien, qu'une somme de jours qu'on peut interrompre parce que cela passera inaperçus et que ce sera une délivrance.

     

    La musique des mots de Besson est à la fois fluide et triste mais elle me parle et j'y suis sensible.  J'ai lu ce roman passionnant et fort bien écrit avec passion et ces courts chapitres montrent bien cette écume des jours et tressent cette ambiance familière d'un quotidien dérisoire et déprimant qui vous broie et vous détruit à petit feu, loin des clichés illusoires d'une vie idéale qui n'existe pas.

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Crystal City

    La Feuille Volante n° 1134

    CRYSTAL CITY – Hervé Claude – L'aube noire.

     

    Dans une mine surchauffée du désert australien, l'outblack, Ross, le responsable, vient de découvrir le corps d'un mineur. Bien sûr il a appelé la police mais il a aussi passé un coup de fil à son copain, le journaliste Anthony Argos de la grande ville de Perth, parce que c'est un professionnel de l'investigation mais surtout sans doute aussi parce que c'est aussi est un emmerdeur, un marginal divorcé et vaguement homo, qui semble supporter cette atmosphère violente. Il faut bien dire que les flics ne donnent pas l'impression de vouloir faire leur travail avec beaucoup de conviction et Anthony est grandement à son affaire parce que, depuis longtemps il est largement aussi efficace qu'eux et que sa carte de presse semble aussi respectée qu'une plaque d'officier de police.

     

    Dans ce microcosme professionnel où les ouvriers sont bien payés à cause de la dureté du travail, la violence, l'alcool et la drogue font partie du décor. Ce n'est pas pour rien qu'on surnomme Perth « Crystal city », chrystal (menth ou ice), l'autre nom de la drogue ! L' appel de Ross à son ami le journaliste pouvait paraître anachronique mais il tombait plutôt bien eu égard au peu d'empressement de la police locale à enquêter sur cette mort qui, pour elle, n'était seulement qu'un accident. La victime, Melville Barnes était un modeste employé d'origine anglaise mais n'était pas un inconnu pour le journaliste, il sévissait dans le milieu gay sous un autre nom. Tel est le point de départ de ce thriller où vont s'entrecroiser un flic un peu bizarre, la mort non moins énigmatique d'un mafieux dont on a seulement retrouvé seulement la tête, la personnalité mystérieuse de la belle Chairmaine, le tout sur fond de bars gays et lesbiens, de cette drogue de synthèse qui tue, de labos clandestins, de violence, de prostitution, de testostérone, de drague, de dollars, d'ambiance chaude, d'armes et d'explosifs qui circulent sous le manteau, de suicides et de morts violentes, d'univers interlope des « bikers » où la vie de chacun qui ne tient qu'à un fil, une délinquance bien ordinaire dans ce pays, le tout sous l’œil des caméras de surveillance, des cartes d'une voyante et de l'action parfois hésitante de la police contre la drogue.

     

    Je me souviens très bien d'Hervé Claude présentant le 20 heures sur Antenne 2 , c'était au siècle dernier et ça ne nous rajeunit pas. J'ignorais qu'il écrivait des romans policiers et qu'il vivait plusieurs mois de l'année en Australie. Cela dit, j'ai été happé au début par le rythme et le dépaysement de ce thriller, écrit dans un style rapide, entrecoupé d'articles de presse, de portraits de trois personnages de plus en plus mystérieux et d'analepses qui entretiennent le suspens jusqu'à la fin. l'ambiance homo dans laquelle baigne ce roman, ces gens qui changent de nom et disparaissent aussi vite qu'ils sont venus, les fausses pistes, les flics ripoux et les désinformations tissent l'atmosphère particulière de ce polar haletant.

    L'auteur évoque des plages paradisiaques où évoluent les surfeurs mais aussi au large les requins et des serpents venimeux cachés dans le sable des dunes, les araignées et autres varans. Pas vraiment attirant tout cela ! Quant à l'ambiance surchauffée et abreuvée de bière de la mine, elle réserve bien des surprises autant par la faune des mineurs que parce qui s'y passe! J'ai pourtant été un peu déçu à la fin.

     

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • L'homme incendié

    La Feuille Volante n° 1133

    L'HOMME INCENDIÉSerge Filippini – Phébus.

     

    Qui se souvient de Giordano Bruno (1548-1600), cet ex-dominicain napolitain condamné par l'Inquisition, oubliant à la fois le message de l’Évangile et le commandement de Dieu, pour hérésie et brûlé vif à Rome en février 1600 ? A l'époque, et bien avant Stendhal, si on était pauvre on avait deux possibilités d'échapper à sa condition, le « rouge » de l'armée ou le « noir » de la soutane, situation bien précaire au demeurant qui procurait aux intéressés soit une mort violente à la guerre, soit la mort lente d'un quotidien austère dans une paroisse oubliée. Le recrutement se faisait principalement dans les tavernes ou dans les confessionnaux et il n'était même pas besoin d'avoir un idéal patriotique ou simplement la foi ! Pour Bruno, dont les facultés intellectuelles hors du commun et l' immense mémoire font rapidement de lui un écrivain, un philosophe et un docteur en théologie, ce sera le froc brun des dominicains, cependant vite jeté aux orties parce qu'il refusait l'enseignement d'Aristote et lui préférait celui de Raymond Llull. Il entendait en effet faire connaître son message de réforme au vieux monde et spécialement à l’Église catholique qui était arc-boutée sur l'enseignement d'Aristote. Adhérent à l'héliocentrisme de Copernic, Bruno affirmait en effet que la terre tournait et n'était donc pas fixe, n'occupait pas le centre de l'univers mais cédait cette place au soleil et l'univers lui-même était infini et non pas fermé, que d'autres mondes existaient comme existait la réincarnation de l'âme ... Excommunié, il dût fuir et ses voyages l'amenèrent dans cette Europe de la Renaissance, de Rome à Genève, de Paris à Venise, chez les réformés comme chez les catholiques, tous également intolérants et imperméables au discours réformateur et cet intarissable orateur et débatteur. Son amitié avec Henri III, roi de France, lui ouvrit les portes de la Sorbonne, malgré l'opposition des catholiques alors que les anglicans lui réservèrent un accueil hostile. Giordano a bien dû, lui aussi, nourrir des espérances au regard de cette vie qui s'offrait à lui. Quand on est jeune, l'avenir nous sourit, à tout le moins veut-on le croire, comme nous croyons en notre bonne étoile, celle qui nous fera sortir du lot et révolutionner le monde. La réalité est souvent bien différente et la destinée, les événements, les autres ou notre propre liberté, appelons les comme on voudra, viennent remettre les choses à leur vraie place et étouffent tous nos rêves pourtant tissés de bonne foi et inspirés par l'altruisme. Nous sommes tous Icare qui se brûle les ailes et Bruno n'a pas échappé à cette règle immuable.

    Le roman se déroule quelques jours avant son exécution, tandis qu'il sacrifie une ultime fois au plaisir de l'écriture. Il évoque par le biais de nombreux analepses l'histoire de cette vie riche et tumultueuse qui l'a conduit dans ce cachot romain après avoir côtoyé les grands noms sinon les grands esprits de son temps, Michel de Montaigne, Shakespeare présenté sous les traits d'un acteur et le fantasque peintre italien Archiboldo … Il faut croire que les inquisiteurs étaient divisés face à son message et surtout à l'homme, doué il est vrai d'une grande habilité oratoire propre à circonvenir ses juges et à confondre ses accusateurs, puisque l'instruction de son procès dura huit années à une époque où la justice ecclésiastique était des plus expéditives. Avant son exécution il a au moins la satisfaction de savoir que Galilée s'inspire déjà de ses travaux.

    L'auteur le présente dans sa spontanéité, ses convictions, sa complexité, dans sa nudité aussi parce qu'à l'époque les relations avec les hommes et les garçons étaient monnaie courante et nier son homosexualité n'aurait pas servi cette biographie, certes romancée, mais surtout passionnante où la silhouette du troublant Cécil est omniprésente.

     

    J'ai rencontré cet auteur par hasard à propos du roman « Rimbaldo »(La Feuille Volante n° 1125). J'ai retrouvé avec plaisir le style et l'érudition de Serge Filippini dans cette fiction passionnante, fort bien documentée et agréable à lire.

    © Hervé GAUTIER – Mai 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Vivre vite

    La Feuille Volante n° 1132

    VIVRE VITE – Philippe Besson – Julliard.

     

    Avait-il l'intuition qu'il ne vivrait pas longtemps pour vivre aussi intensément, aussi vite ?

     

    De santé fragile, Jimmy Dean a perdu sa mère de bonne heure, victime d'un cancer, ce qui lui valut d'être confié par son père à un oncle et une tante dans l'Indiana où il a grandi. Cette absence maternelle, compliquée par un éloignement d'avec son père avec qui il était étranger, ont certainement fait de lui un être sensible, plus doué en tout cas pour le théâtre que pour le base-ball, un enfant au caractère difficile, myope, basketteur, impétueux, fragile et tourmenté. La vie aura toujours pour lui la saveur de la vitesse, du whisky, de l'aventure parce que son talent et sa chance ont servi une existence éphémère.

     

    Philippe Besson insiste sur l'homosexualité de James Dean mais il est beaucoup plus vraisemblable qu'il était bisexuel, compte tenu de ses nombreuses liaisons avec des hommes et des femmes, mais toutes ces rencontres ont été déterminantes pour la suite de sa courte carrière

     

    Il fait partie de ses hommes et de ces femmes qui, même s'ils n'ont fait en ce monde qu'un bref passage, y gardent le rôle d'icône populaire et leur visage est omniprésent. Il n'a tourné que trois films importants mais il incarne sa génération et sert de modèle aux autres, symbolise la jeunesse et la beauté éternelles, une légende !

     

    C'est un livre qui se lit vite peut-être à cause du style toujours aussi fluide et agréable à lire de Philippe Besson mais aussi peut-être parce que son rythme soutenu, sous forme de courtes interventions romancées de ceux qui ont croisé sa route ainsi que de remarques attribuées fictivement à James Dean lui-même, s'est calqué sur celui de sa vie brève et intense.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • L'élixir d'amour

    La Feuille Volante n° 1131

    L’élixir d'amour Eric-Emmanuel SCHMITT - Albin Michel

     

    J'ai pris ce roman sur les rayonnage d'une bibliothèque pour le nom de l'auteur et peut-être aussi pour le titre qui me semblait être tout un programme intéressant. Qu'en est-il en réalité ? C'est un échange de courriels entre Adam, resté à Paris et Louise installée à Québec. Ils ont été amants pendant cinq années, mais cette liaison qui apparemment a été passionnée est maintenant terminée et Adam souhaite qu'elle se transforme en amitié. En réponse, Louise fait allusion à cette relation à la fois sensuelle et fusionnelle mais indique qu'elle a cessé à cause des infidélités avérées d'Adam.

    C'est elle qui la première fait allusion à « l'élixir d'amour » une pièce de théâtre qui fut l'occasion de leur rencontre mais aussi le philtre qui suscite cet amour, miracle spirituel ou scientifique ? L'associe-t-elle au parfum « cuir de Russie » qui aurait des vertus aphrodisiaques ? C'est elle qui semble raccrocher cet Adam qui lui se présente comme un incorrigible Don Juan. Il prétend l'avoir trouvé à l'occasion des séances de psychanalyses qu'il conduit dans son cabinet puisque, par le processus de « transfert », il se trouve être l'objet, mais pas toujours le bénéficiaire, des pulsions amoureuses, voire érotiques, de ses clientes. Chacun file le parfait amour tout aussi passionné, elle avec un certain regret, lui avec ferveur, de chaque côté de l'Atlantique. Suivent une série d'arguments contradictoires peu convaincants et plutôt barbants, une liste d'aphorismes bien sentis et parfois pertinents où il est question d'amour, de désir, de jalousie, d'hypocrisie, de liberté d'aimer, de choisir ou d'être choisi, de destin, de hasard, de « coup de foudre », de magnétisme qui sourd du corps de l'autre ou du besoin d'amour qui tracasse, de mariage vécu comme une servitude volontaire, de serments forcément utopiques et naïfs, de chagrin, de mensonge..., autant de truismes ordinaires et largement rebattus qui  ont fait naître de ma part une foule de remarques qu'il serait inutile d'égrener ici parce que le temps n'est pas à la dissertation sur un sujet peut-être éternel mais sûrement toujours remis en question parce que l'amour est censé accompagner notre vie.

    Au bout du compte, que reste-t-il, de ce roman dont le titre promettait beaucoup ? Adam, sous des dehors conquérant, parfois un peu cynique, se révèle être une sorte de victime, sans doute assez comparable à ces femmes qu'il abandonnait lui-même après en avoir fait ses éphémères amantes. Il s'est fait posséder comme un débutant par cette Canadienne venue du froid, pour le moins inattendue et étonnante, sous des apparences très féminines. Pour le reste, cet échange épistolaire tourne à l'analyse « intellectuelle » d'une toquade vécue par chacun d'eux au présent avec, à contre-champ de souvenir de ce que fut la leur, sans doute avec une bonne dose de regrets. Ils y parlent non pas d'amour, mais « sur l'amour », affectent une sorte de détachement dans leurs propos, tentent d'analyser ou d'expliquer « le coup de foudre ». Il m'est venu l'idée que, lasse d'être trompée, Louise, non contente de quitter Adam, s'est vengée de lui avec cet épisode peut-être un peu téléguidé, de sorte de cet élixir se révèle être un poison bougrement efficace...Quant au pari de Pascal, je n'en étais pas très convaincu quand il parlait de Dieu, l'appliquer à l'amour me paraît tout aussi hasardeux.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Le secret de la dame en rouge

    La Feuille Volante n° 1130

    le secret de la dame en rouge Béatrice Bottet – Scrineo

     

    Nous sommes à Paris à la fin du XIX° siècle et le cadavre d'une femme vient d'être découvert, amputée de ce son cerveau. On imagine l'article un peu facile de Florimond Valence journaliste de la nuit sans grand talent et indicateur de police à l'occasion… sur les femmes sans cervelle qui, pourtant bien vivantes, marchent dans les rues de la capitale!

    Dans la bonne société parisienne dont elle devient la coqueluche, Mme Euryale, toujours vêtue de rouge, fait profession de prédire l'avenir dans l'eau et connaît aussi le passé. Elle est liée à sa protectrice, Mme Bouteloup dont l'amant, Ernest, la chaperonne pour ses prestations divinatoires, par des dettes qui ne cessent de croître à cause de la garde-robe somptueuse qu'elle se doit de porter dans les salons où elle officie. N'est-elle pas « La Dame en rouge » dont chacun recherche les prédictions ? Avant de porter ce nom de Gorgone elle s'appelait Violette Baudoyer, une jeune fille bien ordinaire de province qui, pour échapper à sa famille, s'est réfugiée chez Mme Bouteloup qui ainsi exploite ce don inattendu. Ses parents, des industriels de province, voulaient en effet la marier contre son gré avec un homme riche, qu'elle n’aimait pas et qui avait presque l'âge d'être son père. A l'époque, dans la société bourgeoise, le mariage des enfants était souvent l'occasion d'arrondir un patrimoine familial et de consolider les alliances commerciales… Quant à la décision des intéressés, elle ne pesait pas bien lourd ! Pour se reposer de sa vie trépidante de salons, elle redevient parfois Violette, une dualité qui lui fait rencontrer un soir un Florimond bien désespéré. Ainsi, le journaliste à la suite de cette rencontre, enquête sur la voyance et finit par approcher les frères Collenot, deux savants fous qui cherchent à mettre au point une machine à prédire l'avenir. Comme les femmes victimes de ces meurtres et de ces amputations sont des devineresses, leur projet est-il lié à la mort des malheureuses,  et Violette craint-elle quelque chose?

    Bien souvent, ce livre a failli me tomber des mains à cause des nombreuses longueurs qu'il comporte. Cela commence comme un roman policier et, de temps en temps, un cadavre apparaît et avec lui des interrogations qui passent vite au second plan puis, rapidement, laissent la place à une série de (trop) longues dissertations sur la voyance, la mise en perspective du don de Violette avec les progrès de la science et de la technique, la conditions des femmes au XIX° siècle, les déboires familiaux de Violette et ses velléités d'indépendance, l'histoire de Florimond et de leurs relations communes... j'ai certes apprécié les précisions historiques (la qualité de professeur d'histoire de l'auteure y est pour quelque chose), mais je n'ai pas vraiment été entraîné dans ce roman qui pourtant commençait bien. Quant à l'arrivée de Violette à Paris et la chance qu'elle a eu d'échapper à la prostitution, de se retrouver chez Mme Bouteloup, même si c'est une manière d'échapper à un enfermement pour se retrouver dans un autre, je veux bien que nous soyons dans une fiction, mais là c'est carrément idyllique ! Quant à la force de la prière de sœur Annonciade, on n'est heureusement pas obligé d'y croire, pas plus d’ailleurs qu'aux visions de Violette. Quant au « happy end », il est à l'avenant ...  Il est vrai que c'est un roman pour la jeunesse.

    © Hervé GAUTIER – Avril 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Un tango en bord de mer

    La Feuille Volante n° 1129

    Un tango en bord de mer Philippe Besson – Julliard (Theâtre)

     

    C'est une histoire d'amour presque banale, celle que se termine par une rupture brusque, presque en catimini entre « Lui », Stéphane, la quarantaine, écrivain connu et reconnu et « l'autre », Vincent, vingt-deux ans, genre « latin lover ». Ils se sont aimés puis se sont quittés depuis deux ans et se retrouvent presque au bar d'un hôtel de luxe étonnamment vide, sorte de bateau ivre, au bord de la mer, la nuit. Au début, le lecteur a l'impression que cette rencontre est fortuite entre deux hommes qui se connaissent, puis, petit à petit il apprend que le hasard n'y est pour rien et que c'est Vincent qui est parti. Cette rupture n'a pas été sans souffrance, surtout pour Stéphane, abandonné sans explication. Ce huis-clos incite à la confidence et les hommes vont réveiller leur passé commun avec ses violences, ses regrets, ses remords, ses trahisons, sa passion aussi sans qu'on sache très bien la motivation de leur rupture. Pour eux aussi, au début, leur liaison a été heureuse avec la découverte de l'autre et le plaisir de vivre à ses côtés puis l'habitude s'est installée et avec elle l'usure des choses et l'étouffement de la routine. C'est Stéphane qui en a le plus souffert, à cause de la différence d'âge sans doute, de la tromperie et du départ de Vincent, puis petit à petit, l'alcool aidant, des reproches fusent, l'auteur défend sa qualité d'écrivain, son droit à la création et celui de prendre des modèles là où il veut jusques et y compris dans son entourage immédiat, parle de son métier de créateur, de ses grandeurs et de ses servitudes, des avantages qu'il procure aussi, l'argent et la notoriété tant désirée et si ardemment entretenue, de la qualité d’intellectuel reconnue et qui met l'auteur au-dessus du commun des mortels, de la spécificité de l'écriture, de solitude devant la page blanche, face aux personnages qu'il a lui-même crées et qui parfois lui échappent. Stéphane défend l'écriture comme étant un exorcisme, une catharsis, une source de créativité mais aussi une façon de panser ses plaies intimes, de faire pièce à sa souffrance quand Vincent montre une certaine jalousie d'avoir été, sans qu'il le veuille, l'objet des livres de son amant. D'évidence Stéphane parle de son art avec passion sur le ton de la justification et Vincent fait montre d'une certaine distance, qui, à ses yeux peut-être, à justifié son départ. Si l'un est de bonne foi, l'autre le semble sur la défensive. Immanquablement, leur ancien attachement va susciter des questions sur ce qu'il reste de cet amour qui fut, apparemment très fort, sur le hasard qui les a fait se rencontrer à nouveau, peut-être ou peut-être pas.

    Philippe Besson est surtout connu pour ses romans. Ici c'est une pièce de théâtre en un acte et un tableau, avec des dialogues entrecoupés de monologues, dans un décor à la fois anonyme et romantique (le bord de mer), avec de la vodka, où il est difficile de ne pas voir un épisode autobiographique mais aussi une sorte d'exercice de style de la part de Philippe Besson. Au-delà de la relation homosexuelle pour laquelle il ne manque pas de gens soit pour la rejeter au nom d'une morale désuète ou le simple besoin d'enfants, soit pour la justifier au motif qu'on a plus de points communs avec quelqu’un de son sexe que du sexe opposé, je me suis toujours demandé si la solitude n'était pas la meilleure solution dans cette vie. Vincent va opter pour un projet de mariage traditionnel avec une femme, rejetant son passé au nom du « petit tas de secrets » dont parlait Malraux, de son droit à l'oubli et son pari sur l'avenir, alors que Stéphane tient à sa sexualité et ne s'est pas remis de la fuite de Vincent et qui n'a vécu depuis que des toquades. La discussion dérape ensuite sur la mort par suicide ou par meurtre mais en ayant soin de le pratiquer pleine jeunesse, comme si c'était la conclusion obligée d'une relation homosexuelle, une sorte d'impossibilité de se réaliser, de refuser la vieillesse et sa décrépitude, d'être romanesque jusqu'au bout, sur une plage, comme Pasolini.

     

    Tout au long de ce dialogue, on sent la nostalgie de Stéphane et l''envie de Vincent de passer à autre chose. Il a tourné la page de cette passade mais n'est plus très sûr de lui !

     

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Les petits bonheurs

    La Feuille Volante n° 1127

    Les petits bonheurs - Bernard Clavel – Albin Michel.

     

    C'est à une exploration de sa propre mémoire que se livre ici Bernard Clavel, de ces petits moments qui ont fait sa jeunesse pauvre et difficile mais où il voit la source de son écriture, de son inspiration, dans cette maison où il n'y avait pas de livre, à l'exception de l'almanach. Cette enfance jurassienne, même privée de minimum de confort, est heureuse. Il y rencontre des gens simples mais inoubliables, le luthier qui respectait le bois, le tonnelier qui le travaillait avec amour, le cordonnier tout environné de cette bonne odeur de cuir, Popi, le nain bossu, qui venait parfois aider son père, ancien boulanger, dans son immense jardin, la bonne odeur de la soupe, la mère Broquin, ancienne sage-femme « plus barbue de bien des hommes »c et son auto pétaradante, ces petits moments insignifiants vécus par des gens simples qui font la vie heureuse…

    Dans son enfance, Il n'a pas quitté sa ville natale de Lons-le-Saunier mais son imagination était déjà en éveil comme ce voyage qu'il a failli faire aux côtés de Paul-Émile Victor, le futur explorateur, qui s'embarquait pour le Groenland sur le « Pourquoi pas ». C'était déjà une invitation à partir pour ce « Nord » qui l'attirait déjà. Son appétit de voyages est aussi aiguisé par les récits de son oncle Charles, un vieux baroudeur des campagnes militaires ultramarines qui nourriront un de ses romans ou du vieux Tonin, ancien conducteur de wagons-lits sur la ligne d'Istambul, son oncle Francis, chef de gare qui écrivait de longues lettres… en alexandrins. Son enfance fut aussi peuplée de contes et d'animaux monstrueux suscités par la lueur palote de la « lampe Pigeon », tout un univers de contes et de légendes qui ont nourri son imaginaire, mais aussi une cohabitations avec des chiens, des chats et des chevaux dont il a gardé le souvenir.

    Tout n'a pas été onirique pendant son enfance et il se souvient de l'histoire tragique de la mère Mangnin, une voisine qui préféra mettre le feu à sa maison plutôt que d'en être expulsée. Il parle de sa famille avec des mots émouvants et, se souvenant des sacrifices que ses parents ont fait pour lui, et reprend à son compte cette phrase de Pasteur : « C'est à vous que je dois tout ». L'écriture et le temps qui passe enjolivent tout, certes, mais, sous sa plume son enfance pleine d'imagination et de moments simples a vraiment des accents idylliques. 

     

    J'ai toujours eu une tendresse particulière pour cet auteur que j'ai lu bien avant la création de cette chronique, pour la raison simple qu'il a été un authentique autodidacte, un écrivain au talent à la fois familier et émouvant.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com]

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