Créer un site internet
la feuille volante

Articles de hervegautier

  • Clair de femme

    N°1568 - Août 2021

     

    Clair de femme – Romain Gary – Gallimard.

     

    C’est l’histoire d’une rencontre. Lui, Michel, commandant de bord, un peu paumé parce qu’il vient de perdre sa femme, Yannick, d’un cancer, laquelle a choisi de se donner la mort, pour partir en beauté à tous les sens du terme, c’est à dire avant que les ravages de la vieillesse et de la maladie ne soient visibles sur son corps (ne pas vieillir était une préoccupation de Gary). Il veut partir pour Caracas. Elle, Lydia qui vient de perdre sa fille dans un accident de voiture que conduisait son mari. Il n’est plus qu’un survivant dans un service de psychiatrie. C’est un peu le hasard qui les met en présence l’un de l’autre, au sortir d’un taxi, Michel bouscule sans le vouloir Lydia. Ils ont à peu près le même âge, la même peine, la même désespérance , une même envie de mourir, mais aussi de vivre ensemble une sorte d’expérience qui serait d’une nature particulière car basée sur cette volonté d’unir deux vies détruites qui individuellement demandent du secours. Ils feront un petit bout de chemin ensemble mais sans oublier leurs souvenirs propres, sans pouvoir jamais déposer le fardeau que le destin a mis sur leurs épaules , sans omettre qu’ils sont fragiles, qu’il sont mortels.

    Il y a aussi le personnage du Señor Galba qui est loin, à mon avis, d’être secondaire, cet artiste de Music-Hall, vieux dresseur de chiens et de singes, fataliste, désabusé, désespéré qui symbolise lui aussi, mais à sa manière, le côté transitoire, dérisoire et pathétique de la vie qu’il combat par un alcoolisme militant. Comme en scène, il aura le dernier mot.

    En réalité c’est une longue réflexion sur le couple, les espoirs qu’on met en lui au début et aussi les illusions de durée, de sincérité, de fidélité, toutes choses qui ne peuvent exister qu’idéalement puisque nous ne sommes que des hommes, mortels et imparfaits, seulement usufruitiers de notre propre vie. Nous faisons semblant de croire que cette réunion d’un homme et d’une femme incarne le bonheur, que cette fusion est une nouvelle naissance, une rupture avec le passé, mais c’est oublier que le malheur est une constante de la condition humaine à laquelle nous sommes tous assujettis, que l’amour est une chose consomptible mais peut aussi être dévorante, que la vie est une comédie où chacun s’efforce de jouer un rôle acceptable jusques et y compris en se mentant à lui-même et aussi en mentant aux autres. Michel et Lydia viennent avec leur propre histoire,  leurs obsessions,  leurs espoirs déçus par cette vie qui n’a pas tenu ses promesses, c‘est à dire des illusions dont, enfants, ils l’ont, comme nous tous, unilatéralement chargée sans qu’elle soit le moins du monde responsable de leurs fantasmes. C’est à l’aune de ces résultats que nous décidons si elle a ou non été réussie. Michel ne cesse de penser à Yannick et la fait revivre, selon le propre vœux de celle-ci, dans la personne de Lydia qui sera son « Clair de femme », comme un clair de lune éclaire le noir de la nuit. La quarantaine qui est un de leur point commun leur permet d’envisager un avenir dans un nouvel amour, mais ses cheveux déjà blancs malgré la quarantaine et ses rides sont un rappel de la réalité. Chacun d’eux à ses fantômes qui seront ses compagnons intimes et le resteront jusqu’à la fin et peut-être feront-ils ce choix d’un saut dans l’inconnu, ou peut-être pas ? Pour eux chaque jours sera un combat entre Éros et Thanatos, une de ces luttes où chacun apportera sa part d’amour pour l’autre en connaissant le fragilité de cette communion. Lydia est très consciente de l’état d’esprit de Michel et lui propose un temps de réflexion avant de choisir, une sorte de période sabbatique, soit parce qu’elle craint de ne pas être à la hauteur de ses attentes, soit parce que la solitude est aussi une réponse pour chacun parce qu’elle invite à la méditation, soit parce que Michel devra compter sur le temps, beaucoup de temps, pour s’arracher à son passé.

    C’est un truisme que de dire qu’il y a toujours un peu de l’écrivain dans ce qu’il écrit, quoiqu’il en dise lui-même et ce même s’il inscrit sa création dans la plus proclamée des fictions. Ici, il y a beaucoup de connotations avec la vie même de Romain Gary, cette permanence de l’amour pour une femme qui perdure malgré toutes celles qui peuvent suivre dans sa propre vie, son impuissance face à l‘adversité, symbolisée ici par la maladie, son attitude face à la mort (Il se suicide comme, avant lui, Jean Seberg qui fut son épouse), son parti-pris d’écrire pour exorciser ses obsessions et peut-être aussi le sentiment d’échec face à cette relative impossibilité...

    Romain Gary n’a évidemment rien d’un être du commun, tout chez lui est exceptionnel, sa jeunesse, son parcours, sa culture, ses engagements, sa créativité, son style, son phrasé simple, accessible, poétique, mais néanmoins plein de sens et de sensibilité, d’analyses des sentiments et des choses de la vie qui sont pour nous tous pleines d’espoirs et de contradictions. Il n’a jamais caché l’intérêt qu’il portait à « la femme » (non pas aux femmes), cet être un peu mystérieux et idéalisé par ses soins (et par nous aussi sans doute), compagne complice et néanmoins secrète, proche et étrangère à la fois qui forme avec l’homme choisi quelque chose de durable et d’éphémère, qui porte en lui des espoirs d’immortalité et des craintes d’échecs. Il y a du romantisme chez lui mais ce que je retiens, à titre personnel, c’est à la fois la solitude de l’homme et la difficulté pour l’écrivain de mettre des mots sur ses maux. Je ne suis pas un spécialiste de l’œuvre de Gary, mais il me semble me souvenir que dans la lettre qu’il laissa lors de son suicide figure ces mots « Je me suis enfin exprimé entièrement ».

     

     

     

  • la pyramide de boue

    N° 1567 - Août 2021

     

    LA PYRAMIDE DE BOUE – Andrea Camilleri - Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Il pleut des cordes sur la Sicile et donc sur la cité imaginaire de Vigata et la boue est partout. On a trouvé sur un chantier abandonné le cadavre d’un homme, un comptable, Guigiu Nicotra bien sous tout rapport, marié à une jeune et belle allemande, Inge qui a disparu. Bizarrement l’homme est en caleçon avec une balle dans le dos et on trouve non loin de lui une bicyclette. Les différentes investigations du commissaire et de ses adjoints révèlent que le couple hébergeait un homme dont on ne sait à peu près rien. Au départ, cela ressemble à une banale histoire de cocuage, c’est à tout le moins ce qu’on voudrait faire croire au commissaire, mais les recherches menées par lui et ses adjoints, l’efficace Fazio et Augello (je na parlerai pas de l’inénarrable Catarella) vont mettre en évidence une lutte sourde entre deux familles qui se partagent la région et les chantiers de travaux publics. Cela ressemble de plus en plus à la mafia, on n’est pas en Sicile pour rien et un journaliste et les témoins font l’objet de menaces! Montalbano lui-même a été victime d’une agression et il se demande s’il n’est pas temps pour lui de prendre sa retraite.

    Pourtant notre commissaire, rusé renard, ne s’en laisse pas conter et a bien l’intention de suivre son idée qui est bien différente de ce qu’on veut lui faire croire. Et puis qu’il se rassure, la vieillesse n’a pas encore fait trop de ravage en lui et peut être synonyme d’expérience, ce qui est plutôt rassurant. Il se révèle en effet un fin limier, un peu chanceux toutefois. Il en apprend beaucoup sur tous les protagonistes de cette affaire avec une histoire de voiture brûlée, de douille, de coffre-fort, de souterrain secret, un tatouage, la présence d’un personnage discret, de sociétés au noms poétiques, mais avec cette certitude sous-jacente et surtout obsédante qu’il y a autre chose que cette banale histoire de cocu qu’on a voulu lui faire avaler.

    Lire un roman de Camilleri est toujours pour moi un bon moment de lecture. La disparition de l’auteur il y a un an laisse Montalbano , son personnage emblématique, orphelin.

  • Le nouveaux carnets du major Thompson

    N° 1565 - Juillet 2021

     

    Les nouveaux carnets du major Thompson – Pierre Daninos – Hachette.

     

    Cet ouvrage date de 1973, soit vingt ans après les premiers « carnets », est toujours censé être écrit par notre Major, traduit par Pierre Daninos et débute son propos en comparant la France à une femme. Le mot est certes du genre féminin mais remarquons quand même que la République qui est son régime favori est incarnée par Marianne dont le buste trône dans chaque mairie mais, si c’est indubitablement le pays de la galanterie, on renâcle toujours à confier le pouvoir aux femmes. De même, quand la disparition d’un grand homme affecte la France, elle est veuve et il faut admettre que son histoire guerrière et colonisatrice lui réserve bien des occasions de déplorer la perte d’un de ses dirigeants. C’est après le référendum qui le désavoua que, fatigué ou désabusé, le Général de Gaulle préféra tenir sa parole de retrait, et même si cette fin avait quelque chose d’amer, on peut toujours trouver une certaine grandeur dans une sortie ! Le plus étonnant est sans doute de lire sous la plume du major un hommage à notre ancien Président qui certes a été l’hôte de l’Angleterre pendant la guerre et l’âme de la Résistance, mais que les Anglais n’aimaient guère. Ils n’aiment pas beaucoup les Français non plus et ces derniers le leur rendent bien.

    Pourtant le regard mi-amusé, mi sarcastique que porte cet ancien officier de l’armée des Indes sur notre peuple est-il souvent frappé au coin du bon sens même s’il n’est pas forcément drôle de s’entendre dire des vérités premières peu flatteuses. Le major noircit quelque peu le trait quand il parle des Français, mais au moins je trouve rassurant de savoir que nous ne sommes pas parfaits si toutefois la perfection existe en ce bas monde. Après l’épisode gaullien qui avait pour but de nous faire croire que la France était un grand pays au motif que son Président était universellement connu et respecté, les choses sont revenues à leur vraie place, celle d’une nation moyenne qui parfois peine à se faire entendre, qui vit un peu trop sur sa grandeur passée, qui a sur le plan international des attitudes à géométrie variable dans les soutiens qu’elle accorde souvent par intérêt à des régimes autoritaires qu’on ne voudrait pas sur notre territoire. Quant à donner des leçons, de démocratie par exemple ( mais aussi de morale ce qui est également rassurant), il y aura toujours du monde en France.

    Notre Major porte sur notre pays un regard géopolitique acerbe et je dois bien dire que j’ai beaucoup moins souri à la lecture de ces derniers carnets qu’à celle des précédents, non que l’humour tout britannique en soit absent mais j’y ai trouvé un petit quelque chose de différent, une ambiance moins légère, peut-être aussi parce qu’à travers le Français dont il fait l’inventaire de ses petits travers et même de ses vertiges métaphysiques, de sa façon de s’exprimer, il parle un peu de l’espèce humaine. Cela va parfois jusqu’au règlement de compte à fleurets mouchetés comme on dit, mais quand même !

     

    Ce livre a été écrit à l’aube des années 70 , Daninos n’est plu (disparu en 2005) et donc son major non plus, mais je me demande ce qu’il dirait du paysage politique français d’aujourd’hui, avec ces quinquennats manqués, ces crises sociales, constitutionnelles, réformatrices et sanitaires difficiles à gérer, de la pandémie, de ces affaires et de ces scandales dont certains sont encore pendants et le resteront sûrement encore longtemps, sans parler des attentas terroristes et du retrait de la Grande Bretagne du Marché Commun. Cela lui donnerait des biscuits, du grain à moudre comme on dit et même si les humoristes d’aujourd’hui ont la dent beaucoup plus dure, l’humour plus caustique, j’ai retrouvé avec plaisir Pierre Daninos et son Major.

    Il promène son œil critique sur ses voisins d’outre-manche et constate que vingt ans après rien n’a vraiment changé. Nous restons quant à nous franchouillards et les Anglais gardent leur thé, leur pelouse, leur brouillard et leur cricket dont seul un britannique peut comprendre les règles . D’ailleurs le contraire eût été étonnant !

     

  • La sorcière et le capitaine

    N° 1564 - Juillet 2021

     

    La sorcière et le capitaine – Leonardo Sciascia – Fayard.

    Traduit de l’italien par Jean-Marie Laclavetine.

     

    Le prétexte de ce roman est un court passage du célèbre et unique roman d’Alessandro Manzoni, « Les fiancés » (1825) dans lequel il dépeint la réalité sociale du Milanais sous l’autorité espagnole de 1628 à 1830. Dans cet ouvrage il est noté que le célèbre et estimé médecin de cette cité, Ludovico Settala, avait été, au XVII° siècle, pris à partie par la population qui l’accusait d’avoir répandu la peste dans la ville. Il avait en outre contribué à faire torturer et brûler une pauvre femme laide, Caterinetta Medici, accusée de sorcellerie sous prétexte que son maître, le pieux sénateur Melzi, souffrait d’étranges douleurs stomacales. Le sénateur fit donc appel au docteur Settala qui se révéla incapable de le guérir mais son illustre malade finit quand même par se rétablir. Cet épisode est également relaté dan « la storia di Milano » de Pietro Verri. De plus le capitaine Vacallo, retour de campagne et logé temporairement chez le sénateur, eut des rapports intimes avec cette servante dont il était amoureux.

    L’atmosphère fanatico-religieuse de cette époque et les théories qu’elle inspirait alors, sa connotation avec la justice, l’exercice de la magie, les envoûtements, l’Inquisition, l’exorcisme, les sorts jetés, l’emprise du clergé doublée de confusions de personnes, les doutes sur leur existence effective, le tout ajouté à une passion du capitaine pour Caterinetta qui souhaitait l’épouser, il n’en fallait pas plus pour conclure à l’emprise du diable et à l’accusation de sorcellerie de la servante qui exerçait sur les hommes une véritable emprise.

    La justice s’en mêla donc puisque, à l’époque, le poison était un arme facile pour se débarrasser de quelqu’un d’encombrant, mais, bizarrement, soit par calcul pour échapper au bûcher soit par honnêteté, la servante avoua tout ce qu’on lui reprochait, c’est à dire d’être une sorcière, d’avoir pactisé avec le diable et d’avoir eu avec lui des relations coupables et surtout d’avoir voulu séduire le sénateur, ce qui, d’évidence va l’envoyer au supplice. Pourtant, elle prend soin d’apporter des précisions, d’invoquer la Madone et autres saints, avec ex-voto, messes et prières, de faire appel à ses souvenirs d’enfant peuplés de récits terrifiants, à la mémoire collective nourrie par les supplices imposés par l’Inquisition. Évidemment tout cela ne pouvait que satisfaire la curiosité des juges et provoquer leur verdict. Elle fut donc soumise à la « question » dont la torture n’était pas forcément reconnue comme un moyen de découvrir la vérité, de sorte que les juges voulaient surtout créer un monstre qui ressemblât le plus possible à ce à qu’ils voulaient, même si cela ne correspondait en rien à la réalité. Bizarrement Caterinetta, prise dans une sorte de maelstrom où les superstitions le disputent au mensonge, ne pouvait qu’y consentir !

     

    Sciascia qui est un écrivain célèbre et connu, s’approprie un événement qui semble appartenir à la littérature de l’époque en même temps qu’à la petite histoire de la ville de Milan. C’est là un choix respectable pour un écrivain n’est pas obligé d’être constamment dans la fiction. S’il choisit de s’inspirer d’un évènement réel, il s’enferme lui-même dans les faits qu’il ne peut modifier (en cela les références produites attestent qu’il s’agit effectivement d’un fait avéré). Ainsi, il abandonne son thème favori, (pourquoi pas ?), la mafia, mais ne peut s’empêcher d’y faire allusion dans en évoquant des faits contemporains. Cela donne un roman un peu confus, un texte peu clair peuplé de trop nombreux personnages parfois furtifs, des faits contradictoires rapportés... Le titre fait mention d’un capitaine alors qu’ils sont trois qui interviennent dans la tranche de vie de cette femme, de sorte qu’on ne sait plus vraiment de quel officier il s’agit . J'ai été un peu déçu.

  • Les carnets du major Thompson

    N° 1563- Juillet 2021

     

    Les carnets du major Thompson (découverte de la France et des Français) – Pierre Daninos. Hachette.

    (dessins de Walter Goetz) .

     

    Quand il s’agit de nos amis Anglais (qui sont toujours nos amis) je suis toujours un peu partagé entre « l’Entente Cordiale » et la « perfide Albion », je me dis qu’ils sont toujours nos ennemis héréditaires d’autant qu’il y a historiquement des différents comme Jeanne d’Arc, Fachoda et Mers el Kebir qui ont toujours un peu de mal à passer. J’ai pourtant relu avec le même plaisir cet ouvrage datant de 1954 qui, à travers le regard d’un officier anglais, évidement de l’armée des Indes, compare, face à M. Taupin (ou Turlot, ou Charnelet) bien Français, nos deux peuples avec cet humour très britannique et nous croque avec d’autant plus de pertinence que son auteur est Français. Ce dernier se présente, avec une certaine cocasserie comme le traducteur du Major et j’apprécie vivement, pour le pratiquer moi-même à l’occasion, cette relation un peu surréaliste qui existe entre l’auteur qui tient la plume et qui est une personne bien réelle et son personnage, simple créature de papier, qui prend petit à petit consistance au point d’imposer ses vues personnelles. Je les imagine en tête à tête, discutant d’un point de grammaire pour éviter un contre-sens ou confrontant leurs avis sur un point de notre histoire commune, de nos cultures respectives ou de la personnalité comparée d’individus de nos deux nations.

    Ce Thompson est bien comme on s’imagine un anglais traditionnel (à tout le moins dans les années 50, l’image qu’on peut en avoir aujourd’hui est sans doute sensiblement différente) avec son prénom improbable (W. Marmaduke), son chapeau melon, sa peau blanche légèrement rosée, son œillet à la boutonnière, son costume croisé et le « Times » sous le bras. On croit même entendre son accent britannique et le « fog » londonien dans sa voix.

    Il est décidément à son affaire dans son entreprise de comparaison sur tous les points de vue et spécialement sur le sujet de la façon de se conduire en société, de la nourriture, du sport (il évoque le Tour de France, le dénigrant un peu en parlant d’une compétition de bicyclettes alors qu’il s’agit de vélo, « of course »), du thé, des femmes et même de l’amour, mais il aurait parfois pu s’exprimer en phrases moins longues (ou que son traducteur aurait eu la bonne idée de raccourcir), à moins que ce ne soit un hommage discret rendu à Marcel Proust qui avait lui aussi un petit air anglais. Les Anglais ont cette caractéristique de ne pas compter comme le reste du monde ce qui réserve aux non britanniques des sueurs froides pour convertir distances et températures s’il veulent s’y retrouver, et d’ailleurs, que ce soit sur la route ou le week-end (pardon la fin de semaine) il y aura toujours une différence entre nous. Il a en tous cas raison, il faut rire de tout, c’est notre seule façon de nous sortir de la morosité ambiante qui est une constante quelle que soit l’époque, mais dans son cas il le fait « à l’anglaise », c’est à dire sans ostentation, façon humour britannique, cela va sans dire.

    Pierre Daninos (1913-2005) qui est pourtant l’auteur d’autres romans, reste principalement connu pour sa série sur le Major Thompson. D’ailleurs, dans une forme de clin d’œil complice, il confie à son lecteur qu’il se plaît davantage dans le rôle de traducteur que dans celui d’écrivain ! J’ai à nouveau passé un bon moment avec ce livre plein d’humour, de verve, de bon sens et de vérités premières sur les Français, même si les choses ont un peu changé depuis le temps et même s’il y a sous la plume du Major, un petit peu de mauvaise foi, mais de bon aloi quand même !

    Il dira ce qu’il voudra de nous, notre Major, mais il y a décidément beaucoup d’Anglais dans nos provinces actuellement (il avait déjà, à l’époque élu domicile dans notre hexagone, convaincu sans doute par la french way of life) et si à titre personnel il a épousé en première noce une anglaise caricaturale comme le montrent les dessins, il a, une fois veuf, contracté un second mariage avec une de nos compatriotes. Cela traduit certes son bon goût mais c’est aussi en quelque sorte un hommage à la beauté des Françaises, n’est-il pas ?

  • Les oncles de Sicile

    N° 1562 - Juillet 2021

     

    Les oncles de Sicile – Leonardo Sciascia – Denoël.

    Traduit de l’italien par Mario Fusco.

     

    Leonardo Sciascia (19621-1989) se révèle comme dans ces quatre nouvelles un bon observateur de la nature humaine.

    Quand il croque ce hobereau monarchiste qui se comporte devant le Général Garibaldi, libérateur de la Sicile et donc porteur d’idées politiques nouvelles, comme un véritable flagorneur, je ne crois pas une minute qu’il soit de bonne foi, il tournera une nouvelle fois sa veste au prochain bouleversement qui affectera son petit monde à condition de sauver sa vie et son patrimoine.

    Quand il choisit d’évoquer la misère des ouvriers qui travaillent leur vie entière dans les mines de soufre, il met en scène l’un d’eux qui préfère, bien qu’il soit marié et père de famille, aller combattre en Espagne dans les rangs des fascistes pour échapper au chômage et à sa conditions alors qu’il n’a aucune conviction ni même aucun connaissance politique. Ce conflit fait donc de lui un mercenaire, exploité par Mussolini au service de Franco. En plus il découvre qu’ils se bat contre des gens qui lui ressemblent, qui sont comme lui des ouvriers ou des paysans, qu’il est victime de sa condition inférieure dans un régime fasciste qui se sert de lui parce que cette guerre n’est pas la sienne et ne répond qu’à objectifs politiques et idéologiques. Ses propos désabusés sur l’absurdité de ce conflit qui, du côté des troupes fascistes allemandes prépare la 2° Guerre mondiale, me paraissent, à certains moments, aller bien au-delà des remarques auxquelles on pourrait s’attendre de la part d’un simple soldat non versé dans l’art de la guerre et la stratégie militaire, mais n’en sont pas moins pertinents sur cette lutte fratricide. Puisque, pour lui, ces affrontements se déroulent en fin d’année, il ne manque pas de faire un parallèle entre ce qu’il vit au quotidien et l’année liturgique qui célèbre la naissance du Christ et cela lui inspire de nombreux paradoxes, d’autant qu’il note les exactions commises de part et d’autre. Cette période de sa vie passée au combat l’a transformé, a fait de lui un infirme mais il prend conscience que cela lui a donné le goût de tuer en même temps que la honte d’y voir pris un certain plaisir qu’aucune absolution ne pourra effacer. Pire peut-être, il est qualifié de héro avec médaille, reconnaissance publique et emploi réservé que cette expérience lui commande d’aller exercer ailleurs, loin de chez lui, loin de lui-même, peut-être ?

    Avec « La tante d’Amérique », il nous parle du débarquement des Américains en Sicile lors de la 2° Guerre mondiale. Ce siont les traditionnelles palinodies qui accompagnent les périodes troublées où les territoires passent sous le contrôle d’une autre armée. Pour les habitants, c’est une libération avec tout le changement de vie que cela implique mais c’est aussi mais aussi des incompréhensions. Pour les garçons espiègles c’est aussi l’occasion de petits trocs, chewing-gum et cigarettes. Cette nouvelle est aussi l’occasion de retrouvailles entre les familles qui ont émigré aux États-Unis et qui y ont fait fortune et celles qui sont restées au pays, dans la pauvreté. La différence est flagrante ce qui achève de les diviser.

    Le quatrième texte de ce recueil nous présente un cordonnier, Calogero, communiste convaincu qui n’a d’yeux que pour Staline, le présentant comme le rempart au totalitarisme allemand. Il y avait bien eu le « pacte germano-soviétique » qui en avait bouleversé plus d’un et donc notre cordonnier qui ne s’expliquait pas bien cet accord entre l’union soviétique censée combattre le fascisme et l’Allemagne nazie mais il poursuit sa démonstration en présentant son héro comme un fin politique qui attend son heure. Bien évidemment il pensait qu’un tel homme qui portait la foi, l’espérance et la justice était immortel et à la mort de Staline notre pauvre cordonnier est désemparé. Pourtant on parla et pas vraiment dans le sens des illusions de Calogero puis vint le XX° congrès du parti qui remit les choses à leur vraie place, même s’il est d’usage de dire beaucoup de bien d’un mort et d’oublier opportunément ce qu’il a réellement été.

    Le titre peut surprendre mais en Sicile, on appelle « oncles » tous ceux qui apportent la justice ou la vengeance, qu’ils soient héros de guerre ou chef de la mafia.

  • L'étoile brisée

    N° 1561 - Juillet 2021

     

    L’étoile brisée – Nadeije Laneyrie-Dagen – Gallimard.

     

    Je remercie les éditions Gallimard et Babelio de m’avoir permis de découvrir ce roman exceptionnel.

     

    C’est une grande fresque historique, sociologique et ethnographique (j’ai lu avec plaisir notamment ce qui concerne les Tupinambas) où la richesse de la documentation le dispute à l’imagination la plus passionnée. Ici, au début, le lecteur est transporté dans un petit port espagnol, à la toute fin du Moyen-Age, où, après une période de cohabitation, les catholiques se sont mis à haïr les juifs et à les persécuter au motif qu’ils étaient un peuple déicide. Ainsi, pour sauver ses deux fils, Yehohanan et Yehoyakim, la famille Cocia les envoie sur les route de l’Europe. Ce roman relate leurs errances et c’est donc l’occasion de vivre l’ambiance de cette aube de la Renaissance qui commence à contester la toute puissance de l’Église catholique qui a baigné le Moyen-Age avec ses rituels incontournables et omniprésents, ses abus, l’intolérante Inquisition et son cortège d’ordalies, de « questions », de bûchers, et de tortures, les massacres de juifs, leur fuite, parfois leur conversion forcée ou l’abandon de leur identité pour survivre et continuer à exister et à commercer malgré la haine des chrétiens. Grâce à de nombreuses sagas que nous conte l’auteure, le lecteur voyage dans tout le monde connu, de l’Espagne à la Toscane, de la France à l’Allemagne, de l’Angleterre à Venise et aussi dans les contrées inconnues de l’Amérique, croise la mort et connaît des voyageurs émouvants au destin parfois étonnants que ce genre d’époque est capable d’engendrer. C’est le cas de Tyterogat, esclave indienne devenue Maria Canar, maîtresse d’Americo Vespucci puis son épouse. Yehohanan devenu Juan depuis de sa conversion au christianisme, fils de cordonnier et petit-fils de rabbin, deviendra marin, pilote et cosmographe, compagnon de Vespucci et de Colomb, puis reviendra Yahia, réfugié séfarade en Afrique, dessinateur de cartes destinées à l’empire ottoman. Son frère sera le médecin de Luther ...Ils sont croiser d’autres personnages, ce qui donne à ce roman une sorte d’unité, une dimension un peu vertigineuse à cause du temps qui passe apaise parfois les tensions, et confère assurément un intérêt supplémentaire au récit.

    Des destins, grands ou petits se font et se défont, des vies se déroulent, des amitiés se nouent et se dénouent, des amours se tissent, des unions se créent, autant d’aventures personnelles faites de frasques ou de vertu, avec secret ou tapage, dans la vie ou dans la mort, autant d’histoires individuelles qui s’inscrivent dans celle plus grande de l’humanité. Le texte invite le lecteur à Florence pour le supplice de Savonarole, suit l’étonnant destin de la famille Vespucci, celui d’Amerigo et de son aventure américaine, évoque les guerres menées en Méditerranée contre les musulmans et la pratique de l’esclavage. Il assiste au partage des terres nouvelles entre le Portugal et l’Espagne, aux querelles sur les cartes, aux interprétations divergentes qu’on peut donner aux terres nouvellement conquises, et notamment l’Inde, à cause des richesses potentielles qu’on en espère, de leur peuplement afin de mieux les exploiter et de la nécessité de les évangéliser. Il est l’invité des joutes en temps de paix grâce auxquelles on se prépare à la guerre, est informé des mariages arrangés entre les nobles ou les importants négociants pour des questions d’intérêt, des dotes qu’on discute âprement, connaît le sort des enfants non désirés qu’on abandonne en les déposant le matin à la porte d’un hospice, celui des filiations parfois douteuses, celui des épouses innocentes livrées lors de la nuit de noces à la violence d’un époux souvent plus vieux, seulement désireux de vérifier que sa promise est vierge, qu’elle a encore ce pucelage indispensable à une alliance légitime et qu’elle ne sera destinée qu’à porter sa future descendance masculine. Il est le témoin des grands changements de mentalités, de la moralité discutable de certains ecclésiastiques, du trafic de l’Église autour des reliques et des indulgences pour financer la future basilique de Rome et qui précipitera le schisme protestant de Luther et ses changements radicaux, l’affirmation, contre l’avis de Ptolémée, de la rotondité de la terre, de sa rotation sur elle-même et de sa révolution autour du soleil, de la représentation artistique des corps nus, de la dissection des cadavres humains, du doute qui s’insinue chez certains penseurs sur l’existence même de Dieu. Il voit les luttes ordinaires menées depuis toujours par les hommes pour obtenir le pouvoir ou la fortune et qui pour cela engendrent les pires ignominies et la tentative des femmes pour s’affirmer face à eux parce que, sans elles, point de plaisirs des sens, point de descendance et donc de dynastie ou de successeur dans le commerce. 

     

    Le livre refermé, j’ai eu, comme à chaque fois que je lis une saga, l’image de la condition humaine avec cette extraordinaire volonté de faire prévaloir la vie qui est unique et malheureusement parfois inique, avec sa difficile quête du bonheur et de la survie dans les périodes troublées. Dans ce genre de récit au long cours on est toujours confronté au sens de la famille, au mensonge, à l’hypocrisie, à la liberté, au destin, à la volonté des autres, aux nombreux paradoxes de la vie qui pour les uns est belle et pour d’autres un fardeau mais dont chacun n’est ici-bas qu’usufruitier, avec la mort au bout du chemin après les espoirs, les illusions, les échecs qui la jalonnent. Il y a le parcours individuel avec ses parts d’ombres, la trace qu’il laisse dans le souvenir des autres, le temps qui passe et le vertige qu’il imprime en nous, la mémoire des choses avec ses regrets et ses remords, la certitude que nous ne sommes ici que de passage, sans autre horizon que la contingence.

     

    Ce remarquable roman fait 740 pages mais je l’ai lu avec grand plaisir grâce notamment à la fluidité du style de l’auteure, sans que l’ennui ou la lassitude ne s’invitent dans ma lecture. Cet ouvrage très pédagogique transforme le lecteur en un grand observateur de cette période de l’humanité qui mérite bien son nom de Renaissance après les années d’obscurantisme religieux et social du Moyen-Age.

  • la disparition de Judas

    N° 1560 - Juillet 2021

     

    La disparition de Judas – Andrea Camilleri – Metallié..

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Le jour du Vendredi Saint de l’année 1890 à Vigata, la tradition veut que, dans un pièce de théâtre, autrement appelée « Les Funérailles » on fasse revivre la Passion du Christ. Le personnage de Judas, incontournable, est tenu avec humilité par le comptable Pàto, directeur de la banque locale, personnage intègre et catholique pratiquant, citoyen estimé et neveu d’un sénateur, qui disparaît au cours de la représentation dans le cadre même de son rôle ; il se donne en effet la mort. Au départ on n’y prête guère attention mais il s’avère rapidement que cette disparition inquiète tout le monde d’autant plus qu’elle est mystérieuse. S’agit-il d’une perte de mémoire consécutive à une éventuelle chute, d’un enlèvement, d’un assassinat, d’une volonté de disparaître ou d’une fugue amoureuse ou, pourquoi pas, la chute de l’intéressé dans un interstice spatio-temporel ? D’emblée l’hypothèse d’une malversation bancaire est écartée, ce qui correspond bien à la personnalité intègre de Pàto mais une lettre anonyme qui le menaçait personnellement vient tout compliquer. Les autorités locales nationales et religieuses sont en émoi, les policiers et carabiniers sont sur les dents et, pour résoudre cette énigme, vont devoir oublier un temps leurs différents, sous le regarde inéluctable de la mafia. Dans le contexte religieux d’une Italie très dévote, il ne manque évidemment pas de voix pour fustiger le théâtre dont l’Église excommunia longtemps les acteurs et surtout la personnalité de Judas, archétype du traître, veule et cupide dont le rôle tenu par un comédien pourrait bien cacher quelque chose de sa vraie personnalité. Le plus dur sera, l’énigme une fois révélée, de lui donner une explication logique et qui ne lèse personne.

     

    Le personnage même de Judas a donné lieu à beaucoup de commentaires et d’interprétations parfois contradictoires. Il est certes l’archétype du félon selon l’Église mais incarne bien une facette ordinaire de la condition humaine, les autres apôtres étant eux aussi des hommes simples fascinés par la personnalité de Jésus. Sans lui la vie du Christ en eut été bouleversée, pour ne rien dire dire de celle du monde, et son nom aurait rejoint la cohorte des quidams oubliés.

     

    Il s’agit bien d’un roman policier mais Camilleri choisit de le traiter avec humour sous la forme d’une accumulation d’articles de journaux, de rapports de police à la rédaction savoureusement administrative, d’interrogatoires, dont certains ne servent à rien dans la manifestation de la vérité, de fausses pistes, d’échanges de lettres non moins surprenantes ... J’ai bien aimé cette manière originale de présenter les choses qui est aussi une étude pertinente de la société italienne. On sent l’auteur particulièrement à son aise dans un registre où il excelle par l’architecture de ce roman et par le style toujours aussi agréable à lire et qui emporte à chaque fois l’assentiment de son lecteur.

     

     

  • Le jour de la chouette

    N° 1559 - Juillet 2021

     

    Le jour de la chouette – Leonardo Sciascia - Flammarion.

    Traduit de l’italien par Juliette Bertrand.

     

    Le roman commence par l’assassinat d’un homme, le matin de bonne heure, au pied de l’autobus pour Palerme. Deux coups de feu et bien que le bus soit plein, personne n’a rien vu ni rien entendu et tous disparaissent. Ceux que les carabiniers parviennent à interroger, le conducteur et le receveur, ne se souviennent de rien. Les rares informations que les carabiniers peuvent glaner ne servent à rien. C’est donc bien un roman policier avec un meurtre, des investigations, des arrestations, des supputations, mais ce qui ressort de tout cela c’est le silence, la complaisance, le mensonge, « l’omerta », le signe et le règne de la mafia où celui qui parle signe son arrêt de mort.

     

    Pourtant cette mafia sicilienne, le capitaine des carabiniers chargé de enquête n’y croit pas, peut-être parce qu’il vient du nord du continent, mais cet épisode sicilien dans le cours de sa carrière le fait changer d’avis parce que, au cours des investigations qu’il mène avec conscience, ce qui agace un peu sa hiérarchie et les politiques, on lui ment beaucoup au point que la vérité en pâtit et que finalement il conclut que « La Sicile était quelque chose d’incroyable », un manière comme une autre d’avouer son impuissance face à quelque chose qui ne changera jamais.

     

    Le style plein de concision, simple et agréable à lire transporte le lecteur dans cet univers mafieux, bien présent, même dans ce roman publié en 1961 et dont la publication fut une révolution. On se souviendra sans doute longtemps de l’assassinat du Général dalla Chiesa, des juges Borsallino et Falcone et de tous les policiers et gardes du corps et de simples quidams dont on a oublié les noms, de la fuite de politiciens, de Guilio Andreotti qu’on n’a jamais pu confondre, du scandale de la banque Ambroziano… Mais il convient de dire que malgré tout la mafia n’existe pas puisque personne ne veut en parler et observe sur cette question un silence éloquent. Elle avait été combattue par le fascisme qui ne parvint cependant pas l’éliminer et elle survécut à la chute de Mussolini jusqu’à nos jours.

     

    L’auteur compare la mafia à une chouette peut-être parce qu’elle agit dans l’ombre, dans la nuit. D’ordinaire on la compare à une pieuvre impossible à attraper et dont les tentacules s’insinuent partout. Il est lui-même sicilien et, à ce titre, parvient à dessiner les contours de de cette organisation criminelle, à définir cet état d’esprit basé sur la haine des autorités, le refus de les aider, la complaisance de la population qui devient soudain amnésique et évidemment complice mais qui la craint surtout parce qu’elle tue quiconque se met en travers de son chemin, la connivence qu’elle a avec le pouvoir politique au sommet de l’État et même le pouvoir religieux.

     

     

     

  • La révolution de la lune

    N° 1558 - Juillet 2021

     

    La révolution de la lune – Andrea Camilleri – Fayard.

    Traduit de l’italien par Dominique Vittoz.

     

    En 1677 la Sicile, alors sous domination espagnole, est gouvernée par un poussah, le vice-roi Angel de Guzmàn qui vient de mourir, ce qui, pour les nobles est une aubaine, sauf que, par testament, il désigne pour lui succéder son épouse Eleonora di Mora, une femme d’une sublime beauté et d’une intelligence redoutable mais qui, jusque là, était restée dans l’ombre. La nouvelle fit grand bruit parmi les conseillers qui, la stupeur passée, se multiplièrent en courbettes et autres marques de flagorneries, partagés qu’ils étaient entre l’admiration de sa grande beauté et la volonté de conserver leur place et prérogatives. Cette entrée d’une femme en politique fut une révolution mais Eleonora profita bientôt de cette opportunité pour réformer le pays en en éliminant la corruption, en portant son attention sur les plus démunis, aux femmes et à leur condition inférieure, aux mendiants, ce qui lui valut la bienveillance de ses sujets restés intègres et l’amour du peuple. Cela ne se fit pas sans mal, le jeu politique reprit ses droits et l’appétit de pouvoir des hommes en place autant que leur volonté de conserver leurs privilèges et leurs fonctions ne manqua pas de se manifester. On était loin de la galanterie et de l’amour courtois du Moyen-âge ! On fit des difficultés et bien entendu on assista à des bassesses, des délations, des trahisons, ce qui est l’ordinaire de l’espèce humaine, face à la volonté d’une femme qui entendait bien marquer son temps dans le registre de la sauvegarde des plus déshérités.

     

    Ce court règne qui ne dura que 27 jours, soit la période d’un cycle lunaire, est authentique et c’est un homme qui y mit fin légalement, mais avec l’assurance que ses décisions seraient maintenues après son départ. Je note qu’elle ne chercha pas à se maintenir au pouvoir, ce qu’aurait sans doute fait un homme à sa place. Cet épisode est l’illustration si souvent proclamée, mais bien peu souvent mise en œuvre, que le pouvoir politique confié à une femme peut êtres synonyme de paix, d’une prise en compte plus complète des problèmes de l’humanité, d’une plus grande justice sociale... et ce fut le cas, malheureusement cette expérience fut contrecarrée par les hommes. A la fin de son règne les choses allaient donc pouvoir redevenir comme avant, de nouvelles injustices se faire jour, la corruption se développer, les malversations se multiplier, les hommes d’Église cultiver leur hypocrisie, les guerres se dérouler pour le plus grand plaisir des puissants qui eux n’y participaient pas... En laissant aller les choses on finirait sûrement par détourner et sans doute oublier tout ce que cette reine éphémère avait fait pour améliorer le sort des plus défavorisés.

     

    La langue de Camilleri est toujours aussi foisonnante mais j’ai été quelque peu déconcerté par le style qui mélange les expressions siciliennes, italiennes et espagnoles. Je ne suis pas contre le principe qui est finalement une belle innovation, mais j’imagine le travail du traducteur qui a dû s’adapter à cette manière originale de s’exprimer de l’auteur, sans pour autant le trahir. Il n’empêche que si Camilleri aime à s’exprimer de cette manière quelque peu humoristique, et c’est bien son droit, mais la lecture n’en est pas pour autant facilitée, même si on peut y voir, en plus de l’humour qu’il affectionne et qu’il manie si joliment, l’occasion de la création de mots qui est la manifestation même de l’évolution d’une langue et fait qu’elle est bien vivante.

     

     

  • indulgences à la carte

    N° 1557 - Juin 2021

     

    Indulgences à la carte – Andrea Camilleri – Le promeneur.

    Traduit de l’italien par Louis Bonalumi.

     

    Andrea Camilleri était sicilien et à ce titre témoin de ce qui se passe sur cette île si convoitée et colonisée depuis des siècles par des peuples étrangers au point que les choses n’y sont pas exactement comme ailleurs. En effet l’accommodement, le compromis voire la compromission, s’ils sont une constante de la condition humaine, sont ici élevés au rang de coutume sociale. Il a tenté, lors de dix-huit courts chapitres, d’en démonter le mécanisme. Il règne en effet ici une règle évidemment non écrite, « la componenda »(la composition) où la mafia rend une certaine forme de justice, en dehors des lois officielles, avec même la connivence des autorités qui en retirent bénéfice, en plus de l’ordre public sauvegardé. Notre auteur, curieux, s’avise que l’Église catholique, loin de sauvegarder la moralité a, dans le passé, usé de contestables pratiques, notamment avec la commercialisation des indulgences auprès du peuple, procédure qu’elle pratiquait déjà à l’égard des nobles sous la forme de constructions d’églises, de monastères ou de la participation aux croisades. Même si cette pratique fut plus tard prohibée, elle consistait à s’assurer de la rémission de ses péchés par l’achat d’une « bulle ecclésiastique » tarifée, garantissant la bienveillance divine après la mort du bénéficiaire. Cela eut pour conséquence, au XV° siècle, outre l’enrichissement de l’Église et de certains de ses représentants, l’émergence du protestantisme… et l’édification de la basilique Saint Pierre de Rome ! On était donc en plein accommodement !

    En Sicile rien n’est pareil qu’ailleurs, ne serait-ce qu’à cause de la mafia qui, dans l’ombre, mène un jeu efficace avec la bénédiction de l’Église catholique et de son hypocrisie. Ainsi le responsable d’une faute, un vol par exemple, en ressent normalement une certaine culpabilisation. Auparavant, grâce à la « bulle de componenda » (bulle de composition) il pouvait avoir la conscience tranquille puisque, contre de l’argent (un véritable impôt perçu au profit du clergé) , il en obtenait l’absolution et même la bénédiction, autrement dit, les instances qui devaient normalement guider les hommes vers la vertu contribuaient largement au climat moral délétère qui régnait ici. Pire peut-être, non content d’être religieux, le Sicilien est superstitieux et trouve dans ces pratiques une justification non seulement à sa réticence au travail mais aussi à l’exercice du vice et donc du délit (mais pas du meurtre). En effet, dans le passé, le Sicilien était traditionnellement un ouvrier agricole, contraint de travailler une terre ingrate pour le compte d’un riche propriétaire terrien qui l’exploitait et cette situation ne pouvait que verser dans la révolte, par ailleurs absoute par l’Église. La vente par les curés, dans les églises et seulement les jours de festivités religieuses de « la bolla di componenda » était, même si l’Église s’en défendait, une forme d’indulgence qui apaisait en quelque sorte les consciences. Cette loi perdura pendant des siècles et, dans sa version « laïque », consistait en un véritable pacte, forcément non-écrit, souscrit entre les délinquants et la police locale et les autorités italiennes continentales ont vainement tenté de mettre fin. Une étude a cependant insisté sur le rôle pivot de la femme dans le cadre de la structure familiale sicilienne fermée que les prêtres ont manipulé sans vergogne. De plus, les Siciliens qui ont la maîtrise du langage, c’est à dire du non-dit et du mensonge, souhaitent que les choses perdurent sous l’égide de la « componenda » et qu’on en parle moins possible.

     

    Andrea Camilleri (1925-2019) est connu en France à travers son personnage fétiche, le commissaire Montalbano, popularisé par le télévision, un peu comme Simenon l’était grâce au commissaire Maigret. Ces deux auteurs n’en sont pas moins intéressants notamment quand ils abandonnent le registre du « polar » et mettent leur talent au service d’une autre forme de littérature, notamment le roman traditionnel. Ici Andrea Camilleri quitte le domaine de la fiction (encore que, à la fin, il ne peut s’empêcher de s’y livrer quand même un petit peu) pour se faire historien et polémiste. Je ne connais de la Sicile que les paysages et les idées reçues qui circulent sur elle. J’avoue que j’ai été étonné par ce texte pertinent et passionnant paru en 1993 en Italie qui contribue un peu à expliquer le spécificité de la société sicilienne. Selon son propre aveu, c‘est dans ce but qu’il écrivit cet essai tout autant qu’en cherchant à expliquer les comportements étonnants les Siciliens face aux événements. Si la « Bulle de composition » a aujourd’hui disparu son état d’esprit demeure et cette île reste attachée pour moi à l’image de la mafia qui dans l’ombre peut frapper où et quand elle veut et tuer de simples citoyens, des policiers, des magistrats....

     

     

     

  • le tailleur gris

    N° 1556 - Juin 2021

     

    Le tailleur gris – Andrea Camilleri – Métaillé.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Quelle est cette habitude prise par les hommes d’un âge certain, le plus souvent veufs ou divorcés, d’épouser des femmes qui pourraient être leurs filles ? C’est sans doute pour se sentir moins vieux, pour faire semblant de croire qu’ils auront ainsi droit à une rallonge de vie ou de plaisir qu’ils répondent à l’appel de ce « démon de midi » alors qu’ils ont toutes les chances de précéder leur épouse dans la mort. Surtout qu’il y a toujours une Gianna, à la fois meilleure amie de l’épouse et surtout sa parfaite complice pour servir d’alibi à l’épouse volage, même si le mari ne se fait aucune illusion. C’est le cas de ce directeur de Banque, tout juste retraité, qui a épousé dix ans plus tôt la très jeune et accorte veuve, Adèle, malgré les réticences de son fils Luigi. Elle n’arbora que pendant peu de temps son tailleur gris de femme d’affaires qui était aussi la marque de la fin de son deuil, de cette période assez indistincte qui est avant tout celle d’une transition. C’est une belle femme, autoritaire et déterminée, avide de reconnaissance sociale mais aussi de sexe et de plaisir, le type même de la femme de pouvoir qui entend bien gouverner sa propre vie qu’elle veut libre d’autant plus qu’elle a imposé Daniele au sein du couple, un soi-disant cousin étudiant qui dort dans la chambre voisine de celle d’Adèle.

    Certes cette femme est au lit à la hauteur de sa fougueuse jeunesse, mais lui, malgré sa vigueur un temps retrouvée, finit par se faire une raison et par admettre de devoir partager Adèle avec des amants de passage. Et la toute nouvelle retraite de son mari, et donc sa présence au foyer, va un peu bousculer la liberté dont elle jouissait auparavant et qu’elle entend bien voir perdurer maintenant. Elle va donc le manipuler ainsi que son entourage pour lui faire accorder un poste important, même si celui-ci est quelque peu mystérieux et sans doute lié à la mafia, pour lui éviter de troubler son quotidien amoureux, autrement dit elle souhaite faire perdurer atmosphère de mensonge et de trahison dans laquelle baignait son couple jusqu’ici. Dans cette épisode, il semble être une marionnette entre ses mains de même qu’elle s’attache à brouiller les pistes autour d’elle, à faire semblant de l’aimer pour profiter des avantages financiers de cette union qui se révèle être un piège et l’amour entre eux, un leurre.

    Avec la vieillesse vient pour cet homme la maladie et il voit son épouse changer, devenir dévouée et attentive tout en s’inquiétant de la succession. Le livre refermé, j’avoue être un peu dubitatif face à cet homme qui se met à croire à l’amour de cette épouse, ou à se rassurer en faisant semblant, au pas de la mort qui sera pour lui une délivrance dans une situation qui ne pouvait que se retourner contre lui. J’ai même l’impression qu’il lui pardonne ses frasques. J’avoue que je n’ai pas cru un instant à cet amour tout neuf d’Adèle pour son mari et j’y ai même vu une autre forme d’hypocrisie. J’imagine qu’elle ne tardera pas à contacter le notaire pour connaître ses droits et ensuite se choisir un nouvel amant !D’ailleurs, avant de mourir, le mari constate qu’elle porte son traditionnel tailleur gris ! La chute de cette histoire m’a même paru un peu convenue, décevante même parce que je m’attendais à autre chose

    J’ai apprécié cependant le style simple et agréable à lire de ce roman du grand auteur italien connu surtout pour ses « policiers ». Ici, rien à voir avec un « giallo » comme disent nos amis transalpins.

     

     

     

  • La concession du téléphone

    N° 1555 - Juin 2021

     

    La concession du téléphone– Andrea Camilleri – Fayard.

    Traduit de l’italien par Dominique Vittoz

     

    Ce roman d’Andrea Camillieri (1925-2019) a été publié en 1998.

     

    L’intrigue est un peu compliquée et se déroule en Sicile à Vigata, une ville imaginaire, sur une année, de 1891 à 1892, période pendant laquelle l’État tente de juguler le socialisme fascisant qui commence à s’installer. Filippo Genuardi, marchand de bois de son état, souhaite avoir une ligne téléphonique privée qui relierait son entrepôt et le domicile de son beau-père . En effet, un décret de 1892, tout à fait officiel donc, autorise les particuliers à obtenir la concession privée d’une ligne téléphonique. Pour cela il envoie en vain une série de trois lettres fort obséquieuses au Préfet Marascianno, dont il orthographie mal le nom, ce que ce dernier prend pour une provocation. Elles vont être suivies de pas mal d’autres qui vont plonger le lecteur dans une atmosphère entre flagornerie, paranoïa et bal des faux-culs et donner lieu à une multitudes de quiproquos, la révélation de magouilles, avec règlements de comptes maffieux, délation, haine, rancœur, trahison, hypocrisie, adultère, mensonges, ambitions, corruptions, c’est à dire l’ordinaire de l’espèce humaine, sans oublier toutefois le formalisme administratif autant dans la posture que dans la rédaction et qui confine parfois a la folie.

     

    Ce n’est donc pas un roman classique, pas un policier non plus comme Camilleri en a l’habitude, mais une série de lettres suivies de courts récits où Andrea Camilleri s’est amusé à inventer une intrigue humoristique aux multiples répercussions notamment basée sur l’orthographe fantaisiste d’un nom ce qui donne lieu à une interprétation extravagante mais néanmoins savoureuse de la part d’un préfet soupçonneux, sur fond de dialecte sicilien.

    Mais au fait, pourquoi Filippo Genuardi tient-il tant à avoir le téléphone ?

     

    C’est fort plaisant à lire nonobstant la multitude des personnages.

     

    Il n’est pas interdit, avant de commencer la lecture de cet ouvrage, de lire le texte introductif de Luigi Pirandello qui brosse un tableau peu flatteur de la Sicile à cette époque mais qui met le lecteur en condition.

  • Trois enquêtes du commissaire Berté

    N° 1553 - Juin 2021

     

    Tre indagini del commissario Berté (trois enquêtes du commissaire Berté) - Emilio Martini – TEA.

     

    Le commissaire, c'est Gigi Berté. Il est d'origine calabraise mais vient de Milan et, dans la première partie (la Regina del Catrame – La reine du goudron) a été muté à la suite d'une affaire pas très claire dont nous ne saurons rien à Lungariva en Ligurie, une de ces villes balnéaires pleines de touristes en été et vides en hiver. Il regrette Milan comme il regrette ses collègues et ses amis qui attendent son retour. Dans son nouveau commissariat où il n'est pas vraiment accepté, on le prend pour un "terrone", un italien du sud, à cause de sa peau mat et de ses cheveux crépus et longs, pas vraiment l’archétype du policier classique. Comme beaucoup de flics il vit séparé mais pense toujours à Patty, son ex-compagne qu'il regrette. Il habite, en attendant mieux, à la pension Aurora, tenue par Marzia, une femme légèrement en surpoids, pas vraiment l'idée qu'il se fait de l'érotisme mais avec qui il se découvre des atomes crochus à cause de ses haïkus et de ses douceurs. Elle s'ennuie un peu sans son mari, capitaine au long cours. Gigi, ce n'est vraiment pas un flic comme les autres mais il ne parle jamais de son secret à personne sauf à Marzia : il écrit des histoires inédits un peu surréalistes et ces écrits sont une sorte de thérapie autant qu'une révolte contre l'injustice et les choses qu'il rencontre au quotidien. C'est aussi peut-être pour exorciser ses problèmes personnels, son éloignement de Milan, son désir des femmes ou simplement s'abandonner au seul plaisir d'écrire. Chacune de ses trois enquêtes nous donne à voir une facette de son talent créatif. Pour sa première affaire dans ce nouveau poste, la réalité va un peu dépasser la fiction et pour la résoudre il aura besoin de sa compétence de policier mais aussi son imagination d'écrivain. En effet, sur une plage, on a trouvé le cadavre d'une femme, Lidia Angelini dite "La reine" la soixantaine, le crâne défoncé, le visage balafré avec des taches de goudron sur les jambes. L'enquête s'oriente sur la vie sentimentale mouvementée de la victime.

    Dans le deuxième texte (Farfalla nera – Papillon noir), Berté découvre une célébrité locale, Adeleide Groppini, professeure et directrice du prestigieux lycée San Giorgo de Gênes, retrouvée le crâne défoncé près d'une poubelle. Il ne tardera pas à s'apercevoir que sa vie a quelques connotations avec la sienne mais aussi avec de nombreux côtés sombres. Cette enquête, comme d'ailleurs les autres sont menées dans une atmosphère d'hypocrisie, de respectabilité, de vengeance, de trahison, c'est à dire l'ordinaire de l'espèce humaine.

    Pour cette troisième affaire (Chiodo fisso- idée fixe), il n'est plus à Lungariva mais à Milan où il est revenu pour quelques jours de vacances où bien entendu il retrouve de vieux amis dont Valerio Brivio, un copain d'enfance avec qui il a partagé jadis bien des rêves d'avenir. Ce dernier a la gorge tranchée après qu'une femme l'a menacé de mort lors d'une visite dans la galerie d'art Brerat. Il va évidemment enquêter mais là il n'est pas dans sa circonscription, même s'il reste un flic désireux d'aider ses collègues à enquêter et surtout à faire la lumière sur la mort de son ami. Pour autant les indices sont minces, une fausse piste toujours possible à cause de son imagination et des apparences, de sa relative impuissance solitaire face à la noirceur du monde... et il ne sera pas au bout de ses surprises. Cela aura bizarrement pour effet de l'inviter à faire le point sur sa vie personnelle et sentimentale, de lui révéler qu'il n'est plus vraiment fait pour la vie dans les grandes villes mais aussi que les années ont passé et qu'il a vieilli. Au cours de roman, notre commissaire se révèle être un être tourmenté, solitaire, plein de nostalgie et désillusions sur l'amitié, les amours impossibles.

    Ce commissaire est un peu spécial, solitaire, intuitif. Dans ces trois affaires les meurtres tournent autour des femmes. Il en rêve, les désire mais demeurent assez inaccessibles. Il me plaît bien dans sa manière d'aborder les choses, dans sa façon d'être, un peu marginal, dans l'intérêt qu'il porte à la cuisine mais aussi dans la pratique de l'écriture, une manière d'exorciser les choses de cette vie. A titre personnel, j'en suis à un moment de ma vie où, dans cet exercice, je ne suis plus très sûr de la réalité cathartique des mots, mais peu importe, c'est toujours une manière de réaction intéressante face à la vie qui est loin d'être aussi belle qu'on veut bien nous le faire croire.

    Ces trois nouvelles ont été déjà publiées séparément mais sont réunies ici dans ce recueil. Il aussi faut dire un mot de l'auteur. Sous ce nom qui ressemble bien à un pseudonyme, se cachent deux femmes, deux sœurs, Elena et Michela Martignoni, Milanaises et amoureuses de la Ligurie qui ont déjà écrit de nombreux romans historiques. Une façon de rester dans l'ombre qui contraste avec l'envie de lumière bien dans l'air du temps.

    J'ai lu (parfois à haute voix) cet ouvrage inconnu de moi auparavant, en italien pour la beauté de la langue, pour son apprentissage, mais aussi parce que, à ma connaissance, il n'est pas (encore) traduit en français.

    ©Hervé Gautier mhttp:// hervegautier.e-monsite.com

     

  • Darling

    N° 1554 - Juin 2021

    Darling – Jean Teulé - Éditions Juillard.

     

    Elle a bien dû naître sous une mauvaise étoile la petite Catherine Nicolle, comme on dit quand on affectionne les euphémismes. Elle est d’abord considérée seulement comme une « bouche à nourrir » par ses parents qui ainsi la rejettent et l’humilient, des paysans normands qui n’avaient d’yeux que pour leurs deux garçons. C’est vrai que dans une ferme, un garçon ça travaille puis plus tard, quand il se marie, il transmets le nom… Mais, dans le cas de cette famille, c’est une autre histoire. D’ailleurs, Catherine, ça lui est égal, elle n’aime pas la campagne et rêve d’épouser … un routier parce que la maison est au bord d’une route où passent des camions ! Elle n’aime pas non plus l’école alors oui, c’est vraiment mal parti pour elle qui déteste aussi son enfance et qui insiste pour travailler comme vendeuse parce que ainsi elle peut se donner l’illusion d’être grande. Et puis surtout elle peut partir de chez ses parents. Pour partir, elle est effectivement partie, et avec un routier rencontré grâce à la C.B. (Darling est son surnom de cibiste,), et elle l‘a même épousé, mais loin de l’histoire romantique que pourrait laisser à penser ce prénom, la pauvre Catherine qui croyait au bonheur a encore une fois été déçue, et bien déçue, un véritable chemin de croix que sa vie !

    A travers cette bien triste histoire qu’on ne rencontre pas uniquement dans les romans puisque c’est celle, authentique, de la propre cousine de l’auteur, ça m’évoque les cohortes de ceux qui voient leurs rêves trahis, parce qu’ils ont cru, ou fait semblant de croire, que la vie leur faisait des promesses simplement parce qu’ils avaient pour eux de l’imagination qu’autrement on appelle illusions ou « rêves de gosse ». On peut y croire, s’entretenir dans cette chimère, mais les évènements prennent vite le dessus. On peut appeler cela le destin, la malchance, le hasard, le mauvais sort, on peut en accuser une divinité quelconque à laquelle on a voué sa confiance et sa foi, où y voir une épreuve qu’elle nous envoie, parfois en forme de rédemption d’une éventuelle faute ... Le malheur leur colle à la peau, ils se disent, comme pour se rassurer ou s’excuser « qu’ils ne sont pas chanceux », que chacun sur terre a droit au bonheur, alors pourquoi pas eux ? Mais ils l’attendent toute leur vie et ne seront délivrés de cet état que par la mort. Dans le même temps ils voient les autres, pourtant à leurs yeux moins méritants, être comblés par la chance. Qui a jamais prétendu que la justice immanente existe ? Et puis, pour parler comme un ancien président de de République, « Les emmerdes ça vole toujours en escadrilles ». Pire peut-être mais bien réel quand même, à la question traditionnelle « Qu’est ce que tu veux faire quand tu seras grand ?» qu’on nous a tous posée, nous avons souvent énuméré une liste de métiers qui nous faisaient rêver à cette époque mais qui pourtant ont bien dû se passer de nous… Ce que nous ne disions pas, que nous gardions pour nous, était la liste de ce que nous ne voulions assurément pas faire, soit par principe, soit parce que nous en connaissions les inconvénients, en nous promettant bien de tout faire pour les éviter. Au final, il s’avère que, bien souvent, c’est vers eux que nous nous sommes orientés volontairement, en remerciant le ciel d’y trouver un emploi. Puis on se dit que cette poisse ne peut pas durer, on attend, on attend, en vain, et finalement avec l’âge on devient fataliste.

    Ça commence souvent dès l’enfance, on patiente pendant l’adolescence souvent perturbée puis, pour oublier tout cela, on se marie, souvent jeune, en se disant que c’est un nouveau départ, qu’il faut tourner la page, que l’amour existe et qu’il peut tout, malheureusement c’est souvent pire, d’une manière parfois différente, mais pire. Là non plus tout ce qu’on avait imaginé ne tient pas la route et l’amour se révèle être un mirage, la famille se disloque, les projets s’envolent… et se sont les enfants qui, bien souvent, en font les frais.

    A lire ce témoignage, on a un peu de mal à y croire bien que les feux de l’actualité braquent les projecteurs sur les femmes battues et les « féminicides », pourtant elle illustre ce dont l’espèce humaine est capable, le pire comme le meilleur, mais bien souvent le pire, et dans l’horreur. Jean Teulé, avec le talent qu’on lui connaît, entre empathie et réalisme, nous entraîne dans cette histoire sordide où , heureusement, l’instinct de vie est le plus fort.

  • Serge Gainsbourg

    Avril 1991

    n°56

     

    NON, CE N’EST PAS UN ÉNIÈME HOMMAGE A GAINSBOUG. – (A propos de l’article republié le 6 mars 1991 dans « Le Canard Enchaîné », article daté du 12 novembre 1958 et signé Boris Vian).

     

    La Feuille Volante n’est pas un journal Elle ne rend pas compte de l’actualité. Pourtant, je ferai une exception puisque la mort de Gainsbourg nous concerne tous. Le personnage ne laissait pas indifférent. On avait pour lui de la sympathie, du dégoût, mais on avait un avis ! Le Canard Enchaîné publie un article daté de 1958 consacré à Gainsbourg (il avait trente ans) et signé Boris Vian.

     

    Qu’y avait-il de commun entre le « Satrape » du collège de Pataphysique et ce chanteur « unanimement flingué par la critique de l’époque » ? (Ils s’étaient peu connus, mais beaucoup appréciés). Peut-être le goût de la musique, de la poésie, de cette marginalité littéraire si opportunément cultivée qui fait dire que la réussite ne sera jamais vraiment au rendez-vous ? Tous les deux ont fait du cinéma, du spectacle et Gainsbourg, on le sait moins était aussi romancier. La provocation cachait chez ses deux personnages une sensibilité exacerbée qu’ils camouflaient mal derrière l’homme public. Ils jouaient avec la vie tout en sachant mieux que personne qu’elle est éphémère et qu’il convient de la brûler aussi complètement que possible. Tous les deux étaient des « touche à tout » de génie, morts singulièrement de la même façon, ayant peut-être choisi, à l’instar du comédien qui quitta la scène, de tirer à un moment précis leur révérence au public (« Quand je veux » dit un personnage de Boris Vian), ayant peut-être, au fond de la poitrine ce nénuphar de Chloé dans l’écume des jours qui se nourrit de sa propre souffrance. Oui, chacun jouait à se faire peur avec pour enjeu cette mort que bizarrement ils avaient prévue, parce qu’ils portaient en eux ce qu’ils savaient pouvoir les emporter (« Je n’atteindrai pas 40 ans » avait prophétisé Vian, comme s’il savait que chaque note sortie de sa trompette était une mesure de plus pour sa propre symphonie funèbre)

     

    Chacun d’eux avait quelque chose de rabelaisien et il convenait de briser l’os des apparences pour atteindre la substantifique moelle de la sensibilité. Tous les deux ont connu cette soif, mais surtout ce mal de vivre qu’ils ont combattu par le tabac, l’alcool… mais qui a donné cette œuvre qui ne peut sortir que du bouillonnement intérieur d’un écorché vif.

     

    Pourtant une chose les sépare peut-être, c’est l’hommage populaire, toutes générations confondues. La disparition de Gainsbourg arrache des larmes à l’adolescent comme au retraité qui ainsi se retrouvent dans la perte de quelqu’un qu’ils aimaient. Pour lui les fleurs, mais surtout, témoignage dérisoire ou clin d’œil du destin des paquets de Gitanes, des cigarettes brisées, des bouteilles de whisky, des gens qui restent devant un mur ou un cercueil, en silence ou en chanson, en se disant qu’il est parti trop tôt et ne veulent pas y croire. « Quand je serai refroidi, ce qui me gène le plus sera de faire pleurer mes enfants » disait Serge ; Il n’y a pas que ses enfants qui ont pleuré ou plutôt si, puisque grâce à lui c’était un peu le gamin frondeur et contestataire qui dort en chacun de nous qui se réveillait et redevenait pour un moment joueur de billes, pilleur de troncs ou passionnément amoureux comme l’était Boris.

     

    C’est vrai, c’est à chaque fois la même chose « Quand il est mort le poète … ». Ce qui compte le plus c’est l’hommage des gens, de ceux qui ne l’ont connu qu’à travers la presse, la télévision où il était parfois absent, mais maintenant qu’il est mort, il ne scandalisera plus, on n’aura plus à redouter ses écarts de langage ou de conduite qui mettaient si mal à l’aise les animateurs BCBG. Gainsbourg et Vian ont bien connu dame Censure !

     

    C’est vrai que Serge n’échappe pas à la tradition qui veut qu’on dise surtout du bien des morts, même si ces mêmes louanges sont restées au fond des gorges de son vivant ! Heureusement, les média qui peuvent enfin parler que quelqu’un qui intéresse (et fait monter les ventes et l’indice d’écoute) car la Guerre du Golfe a mis quelque peu en exergue la pauvreté de l’information ces derniers temps !

     

    « Ce qui restera ce sont ses chansons, je les fredonnerai toujours ! » a dit une vieille dame claudicante de retour du cimetière. C’est vrai que nous continuerons à fredonner « Le Poinçonneur des Lilas » de même que « Le déserteur » reste dans toutes les mémoires…

     

    La chanson, vous avez dit « art mineur » ?

     

    © H.G.

  • Je, François Villon

    N° 1552– Juin 2021.

     

    Je, François Villon – Jean Teulé – Juillard

     

    Comme le titre l'indique, C'est François Montcorbier, orphelin de père et de mère, les deux exécutés par la justice, qui se présente à nous. Dans son malheur, ce garçon qui aurait pu mal tourner très tôt a croisé la route du bienveillant chanoine Guillaume Villon qui lui donnât son nom, qui l'a protégé, instruit et a pourvu à son éducation et, souhaitant en faire un clerc il veilla à ce qu'il sût le latin, la géométrie, la théologie... Il ira plus tard à l'université. Mais notre François aimait la liberté et surtout la poésie. C'est grâce à elle qu'il payait ses passades au bordel et ses pintes à la taverne, troussant rondeaux, lais, motets et ballades et aussi pas mal de filles, célébrant à l'occasion "La Grosse Margot". C'était une sorte de moinillon tonsuré, paillard et indiscipliné, au grand dam de son protecteur qui ne se faisait pas trop d'illusions sur la conduite de son protégé ni sur son avenir, coupable, avec d'autres étudiants et des complices de frasques mémorables entre blagues de potaches et esprit de la Basoche, s'opposant aux archets du guet dans le Quartier Latin (déjà) dans le seul but de troubler l'Ordre public en s'amusant un peu. Il a eu beaucoup de chance d'échapper à la peste mais aussi à la justice ecclésiastique de l'époque, ordalique, inique, inquisitoriale et cruelle qui, au nom de l’Évangile dont les juges faisaient à l'évidence une lecture tronquée et de parfaite mauvaise foi et envoyaient dans l'autre monde tous ceux qui ne lui plaisaient pas. On y accusait de n’importe quoi, sans la moindre preuve, de l'hérésie à la sorcellerie, on y prônait la torture qui faisait avouer n'importe quoi (il y a un beau panel de tout ce qu'enduraient les suspects et dont maître François a également tâté), la souffrance qui était rédemptrice à l'image de celle du Christ, et qui était imposée à tous par cette justice ecclésiastique mais surtout aux condamnés qu'on envoyait au supplice pour des broutilles dans le seul but de faire respecter un semblant d'ordre public basé sur la peur. Cela n’empêchait nullement une forme d’anthropophagie camouflée mais bien réelle après les exécutions.

    Et notre François dans tout cela... il traversa son temps en poétisant sans se douter que plusieurs siècles plus tard on connaîtrait son nom et son œuvre et qu'on y accrocherait même des notes de musique..Était- ce par atavisme ou par opportunisme, de coupeur de bourses il devint mauvais garçon et même assassin ce qui lui valut un bannissement de Paris et bien que son talent de poète l'incline à chanter l'amour il ne respecta pas les femmes qui, en ces temps n'avaient pour vocation que d'enfanter, de prendre le voile, de terminer ribaudes où emmurée, les moniales de ces temps-là sacrifiant parfois à la chair. Il avait pour lui son talent de poète, fort prisé à l'époque, ce qui lui valut les plus hautes protections, mais aussi la chance, celle d'échapper au gibet qui l'attendait et surtout d'avoir pour tuteur maître Guillaume, mais c'est en banni qu'il termina sa vie tumultueuse, puis on perd sa trace mais si on en croit Rabelais, il vint mourir du côté de St Maixent. Même célèbre, même maître de l"université, François voulut toujours rester libre, libre d'écrire ce que bon lui semble et de faire ce qu'il voulait, dût-il voler ou pire encore!

    On ne peut évoquer sa mémoire, comme le fait avec talent Jean Teulé, sans se souvenir de ses œuvres, de l'importance qu'il a eu pour des lignées et des générations de poètes qui lui doivent leur révolte, leur folie et sûrement aussi leur talent. Ce n'est pas pour être rabat-joie mais il me pardonnera de lui emprunter quelques mots" Mais où sont les neiges d'antan" il fut un homme sans dieu ni maître, un poète passionné et passionnant mais il n'empêche que je n'aurais pas voulu le croiser dans un bois solitaire, on ne sait jamais!

  • Le Montespan

    N° 1551– Juin 2021.

     

    Le Montespan – Jean Teulé – Éditions Juillard.

     

    Il s'agit de "Le" et non pas de "La" Montespan dont l'histoire a retenu le nom comme maîtresse de Louis XIV. C'est une histoire d'amour, d'argent, d'influence, de réussite, de mépris, d'honneur, bref tout ce qui caractérise la nature humaine. Deux jeunes gens, lui, Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan, elle, Françoise de Rochechouard de Mortemart, chez qui la beauté n'avait d'égal que l'esprit, dite Mademoiselle de Tonay-Charente. Ils se rencontrent, ils se plaisent, se marient, ont deux enfants, vivent à Paris dans l'insouciance mais pas dans la richesse, mais cela leur importe peu... mais les dettes s'accumulent. Pour eux la Cour est lointaine et fascinante. A l'époque, faire la guerre pour un noble est un bon moyen de se faire remarquer par le roi et donc de faire fortune et c'est ce que tente de faire le marquis mais mal lui en prend. Il revient de ses expéditions militaires sans gloire ni reconnaissance royale, et avec encore plus de dettes. La reconnaissance (et tout ce qui va avec), c'est plutôt son épouse arriviste, qui se fait maintenant appeler Athénais (nom qui vient d'Athena, déesse de la vertu!) et maintenant dame d'honneur de la reine, qui l'obtient... en devenant la maîtresse du roi. A l'époque, pour un noble, avoir sa femme dans le lit du roi était un privilège et une assurance de prébendes et d'honneurs, ce qui lui vaut les félicitations qu'on imagine amusées et envieuses, des courtisans, mais lui ne l'entend pas de cette oreille. D'ordinaire on ne se vante point d'être cocu mais lui orne son carosse, peint en noir du deuil de son amour pour Françoise, de bois de cerf qu'il va même jusqu'à intégrer à son blason. Pire peut-être, il refuse les honneurs royaux et entre en conflit ouvert avec le souverain qui, bien entendu le réduit au silence par l'éloignement, l’humiliation, les vexations, les menaces, l'exil sur ses terres...Pendant ce temps là, Athénais règne sur la cour et le cœur du roi à qui elle donne sept enfants, oubliant son malheureux époux, qui, ne méritant pas le sort qu'elle lui fait, se morfond sans elle, allant jusqu'à vouloir contracter la vérole dans les sordides bordels parisiens, se déguiser en courtisane pour violer sa femme et transmettre ainsi la maladie au roi. La vieillesse, la lassitude royale, l'affaire des poisons et peut-être aussi Madame de Maintenon ont eu raison de l'étoile d'Athenais qui, répudiée, s'est souvenu opportunément de son époux lequel l'a refusée malgré son amour pour elle et mourut à peine âgé de cinquante ans. Si on veut le voir ainsi, c'est un peu un juste retour des choses mais aussi avec un sentiment d'injustice pour ce malheureux Montespan.

     

    Telle est l'histoire de cet homme pour qui on ne peut avoir que de la sympathie tant la vie qui aurait pu être belle pour lui, n'a tenu aucune de ses promesses puisque c'est ainsi que, jeune, on aime à imaginer les années qui s'offrent à nous. Elle a été cruelle pour lui comme cela arrive parfois. Un cocu prête toujours à rire, même si cet état menace tous ceux qui vivent en couple, mariés ou non, mais, pour un homme, continuer d'aimer à ce point une femme opportuniste et ambitieuse qui le trompe si ouvertement, reste exceptionnel. Il a été un homme d'honneur, courageux au point de défier le "Roi Soleil"et capable de refuser tout ce qu'une telle situation lui permettait d'avoir quand tant d'autres l'auraient ardemment désirée. Il y a certes de la part d'Athanais la volonté de réussir à tout prix avec la fascination de la notoriété, de l'influence, de la richesse... et ce quels que soit les sacrifices, il y a la morale, l'amour de ce pauvre homme, mais je reste confondu devant cette attitude pourtant si répandue, simple image de l'espèce humaine, capable du meilleur comme du pire mais bien souvent du pire, où on se croit tout permis, au mépris de tous, et en particulier des siens, pour atteindre un but qu'on s'est fixé. Je me demande toujours ce que, face à la mort, on peut penser de soi-même et de son passage sur terre alors qu'on est son seul juge, forcément impartial. C'est peut-être cela ce que le christianisme appelle "le jugement dernier".

    J'aime les biographies et celle-ci est particulièrement bien menée, agréable à lire, humoristique parfois, bien écrite et bien documentée jusque dans les plus petits détails, lue en ce qui me concerne sans désemparer tant ce livre est passionnant. (Jean Teulé est vraiment un splendide écrivain) A mes yeux cet ouvrage a notamment le mérite de rendre hommage à un personnage un peu oublié, malchanceux, moqué, malmené par les événements, éperdument amoureux de sa femme à en être naïf...et humilié par elle.

  • le vin du salut

    N° 1550– Juin 2021.

     

    Le vin du salut – Italo Svevo – Mille et une nuit.

     

    C'est un petit recueil d'une nouvelle, un peu comme les histoires qu'Italo Svevo (1861-1928) avait l'habitude de raconter à sa fille.

    Ce texte fait une allusion assez marquée aux fiançailles qui étaient, à son époque, un moment important dans la vie d'un homme et d'un couple. C'était un rituel de l'univers bourgeois dans lequel il vivait depuis son enfance et dans ce contexte, le contrat a une grande place puisqu'il régit bien souvent les diverses relations qui ont cours dans ce milieu. Si on en croit un de ses biographes, Svevo lui-même a vu ses propres fiançailles allongées par sa future belle-mère au seul motif que sa famille et lui-même n’apportaient pas les garanties suffisantes à l'union prévue.

     

    Le thème en est cependant le songe avec toute sa charge surréaliste. Ce texte a d'ailleurs eu pour titre initial "Ombres nocturnes" et met en scène un vieillard qui s'enivre et bouscule les règles bourgeoises et on retrouvera le thème du vin dans "la conscience de Zeno" qui est le chef d’œuvre de Svevo. Ici, dans le cadre de ces fiançailles, le vin torpille littéralement cette cérémonie mais cette nouvelle se termine d'une manière assez étrange, après le repas, les protagonistes se retrouvent dans une grotte obscure où la seule source de lumière est une caisse de verre. Celui qui avait ainsi perturbé cette cérémonie familiale doit y être enfermé comme dans un lieu expiatoire, mais trouve son salut en offrant sa fille. Sel de réveil vient mettre un terme à tout ce délire.

     

    J'y ai lu un texte plein de non-dits, dédiés aux choses ressenties par un auteur qui souhaite les garder pour lui, comme un court roman introspectif de quelqu’un qui souhaite se libérer par l'écriture. J'y ai surtout lu une grande solitude.

  • le destin des souvenirs

    N°1549

    Le destin des souvenirs et autres nouvelles.- Italo Svevo – Rivages.

    Traduit de l’italien par Soula Aghion.

     ;

     

    Ce sont des nouvelles, pour la plupart autobiographiques qui évoquent Trieste et Venise. Ce Il s’agit d’une œuvre posthume généralement composée de textes courts pleins de nostalgie, dont certains sont inachevés. Ce n’était certes pas l’intention initiale de l’auteur que de publier des textes non terminés puisque ces derniers ont été collationnés après sa mort puis édités mais cela est soit l’occasion de solliciter l’imagination du lecteur, soit de le laisser sur sa faim !  Ils témoignent de ses obsessions, c’est un travail sur la mémoire personnelle de l’auteur, de son enfance, de sa vie d’homme d’affaires.

     

    L’auteur, de son vrai nom Ettore Schmitz, né en 1861 à Trieste est mort en 1928 des suites d’un accident de la route à Motta di Livenza. Il a passé toute sa vie dans des emplois sédentaires de bureau tout en tentant vainement de se faire publier. Ses rares publications à compte d’auteur, dont notamment son premier roman « Une vie » (1892), puis « Sénilità » (1898) furent pratiquement ignorés de la critique. Quant à « La conscience de Zeno » (1923), son chef-d’œuvre qui lui permis de se faire connaître avec succès, il ne parut qu’après un long silence de vingt années. Il est également l’auteur de pièces de théâtre et de recueils de nouvelles. Il ne fut connu que vers la fin de sa vie mais est actuellement considéré comme un auteur majeur et ses œuvres sont traduites dans le monde entier.

     

    Il a été l’ami de Joyce et lui aurait inspiré le personnage de Léopold Bloom dans « Ulysse » , de Freud dont il reconnaît une certaine influence. Valery Larbaud, Benjamin Crémieux et Eugenio Montale ont contribué à le révéler au grand public. Italo Svevo est lui-même une sorte de paradoxe. Né à Trieste quand cette ville était encore autrichienne (elle redeviendra italienne en 1918), il était patriote italien de cœur et parlait cette langue qui était celle de sa mère. De culture allemande par son père, il choisit un pseudonyme (qui signifie « Italien Souabe ») qui atteste cette dualité littéraire. De plus, il était de confession juive mais son mariage fit de lui un catholique, bien que son œuvre ne marque aucune référence religieuse.

     

  • Un mari

    N° 1547– mai 2021.

     

    Un mari – Italo Svevo – Éditions de l’imprimerie Nationale.

    Traduit de l’italien par Ginette Herry.

     

    Il s’agit d’une pièce de théâtre qui met en scène Frédérico Arcetri, avocat d’affaires, marié à Bice. Dans son bureau il y a le portrait d’une femme, Clara, sa première épouse qu’il a assassinée parce qu’elle l’a trompé, mais l’avocat a été acquitté pour cet uxoricide (on ne disait pas encore féminicide). C’était en effet l’époque où les tribunaux pardonnaient les crimes passionnels. Brice connaît cette histoire et respecte son mari autant pour sa valeur professionnelle que pour son attitude dans cet affaire d’adultère. Elle le considère comme un héro pour ce qu’il est et pour ce qu’il a fait en même temps qu’elle accepte ce portait comme la marque que l’amour que porte encore Frédérico à l’épouse qu’il a tuée. Les choses auraient pu demeurer ainsi longtemps mais c’est sans compter sans son ex-belle mère, Arianna Pareti, qui révèle à Francisco que Paolo Mansi, un ami du couple est aussi l’amant de Brice. Les choses se corsent quand on demande à Francisco, en dehors de sa sphère de compétence, de défendre un homme coupable d’avoir occis son épouse, elle aussi convaincue d’adultère. C’est donc pour lui une situation cornélienne qui est la sienne entre les soupçons qu’il nourrit au sujet de son actuelle épouse et la défense qu’il doit assurer dans une affaire qui ressemble étrangement à celle qu’il a connue lors de son premier mariage. De plus il entretient avec son ex-belle-mère des sentiments quasi-maternels alors que cette dernière le hait et cet épisode de sa vie le remet face à lui-même, à ses contradictions, à ses peurs et à son destin.

     

     

    La pièce, une comédie en trois actes, a été un long travail d’écriture (de 1895 à 1903) n’a paru que trois ans après sa mort, en 1931, dans un revue milanaise. Elle a été montée pour la première fois en Italie en 1982 à Vérone et en France en 1991. En réalité je ne suis pas bien sûr qu’il s’agit d’une comédie, même si l’épilogue y ressemble un peu et que la trahison de Brice n’est pas vraiment avérée. Certes, cette situation évoque d’emblée une pièce de boulevard qui a fait les beaux jours de Feydeau ou de Labiche mais en réalité j’y verrais plutôt un drame vécu par Francisco qui se débat dans une réalité personnelle difficile avec les doutes qu’il nourrit à l’endroit de son épouse et la défense qu’il doit assurer et qui lui rappelle un peu trop son passé intime. Viennent s’ajouter le pardon impossible et l’envie de nuire comme une vengeance.

     

    Je ne connaissais pas Italo Svevo (1861-1928 – ce qui signifie « Italien souabe »), de son vrai nom Ettore Schmitz auteur né à Trieste. Il est l’héritier d’une double culture italienne et rhénane mais aussi de confession juive par sa naissance et catholique par son mariage. Il a souvent fait éditer ses œuvres (pièces de théâtre, nouvelles) à son propre compte où, restées dans ses tiroirs, n’ont été publiées qu’à titre posthume eu égard à ses vaines recherches d’un éditeur. Autant dire qu’Il n’a jamais vraiment connu le succès de son vivant. Il a été l’ami, Freud et de Joyce, de Valéry Larbaud  et de Benjamin Crémieux qui ont contribué à le faire connaître en France.

     

     

     

     

  • O verlaine

    N° 1548– mai 2021.

     

    O Verlaine – Philippe Thirault – Olivier Deloye – Steinkis

     

    En 1895 Henri-Albert Cornuty, jeune employé aux abattoirs de La Villette et grand amateur de la poésie de Verlaine, recherche le poète. Il s’attend sans doute à rencontrer un écrivain installé, publié, reconnu, vivant bourgeoisement en famille et peut-être inaccessible mais ce qu’il découvre le bouleverse. C’est une loque humaine qui se révèle à ses yeux, un homme déchu, alcoolique, syphilitique, un être violent, un parasite qui échange ses vers contre des verres d’absinthe et des passes dans un bordel sordide, fréquentant des compagnons de galère, les membres d’une société interlope dignes de la Cour des miracles, errant d’hôpitaux où il est soigné en estaminets où il hypothèque sa vie chaque jour un peu plus avec cette « fée verte » dans laquelle il puise son inspiration et sa déchéance, oscillant sans cesse entre l’abject et le sublime. C’est « un poète maudit », lâché par les gloires de la culture officielle mais adulé par les étudiants du Quartier Latin qui vit les derniers mois d’une existence qui aurait pu être belle mais qui, par sa faute, à tourné au cauchemar. Henri-Albert a du mal à admettre que des poèmes si beaux et si musicaux puissent sortir d’une carcasse aussi repoussante. Il le suivra jusqu’au bout.

    Verlaine est aussi un paradoxe en lui-même. Lui, l’ancien amant de Rimbaud, l’ancien taulard, est protégé par le préfet de police et le directeur de l’hôpital où il est soigné parce que ces deux personnalités sont sensibles à ses vers, un comble pour un marginal qui se moque de la morale de son temps, des bonnes mœurs et de la justice.

    Il noie dans l’alcool ses derniers mois de vie sans savoir que son talent passera à la postérité et que des générations de gens apprendront ses poèmes, qu’on s’inspirera de sa vie et de son œuvre en le mettant en scène dans des romans comme l’a fait avec talent Jean Teulé (que j’ai eu envie de découvrir) qui lui-même inspira la plume de Philippe Thirault et le coup de crayon de d’Olivier Deloye (« Le poète n’est pas celui qui est inspiré mais celui qui inspire » a dit Jean Cocteau.)

    Chaque siècle a produit des génies et, dans le domaine de la poésie, Verlaine fut l’un d’eux qui continue à nous enchanter et à nous interroger.

    Je remercie vivement des éditions Steinkis et Babelio de m’avoir permis de découvrir cet ouvrage et de m’avoir invité à évoquer la mémoire de Paul Verlaine.

     

     

     

  • la revue indépendante

    Dans mes archives personnelles de La Feuulle Volante, je retrouve cet article paru dans La Revue Indépendante (n° 250 Janvier-Février 1996) qui lui était consacré, accompagné d'une lettre d'approbation de son directeur honoraire, Daniel Sor, en date du 23 février 1996.

     

    Quand je reçois La Revue indépendante, je suis frappé par la date de sa fondation, en 1841, et donc par sa longévité (155 ans). Quand on songe à la durée moyenne de vie d'une revue, cela laisse rêveur! Lors de l'Assemblée Générale de 1994, son actuel directeur-rédacteur en chef, Bernard Drupt, ayant préalablement protesté contre le "vol" du titre dont s’était rendu coupable un parti politique, avait proposé que soit affichée sans complexe la date de création malgré les différentes reprises successives de cette revue. C’est en effet en 1841 que fut créée La Revue indépendante par Georges Sand, Pierre Leroux et Louis Viardot, 16 rue des Saints-Pères à Paris.

    Elle fur reprise par Félix Fénéon en 1884. Elle part jusqu’en 1895 avec des signatures prestigieuses sur la vie de son temps. Il y était question de vie publique et politique. Il y eu un vide, comblé en 1927 à 1934 avec un titre un peu modifié, connu sous le nom de La Revue indépendante théâtrale,littéraire, artistique, sportive et de cinéma . C’est sous ce sigle qu‘elle est répertoriée dans l’Annuaire de la Presse de 1928. En 1947 une nouvelle série paraîtra. Elle deviendra, grâce à Robert Morche l’organe du Syndicat des journalistes et écrivains, fondé lui en 1923.

    En fait, l’histoire de cette revue est marquée par de nombreuses péripéties. Le numéro 100 de la nouvelle série, daté de novembre-décembre 1970 mentionnait déjà une refondation en 1912, tout en rattachant ce titre à la création originelle de la revue en 1841.

    Le signataire de l’éditorial de ce numéro, Daniel Sor qui état à l’époque rédacteur en chef, s’interrogea sur les raisons de la longévité exceptionnelle de cette revue. Il remarquait que si toute entreprise littéraire « subsiste et prospère grâce à la curiosité publique », il convenait qu’une revue soit à la hauteur de l’intérêt qu’elle suscite. Il notait que La Revue Indépendante se caractérisait en premier lieu par son éclectisme et son libéralisme, respectant à la fois la liberté d’expression de ses collaborateurs et la conviction intime de ses lecteurs. Il mentionnait également une autre raison à cette longévité. Depuis son origine, la revue s’était toujours appuyée sur des écrivains et des poètes. Ainsi citait-il parmi ses chroniqueurs de prestigieux membres de l’Académie française tels que ; Anatole France, Paul Claudel, Raymond Poincarré, Georges Duhamel, le Maréchal Lyautey… Ainsi dégageait-il l’esprit de cette revue fondée sur la bonne foi et la valeur littéraire. Daniel Sor ne manquait pas de rendre un hommage appuyé à Robert Morche qui avait su relancer cette revue en élargissant son audience et en respectant ses valeurs. Dans la liste des noms qui émaillèrent cette revue, il ne manqua pas de noter ceux dont la sensibilité poétique était marquante car c’est aussi une revue qui s’intéresse aux poètes.

    En tant que rédacteur de cette chronique (La Feuille Volante), j’ai été très tôt destinataire de La Revue Indépendante. Ce qui m’a plu, c’est précisément ce que je m’attache à cultiver pour moi-même, c’est à dire l’indépendance. Daniel Sor dans son article notait que la revue se défend d’appartenir à un parti politique, s’attachent seulement à barrer la route au sectarisme et à l’intolérance  d’où qu’ils viennent, mettant notamment en œuvre une attention toujours en éveil fondée sur la jeunesse.

    Dès le n° 200, Bernard Drupt établissait un constat quelque alarmiste de la situation, faisant état d’inquiétudes face à l’avenir, craignant plus l’indifférence que la satisfaction de ses membres. Dans cet éditorial il réaffirmait l’indépendance de cette revue, rappelait aux lecteurs que cela dépend d’eux et souhait que chacun donne un peu de son temps dans l’intérêt commun, même si le rôle du syndicat avait un peu évolué. Citant Beaumarchais, il adressait quand même un message d’espoir.

    Actuellement La Revue Indépendante en est au numéro 250 ( Janvier-Février 1966), porte toujours le même nom (Corporative, littéraire, artistique, documentaire), se présente sous un format 24/16 à couverture cartonnée et reste l’organe des journalistes et des écrivains. Elle se consacre toujours aux problèmes de société, publie les réflexions et les réactions personnelles des chroniqueurs dans le domaine culturel et littéraire sans oublier la traditionnelle « vie de la revue et du syndicat ». Des poèmes sont également publiés dans chaque numéros qui commence bien sûr par l’éditorial de son directeur. On y trouve également des rubriques critiques autour du cinéma, une revue de presse de France et de l’étranger , des « prières d’insérer » etc.

    Pratiquement chacun de ces numéros a pour hôte le chat d’Arfoll ce qui y met une touche d’originalité.

     

  • Une malle pleine de gens

    Une malle pleine de gens – Antonio Tabucchi – Christian Bougois éditeur.

     

    Parmi tous les auteurs qui ont publié leurs œuvres au cours des siècles, certains deviennent écrivains mais peu marquent leur temps et leur art de leur empreinte. Fernando Pessoa est de ces poètes majeurs, moins sans doute par ce qu’il écrivit sous son nom que par ce qu’il publia sous celui de ses nombreux hétéronymes (On n’en décompte à peu près 72), une fiction au terme de laquelle « il était un autre sans cesser d’être lui-même » selon la formule consacrée. Lui qui publia peu sous son propre nom (des chroniques, des articles, des essais et quelques recueils de poèmes dont beaucoup sont posthumes), s’exprima vraiment à travers eux, mais cette pratique est bien différente du pseudonyme très en vogue chez les écrivains et bien différente d’un simple artifice littéraire. Pessoa créa ainsi des personnages, des écrivains, en leur donnant un état-civil, une date de naissance et une mort, (parfois un horoscope) une personnalité, une œuvre, un style… différents pour chacun. (Antonio Tabucchi analyse finement les principaux d’entre eux en insistant sur les différences et les ressemblances avec Pessoa). Cette sorte de dédoublement est unique dans l’histoire de la littérature si on excepte Rimbaud (« Je est un autre ») et dans une moindre mesure Nerval qui n’ont jamais été aussi loin dans l’exploration de ce « Moi » intérieur. C’est la marque d’un génie autant que celle de la folie et on peut dire que Pessoa a tenté ainsi d’exorciser sa solitude, son mal de vivre et l’analyse de cette thérapie mériterait sans doute une étude psychologique voire psychanalytique. C’est entre autre chose cela qui m’a toujours passionné chez Pessoa, autant l’homme, un quidam humble et modeste, égaré dans la vie qui cachait un écorché vif solitaire et tourmenté, mais aussi un génial créatif comme peu d’hommes de Lettres l’on été. Il eut sa période pauliste mais reste marqué par « la saudade » qui est la grande caractéristique du peuple portugais.

    Il était un modeste traducteur commercial employé d’une entreprise d’import-export et sa vie se déroula dans la « Baixa » à Lisbonne entre chambres meublées, bureau et cafés, avec juste une petite idylle vite interrompue avec Orphélia Queiros(on peut lire en fin d’ouvrage quelques-unes des lettres qu’il lui écrivait), n’abandonnant pour héritage qu’une malle pleine de manuscrits attribués à ses hétéronymes, parfois écrits au dos de factures, laissant au hasard le soin de les révéler au public.

     

    J’ai apprécié l’étude menée par Tabucchi, richement documentée et érudite et une démonstration qui éclaire un personnage encore aujourd’hui énigmatique.

  • Une malle pleine de gens

    Une malle pleine de gens – Antonio Tabucchi – Christian Bougois éditeur.

     

    Parmi tous les auteurs qui ont publié leurs œuvres au cours des siècles, certains deviennent écrivains mais peu marquent leur temps et leur art de leur empreinte. Fernando Pessoa est de ces poètes majeurs, moins sans doute par ce qu’il écrivit sous son nom que par ce qu’il publia sous celui de ses nombreux hétéronymes (On n’en décompte à peu près 72), une fiction au terme de laquelle « il était un autre sans cesser d’être lui-même » selon la formule consacrée. Lui qui publia peu sous son propre nom (des chroniques, des articles, des essais et quelques recueils de poèmes dont beaucoup sont posthumes), s’exprima vraiment à travers eux, mais cette pratique est bien différente du pseudonyme très en vogue chez les écrivains et bien différente d’un simple artifice littéraire. Pessoa créa ainsi des personnages, des écrivains, en leur donnant un état-civil, une date de naissance et une mort, (parfois un horoscope) une personnalité, une œuvre, un style… différents pour chacun. (Antonio Tabucchi analyse finement les principaux d’entre eux en insistant sur les différences et les ressemblances avec Pessoa). Cette sorte de dédoublement est unique dans l’histoire de la littérature si on excepte Rimbaud (« Je est un autre ») et dans une moindre mesure Nerval qui n’ont jamais été aussi loin dans l’exploration de ce « Moi » intérieur. C’est la marque d’un génie autant que celle de la folie et on peut dire que Pessoa a tenté ainsi d’exorciser sa solitude, son mal de vivre et l’analyse de cette thérapie mériterait sans doute une étude psychologique voire psychanalytique. C’est entre autre chose cela qui m’a toujours passionné chez Pessoa, autant l’homme, un quidam humble et modeste, égaré dans la vie qui cachait un écorché vif solitaire et tourmenté, mais aussi un génial créatif comme peu d’hommes de Lettres l’on été. Il eut sa période pauliste mais reste marqué par « la saudade » qui est la grande caractéristique du peuple portugais.

    Il était un modeste traducteur commercial employé d’une entreprise d’import-export et sa vie se déroula dans la « Baixa » à Lisbonne entre chambres meublées, bureau et cafés, avec juste une petite idylle vite interrompue avec Orphélia Queiros(on peut lire en fin d’ouvrage quelques-unes des lettres qu’il lui écrivait), n’abandonnant pour héritage qu’une malle pleine de manuscrits attribués à ses hétéronymes, parfois écrits au dos de factures, laissant au hasard le soin de les révéler au public.

     

    J’ai apprécié l’étude menée par Tabucchi, richement documentée et érudite et une démonstration qui éclaire un personnage encore aujourd’hui énigmatique.

  • la forza del destino

    N° 1543 – Mai 2021

    La forza del destino (La force du destin) – Marco Vichi -TEA (Milan)

     

    Nous sommes au printemps 1967 et la ville de Florence se remet doucement des grandes inondations de l’hiver précédent. Franco Bordelli en revanche a du mal à refaire surface après sa dernière enquête qu’il a mal vécue et surtout après le meurtre de Giacomo, un jeune garçon sans défense et le viol de Eleonora, cette jeune vendeuse avec qui il avait noué une relation passionnée. Elle a disparu sans laisser de traces et le commissaire, désabusé, a quitté la police et la ville à l’étonnement général pour se retirer dans une maison dans la campagne toscane, silencieuse et isolée. Certes il s’invente une nouvelle vie de jardinier, de cuisinier, de promeneur, mais cela l’invite à un retour sur lui-même, à une réflexion sur le monde qui l’entoure mais cela ressemble aussi à une petite mort d’autant que le jeune retraité qu’il est désormais pense toujours à Eleonora. Il reste pour son collègue Piras une référence ( il l’appelle toujours « commissaire ») et une source de conseils pour ses enquêtes. Avec lui il peut parler du père de ce dernier et évoquer ses souvenirs de guerre qui restent pour Franco une sorte d’obsession, peut-être simplement parce qu’ils lui rappellent sa jeunesse et ses illusions ? Il a décidé de changer de vie mais celle-ci ne lui ressemble pas vraiment et il reste un policier animé d’un idéal de justice et quand sa voisine, la comtesse Gori Roversi lui demande de lever ses interrogations sur le suicide douteux de son fils unique Orlando, survenu quelques années auparavant, il n’hésite pas et son âme d’enquêteur reprend le dessus, désireux de ne pas laisser un crime impuni. C’est un peu le destin qui frappe à nouveau à sa porte. Il va avoir cinquante sept ans mais, même si son travail lui manque et malgré les marques d’attachement de ses amis qui ne sont pas seulement policiers, il sent sur ses épaules la force de destin et sans doute aussi un peu la mort qui le guette. Son enquête sur le meurtre et le viol laissée en suspens l’obsède et, même s’il n’est plus policier, il fera tout pour que ces crimes ne restent pas impunis. La chance l’y aidera et il verra la force de destin auquel nul ne peut échapper. Il est, en effet, révolté par l’espèce humaine capable du meilleur mais bien souvent du pire. Ce titre fait référence à Verdi et Bordelli s’inscrit dans cette recherche, dans cette interrogation qui est celle de tout homme vivant sur cette terre.

    Il a beau se sentir vieux et voir dans sa vie une page se tourner, il reste quad même attentif aux plaisirs de la table, aux volutes bleues des cigarettes, à la saveur de la grappa et bien sûr à la beauté des femmes dont il tombe facilement amoureux et il prend toujours plaisir à être en leur compagnie. Auparavant il ne croyait pas au destin mais cette enquête va l’amener à s’interroger sur un passé avec lequel il avait jusqu’à présent du mal à vivre, avec ces crimes impunis et cette réflexion va être pour lui une motivation. Il mesure le chemin parcouru, réfléchit sur ses choix antérieurs et voit dans tout son parcours une sorte de fatalité qui l’a mené là où il est malgré ses rêves de jeunesse… un peu comme tout le monde en réalité ! C’est un homme mélancolique et surtout solitaire qui égrène ses souvenirs et songe à la mort qu’il a longtemps côtoyée dans son métier. Il envisage de plus en plus la sienne, à cause des années qui s’accumulent mais aussi comme un signe du destin.

    Malgré quelques longueurs, c’est un roman qui invite à la réflexion sur le sens de la vie, plus qu’un traditionnel « giallo » (roman policier), comme disent nos amis italiens, mais qui nous tient quand même en haleine jusqu’à la fin.

    Après « Morte a Firenze »(Mort à Florence) dont ce roman est en quelque sorte la suite, on retrouve un Bordelli mélancolique et aigri par la vie, solitaire, qui se pose des questions sur son destin mais dont les états d’âme trouvent malgré tout , à la fin, un épilogue heureux. C’est un roman sombre, facile à lire, mais j’ai quand même noté avec plaisir des passages poétiques bienvenus et des références culinaires appréciées.

    Roman lu dans le texte italien et parfois à haute voix pour mieux apprécier la musicalité de cette langue , mais toujours non traduit en français, à tout le moins à ma connaissance.

     

     

  • La signora del caviale

    N° 1542 – Avril 2020 .

     

    La signora del caviale – Michele Marziani – Cult Editore Florence ( Italie)

     

    Le lieu, une petite ville près de Ferrare où vit une communauté de pêcheurs d’esturgeons dans le delta du Pô, le moment, la veille de la seconde guerre mondiale… Celui qui raconte ce qui se passe ici, c’est Nello, douze ans, dont le père a été tué en Espagne pendant la guerre civile. Il est le neveu du chef de gare qui vit avec sa mère et lui dans l’appartement de fonction. Il parle de la vie des habitants, du fascisme, de l’amitié, de l’amour, de la pauvreté, du travail, du « Turc », un personnage un peu étrange dont on ne sait même pas d’où il vient mais qui connaît tant de choses sur les esturgeons et dont le fils, Nicolas est son ami. Puis Nello va au collège à Ferrare, tombe amoureux de la jolie Bechi et entend parler des problèmes de la race comme le prône le parti. Dans son évocation il y a cette réalité, celle de la présence de l’esturgeon dans le fleuve Pô jusqu’au milieu du siècle dernier, de la prise d’un esturgeon qui permettait à une famille de vivre… Il y a une galerie de personnages étonnants et ordinaires, mais bizarrement, cette femme, celle qu’il appelle « la dame du caviar », qui commercialise les œufs d’esturgeons à Ferrare et fait ainsi vivre la communauté de pêcheurs, n’est que peu mentionnée dans ce livre comme si elle était en arrière-plan. On sait qu’elle abandonne ce commerce pourtant très lucratif au profit de son commis. On la savait distante et discrète et on apprend au cours de ce récit qu’elle est ainsi parce qu’elle est juive et que les lois raciales en vigueur à cette époque en Italie fasciste motivent son effacement. Elle finira pas disparaître, victime de la dictature et avec elle s’éteindra cette tradition de pêche à l’esturgeon à cause aussi de la dégradation de l’environnement et des mutations inévitables dans une société moderne.

    Il y a aussi le drame intérieur de Nello qui en apprend un peu plus sur son père, un homme qui n’a pas voulu lui donner son nom, un idéaliste qui est parti combattre en Espagne dans les rangs des républicains et n’en est jamais revenu, le fascisme qui a beaucoup marqué les Italiens et que lui, un enfant, ne comprend pas bien avec ses rituels, son décor, ses théories raciales, le temps qui passe et qui le fait grandir, mais dans un contexte de la guerre et des morts qui l’entourent…Cette période est pour lui une sorte de dur rite de passage vers l’âge adulte.

    Nello est maintenant âgé et veuf de Bechi et se souvient de ces années d’enfance, de ses amitiés, de ses amours hésitantes, du fascisme dont, enfant, il adopta l’uniforme, de la pêche à l’esturgeon et du mystère et des coutumes qui l’entouraient, des bombardements alliés, de la guerre. S’entremêlent dans ce romans les thèmes mineurs, ceux de la vie au quotidien et ceux, majeurs du conflit mondial et de ses conséquences, du racisme, le l’environnement. C’est nostalgique, poétique et ironique aussi.

     

    J’ai découvert Michele Marziani un peu par hasard, après avoir lu « Umberto Dei » un autre ouvrage de cet auteur. « La Signora del caviale », paru initialement en 2009 et a été réédité en Italie en 2012, reprend un thème qu’il a déjà traité, celui des pêcheurs du Pô. J’aime son écriture simple, abordable et claire, agréable à lire à haute voix et je regrette que, à ma connaissance , il ne soit pas encore traduit en français.

     

  • L'assassin de Septembre

     

    N° 1541 – Avril 2021.

    L’assassin de Septembre – Jean-Christophe Portes. City Éditions.

     

    Nous sommes en septembre 1792, Danton, ministre de la justice, est l’homme fort du moment et les Prussiens sont déjà entrés sur le territoire français, se rapprochent de Paris pour mettre un terme à cette révolution et remettre Louis XVI sur le trône. En face d’eux, l’armée révolutionnaire mal formée, mal commandée, indisciplinée, mal préparée à un long conflit, peine à contenir cette avancée ennemie. Seule une ville résiste, Verdun (déjà). Le lieutenant de gendarmerie Victor Dauterive, toujours accompagné de son fidèle Joseph, un pauvre orphelin qu’il a tiré de la rue, qui est son valet-espion et dont il s’occupe comme un père et qui, malgré son peu d’éducation, a parfois des réflexions d’adulte, pénètre à grand peine dans la ville. L’officier est chargé par Danton d‘un message à l’intention du commandant de la garnison lui enjoignant de résister à l’envahisseur dans l’attente de renforts. Pourtant des rumeurs de reddition courent à travers la ville infestée d’espions. Cette mission ne sera pas la seule que « le tribun du Peuple » va lui confier.

    Dans Paris l’ambiance est au complot et on voit des suspects partout. L’ancienne justice royale à été remplacée par des juges autoproclamés et cruels, qui emprisonnent et condamnent à tout de bras. La ville est à feu et à sang, c’est le « Terreur » et, comme c’est souvent le cas dans ces périodes troublées, entre l’ancien monde de la royauté et cette République qui naît dans le chaos, les arrivistes et les assassins et les opportunistes corrompus pullulent, la délation, la trahison, le meurtre et l’espionnage sont quotidiens. Victor est un aristocrate qui, comme il s’en est trouvé à cette époque, a embrassé la Révolution et son idéal de liberté et d’égalité. Pour cela il a renié sa famille jusqu’à modifier son nom pour en cacher la noblesse, devenant ainsi un Patriote, un combattant. Il est cependant t bien obligé de prendre conscience que cette période troublée est entachée d’exactions et d’anarchie qui sont bien loin de l’esprit des « Lumières » qui a présidé à ce changement salutaire de société. Il s’interroge sur la mort qui frappe nombre de ses amis mais l’épargne, illustrant l’idée un peu oubliée que nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre vie qui peut nous être enlevée sans préavis. Certes il croise de grandes figures que l’histoire a retenu, mais surtout il est seul (à l’exception de son cher Joseph). Il y a bien Olympe de Gouge, cette femme héroïque et visionnaire que la Révolution sacrifiera, mais elle est davantage sa conscience, son refuge que sa véritable compagne. Elle lui ouvre les yeux et l’accompagne dans ses luttes et ses enquêtes, préfigurant le rôle futur des femmes dans la société et annonce l’importance qu’elles auront, plus tard, face au pouvoir des hommes. Pour autant Victor n’est pas insensible à la beauté des femmes.

    Cette période est restée dans l’Histoire sous le nom peu glorieux de « massacres de septembre » où les « sans-culottes » et autres révolutionnaires massacrèrent les prêtres réfractaires et les royalistes emprisonnés, sans doute à cause de la crainte d’un complot des aristocrates et sans doute par peur de l’armée autrichienne et prussienne qui vient d’entrer en France et menace la capitale. Ce roman est basé sur un de ces crimes rendu un peu mystérieux par les circonstances et Victor s’y trouve mêlé. Cette enquête, ainsi d’ailleurs que d’autres, donnent à ce roman historique sa dimension policière. A la frontière, la victoire de Valmy, tout énigmatique qu’elle soit, sonne comme le triomphe de la République.

    Certes cette période troublée semble être du goût de notre auteur qui en restitue l’ambiance malsaine mais aussi palpitante. En tout cas il ballade son lecteur dans ce vieux Paris désormais oublié. On y rencontre une multitude de personnages qu’une liste, en tête de volume, aide heureusement le lecteur à s’y retrouver. Jean Christophe Portes évoque certes le carnage de cette époque mais aussi un Paris populaire loin des palais et des hôtels particuliers, avec ses bruits de rue, les cris des petits métiers, le rire des femmes, les auberges qui offre au lieutenant de quoi améliorer son ordinaire parfois bien maigre. A titre personnel je continue de suivre l’auteur dans son exploration de cette période de notre histoire qui me passionne. J’ai toujours plaisir à retrouver sa belle écriture bien documentée (avec de nombreux détails précis notamment d’ordre vestimentaire et culinaire), son style attachant d’une lecture aisée, avec même des moments poétiques et des descriptions bucoliques. Il s’approprie l’histoire qui fait partie intégrante de notre culture et y mêle de la fiction tout en indiquant, en fin d’ouvrage pour son lecteur, à la fois ses sources et les chemins de son imagination, cette période troublée donnant par ailleurs lieu à moult interprétations.

    Le lire est toujours pour moi un moment d’exception.

  • Umberto Dei - Biographie non autorisée d'une bicyclette.

    N° 1538 – Mars 2021

     

    Umberto Dei – Michele Marziani – Cult Editore.

    Biographie non autorisée d’une bicyclette.

     

    Umberto Dei est une marque de bicyclette italienne, un véritable mythe, actuellement un objet de collection. Cette histoire se passe à Milan de nos jours le long du canal Martesana et tourne autour de ce type de véhicule qui appartient au narrateur. Mais ce n’est pas une bicyclette ordinaire, c’est un modèle impérial, noire, des années trente, oubliée au fond de la boutique de réparateur de cycles, Arnaldo Scura qui dans une autre vie a travaillé dans la finance mais qui a choisi de perpétrer ce métier par tradition familiale. Ainsi commence une drôle d’histoire d’amitié entre lui qui a déjà vécu plusieurs vies, pas toujours heureuses, avec pas mal d’erreurs qu’il préfère oublier et Nas, un jeune étudiant ouzbèke. Désormais veuf d’Alice, sa merveilleuse épouse, Arnaldo est devenu un peu malgré lui adepte de la solitude et ne vit que pour son atelier et Nas, qui semble en savoir long sur ces bicyclettes en devient le restaurateur. Non seulement il est au top techniquement mais il sait aussi y faire avec la clientèle

    Ce roman ne raconte pas l‘histoire de cette bicyclette, encore qu’elle est présente en filigrane tout au long du roman. C’est plutôt un monologue du narrateur, Arnaldo qui fait un peu le bilan de sa vie passée et il craint qu’elle ne lui éclate maintenant en pleine figure à cause de ses luttes politiques de jeunesse. Sa boutique est devenue un sorte de microcosme, le carrefour d’histoires d’amour, de souvenirs, de philosophie…

    Ce quartier « Le navigli » est populaire et multiethnique et c’est donc l’occasion de parler de la question bien actuelle des migrants, des préjugés raciaux et les craintes qu’ils suscitent, de la différence entre les gens et des problèmes que cela entraîne. En effet, le narrateur et son entourage suspectent un temps Nas, à cause de la couleur de sa peau, sa supposée religion musulmane, d’être un dangereux terroriste islamiste poseur de bombes comme on en voit de nos jours en occident.

    Ce petit roman a été une belle découverte, avec des moments poétiques mais aussi un peu ironiques et amer.

    J’ai lu ce roman en italien parce qu’il n’est pas traduit en français mais aussi pour le plaisir de découvrir cette langue, à haute voix.

  • Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs

    N° 1540 – Avril 2021

    Le banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs – Mathias Enard – Acte Sud.

    Pour rédiger sa thèse d’ethnologie sur la ruralité, David Mazon, étudiant quelque peu désargenté, quitte Paris et sa petite amie pour un village des Deux-Sèvre rebaptisé plaisamment « La pierre St Christophe », à quelque distance du Marais, autant dire au milieu de nulle part, qui plus est en plein hiver (il donne d’ailleurs une carte et les coordonnées GPS pour insister sur ce lieu inconnu, un peu comme le département sur le cadastre national!). Il part donc à la rencontre des habitants pour les questionner en vue de son travail universitaire et son premier contact se passe au café du village où il croise, Martial, le maire qui est aussi le fossoyeur du cimetière, entendez par là entrepreneur de pompes funèbres, quand même ! L’édile, ravi que ses administrés soient ainsi l’objet d’un tel intérêt, va surtout lui raconter la chronique locale, les inévitables secrets de famille pourtant connus de tous, les ragots qui vont avec et qui n’ont pas grand chose à voir avec son travail de thésard, lui faire rencontrer des personnages truculents, Max un artiste aux aspirations bizarres, Arnaud, l’idiot à la mémoire désordonnée mais encyclopédique... Pour cela il faut remonter dans le temps et Martial ne s’en prive pas mais David ne se doute pas à quel point cette immersion va bouleverser sa vie. Ainsi va-t-il apprendre la triste histoire de la parentèle de Lucie émaillée de pendaison, d’adultère, de révélation de filiation pas vraiment légitime, de naissance avortée et de la honte qui va avec et surtout la mésaventure de l’instituteur-poète du village, Marcel Gendreau, qui, à l’instar d’un de ses collègues devenu célèbre, voulut se lancer en littérature avec un roman qui s’en inspira mais dont la notoriété locale fut due davantage au scandale qui suivit sa publication qu’au talent de son auteur. Je souhaite au roman de Mathias Enard qui lui rend en quelque sorte hommage, plus de succès que cette éphémère mais pourtant fort bien écrite tentative littéraire de cet enseignant et qui fut également un intéressant document ethnographique rural sur les années 1950.
    Une thèse c’est du sérieux et pour la mener à bien il faut savoir payer de sa personne ainsi, puisqu’il a commencé par le bistrot, passe-t-il de l’orangina au kir puis à la pratique régulière de l’apéro. Mais cette fréquentation de l’estaminet va aussi nourrir sa réflexion sur la vie du bourg, de ses habitants, ses us et coutumes bienveillants et ce n’est pas le seule transformation que cette immersion dans la France profonde va lui réserver. Ainsi prendra-t-il rapidement conscience, de la qualité de vie à la campagne, de l’importance de l’écologie, du chant des oiseaux, de l’animation du marché de ce village qui perd peu à peu perd son âme, ses commerces et ses services publics, s’anglicise, connaît des problèmes liés à la survie des petits agriculteurs, à l’incohérence des décisions politiques … Tout cela n’empêche pas la terre de tourner, les verres de se vider autour d’une belote au café et les pêcheurs de pratiquer leur art parce que le temps continue de s’écouler avec la mort qui rôde et frappe les pauvres humains qui ne sont, là comme ailleurs, que les usufruitiers d’une vie qui peut leur être enlevée à tout moment. Pourtant ici, et c’est là que ça devient intéressant, « la Roue du temps » s’empare des âmes au moment fatal pour les insuffler dans d’autres corps, humains ou animaux, dans le passé ou dans l’avenir et leur prêter un destin original et différent du précédent, un véritable défi au temps, à nos croyances religieuses occidentales et à la logique des choses, parce que ce pays est magique, exceptionnel de part sa géographie au sein du Seuil du Poitou, une zone de passage où s’accroche l’histoire mais aussi s’enracinent les légendes qui ont toujours un fond de vérité. Ici, c’est le domaine de la Fée Mélusine, de Gargantua, de François Villon qui termina ses jours à Saint-Maixent, du Marais tout proche, à la fois apaisant et inquiétant, entre la terre et l’eau, Niort, la ville des dragons, celle des chats aussi, animaux énigmatiques qui pour nous sont « de compagnie » mais que les Égyptiens honoraient comme des dieux, qui vivent surtout la nuit quand les hommes dorment, c’est à dire prennent un acompte sur leur dernier sommeil, celui aussi de ces bizarres réincarnations et ces incursions des âmes dans des vies hétéroclites, histoire peut-être de nourrir le concept d’éternité. Mais voilà, l’extraordinaire ne s’arrête pas là, la mort, certes, fait vivre les fossoyeurs qui tiennent cette année-là leur congrès national annuel en l’abbaye de Maillezais sous la responsabilité de Martial. Cela dure deux jours pendant lesquels, au terme d’un accord tacite et irrévocable, la Camarde accepte de ne pas prélever son tribut sur les vivants et, puisque, plus que les autres, cette corporation sait que la mort est la fin de la vie, elle a, depuis longtemps, résolu d’en célébrer les plaisirs avec ripailles et libations que François Rabelais, qui fut aussi prieur de ce saint lieu, n’eût pas reniées.
    Ce n’est pas vraiment un récit romanesque traditionnel, c’est, au début, un journal qui relate son arrivée, se poursuit par l’évocation des habitants de ce village, une escapade dans le département voisin, et, à la fin, reprend sa forme initiale avec des variations entre la première et la troisième personne, comme une sorte d’effet miroir. Le banquet proprement dit s’intègre à ce « plan » et c’est pour lui l’occasion d’évoquer un festin culinaire et un délire verbal qui fleure parfois le corps de garde, qu’il prête à ces quatre-vingt dix neuf fossoyeurs aux noms fleuris. Cela donne un roman où se mêle l’actualité au merveilleux le plus improbable. C’est aussi un ouvrage engagé, militant même, servi par une fort belle écriture, à la fois érudite, riche et enjouée, humoristique (j’ai même ri à certains passages), un peu nostalgique, historique aussi, avec même des évocations gentiment érotiques mais aussi un savant travail sur une région que l’auteur connaît bien et qu’il apprécie.
    Je suis entré de plain-pied dans ce roman et ça a été un plaisir de le lire, non pas tant parce que, originaire de Niort, il a célébré cette région et cette ville tant décriée par Houllebecq qui n’y a sans doute jamais mis les pieds pour proférer un pareil non-sens mais lui a fait, sans le vouloir, une extraordinaire publicité (il suffit pour cela de gommer un peu le temps et de suivre la délicieuse Rachel dans les rues de cette cité), mais notamment aussi parce que les phrases y sont plus courtes. Dans cette chronique j’ai naguère regretté l’absence, pour certains romans, de ponctuation et des phrases démesurées, ce qui ne facilite pas la lecture. Ici, en contradiction avec ses ouvrages précédents, on sent qu’il se lâche, laisse libre court à son imagination débordante et à sa verve, sans qu’on sache très bien où s’arrête la réalité et où commence la fiction, et c’est plutôt bien ainsi.
    Tout cela est bel et bon, mais la thèse de doctorat de David dans tout ça ? L’épilogue est plus classique que ce qu’on vient de lire et ressemble davantage à un « happy end » . A titre personnel, et je suis sans doute de parti-pris, mais j’ai toujours pensé que, loin du concept de réussite et de notoriété, cette région exerce par la force de son tropisme, une attirance particulière sur les vivants qui un jour, par hasard, y sont passés.

    La ville de Niort a donné, entre autre, asile à deux prix Goncourt, Ernest Perrochon en 1920 et Mathias Enard en 2015. De nombreux autres auteurs ont honoré au cours du temps, les Lettres françaises ce qui fait des Deux-Sèvres une terre de culture, d’écrivains, de poètes, mais aussi de peintres, de bâtisseurs, de musiciens, de cinéastes...

  • Le chat

    N° 1539 – Mars 2021

     

    Le chat – Georges Simenon – Presse Pocket

     

    Y a-t-il jamais eu de l’amour, le vrai, celui qui bouleverse les vies et parfois les ruine, entre Émile et Marguerite, ces deux veufs sans enfant, d’un âge avancé, récemment mariés ? C’est le hasard qui a favorisé leur rencontre et ils se sont unis sans vraiment se connaître, chacun avec son histoire d’avant, davantage pour assurer mutuellement leurs vieux jours et exorciser leur solitude que pour vivre une belle histoire, mais très tôt l’incompréhension, la haine se sont installées entre eux, pourrissant leurs relations, faisant d’eux un vieux couple qui remâche les souvenirs embellis de leur ancien conjoint, entretient des querelles mesquines et des rancœurs tenaces qui petit à petit se transforment en une haine recuite, des suspicions irrationnelles et une guerre sourde. Ils venaient certes de milieux sociaux différents, lui ancien ouvrier bourru sans beaucoup d’éducation et un peu alcoolique, elle, délicate et fragile, issue d’un milieu bourgeois propriétaire et cultivé, mais cette union bancale qui perdure cependant pour des raisons probablement religieuses s’est vite transformée en un abîme et un conflit permanent avec silences, hypocrisies, mensonges et méfiance réciproque, un peu comme s’ils s’étaient rencontrés pour mieux se détruire l’un l’autre, ce qui transforme leur quotidien en une lutte de tous les instants. Ils ne se parlent que par petits papiers, ce qui aggrave leur isolement, refusant d’admettre qu’ils se sont trompés sur leur mariage mais refusant cependant d’y mettre volontairement un terme et s’en remettant au hasard et à l’éventualité de la mort prochaine de l’autre, sans bien entendu la favoriser. Alors face à l’inaction de la retraite chacun tente de s'habituer et reporte son affection sur un animal, pour lui un chat qu'il accuse Marguerite d'avoir empoisonné et pour elle un perroquet jadis martyrisé par Émile et maintenant empaillé. Ces deux animaux sont le catalyseur de leur agressivité réciproque qui confine parfois à des délires obsessionnels. Entre eux on n'entend que le cliquetis du tricot, les pages du journal qu'on tourne, la pendule qui égrène ses secondes et deux vies où l’on s’ignore, qui s'écoulent parallèles et isolées, bien que vécues dans un même lieu au quotidien. Le temps qu’on use comme on peut, dans une atmosphère délétère de la destruction du quartier pour édifier de nouvelles tours.

    Simenon ne peut se résumer à Maigret, même si l’exercice du métier de policier met ce dernier en situation d'observer l'espèce humaine dans ce qu'elle a de plus sombre. Ici notre auteur choisit le couple qui est probablement, quelque soit la forme qu'il prend aujourd’hui, un point de passage obligé dans la vie de chaque être humain avec ses espoirs, ses illusions, ses déconvenues. Il est rare que ce soit une réussite parfaite et cela se transforme souvent en une longue période de compromis permanents où la patience, la jalousie, l’hypocrisie et l’adultère ont leur place, même si actuellement les mariages se terminent de plus en plus tôt par des divorces. A cette époque, pour des raison religieuses, morales financières ou sociales, on avait tendance à laisser les choses en l'état, en prenant parfois quelques libertés pour tromper un ennui qui s’installait durablement et on attendait patiemment que l'autre meurt en s'inventant une autre vie pour après. C‘est aussi l’occasion de faire le bilan de son couple, de refaire le chemin à l’envers, ce qui donne parfois le vertige à cause du temps qui passe si vite et de la certitude de la mort qui guette, de prendre conscience de ce qu’on a dit ou fait jadis pour en arriver là et que maintenant on regrette. On pense ce que l’on veut du mariage, l’amour s’il existe au début dans un couple, ne tarde pas à s’éroder et à laisser place à de mélancoliques compromissions, à des vies juxtaposées où on s’épie jusqu’à la fin.

    Ce roman a fait l'objet d'un film de Granier-Deferre, une adaptation fidèle à l’esprit du roman et qui met en scène deux «  monstres sacrés  » du cinéma français des années 1970, Simone Signoret et Jean Gabin. [Je me souviens que lorsque, enfant, j'ai entendu pour la première fois ce terme que je n'ai évidemment pas compris, mon imagination à divagué entre les mystères de la religion et la féerie des contes]. Simenon est, comme toujours, un témoin attentif de la nature humaine, ses observations pertinentes et son style simple et clair, plein de suspense ont transformé cette rencontre en un bon moment de lecture.

     

     

  • Mauvaises herbes

    N° 1537 – Mars 2021

     

    Mauvaises herbes – Dima Abdallah - Sabine Wespieser éditeur.

     

    Beyrouth est une ville en guerre vue par une petite fille de 8 ans. Elle habite avec ses parents, des intellectuels aisés, dans un quartier chic épargné par les conflits, dans un appartement prêté par des amis exilés, mais c’est un conflit qui les a fait fuir leur propre maison, une guerre civile où il faut se méfier de tout le monde dans un pays divisé par les religions chrétienne et musulmane, déchiré par les attentats aveugles. Elle apprend à survivre au jour le jour avec son père comme rempart et exprime sa solitude et son désarroi dans les mots du poème et les couleurs du dessin. Le répit espéré ne viendra pas et il faudra se résoudre à l’exil.

    Roman à deux voix, celle du père resté sur place et celle cette petite fille qui grandit, se réfugie en France parce que c’est, dit-on, le pays de la liberté et des droits de l’homme mais aussi parce qu’existent entre ces deux nations des liens historiques. Elle goûte la beauté de Paris mais aussi ses images traditionnelles, la saveur du pain frais, le goût du café, les bistrots accueillants, la senteur des arbres dans les jardins publics… mais ne s’intègre pas dans son collège parce qu’elle reste une étrangère dans un pays qui n’est pas le sien. Elle grandit, fait sa crise d’adolescence avec son envie de liberté et de voyage, oublie la langue maternelle loin de ce père qui la voit s’éloigner de lui. Suit pour elle un parcours personnel et amoureux, une errance, à la recherche de quelque chose qui ressemble peut-être à la quête d‘une référence paternelle mais aussi une volonté de se laisser porter par le événements, une manière d’autodestruction face à ce déchirement, à ce pays qui est désormais en cendres et qu’elle ne reverra plus, à sa langue maternelle qu’elle oublie petit à petit, à ce Paris qui maintenant lui est familier. Elle partage certainement avec son père non seulement la qualité d’électron libre mais aussi cette forme de déprime liée à une guerre de religion qui lui est étrangère et qu’il soigne comme il peut avec le tabac, l’alcool et l’écriture, mais que pèsent les mots face à un pays qui disparaît dans les affres d’une guerre fratricide. Reste l’espoir d’un retour hypothétique à la normale...

    Cette relation père-fille est difficile dans ce contexte de guerre civile, d’exil et de séparation. Il y a de l’amour entre eux mais paradoxalement cet amour engendre du silence, une véritable absence de dialogue. Ce roman est une juxtaposition de réflexions, d’états d’âme, de souvenirs dont les autres membres de la famille, la mère et le frère, tous aussi concernés, sont exclus. Seule l’image de la compagne impose son souvenir furtif dans la solitude du père. C’est une sorte de compte-rendu du parcours solitaire de ces deux êtres qu’une mer sépare et qui se croisent parfois, avec un toile de fond un pays déchiré que la jeune femme ne reverra pas. Cela fera d’elle et aussi de son père des êtres déracinés, des « mauvaises herbes » qu’on n’a pas semées mais qui parviennent quand même à pousser un peu n’importe où, comme le rappelle l’exergue, mais avec difficulté. Seul semble perdurer l’amour des plantes et en particulier le jasmin qui leur rappelle ce pays meurtri.

     

    Il y a beaucoup de silences, de choses laissées sciemment dans l’ombre, de non-dits, la narration, poétique à la fin, est hachée hachée, ce qui pour moi nuit à une lecture agréable. Je suis assez peu entré dans cette histoire, lue cependant jusqu’au bout, par respect pour l’auteure et pour son travail d’écriture et dans le cadre d’un jury littéraire.

     

     

  • l'anomalie

    N° 1536 – Mars 2021

     

    L’Anomalie – Hervé Le Tellier – Gallimard (Prix Goncourt 2020)

     

    Franchement je ne m’attendais pas à cela quand j’ai ouvert ce roman dont on peut ainsi résumer l’intrigue : Un avion d’Air France assurant la liaison Paris-New York se pose en juin 2021 sur le territoire américain avec ses 200 passagers. L’ennui, c’est que ce même avion, avec ses mêmes passagers s’est déjà posé en mars de la même année, soit une centaine de jours avant à New York. Devant ce mystère, les États-Unis ont pris la décision de retenir l’appareil sur une base militaire en attendant une explication de ce phénomène. C’est déjà assez étrange mais ce n’est que le début. Entre un voyage dans l’espace-temps, un film d’anticipation si on veut le voir ainsi et « une rencontre du troisième type » le lecteur se voit imposer des explications scientifiques incompréhensibles et c’est tout à la fois un roman psychologique aux multiples et étranges personnages face à eux-mêmes, qui sont « dupliqués » et qui se demandent s’ils sont le double ou l’original d’eux-mêmes, une œuvre de science-fiction ou un thriller. En fait c’est une sorte de mosaïque de genres avec tout ce que cela pose comme problèmes religieux, politiques sociologiques, humains...Et pour compliquer encore davantage les choses, ce roman s’inscrit dans un contexte bien actuel avec des noms et  «  toute ressemblance avec des personnes… » ne ne saurait être une coïncidence. Entre ces personnages, leur « double », leurs préoccupations, leurs amours, leurs espoirs, c’est un jeu de miroirs, un concept de gémellité où ils se retrouvent brusquement avec un frère ou une sœur qu’ils ne connaissaient pas mais qui leur ressemblent tellement qu’ils sont eux-mêmes, des enfants qui se retrouvent avec deux mères ou deux pères, des maris avec deux épouses, des situations entre extraordinaire et invraisemblable où l’ordre des choses est bousculé, sous le regard et le contrôle des psy et des policiers. Le passé ressurgit, où le mensonge qui est le propre de l’espèce humaine n’a plus cours, des vies multipliées, partagées et aussi un peu volées. Avec le décalage dans le temps, les circonstance sont courtelinesques mais aussi parfois paradoxales et dramatiques. Les gens voient leur double dans le passé, connaissent leur avenir immédiat mais ne peuvent peser sur le cours des choses, des secrets se dévoilent, des certitudes tombent, la mort marque une pause ou un répit, mais pas la souffrance qui avec son cortège de rage, d’horreur et d’impuissance prend ses marques et ouvre le chemin à la Camarde qui dès lors prélèvera un double tribu sur la vie…Une manière sans doute de nous rappeler que nous avons une face cachée, une vie secrète, des espoirs impossibles, un misérable petit tas de secrets comme le disait Malraux...

    Au fur et à mesure de cette histoire extraordinaire, les personnages qui nous ont été présentés au début sous forme d’une énumération à la Prévert, sans qu’on sache très bien ce qui allait leur arriver et surtout pourquoi certains avaient soudain affaire à la police, jouent leur rôle ou plus exactement voient leur vie bouleversée sans qu’ils y puissent rien. Ils sont comme des marionnettes dans ce grand théâtre d’ombres qu’est la vie, mais ne le sommes-nous pas tous nous-mêmes au fil de notre quotidien? Grace aux réseaux sociaux la chose prend soudain une ampleur mondiale, les fanatiques religieux se mettent de la partie avec l’incontournable châtiment divin, les philosophes en rajoutent sur le thème de l’existence, du virtuel, de la simulation, de la duplication, on reparle du réchauffement de la planète et de la liberté de pensée, d’informer dans un monde devenu fou où l’instinct grégaire anesthésiant est dominant et où les humoristes tentent de calmer le jeu parce qu’il faut rire de tout et que c’est notre seul arme. Cela amène l’auteur à se poser une question fondamentale sur nous-mêmes, sur notre existence au sens philosophique du terme, le monde qui nous entoure est-il réel et nous-mêmes ne sommes nous pas autre chose qu’une simulation, qu’un banal programme informatique, un peu comme s’il n’y avait pas que les personnages de romans qui sont virtuels.

    Il y a quand même un cas original dans cette somme d’originalités, celui de Victor Miesel, écrivain ayant écrit un roman intitulé « l’anomalie ». Je me suis dit que ça me rappelait quelque chose et au début j’ai hésité entre un clin d’oeil, une somme de remarques sur la notoriété qui tarde à venir et une mise en abyme. Le premier Victor a pris l’avion de mars puis s’est donné la mort ensuite, ce qui permet selon le processus la duplication à un second Victor mais qui maintenant est seul, de recueillir la notoriété grâce à son livre.

     

    J’ai lu avidement cette histoire bien écrite, érudite et passionnante malgré son côté échevelé mais qui, par bien des côtés m’a rappelé le monde dans lequel nous vivons actuellement. J’ai tenté de ne pas perdre de vue que nous sommes nous-mêmes à la fois dans l’irrationnel, l’anxiété, l’absence de boussole et d’espérance, que nous sommes des êtres souffrants et surtout mortels dans un monde où on marche sur la tête en permanence, mais en me répétant que nous avons tous, dit-on, notre sosie et que nous serions peut-être bien surpris d’en faire la connaissance si d’aventure nous le croisions.

    Je ne suis pas spécialiste de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) auquel notre auteur est un adhérent passionné, mais ce roman me paraît s’inscrire dans une tentative de littérature inventive. Que la vie reprenne son cours normal à la fin comme une parenthèse qui se referme, comme si rien ne s’était passé, que les mots eux-mêmes s’évanouissent dans une sorte de calligramme ou dans un tourbillon qui les avale comme un rêve qui se dissipe au matin, me paraît conclure cette histoire un peu folle mais qui nous interroge. Puis j’ai refermé le livre qui restera sans doute dans ma mémoire grâce à sa singularité. Diaghilev disait à Jean Cocteau « Etonne-moi, Jean ». Je ne suis qu’un simple lecteur, habitué aux romans traditionnels, mais devant cette expérience originale en matière d’écriture, j’ai vraiment été étonné.

  • n'éteins pas la lumière

    N° 1535 – Mars 2021

     

    N’éteins pas la lumière – Bernard Minier -XO éditions.

     

    Christine Steinmeyer est animatrice de Radio à Toulouse et reçoit, le soir de Noël dans sa boite aux lettres une missive dont elle croit qu’elle ne lui est pas destinée. Pourtant, au cours d’une de ses émissions, elle est accusée de n’avoir pas empêcher le suicide d’une femme qui lui avait écrit cette lettre. Elle fait même l’objet de harcèlements par un pervers qui la poursuit, de quoi provoquer une psychose paranoïaque pour elle qui traverse une période sentimentale difficile. Christine n’est pas inconnue dans le monde de l’audiovisuel puisque ses parents y ont acquis une belle notoriété. Ce n’est pas facile pour elle d’exister dans leur ombre et dans le souvenir de sa sœur Madeleine, sa sœur aînée décédée quelques années plus tôt.

     

    Le commandant Servaz est dans une maison de repos pour flics dépressifs après avoir reçu par la poste le cœur de Marianne, une femme qui se serait suicidée. Dans un grand hôtel de cette localité une main anonyme a réservé à son nom une chambre où l’année passée une actrice s’est suicidée dans dans circonstances étranges. Cette affaire est classée mais Servaz, même s’il n’a pas participé à l’enquête initiale et s’il n’a aucun titre pour investiguer, s’en empare. Deux affaires apparemment sans aucun lien entre elles, apparemment seulement car leurs vies vont se croiser. Il enquête donc sans aucune autorisation ni ordre pour cela mais, revenir ainsi aux réalités représente pour lui une thérapie et il va remonter méthodiquement les pistes. Ce qu’il découvre dépasse largement ce à quoi il s’attendait, entre une aventure spatiale, un prédateur sexuel, la folie de Christine qui grandit à force de harcèlements dans une atmosphère kafkaïenne, la violence, la dépression, la vengeance, la haine, la duplicité, la trahison... Au rythme de « Madame Butterfly » et autres morceaux de grande musique notre auteur mène une intrigue un peu lente au début, avec quelques longueurs, des détails assez difficilement crédibles et une fin peut-être un peu trop « Happy end ».

     

    J’avais été séduit lors de la lecture de « Glacé » et de « Le cercle » du même auteur. Sans minimiser la satisfaction que j’ai eue à découvrir ce roman, je l’ai trouvé un peu en retrait par rapport aux deux précédents. Pourtant j’apprécie comme toujours qu’un polar soit bien écrit, plein de suspense et érudit, lire un roman de Bernard Minier est toujours pour moi un bon moment.

  • Il est juste que les forts soient frappés

    N° 1534 – Mars 2021.

     

    Il est juste que les forts soient frappés – Thibault Bérard – Les éditions de l’Observatoire.

     

    C’est un récit fait de nombreux analepses puisque Sarah nous indique d’emblée qu’elle est morte à 42 ans. C’est donc sa voix d’outre-tombe que nous entendons. Dès les premières phrases, elle donne en quelque sorte le ton en s’adressant au lecteur sous forme d’un aphorisme : Ce que souhaite chaque homme c’est laisser une trace après son passage sur terre puisque, nous le savons l’oubli est une des grandes caractéristiques de l’espèce humaine. J’ai eu l’impression que, dans sa tombe (« une grotte de glaise »), elle éprouvait le besoin de faire le chemin à l’envers, elle qui allait mourir alors qu’elle a incarné la vie, elle qui n’est plus qu’un souvenir pour les vivants. Elle s’adresse donc directement au lecteur lui confiant sa propre histoire pour que sa tombe ne soit pas un « trou de mémoire », mais c‘est aussi une manière de rendre hommage à Théo, son amour, qui, compte tenu des circonstances, représente la vie qui continue. Elle va donc nous conter ce qui est une belle histoire d’amour, celle de leur vie commune, qui contraste avec la sienne d’avant, plus désespérée puisque, à 20 ans, elle s’est vainement jetée sous les roues de la voiture d’une psy à qui elle raconte sa parcours, ses espoirs, ses délires, ses amours comme on s’allonge sur un divan et qui va l’aider à revenir dans le jeu, même si celui-ci est perdu d’avance et que la quête légitime du bonheur que nous y menons tous se heurte souvent à notre volonté. Elle parle surtout de Théo, l’amour de sa vie, le père de ses deux enfants qui était pour elle l’unique raison d’être vivante, même si nous ne sommes que les usufruitiers précaires de notre vie qui peut nous être enlevée sans préavis. Pour elle c’est le cancer qui vient mettre un terme à tous ses projets et n’importe qui, fort ou faible, est assujetti à cet aspect de la condition humaine contre lequel toute révolte est illusoire. Avec elle, de rémissions en récidives, nous suivons son parcours fait de souffrances, d’espoirs, d’abattements. La mort frappe aveuglément sans aucun souci d’une quelconque justice qu’il est inutile de rechercher et un combat contre elle est utopique parce que perdu d’avance. On ne peut espérer de la Camarde qu’une délivrance.

     

    Je retiens un détail, celui où elle dit qu’elle avait la certitude de ne pas vivre au-delà de quarante ans. Je suis toujours fasciné par ce genre d’intuition, surtout quand elle se révèle juste. Dans la vraie vie cette prescience s’est vérifiée dans des exemples restés célèbres. Pour autant c’est comme si elle choisissait de rire de son destin, celui de devoir mourir jeune et de le répéter aux siens jusqu’à satiété, entre l’angoisse de la crainte, la nécessité pour elle d’en parler et la certitude de prédire l’avenir. Elle parle de cet amour, celui de Theo et celui de ses enfants, comme de quelque chose qui l‘aide à supporter son quotidien souffrant.

     

    Le style, pourtant alerte, ne m’a pas vraiment accroché, au contraire peut-être. Il me semble un peu trop proche de l’expression courante, avec beaucoup (trop) de références en anglais. Pourtant j’ai bien aimé cette démarche face à la mort, cette histoire d’amour entre deux êtres qui se sont trouvés et fabuleusement aimés jusqu’à la fin, malgré la tentation pour Théo d’un amour de remplacement, pour après, quand Sarah aura quitté ce monde. A la fin elle accepte même (mais peut-elle faire autrement tant il est vrai que devenir fataliste reste une solution face aux choses contre lesquelles nous ne pouvons rien ?) de faire prévaloir la vie et l’amour pour Théo en son absence définitive ;

     

    Le livre refermé, cette lecture pourtant attentive me laisse perplexe : C’est une invite à la réflexion sur le sens d’une vie que la maladie abrège alors qu’elle prenait un sens enfin lumineux, une acceptation du destin contre lequel on ne peut rien, la certitude que la mort est la fin du parcours comme la naissance en est le commencement, sans la consolation illusoire d’un hypothétique autre monde, avec entre-temps les espoirs, les épreuves, les échecs, une histoire perpétuelle entre pathos, Eros et Thanatos.

     

  • l'appel du cacatoès noir

    N° 1533 – Mars 2021

     

    L’appel du cacatoès noir – John Danalys – Éditions Marchialy.

    Traduit de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie.

     

    Je remercie les éditions Marchialy et Babelio qui m'ont permis de découvrir ce roman.

    John Danalis est Australien, blanc, écrivain, et a passé sa jeunesse avec Mary, un crâne aborigène, dans le salon de ses parents. Pour eux ce n’était qu’un élément de décoration et pour lui un jouet original. Un peu par hasard, à quarante ans, en 2005, après un parcours professionnel hésitant, il le retrouve, prend conscience que sa place est au sein de son peuple et fait vœu de l’y rapporter. Ce choix va changer sa vie et celle de ses proches. Jusqu’à présent, pour lui l’Australie c’était le folklore des kangourous et les Aborigènes un mystère, un peuple jamais croisé, tout juste aperçu de loin et dont les membres vivaient parqués dans des communautés. C’est aussi, depuis toujours, un pays d’immigration et de conquête intérieure avec confiscations de leurs terres aux indigènes. Pire, il y a un thème récurent, celui de « la génération volée »qui, à partir de 1814, a consisté à voler les bébés des autochtones pour les placer dans des institutions ou les confier à des familles blanches ; pour nous européens cela rappelle le nazisme de la Seconde guerre mondiale mais cela correspondait à une volonté de perpétrer un génocide culturel et spirituel en même temps que d’en effacer les traces. Pourtant, auprès des Aborigènes locaux et même au sein de la famille de John, son projet de restitution de ce crâne, avec rituels religieux, protocole culturel et autorisations des clans, emporte l’accord enthousiaste de tous. Ce qui n’était au départ qu’une simple intention devient rapidement un événement local avec la présence d’un couvre-chef traditionnel en plumes de cacatoès noir, totem emblématique de la tribu à laquelle appartenait Mary.

    Au départ, quand j’ai ouvert ce livre, je me suis dit que j’allais devoir le parcourir par obligation et qu’il allait sûrement me tomber des mains. Pourtant, au fil de l’histoire de John, apparemment un récit autobiographique plus qu’un roman, on découvre petit à petit une foule de centres d’intérêt et ce d’autant plus que le texte est bien écrit et devient passionnant. Le lecteur l’accompagne dans un mal-être puis dans une profonde dépression avec de « folles » intentions suicidaires à cause de la prise en compte progressive de faits avérés à connotation xénophobe qui se sont succédé au cours de l’histoire de l’Australie, un peu comme s’il en faisait une affaire personnelle avec l’inévitable culpabilisation judéo-chrétienne qui gangrène nos sociétés et nos consciences. Il nous la présente comme la conséquence directe de cette « rencontre » avec Mary et surtout son histoire et celle de ce peuple opprimé par les colons anglais, arrivés sur cette terre avec l’intention précise d’en expulser les occupants en les massacrants, de prendre leur place et d’y prospérer. C’est le geste ancestral de tous les colonisateurs qui révèle encore une fois le côté sombre de l’espèce humaine, avec en prime un discours moralisateur, altruiste, hypocrite et bien-pensant avec une volonté de civiliser et d’humaniser ces peuples. J’ai cependant du mal à imaginer qu’il ait dû attendre l’âge de quarante ans pour prendre réellement conscience de ce racisme, que ce crâne n’ait été pendant ses années d’enfance qu’un jouet sans qu’il ne pose aucune question à ses parents d’un niveau culturel élevé et que ces autochtones n’ai été qu’un décor lointain. Qu’il dénonce la réponse psychiatrique qui consiste en l’administration de médicaments toxiques, je veux bien le croire, qu’il ne trouve sa guérison qu’en mettant des mots sur ses maux, pourquoi pas si cela fonctionne, encore que j’ai toujours un petit doute sur l’aspect libératoire à long terme de la parole.

    Je ne suis pas spécialiste de ce pays mais il me semble que les Aborigènes sont pour lui un problème récurrent, qu’une véritable réconciliation n’est pas possible et que ce qu’à fait John, pour être remarquable, n’en restera pas moins lettre morte.On maintiendra les autochtones dans un état d’infériorité en méprisant leur philosophie et leur culture ravalés au rang de folklore en maintenant leurs restes dans des musées.

     

     

  • Le dernier bain de Gustave Flaubert

    N° 1532 – Mars 2021

    Le dernier bain de Gustave Flaubert - Régis Jauffet – Seuil.

     

    Je remercie les éditions du Seuil et Babelio qui m'ont permis de découvrir ce roman.

     

    Gustave Flaubert vient de mourir à 58 ans...dans son bain! Il refait pour nous le chemin à l'envers comme, parait-il, on revoit sa vie en une fraction de seconde avant de basculer dans le néant. Mais il le fait plus longuement par le truchement de Régis Jauffret, son scribe, qui nous présente les choses en deux parties, une première ou Flaubert parle de lui-même( « Je ») et une seconde où il est question de lui (« Il »).

    J'aime bien lire les biographies surtout quand c'est l’intéressé, ou son fantôme, qui vient, comme ici, raconter sa propre histoire en y mettant ce qu'il faut de personnel et d'humour pour passionner son lecteur. J'ai en effet bien aimé que Flaubert parle de sa vie avec passion et de sa mort avec un certaine détachement non dénué d’angoisse cependant. On y apprend certains détails révélateurs comme son culte pour Chateaubriand, la pratique du "Gueuloir" par lequel il faisait passer chacun des textes qu'il écrivait pour en éprouver les sonorités, mais aussi d’autres qui vont à l’encontre de ce qu’on a dit de lui. J’ai bien aimé aussi qu’il cultive une sorte de complicité avec ses personnages devenus réels, les mêlant à sa propre vie, même si cela n'est pas tout à fait vrai et vu par l’œil d'un romancier. Mais après tout c’est une manière de leur redonner vie ! Cela à l’avantage de tisser entre Flaubert et son lecteur une sorte de complicité bienvenue. C'est un peu plus convivial, plus hallucinatoire aussi que le conventionnel manuel scolaire "Lagarde et Michard" dont les potaches de ma génération ont fait un usage à la fois servile et coutumier, surtout quand il s'agissait de rédiger une dissertation. C'est donc Flaubert lui-même qui nous invite à cheminer dans sa propre vie à commencer par Rouen où il est né. Il évoque sa famille, la pratique d'une médecine balbutiante et meurtrière que son père, comme les autres praticiens de cette époque, a exercé, sa jeunesse bercée par le romantisme, sa scolarité, sa fonction d'écrivain...Ça bouscule un peu ce qu'on m'avait appris au cours de mes "humanités ». Il nous conte par le menu sa première rencontre avec une femme mariée plus âgée que lui, passion qui le poursuivra toute sa vie au point de faire d'elle un de ses personnages de roman et de la rechercher parmi toutes ses conquêtes.

    Régis Jauffret nous énumère les amours vénales, nombreuses, variées, inattendue, libertine, homosexuelle et même pédophile d'un éternel « Don Juan » célibataire, avec en prime la syphilis, sa maladie chronique, l’épilepsie, ses succès et ses échecs d'écrivain et de séducteur. Il parle en effet beaucoup des femmes, de ses étreintes furtives et nombreuses ou de ses ferveurs amoureuses et érotiques. Cela fait de lui un épicurien mais aussi un solitaire qui, à la fin de sa vie, déplore l'absence de descendance. Il nous le présente comme un globe-trotteur dont les voyages nourrissent ses romans, un travailleur infatigable, respectueux du détail, amoureux de la langue française et du style qui était pour qui comme un défi. Son relatif isolement, sa volonté d'être en marge d'une certaine moralité bourgeoise autant que l'observateur attentif de ses contemporains et le chroniqueur de son temps, ont été le moteur de sa créativité mais il fut aussi un homme qui, à la fin de sa vie, parle de sa propre mort à venir avec un certain sentiment de délivrance.

    Si dans la première partie Flaubert parle lui à la première personne, dans la deuxième c'est son scribe, Régis Jauffret qui se charge avec gourmandise d'évoquer sa vie à commencer par sa mort à la suite de ce fameux bain, de lui faire rencontrer, par le seule force de son imagination, certains de ses personnages, et notamment Emma Bovary, qui règlent peu ou prou leurs comptes avec lui comme un jugement dernier littéraire. Jauffret en profite même pour reprendre à son compte les œuvres de Flaubert et leur donner une suite à sa manière. La deuxième partie est encore plus délirante et déjantée que la première, l’ensemble le style est alerte et plein d'humour et le « chutier », à la fin, avec une police plus petite, comme sur la pointe des mots, est comme un supplément de texte laissé à l’appréciation du lecteur.

  • Le contrat

    N° 1531

    Le contrat – Maureen Demidoff – Ateliers Henry Dougier.

     

    Tout d’abord je remercie les Ateliers Henry Dougler de m’avoir fait parvenir ce roman.

     

    Avec ce livre le lecteur plonge dans la tradition albanaise des mariages arrangés. Nina, sept ans, fille unique, est promise par sa mère à un homme de quarante ans, riche et puissant, mais elle doit attendre d’avoir vingt ans pour la cérémonie. D’ici là sa future belle-famille devra s’occuper de ses parents pauvres. Vu avec nos yeux de Français, cela peut paraître archaïque mais c’est une coutume ancrée dans la société et d’autant plus forte qu’elle est scellée devant tout un village rural qui en est le témoin. C’est une question d’honneur et surtout de honte en cas de non respect de la parole donnée. Quand le futur mari est condamné à treize ans de prison puis s’évade, les parents de Nina se considèrent toujours tenus par cette transaction alors que la famille de son futur mari s’en estime déliée en l’absence du fugitif. Dès lors Nina est rejetée par sa mère qui voit disparaître, avec ce mariage qu’elle souhaitait, l’assurance de sortir de sa pauvreté et son entretien à vie. Elle part faire des études à la ville, en revient diplômée, ira plus tard à l’université, mais souhaite, en recherchant cet homme, parfaire ce « contrat » qu’elle n’a pas pour autant signé personnellement. J’imagine que cette jeune fille, belle, instruite, moderne, libre, pourrait trouver un mari de son âge et de son niveau intellectuel ou simplement fuir, choisir de vivre dans l’anonymat de la ville ou profiter de la vie comme l’y incite Lucia, son amie, mais sa démarche me paraît inspirée, certes par le respect de cet usage ancestral, mais surtout par l’amour qu’elle porte à son père soumis à une épouse dominatrice qui ne pardonne pas à sa fille cet échec dont elle n’est cependant pas responsable. Elle entend même instiller en elle une culpabilité judéo-chrétienne et entretient un état valétudinaire constant face au quant-dira-t-on du village alors que si ce mariage se faisait, il ne ferait en réalité qu’unir deux familles miséreuses !

    A titre personnel, Nina entame des recherches d’autant plus étonnantes que cet homme n’a plus aucune aura pour elle. Elle prétend, dans ce texte écrit à la première personne, comme une confidence, qu’elle veut revenir au village pour retrouver ses racines et son identité, mais en réalité il y a de la fierté dans son geste : retrouver cet homme et en faire son mari, non seulement pour redonner l’honneur de sa famille mais surtout pouvoir se pavaner à son bras devant tout ce village où tout se sait, après avoir assumé le destin de ces jeunes filles qui attendent patiemment leur futur mari. C’est d’autant plus étonnant que lorsqu’elle le trouve enfin, c’est non seulement un repris de justice fugitif qu’elle rencontre et qui ne veut plus de ce mariage, mais c’est surtout un vieillard miséreux, abandonné de tous et qui a perdu de sa superbe d’antan. Est-elle attirée par lui à cause de la pleutrerie d’un père inexistant ou d’une éventuelle fascination pour les mauvais garçons ? Elle est rejetée par lui comme elle l’est de chez ses parents. Reste sa mère et sa future belle-mère qui ne songent plus qu’à assurer leurs vieux jours. Il y a un mystère autour de sa mère qu’elle baptise de noms peu élogieux, mais surtout de son père qui n’ose affronter son épouse et ce jusqu’à souhaiter le départ de sa fille qu’il aime cependant.

    Je comprends mal Nina qui a tant besoin des autres pour s’épanouir, qui est une jeune fille libre et qui cherche à s’enfermer dans un mariage quelque peu contre nature à cause d’une parole donnée par un autre et le respect d’une tradition anachronique. En retrouvant cet homme, elle risque le kidnapping et peut-être pire, mais elle n’hésite pas. Je ne suis que très peu entré dans cette histoire dont on devine aisément la fin à double détente, d’une part en forme de pantalonnade où personne n’est dupe et où la police est ravalée à un rôle de figuration et de collaboration des plus douteuses et d’autre part à une forme de « happy end » un peu trop facile.

    Il s’agit d’un premier roman qui se lit facilement, et donc d’une fiction de cette auteure qui s’est par ailleurs signalée notamment par des ouvrages documentaires sur la société russe (« La tête et le cou », « Portraits de Moscou», « Vivre la Russie »). Le livre refermé je me rends compte que j’ai eu beaucoup de mal à en suivre à la fois les méandres et à adhérer à cette comédie. Cela vient sûrement de moi !

  • La soustraction des possibles

    N° 1530- Février 2021

     

    La soustraction des possibles – Joseph Incardona – Éditions Finitude.

     

    Aldo est professeur de tennis, champion manqué, Italien, et il n’y a rien de tel pour aborder les femmes mariées, la quarantaine bourgeoise, dorée et parfois esseulée et les conquérir, surtout quand tout cela se passe en Suisse dans les années 80. Aldo est de ceux là mais cet emploi, quoique que lucratif et plein d’avenir pour lui, devient rapidement routinier et ce d’autant plus que dans sa clientèle il compte Odile, la cinquantaine désabusée, l’épouse de René, un riche homme d’affaires très absent. Si Odile fait semblant de retrouver sa jeunesse dans les bras d’Aldo et de tromper un mari à qui elle n’a pas grand chose à reprocher, comme un rituel social de classe ou pour le plaisir de transgresser un tabou, elle n’acceptera jamais de quitter son foyer et son aisance financière pour son jeune amant devenu gigolo. Quand elle lui propose, contre rétribution, de faire passer des valises de billets par dessus la frontière, il accepte parce qu’il aime l’argent mais n’en devient pas moins un instrument où le plaisir sensuel es presque secondaire. Si Odile éprouve de l’amour pour Aldo, ce dernier ne voit dans cette situation qu’une occasion de profiter de cette femme sans rien éprouver pour elle. Entre eux l’amour et l’argent vont de pair comme c’est souvent le cas. Et puis il y des risques...Quand il croise la jolie banquière Svetlana, la Tchécoslovaque qui partage avec lui des origines sociales modestes et la volonté de s’en sortir grâce à l’argent, les choses changent. Entre eux il y a surtout l’amour fou, authentique, le coup de foudre, celui de la franchise qui nous fait faire des projets insensés et jeter par dessus les moulins le passé en dessinant les traits d’une future vie idéale même si j’ai toujours du mal à imaginer ce terme accolé au mot « parfait » Il y a aussi l’argent, omniprésent dans cette affaire, la réussite potentielle qu’il procure, même si on ne lui accorde pas la même fonction qu’entre Aldo et Odile.

    Cette histoire, sous son angle bancaire oscille entre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent, le triomphe du capitalisme, l’effondrement de l’URSS, les paradis fiscaux et regorge d’ informations tant historiques que techniques. Nos sociétés sont trop basées sur le mensonge, l’hypocrisie, la trahison et l’être humain trop animé du concept du « toujours plus » et pour cela il est capable de tout accepter toutes les humiliations, toutes les compromissions au service de ses ambitions jugées légitimes pour que tout aille bien. C’est le cas d’Aldo et de Svetlana. Les autres personnages introduisent les différentes facettes de l’espèce humaine ainsi que les mécanisme tant de la finance internationale que de ce qui tourne autour, la mafia, la prostitution, proxénétisme, l’alcool, la drogue, la fraude, les avocats marrons, la violence, la mort… Les choses reviennent à leur vraie place, celle qu’elles n’auraient sans doute pas dû quitter, les parenthèses se referment, les illusions s’évanouissent les masques tombent ...

    L’écriture est narrative, cadencée, grinçante parfois mais toujours agréable à lire. L’auteur se met lui-même en scène en interpelant les différents personnages, lisant dans leurs pensées et les interprétant, se posant en « grand architecte »de cette histoire, en maître du jeu… C’est bien observé mais, malgré quelques longueurs j’ai eu la désagréable impression que ce texte est à l’image des personnages, assez impersonnelle et l’ambiance générale froide et déshumanisée, un tableau de plus en plus réel de notre société dite moderne où l’argent la violence et le vice gouvernent tout..L’austère Calvin ne reconnaîtrait plus Genève !

    C’est le portrait d’une époque sans pitié, entre tragique et cynique, où la morale est reléguée au second plan et la volonté de s’affirmer à tout prix est mise en exergue en éliminant les gêneurs de tout poil Malgré les apparences c’est aussi une histoire d’amour comme nous le dit d’auteur dans l’exergue, mais pas exactement sous la forme habituelle d’un »happy end » et dont l’épilogue est à la fois prévisible et dérangeante.

    Roman très noir jusqu’au machiavélisme de la chute ou le suspense est entretenu par un rythme soutenu d’un thriller.

  • La parole en archipel

    N° 1529- Février 2021

     

    La Parole en archipel – René Char – Gallimard.

     

    Ce recueil est une approche de l’œuvre du poète René Char (1907-1988). Il est divisé en « Lettera amorosa », « La paroi et la prairie », « Poèmes des des années», « L’amie qui ne restait pas », « La bibliothèque est en feu et autres poèmes », « Au-dessus du vent », « Quitter ».

     

    Il s’agit essentiellement de poèmes en prose, parfois présentés en strophes, mais rarement rimés, qui libérés de toute contrainte prosodique expriment sans entrave l’émotivité de l’instant ou des mots puisés dans une mémoire qui devient créatrice. C’est le souvenir d’une femme dont il est amoureux, d’une image de jeunesse qui revient, une vision fugitive ou bien ancrée en lui de la nature qui l’entoure, la présence prégnante de la Sorgue qui irrigue tout son être de sa présence définitive. Sa poétique est faite de sons, de la musique des paroles devenues enchanteresses par les images qu’elles suscitent et les réflexions personnelles qu’elles portent en elles, même si le sens d’icelles peuvent momentanément nous échapper. Le poète suit son idée, poursuit son rêve, tire pour lui-même le fil de son inspiration intime jusque dans la veille, ce qui fait de lui un guetteur, un scribe qui, avec ses formules nous fait partager son voyage, nous emmène avec lui pour peu que nous le voulions bien, un pied dans le vide de l’inconscient avec ses remords et ses fantômes, un autre bien planté dans la terre du quotidien. Tout cela peut paraître dérisoire, ce ne sont que des signes tracés sur la feuille blanche et son défi, fruits de « l’éclair » de l’instant, tressés face à l’oubli mais ils sont autant de pieds de nez à la mort qui nous attend tous. Ils sont les traces qu’il entend laisser de son passage sur terre, des instants d’émotions qu’ils a ressentis et qu’il nous propose de nous approprier parce que, un jour ou l’autre, au hasard de notre vie, ils seront peut-être aussi les nôtres. C’est l’héritage qu’il nous laisse, vibration insolite, immatérielle et parfois incomprise qu’il sème derrière lui en espérant sans doute qu’un jour prochain une germination se fera dans le secret d’un être différent de lui et qui lui restera à jamais inconnu, mais qu’importe. Les mots du poète tombent dans cette bibliothèque à la disposition de tous pour aider les autres hommes à surmonter une épreuve, y puiser de la force, dessiner une passion, un rêve intemporel ou au contraire bien réel. Libre à eux de les lire, de s’en nourrir ou au contraire de les négliger ou pire de les dénigrer, parce que cela appartient à un autre temps, à un autre univers, parce que le présent met en avant d’autres pouvoirs plus actuels, plus valorisants de réussite, qui nécessitent et exigent une révélation publique mais ne résistent ni à l’oubli ni au néant. Ils sont autant de repères, de jalons qu’il sème derrière lui, loin des hypocrisies et des lâchetés de ce monde que l’homme lui-même détruit alors qu’il s’agit de son propre berceau, de sa survivance, mais aussi de son avenir. Ils ne sont que du vent mais il nous appartient de les charger nous-mêmes du poids que nous entendons leur donner.

     

    Son univers créatif va de moments intemporels puisés au mouvement surréaliste auquel il a un temps adhéré, à une vision plus humaine et quotidienne, glanée sans doute dans ces années de guerre et de Résistance au maquis. Elle prend alors une dimension humaniste mais aussi amoureuse même si la femme évoquée n’est ici qu’une silhouette frêle, presque évanescente mais porteuse de consolations, de rêves et de bonheur. C‘est tout cela René Char et encore bien autre chose aussi mais, au travers de son écriture ce qui s’impose au lecteur-témoin, c’est la liberté et c’est sans doute Albert Camus qui en parle le mieux quand il dit de lui « L'homme et l'artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd'hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde. […] Poète de la révolte et de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur ».

     

     

  • Le cercle

    N° 1528- Février 2021

     

    Le cercle– Bernard Minier - Pocket

     

    Il est des affaires qui sortent de la routine administrative. Celle qui a occupé deux ans plus tôt le commandant Martin Servaz du SRPJ de Toulouse le hante encore puisque un tueur en série, Julian Hirtmann, qu’il poursuivait a réussi à s’échapper (« Glacé » du même auteur). Une professeure de langues anciennes au lycée de Marsac, Claire Diemar, est retrouvée assassinée chez elle dans des circonstances étranges et tout accuse un de ses élèves, Hugo, présent sur les lieux. Le commandant, tout auréolé de son succès dans l’affaire précédente, est chargé de l’enquête, mais, cet Hugo est le fils de Marianne, une ancienne conquête que Martin retrouve avec passion, ce qui le met quelque peu dans l’embarras et constitue pour lui un défi dans l’exercice de son métier de policier, d’autant que cette mort est entourée de mystères. Ce fils que tout accuse est en effet dangereusement impliqué dans cette enquête.

    Je ne connais évidemment pas Bernard Minier mais plus je le lis plus j’ai l’intuition qu’il y a beaucoup de lui-même dans le personnage du commandant, à travers son regard posé sur la société qui l’entoure et les remarques qu’elle lui inspire. Elles ne sont pas seulement réservées au domaine judiciaire et sont bien souvent pertinentes. Hirtmann est pour Martin un être à la fois fascinant et repoussant, un pervers manipulateur, un tueur en série qui l’obsède mais avec qui il partage le goût de la musique de Mahler qui accompagne souvent ses crimes, une sorte de double qui le traque sans relâche, mais qui lui échappe sans cesse, prenant même plaisir à le narguer. Il s’invitera à nouveau dans cette enquête, à tout le moins le croit-il. Cette présence n’est pas uniquement justifiée par les investigations policières, elle me paraît révélatrice d’une quête d’une autre nature, à la fois une lourde obsession et même un jeu entre eux, Hirtmann prenant plaisir à se manifester et même à s’en prendre physiquement au policier, tout en l’épargnant cependant, mais en menaçant aussi sa propre fille. Même s’il est épaulé dans sa tâche par ses fidèles adjoints, il retrouvera des protagonistes de cette ancienne affaire dont Irène Ziegler, une capitaine de gendarmerie en disgrâce, mais qui l’aidera non sans prendre des risques, inscrivant ainsi ce roman dans une sorte de continuité littéraire. Son passé lui éclate donc à la figure avec ses erreurs, échecs, ses remords, ses trahisons aussi, pollue son indépendance d’enquêteur et l’amène à prendre des libertés avec la procédure face à des meurtres en chaîne, camouflés en accidents qui pourraient bien être liés à celui de Claire Diemar. Cette femme représente un trait d’union entre la vie actuelle du commandant et sa jeunesse, mais ceux qu’il croise, qui ont également été ses amis à l’époque où il était lui-même élève dans ce lycée, des collègues de la victime et aussi parfois ses amants, et aussi ceux de Marianne, viennent brouiller les choses. Cette enquête s’égare un peu au début faute de pistes, autant à cause de la mise en scène un peu surréaliste du meurtre de Claire que de l’obsession de Martin. Pourtant elle lui en révèle long sur la victime, ses relations professionnelles et surtout intimes, sur l’amour fou, l’égoïsme, les mensonges, l’hypocrisie, la trahison, la lâcheté, la vengeance, la veulerie, les drames, les règlements de compte, les secrets trop lourds et les remords dont est friande l’espèce humaine et ce d’autant qu’elle implique Lacaze, un député non dénué d’ambition nationale ce qui, à l’évidence, ne facilitera pas ses investigations.

    Je n’ai pas beaucoup d’imagination mais je vois Martin comme un bel homme, la quarantaine, amoureux des femmes et de leur beauté, ce qui donne des évocations érotiques qui ne gâchent en rien la lecture mais qui contrastent avec l’atmosphère de violence, de vengeance, de drogue, d’espionnage et de pression hiérarchique qui est l’ordinaire d’un thriller. C’est un être tourmenté par des fantômes de sa jeunesse et qui tente désespérément de se protéger sous une couche faite d’érudition, de solitude et d’exercice de son métier même si celui-ci l’amène à tutoyer la mort ou à y songer tant il est fatigué de vivre. Et puis il y a ce cercle, un rituel de mémoire face à l’oubli ou un instrument de représailles , allez savoir

    Roman bien documenté,bien écrit, avec un suspense savamment entretenu sur fond de match de foot.

  • Glacé

    N° 1527- Février 2021

     

    Glacé – Bernard Minier - Pocket

     

    Dans les Pyrénées, en plein hiver, en haut d’une remontée mécanique, on a retrouvé un corps. C’est déjà étonnant, mais le plus étrange c’est que ce cadavre est celui... d’un cheval décapité, dans une mise en scène macabre, détail suffisant pour que le commandant Servaz, par ailleurs en charge d’un autre affaire de meurtre sur la personne d’un SDF, soit désigné pour cette enquête de concert avec la capitaine de gendarmerie Irène Ziegler. Le cheval, un pur sang, appartient à Eric Lombard, notable voisin et capitaine d’industrie et il ne fait pas de doute que ce fait est lié à cette personne. Il ne fait pas de doute non plus que cet homme, de part sa fortune et sa position, a des appuis en haut lieu ce qui compliquera les choses pour les enquêteurs. Il y a un centre pénitentiaire psychiatrique, l’institut Warnier, à proximité de la scène « de crime »  où vient d’arriver Diane Berg, une jeune psychologue suisse. Les investigations révèlent la présence in situ de Julian Hirtman, ex-procureur et tueur redoutable, pensionnaire de l’institut, mais cette information pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses aux enquêteurs et ce d’autant que d’autres meurtres tout aussi mystérieux ont lieu dans la région avec toujours ses traces ADN. Cette suspicion remettrait en cause l’existence même de cet institut unique en son genre et craint par les habitants de cette vallée parce qu’elle réveille une histoire macabre vieille de quinze ans. Il y a des cadavres dans les placards des archives patiemment constituées et ressuscitées par un juge à la retraite, de vieille histoires qui mettent en lumière toute la turpitude dont est capable l’espèce humaine, un parfum nauséabond de règlement de comptes anciens, les apparences qui sont parfois trompeuses et qui polluent le jugement le plus sensé, des fausses pistes et des vrais indices, une dimension rituelle dans les modus operandi, un rappel de l’adage que la vengeance est un plat qui se mange froid, et au cas particulier plutôt faisandé, qu’il ne faut faire confiance à personne, que l’hypocrisie fait toujours partie du quotidien…

    L’institut Warnier où travaille Diane Berg, la nouvelle psychologue, est suffisamment mystérieux pour que cette dernière s’intéresse à ce qui s’y passe, notamment en matière de traitements médicamenteux. Elle mène son enquête personnelle qui, sans qu’elle s’en doute, rejoindra les investigations policières et les éclaireront.

     

    J’ai aimé la personnalité et les remarques teintées d’humour de Servaz, policier de terrain et consciencieux, notamment à propos de la hiérarchie policière calfeutrée dans les bureaux, bien plus occupée par son avancement et par l’entretien de son incompétence que par sa mission de service public. Ces commentaires pertinents sont de portée générale! C’est un flic solitaire, cultivé, sensible à la beauté des femmes, bien loin de cette catégorie de fonctionnaires flagorneurs et arrivistes.

    J’ai apprécié que ce texte bien écrit, émaillé de belles descriptions de cet écrin de montagnes en hiver, bien construit, érudit, bien documenté et lu avec gourmandise, soit associé à la musique de Gustav Malher . L’auteur y règle quelques comptes notamment au sujet de la psychiatrie et tient en haleine son lecteur jusqu’à la fin avec force rebondissements où les différents personnages à la personnalité parfois compliquée sont entraînés dans une sorte de maelstrom meurtrier. La littérature policière est un terrain propice à l’exploration des méandres délétères de l’âme humaine et ce roman les analyse avec pertinence et talent. Publié en 2011 ce roman passionnant est le premier d’une série écrite par Bernard Minier. Il a fait l’objet d’une adaptation télévisée et a été couronné par de nombreux prix. Moi, simple lecteur, je n’ai aucun mérite à me joindre à la cohorte de louanges qui a accompagné la publication de ce thriller et je pense que je vais m’intéresser à l’ œuvre de cet auteur.

  • La trahison de Rembrandt

    N° 1526- Janvier 2021

     

    La trahison de Rembrandt – Alexandra Connor – Éditions Prisma.

     

    Ce roman met en scène le monde de l’art et des marchands de tableaux de nos jours, entre Londres Amsterdam et New York. Il y est question de lettres écrites au XVII° siècle par la maîtresse-servante de Rembrandt qui est aussi la mère d’un garçon, Carel Fabricius, né bien des années auparavant alors que le peintre était encore jeune et inconnu, de sorte que, au départ, il ne sut rien de sa paternité illégitime ni Carel de sa filiation naturelle. Les hasards de la vie ont fait qu’il est devenu son meilleur élève et aussi son singe, son faussaire. Ainsi Rembrandt a-t-il signé de sa main des toiles peintes par Carel et c’est ce que révèlent ces lettres, qui, si elles étaient publiées bouleverseraient le marché de l’art et provoqueraient des revers de fortunes. Elles comporteraient en outre une liste tableaux, attribués à Rembrandt et qui ne sont pas de lui. Elles sont en possession d’Orwel Zeigler, galeriste londonien endetté, confronté à la vente d’un authentique Rembrandt attribué à un inconnu. Il est retrouvé sauvagement assassiné. Ces lettres auraient assuré sa notoriété autant qu’elles auraient été la solution à ses problèmes d’argent mais auraient pu aussi être un instrument de chantage ou constituer le mobile du meurtre d’Orwel tant ceux qui en connaissaient l’existence étaient nombreux. Il les a légué avant sa mort à Marshall, son fils et tous ceux qui les ont eu en mains sont morts férocement assassinés, comme si une malédiction mortelle y était attachée, ce qui constitue une menace sur la vie de Marshall. Ces morts n’étaient d’ailleurs pas sans rappeler certains tableaux du maître, ce qui épaissit le mystère. Marshall, même s’il habite Amsterdam, est complètement étranger à la gestion d’une galerie et du monde de l’art, veut découvrir l’assassin de son père : c’est devenu son obsession, son combat, il fouille dans son passé et découvre quelqu’un qu’il connaissait mal mais aussi que le marché de l’art est un milieu interlope et vénal qui, comme les autres, révèle la face sombre et perverse de l’espèce humaine.

    C’est un polar comme je les aime, à la fois historique et contemporain avec rebondissements et mystères autours de ces lettres, meurtres qui ressemblent à des exécutions rituelles, morts déguisées en suicides, mises en scènes macabres, tentatives d’élimination, manipulations diverses qui mettent en lumière la perfidie de l’homme, capable du pire comme du meilleur mais bien plus souvent du pire. Il y a une atmosphère de suspicion, de trahison, d’espionnage, de mensonge, de vanité, de cupidité, de duplicité, de vengeance, de vielle histoires d’adultères, de non-dits, de paranoïa et une lourde ambiance macabre. Une belle évocation du genre humain ! Les tueurs qui visiblement sont aux trousses de Marshall sont sans visage, sans identité, mais constituent une menace constante sur sa propre vie. En permanence, on balance entre bluff, réalité et canular ! Grâce à différents analepses, c’est l’occasion d’en apprendre davantage sur la personnalité de Rembrandt, sur ses techniques, pas vraiment quelqu’un de bien cependant selon sa maîtresse et d’autre part, le monde contemporain du négoce de tableaux comporte depuis longtemps des faux, des certificats de complaisance et des expertises douteuses, loin de l’atmosphère bohème qui a présidé à la naissance d’une œuvre plus tard reconnue ou du milieu feutré d’une réussite officielle. La police semble être étrangement absente de cette affaire et en tout cas particulièrement inefficace dans ses recherches à propos de ces différents meurtres. Marshall découvre aussi les secrets de son père, tant il est vrai qu’on ne connaît jamais vraiment ses proches. Quant à ses amis c’est un autre histoire !

     

    Je suis entré complètement dans cette histoire romancée tant elle est prenante. Au départ les bribes d’une vie bien ordinaire donnent lieu à des développements crédibles et passionnants. C’est bien écrit et le suspense y est distillé au long de 530 pages ce qui a constitué pour moi un bon moment de lecture d’autant plus apprécié en cette période un peu bouleversée par le virus.

  • Alcools - Guillaume Apollinaire

    N° 1525 - Janvier 2021

     

    Alcools – Guillaume Apollinaire – Commentaire par Henri Scepi - La bibliothèque Gallimard.

     

    Dans l’histoire de la poésie française Guillaume Apollinaire a une place à part , non seulement à cause de ses origines étrangères, de sa filiation naturelle et de sa volonté de devenir quelqu’un, mais surtout parce qu’il y a imprimé sa marque audacieuse après le Parnasse et le Symbolisme dont il est cependant l’héritier comme il l’est aussi, solitaire et mal-aimé, d’une certaine forme de romantisme. Son recueil « Alcools » publié en 1913, qui n’est pas sa première publication, s’inscrit dans cette évolution et consacre son talent de poète. Ce qui frappe en premier lieu, c’est cette absence de ponctuation ? supprimée par l’auteur lors de la correction des épreuves, et ce détail est aujourd’hui considéré comme une innovation importante bien qu’elle ait été pratiquée avant lui, notamment par Mallarmé. Sa façon d’écrire, reliée peu ou prou au cubisme par la juxtaposition d’images et de motifs disparates, procède de ce modernisme et se nourrit de son amitié avec Picasso et Braque. Il les défendit en tant que critique d’art et ce courant artistique n’a pas été sans influencer Apollinaire dans son action en faveur de la libération du langage poétique au regard de la métrique classique et des images. De plus ce recueil porte une forte marque autobiographique et intègre des regrets passés et des passion anciennes exhumés de l’oubli. Il évoque des amours passionnées mais surtout malheureuses et avec elles le sentiment d’abandon et de souffrances ; »Le pont Mirabeau », « zone » « Marie » attestent de ce parcours amoureux difficile et de l’effet cathartique de l’écriture autant que son pouvoir d’invite à la création nouvelle. D’une certaine façon le titre « alcools » peut se justifier ainsi avec toute la symbolique attachée à une « eau de vie ». Comme toute œuvre de précurseur, ce recueil a eu ses défenseurs mais aussi ses détracteurs et la critique a été violente. Ce recueil couvre un large pan de la vie d’Apollinaire ; c’est le résultat d’une longue gestation créatrice.

     

    Henri Scepi nous invite à une lecture progressive et méthodique de ce recueil en cinq temps pédagogiques en l’enrichissant de ses commentaires et de ses remarques. Il livre à une analyse rigoureuse de certains textes emblématiques de ce recueil, explique la poétique d’Apollinaire, ce qui fait de ce livre un ouvrage davantage destiné aux lycéens et étudiants en lettres (avec des illustrations littéraires, sujets de dissertations, pistes de réflexion, retours sur l’importance du recueil et son destin littéraire...) ce qui n’empêche pas le simple lecteur de se livrer à une découverte curieuse et passionnante de ce poète ainsi que d’autres. C’est une bonne chose parce que la poésie est actuellement un peu oubliée de la littérature dont cependant elle fait partie intégrante. Quand la chanson ne s’en empare pas pour accrocher des notes aux vers des poètes trop vite oubliés, comme ce fut le cas avec des chanteurs malheureusement disparus, elle est pratiquement occultée de la culture française, ce qui est bien dommage.

  • Tuer le fils

    N° 1524 – Janvier 2021

    Tuer le fils – Benoît Séverac – La manufacture des livres.

     

    Matthieu Fabas, 35 ans, sort juste de quinze ans passés en prison pour avoir tué un homosexuel. Il avait commis ce meurtre pour prouver sa virilité à son père, un « néonazi, motard, fiché S », et ce dernier vient d’être assassiné dans des circonstances étranges, un meurtre apparemment déguisé en suicide. Parmi toutes les pistes explorées par le commandant Cérisol et ses deux adjoints, Nicodem et Grospierres, celle du fils est sérieuse.

    Les relations n’ont jamais été très bonnes entre Matthieu et son père, surtout depuis la mort de sa mère alors qu’il n’avait que 8 ans, la période d’incarcération n’a pas arrangé l’incompréhension paternelle et cette cryptorchidie dont était affublé Matthieu n’a fait qu’aggraver les choses aux yeux de son père. Si Cérisol parvient à apprivoiser sa vie et à accepter l’absence d’enfant liée au handicap de son épouse devenue aveugle, avec des confitures auxquelles il est accroc, Matthieu lui a trouvé pendant son incarcération une consolation inattendue dans l’écriture et son cahier, maintenant entre les mains du commandant, pourrait bien être pour lui une source d’accusations. Un roman autobiographique et inédit, suscité par l’animateur d’un atelier d’écriture en milieu carcéral, a même été écrit par le détenu. On songe à l’effet cathartique et donc résilient de l’écriture.

    J’ai apprécié l’analyse psychologique des personnages fondée sur l’observation et l’interaction des relations entre eux. C’est valable non seulement au sein même de l’équipe des policiers, opposant le fils d’émigrés dépressif (Nicodemo), bénéficiaire de l’ascenseur social et celui qui n’est dans la police que par hasard pour conjurer le chômage (Grospierres), mais dont la formation universitaire, l’obstination et la clairvoyance se révéleront déterminantes dans les investigations. Entre Cérisol et Grospierres, s’établira une sorte de relation père-fils particulière, quelque peu mise à mal cependant par la ténacité de ce dernier et l’ego du commandant, le tout au milieu des états d’âme des policiers face à leur fonction de maintient de l’ordre dans une société humaine chancelante, sans oublier la sphère privée de chacun d’eux… Entre Cérisol et son épouse s’établit une sorte d’équilibre, eux dont le mariage résiste grâce à un subtil mélange de sexe, d’acceptation des différences de l’autre et, sans doute, de l’absence d’enfant voulue par elle et qui sont souvent une source de nombreuses dissensions au sein d’un couple. Pour lui la paternité reste pourtant un rêve inaccessible. La relation entre Matthieu et l’animateur est aussi intéressante : Ce qui n’est au départ pour le détenu qu’une manière originale de passer le temps se révèle bien plus importante à travers la démarche d’écriture. En effet, le fait de mettre en perspective les remarques personnelles de Matthieu sur son père dans le cadre de son cahier et le sort qu’il réserve au personnage paternel dans son roman peut se révéler déterminant dans l’enquête. (ou comment l’animation d’un atelier d’écriture peut n’être pas si anodine que cela ?). Le plus intéressant est la relation père-fils difficile, entre la volonté paternelle de façonner sa progéniture à son image, de lui inculquer ses valeurs et celle, non moins grande, du fils de s’affirmer par rapport à elle, de la combattre, entre admiration refoulée, contestation de l’autorité, nécessaire émancipation et volonté d’être reconnu. Ici Matthieu, rejeté par son père, est devenu meurtrier dans le seul but de lui prouver qu’il se trompait à son sujet mais son geste a manqué son but, créant à la fois cette frustration et une prise de conscience de la responsabilité paternelle révélée par l’écriture. Ce polar échappe aux clichés ordinaires du roman policier et notamment dans le titre lui-même puisqu’il est l’exact contraire de la formule œdipienne convenue qui veut qu’un fils s’oppose à son père pour s’affirmer et se construire, c’est à dire le tue virtuellement. Le rôle du père est paradoxalement d’aider son fils dans cette démarche difficile mais nécessaire. Ici, c’est différent, le père et le fils ne s’entendent pas mais Matthieu est devenu meurtrier pour attirer l’attention paternelle, même si pour cela il a enfreint la loi et fait de la prison. Ainsi ses écrits y font-il de constantes références, comme autant de marques d’admiration, de constats d’échec et de demandes de reconnaissances. Mais les choses sont plus profondes et surtout plus anciennes et se résument à une image obsédante et insupportable pour le père, atteint dans sa virilité même, que lui renvoie son propre fils et qui justifie à ses yeux son attitude de rejet.

    Le titre de ce roman peut s’expliquer, non seulement à cause d’une habille mise en abyme (je passe sous silence le clin d’œil malicieux au best-seller « Le roman de l’année ») mais surtout à une subtile relation entre l’animateur ayant perdu toute inspiration et Matthieu dont, sans vergogne, il s’approprie le talent pour relancer sa carrière d’écrivain. Il joue sur les rapports délétères père-fils et les ressentiments qui en découlent, non seulement pour que soit créée par un autre une œuvre d’art (« au nom de la littérature »), mais surtout pour s’en approprier les mérites. J’imagine la suite, Matthieu, condamné à une lourde peine pour un crime qu’il n’a pas commis, sortant enfin de prison et prenant conscience du plagiat, cherchera à se venger ! Ce roman a une dimension personnelle dans la mesure où l’auteur a été animateur d’un atelier d’écriture en milieu carcéral, mais la remarque, sans doute, s’arrête là. Il évoque la révélation d’un talent créatif chez un détenu, la découverte par ce dernier de la force purgative des mots qui est une forme de liberté, entre autobiographie et autofiction, et cela a quelque chose de passionnant et d’authentique. Il y a une analyse subtile de l’écriture, l’indispensable inspiration venue d’ailleurs, la disponibilité de celui qui tient le stylo et fait appel à des souvenirs souvent enfouis, le nécessaire travail sur les mots et leur effet curatif, les illusions de l’écrivain, l’incontournable difficulté qui naît de la volonté de s’exprimer et l’impression qu’on peut ressentir de n’avoir pas pu le faire pleinement.

    Le message que je retiens aussi c’est l’importance des mots, leur valeur quand ils s’inscrivent dans ce qui est censé être une fiction dont nous savons qu’elle peut aussi avoir des connotations personnelles. Toute la difficulté est de faire la part des choses entre ces deux notions, ce qui est pour le lecteur un œuvre d’art peut être pour le policier un aveu, un faux témoignage ou un mobile ! Cela peut bouleverser également les rapports hiérarchiques et personnels au sein d’une équipe, où, comme dans la vie, rien n’est jamais acquis.

    C’est donc un roman qu’il faut lire moins comme l’évocation d’une enquête policière classique avec ses rebondissements que comme une étude psychologique de personnages et de faits apparemment inattendus et anodins qui éclairent l’intrigue. Non seulement le suspens est adroitement distillé tout au long du roman, ce qui est bien le moins pour un thriller, mais c’est aussi écrit dans le style fort agréable à lire, pas vraiment académique mais pas graveleux non plus, comme cela arrive parfois dans ce genre de littérature. Cela a été pour moi un passionnant moment de lecture.

     

  • sang chaud

    N° 1523 – Janvier 2021

     

    Sang chaud – Kim Un-Su – Éditions Matin Calme

    Traduit du coréen par Kyungran Choi et Lise Charrin.

     

    Huisu est un petit truand qui a eu une enfance difficile sans père, entre errance et prison et, dans sa quarantaine triste, est condamné à vivre dans l’ombre de son mentor, le parrain local Père Sohn, c’est à dire à vivoter alors qu‘il voudrait monter son propre réseau et fonder une famille dont il rêve depuis longtemps avec Insuck, l’ex-prostituée et patronne de bar dont il est amoureux depuis l’enfance. Il n’a pour tout horizon, dans ce quartier de Guam de la ville portuaire sud coréenne de Bassan, que les dettes qui le hantent, une chambre d’hôtel minable qui sent l’alcool et le tabac, quelques moments intimes avec des filles de passage qui ne reviennent pas et une dépression qu’il soigne mollement aux anxiolytiques. Il n’a pas d’autres voies que la pègre, ses trafics et ses violences et cela l’angoisse. Cette période n’est donc pas vraiment faste pour lui d’autant que des guerres sont en train de s’ourdir entre truands pour la possession de territoires et la conquête de zones d’influence. Il va donc être entraîné un peu malgré lui dans cette lutte à mort.

    On ne compte plus les trahisons à l’intérieur de chaque clan à cause de vieilles rancunes, les menaces de mort, les passages à tabac entre voyous, les coups de couteaux meurtriers, le tout sur fond de drogue, de corruption des autorités, de dettes de jeu, de séjours en prison, de racket des petits commerçants, le commerce légal aux mains des truands ne servant finalement qu’à blanchir l’argent sale. Bref, dans ce monde interlope il y a beaucoup d’hémoglobine et de luttes de « grands frères » et Huisu, trop naïf et désireux de rester fidèle à son protecteur, a beaucoup de mal à s’y retrouver . L’épilogue a cependant quelque chose de faussement calme dans cette atmosphère de violence et de mort.

    C’est un peu, dans le contexte de la pègre sud coréenne, la marque de l’évolution des choses. Les anciens avaient établi des codes que chacun respectait alors que maintenant l’appétit de jeunes loups voudraient les renverser et faire leur propre loi.

     

    Je suis peu coutumier des romans coréens et celui-ci a bien failli me tomber des mains à plusieurs reprises. Je l’ai cependant lu jusqu’au bout à cause de ma participation à un jury littéraire. C’est un roman noir où les cadavres se multiplient, même si Huisu qui n’oublie pas son projet de mariage avec Insuck, échappe de justesse à ce charnier ? mais quel sera son avenir ?

     

  • Paul Eluard par Louis Parrot

    N° 1522 – Janvier 2021

     

    Paul Eluard – Jean-Louis Parrot et Jean Marcenac- (Poètes d’aujoutd’hui)-Seghers.

     

    C’est à cause de sa santé fragile que le jeune Eugène Grindel (1895-1952), alors âgé de 17 ans, qui ne s’appelait pas encore Paul Eluard, fit la connaissance dans un sanatorium suisse de celle qu’il surnomma Gala et qu’il épousa quelques années plus tard. Elle sera sa muse jusqu’à leur divorce. Les hasards et les épreuves de la vie ont fait qu’il en croisa d’autres, Nush, Dominique ... A chacune d’elles il dédia des textes passionnés qui font de lui un délicat poète de l’amour. Il sera terrassé par la mort brutale de Nush, sa deuxième épouse. Malgré la mort et la séparation, les femmes seront toujours pour lui une source inépuisable de joie. Ces « chemins cahoteux du cœur », son culte de la femme, lui inspirèrent même de l’empathie face à la morale en évoquant le sort de celles qui, à la Libération, furent molestées pour « collaboration horizontale ». Son message fit école puisque, sur un thème un peu différent, je me souviens du Président Pompidou qui, interrogé sur l’affaire Gabriel Russier, cette enseignante poussée au suicide pour avoir été amoureuse d’un de ses élèves, s’en tira, un peu gêné, en citant un des poèmes d’Eluard (« Comprenne qui voudra »).

    C’est aussi un homme qui a connu les deux guerres mondiales, écrivain mobilisé pour la première et Résistant pour la seconde par l’action intellectuelle et la force des mots. Il est donc également le poète de la paix, de la liberté et de l’espérance qu’elles sous-tendent et ses poèmes inspirés par ces thèmes restent dans toutes les mémoires. Il sera reconnu comme un poète de la Résistance avec Aragon. A la Libération la lutte pour la paix mondiale sera une de ses priorités.

    Il ne s’est pas contenté d’évoquer la nature comme le font les poètes, il a été aussi le magicien des mots à travers l’absurde et le mouvement Dada ce qui se poursuivra par un long cheminement au sein du mouvement surréaliste où il approfondira le rôle du langage. Les mots auront pour lui une véritable fonction cathartique et de résilience surtout après la mort de Nush. Les mots de la poésie seront pour lui un moyen dans la recherche du bonheur, de l’amour et de la liberté et ne se confondront jamais avec l‘écriture automatique des surréalistes qu’il refuse, mais au contraire témoigneront de sa quête du beau. Pour cela, il n’hésitera pas à bouleverser quelque peu l’ordonnance ordinaire des mots en créant des associations apparemment improbables mais révélatrices de son admiration pour la femme(« La terre est bleue comme une orange »).

    Humaniste il s’oppose à la colonisation en contestant ouvertement l’exposition coloniale de 1931 et cette prise de position qui n’est d’ailleurs pas récente se conclut par une adhésion au parti communiste dont il sera cependant exclus plus tard. Cela ne l’empêchera pas de combattre ouvertement la fascisme en Italie, en Allemagne comme en Espagne. Son amitié avec Picasso l’amènera à dénoncer le bombardement de Guernica et de se ranger plus tard au côté des résistants Grecs... Cela fera de lui un poète engagé, luttant contre les atrocités de la guerre et contre toutes les dictatures, c’est à dire en phase avec son temps, il se battra contre l’ordre du monde quand celui-ci est synonyme d’aliénation de l’homme et il sera attentif à tout ce qui est humain. Ce fut le cas quand, lors de son séjour dans un hôpital psychiatrique du sud de la France où il se cacha en 1943, il fut sensibilisé au sort des patients de cet établissement et ne manqua pas de s’intéresser à leurs facultés créatrices. Cela enrichira « l’art brut » cher à Jean Dubuffet.

    Poète humaniste, il l’a peut-être été d’une certaine utopie, mais de cette utopie qui fait avancer le monde.

  • Sur la scène comme au ciel

    N° 1521 – Décembre 2020

     

    Sur la scène comme au ciel – Jean Rouaud - Les éditions de Minuit.

     

    Saint Thomas d’Aquin craignait l’homme d’un seul livre. On peut donner à cette maxime le sens qu’on veut mais en ce qui concerne jean Rouaud, son œuvre est tellement consacrée à sa famille qu’on peut sans doute dire qu’il est cet homme, cet écrivain qu’il n’est pas forcément nécessaire de craindre. En effet après « Les champs d’honneur » qui mettait en scène son grand-père, « Les hommes illustres » qui parlait de son père, « Le monde à peu près » dont il évoquait le deuil et « Pour vos cadeaux » qui était consacré à sa mère, le présent roman lui est également dédié. Il clôt ce vaste hommage familial que notre auteur a décidé d’explorer et qui a nourri son œuvre romanesque.

    Il va donc nous parler de sa mère, Annick, morte à près de 95 ans et qui menaçait de faire une centenaire et lui d’évoquer les mannes de Jeanne Calment qui fut un temps la doyenne de l’humanité. Il met en exergue sa propre citation « Elle ne lira pas ces lignes », euphémisme pour indiquer qu’elle est déjà morte à la date de la publication de ce livre. Depuis qu’on l’a découvert grâce à son prix Goncourt en 1990, il ne cesse d’écrire sur sa parentèle ce qui chez lui témoigne d’une véritable envie. Autour du thème du souvenir l’auteur alterne ses propres réflexions et donne la parole à cette femme, fragile silhouette en deuil, trop tôt veuve et chargée de famille, revenue à la vie par le miracle des mots. Je me suis toujours interrogé sur le sort posthume des hommes et des femmes qui sont morts sans laisser de traces, de leur parcours ici-bas, chanceux ou malheureux et sur l’opportunité offerte à un descendant complice que la notoriété a distingué, de leur redonner vie dans les pages d’un livre. C’est à la fois un hommage et une forme de résurrection.

    Il est beaucoup question de mort, de la Camarade , mais surtout de notre passage sur terre, transitoire, bref au regard de l’âge de la planète et surtout imprévisible puisque, même si nous faisons semblant d’être immortels et vivons en occident sans penser à notre destin, nous sommes mortels et seulement usufruitiers de notre propre vie. Il poursuit ses réflexions personnelles sur la solitude qui accompagne la vieillesse, celle qui tient la main de la « grande faucheuse » parce que, face à elle, dans ce combat perdu d’avance, on est toujours seul, deux thèmes qui collent à la condition humaine.

    Il profite des derniers instants de ses personnages pour se livrer à des considérations personnelles sur les souffrances qu’on pourrait aisément épargner aux agonisants. Il note les derniers moments de cette mère qui, au pas de la mort, est partagée entre la certitude qu’il n’y a rien que le néant après elle et la volonté de croire qu’on y retrouve ceux qu’on a aimés dans une improbable résurrection. Reprenant Montaigne, ce qu’elle craint ce n’est pas la mort mais de mourir parce que ça n’a pas de sens ! Jean Rouaud va même lui faire parler de son cher époux, Joseph, le père de l’auteur, trop tôt disparu, en lui faisant révéler des détails sur sa vie et pour cela il fait même appel aux souvenirs de ses amis de jeunesse, quand il n’était encore que collégien ou maquisard en réaction contre le STO. Il parle lui-même de cet homme, que son métier de « représentant de commerce » tenait éloigné du foyer familial comme d’un être lointain, presque d’un étranger, d’un absent avant même sa disparition.

    Je suis toujours partagé après avoir refermé un roman de Jean Rouaud. J’aime son parti pris personnel d’écriture qui explore son passé personnel et celui de sa parentèle mais, tout au long de cette chronique, je n’ai cessé de déplorer la longueur de ses phrases. Même si elles sont bien écrites, humoristiques parfois, elles n’en sont pas moins un peu trop longues ce qui ne facilite pas la lecture. Je note que vers la fin de ce roman, l’une d’elles ne fait pas moins de quatre pages!

  • Betty

    N° 1520 – Décembre 2020

     

    Betty – Tiffany Mc Daniel - Gallmeister.

    Traduit de l’américain par François Happe.

     

    Betty, c’est la narratrice,née en 1954 dans l’Ohio d’une mère blanche et d’un père Cherokee. Elle nous raconte l’histoire de sa famille, de cet homme et de cette femme apparemment faits l’un pour l’autre et de leur parcours dans la vie. C’est aussi un vibrant hommage à son père, travailleur infatigable et attentif à sa maisonnée qui sait lui transmettre la culture indienne, pratiquer la médecine empirique et vivre dans le respect de la nature. Plus que ses autres enfants, Betty sera pour lui « la petite indienne » à qui il va transmettre son savoir auquel elle va ajouter la folie et la naïveté de l’enfance et, dans une sorte de syncrétisme, y intégrer le message du christianisme et de la culpabilité judéo-chrétienne inévitable. Pour elle l’écriture sera, malgré son jeune âge, déjà un exorcisme. Elle écrit des histoires pour redessiner le monde autour d’elle et conjurer les fantômes de son enfance. Cette famille restera à part de la communauté et, compte tenu de ce contexte, la pauvreté, le racisme, l’intolérance, l’exclusion, la marginalité, l’errance font aussi partie du décor, mais aussi, comme en contrepoint, toute la magie de la poésie et de la sagesse indiennes

    La figure de ma mère reste douloureuse et marginale par rapport à celle du père. Son domaine à elle c’est la maison, le quotidien et son rôle de protectrice de la famille la libère un peu de son passé obsessionnel. C’est à Betty et à aucun autre de ses nombreux enfants qu’elle confie ce qu’a été son enfance difficile faite d’inceste paternel et de passivité maternelle au point que la petite fille a du mal à comprendre ce qu’ont été ces épreuves si lourdes à porter qui, même longtemps après, se réveillent sans crier gare et l’ont conduite au bord de la mort. Elle les traînera toute sa vie. Pour autant cette famille n’a rien d’idyllique et c’est, sans doute au nom de l’exemple reproduit, qu’un des garçons viole une de ses sœurs. Dans ce microcosme familial le père représente le coté merveilleux, avec ces histoires extraordinaires, sa façon de vivre dans un autre monde et la mère le côté à la fois réel et obsessionnel. Les enfants de ce couple grandissent dans ce contexte aimant et complice, pleins de rituels puérils, avec la peur et l’envie de grandir, de voir le monde à l’extérieur de cette petit ville de Breathed où ils habitent, l’espoir et la crainte du lendemain, du temps qui passe et la mort qui peut frapper à tout moment...Pourtant, ces liens qui les unissaient finissent par se distendre et chacun part dans sa direction. C’est aussi un regard aiguisé porté sur la société de cette Amérique profonde inchangée depuis des générations.

    Ce que je retiens avant tout, au-delà de l’hommage, c’est la démarche de mémoire, l’échec à l’oubli qui est une grande constance de l’espèce humaine, pour que la parentèle de l’auteure garde le souvenir de ce couple à la fois ordinaire et exceptionnel. C’est aussi un texte initiatique de passage de l’enfance à l’âge adulte, un livre sur les secrets de famille et ses dénis, les non-dits. Je ne me suis pas ennuyé au long des sept cents pages de ce récit anecdotique découpé en chapitres distillé sous l’égide alternatif de faits divers relatés répétitifs et mystérieux par le journal local, de versets de la Bible et dans l’omniprésence de Dieu et du péché, ce qui réalise une sorte de synthèse religieuse avec les légendes indiennes et du quotidien. J’ai senti une sorte de doute sur Dieu quant à son absence d’action sur La vie des hommes autant que le poids réaffirmé de son double, le diable ce qui met en lumière la dualité traditionnelle de cette religion autant que les fantasmes et les phobies populaires.

    J’ai aimé cette saga bien écrite et agréable à lire, un texte poétique et émouvant qui retient l’attention de son lecteur jusqu’à la fin.

     

  • Pour la beauté du geste

    N° 1519 – Décembre 2020

     

    Pour la beauté du geste – Marie Maher – Alma éditeur.

     

    Ça commence par l’enterrement du père peu de temps après la mort de la mère. Cette fille unique y assiste avec un détachement mêlé de nostalgie. Pour cela elle est venue en voiture parce qu’apparemment elle vit à Paris, loin de ce village rural perdu. Comme elle n’a pas l’intention de démanger pour s’installer dans cette maison qu’elle n’a jamais aimée et qui est désormais vide, il va falloir la vendre. Dès lors, au contact de ces objets ayant appartenu à ses parents, tout son passé refait surface, les relations conflictuelles qu’elle avait avec son père, celles différentes qu’elle a eues avec sa mère, deux êtres qui ne se ressemblaient pas . Au fil de la lecture le lecteur sent que sa jeunesse n’a pas été simple et pas vraiment heureuse dans cette maison le long de la voie ferrée et elle l’a quittée à la première occasion. Comme beaucoup, elle est partie pour Paris, un exil intérieur à la fois vécu comme une libération et un défi pour elle, un déchirement mâtiné de fierté pour ceux qui restent. Monter à la Capitale est un symbole plein de promesses pas toujours tenues…

     

    A l’aide de nombreux analepses elle se rappelle les différentes phases de l’accident qui coûta la vie à son père, avec toujours la présence d’un chien gris qui devait être celui de ses parents, à la fois un témoin muet de cet épisode et un espoir pour la suite. On la sent étrangère à cette famille et désireuse de tourner cette page au plus vite par la vente de la maison.

    Le style est très ordinaire, sur le mode quotidien et anecdotique ; Il y a pas mal de longueurs, une foule de détails qui fait un peu perdre le fil du récit.

     

    Ma lecture terminée j’ai réexaminé l’exergue dont j’ai toujours pensé qu’elle faisait, elle aussi partie du livre. Celle de Marguerite Duras me paraît révélatrice de ce récit. « Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires… C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire». Je suis assez peu entré dans ce récit, mais ce que je retiens c’est le dernier chapitre intitulé « Lignes de suite », comme si, revenant quelques mois après dans ce village après la vente de la maison et la volonté de tout oublier, la narratrice redécouvrait ce qu’avait été sa jeunesse. Le passé, même s’il a été douloureux, recèle en lui des moments que l’écriture peut sublimer. Elle transforme les souvenirs, les éclaire, leur donne un sens parfois longtemps inexpliqué. Je retiens l’effet cathartique toujours possible de l’écriture.