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la feuille volante

Frédéric LENORMAND

J'explore avec plaisir l'univers créatif de cet auteur.
  • Docteur Voltaire et Mister Hyde

    La Feuille Volante n° 1213

    Docteur Voltaire et Mister Hyde Frédéric Lenormand – JC Lattès.

     

    Voltaire est présentement sur les terres de sa maîtresse, Mme du Chatelet, en Lorraine où il a dû se réfugier après la condamnation des Lettres Philosophiques promises au bûcher. Il s'y transforme en un infatigable modernisateur du vieux château qui l’accueille. A Paris se répand la psychose de la peste due sans doute à l'accostage de quelque navire en provenance d'Afrique comme cela a déjà été le cas à Marseille, mais il ne faut surtout pas prononcer ce mot ! Malgré la peur qu'il a de la maladie et nonobstant ses écrits subversifs, il lui semble indispensable de rejoindre la Capitale d'autant que, en Lorraine sa vie semble menacée. Il est suivi dans son périple par sa maîtresse et son incontournable abbé Linant mais aussi par un Anglais nommé Mister Hyde, jardinier-paysagiste anglais (baronet of Jek' Hill), surtout désireux d'enlever notre philosophe pour qu'il serve à distraire son roi.

     

    J'ai personnellement un faible pour le XVIII° siècle et pour Voltaire en particulier. J'apprécie toujours quand on les fait renaître, surtout sous la forme de romans et qu'ils m’entraînent dans le Paris de l'époque à cette occasion. Lenormand s'en est fait une spécialité d'historien et y a ajouté son talent de conteur, mettant en scène notre écrivain, virevoltant et espiègle, dans des situations particulières qu'il n'a certes pas connues, lui prêtant des propos qui n'ont pas été le siens mais qu'il aurait à coup sûr approuvés. Dans cette discipline romanesque où se mêlent personnages historiques et fictifs, détails authentiquement biographiques et parfaitement inventés, Lenormand excelle. Les documents qu'il produit à la fin de cet ouvrage sont révélateurs, quant à accréditer l'idée qu'il n'a aucune imagination, cela me paraît procéder soit d'un abus de vocabulaire soit de la fausse modestie ! Il n'est certes pas le seul à s'exprimer dans ce registre, cette chronique s'en fait souvent l'écho, mais j'apprécie toujours ce parti-pris littéraire.

    Depuis longtemps, j’aime bien le style de Lenormand, son humour, sa manière de mettre ses personnages en situation et de les faire réagir, et quand il choisit Voltaire, on sent qu'il aime bien cet exercice. Cette chronique a largement célébré cette heureuse habitude. Le titre de ce roman est ici un peu attirant puisqu'il évoque évidemment, « Docteur Jekyll et Mr Hyde » de Robert-Louis Stevenson paru en 1886, qui illustre la dualité de l'homme, le côté obscur prenant le pas sur le bon. Qu'il affuble l'auteur de Candide du qualificatif de docteur est plutôt bienvenu surtout quand notre philosophe s'accoutre lui-même de ce déguisement et que la philosophie est une manière de soigner les esprits autant que les âmes, c'est un rapprochement qui n'aurait sans doute pas déplu à Voltaire mais qui sonne pour moi comme quelque chose de racoleur et ce d'autant plus que ce Mister Hyde ne fait que de brèves apparitions, poursuivant son idée fixe, celle d'inciter Voltaire à passer de l'autre côté de la Manche. Je ne vois donc pas très bien ce que vient faire son nom dans ce titre, à part lui donner une dimension accrocheuse.

     

    Je sais que nous sommes dans une fiction des plus débridées, mais je me suis quand même un peu lassé des tribulations de Voltaire se faisant passer pour un frère qu'il n'aime guère ou des quiproquos où on les prend, volontairement ou non, l'un pour l'autre, de ses tentatives pour être pris pour un médecin, autant que de cette enquête sur cette peste bien étrange dont le charge le lieutenant général de police René Hérault alors que lui-même est mis au ban du royaume et ses écrits subversifs sont promis aux flammes du bûcher ! Un des nombreux paradoxes policiers sans doute ? Cette enquête tarde quelque peu à être mise en œuvre et il m'a semblé que le roman pâtissait de quelques longueurs dans lesquelles je me suis un peu perdu. Pourtant ce roman reprend son véritable souffle de thriller quand on découvre des cadavres dont l'exécution n'ont finalement qu'un lointain rapport avec la peste. Et que doit-on penser de toute cette histoire ? Que la philosophie, celle de Voltaire, est une chose indispensable à l'espèce humaine, que cette dernière est toujours égale à elle-même, qu'il ne faut pas faire confiance aux femmes, que chacun dès lors pourra reprendre une vie normale dans « le meilleur des mondes », avec le futur auteur de « Zadig » comme directeur d'enquête, que les philosophes pourront philosopher et les jansénistes janséniser et que Voltaire lui-même pourra continuer de jeter sur le monde qui l'entoure un regard critique et se montrer, par ses écrits et son action, digne du Siècle des Lumières qu'il incarne ! Peut-être ?

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • Ne tirez pas sur le philosophe

    La Feuille Volante n° 1206

    Ne tirez pas sur le philosophe Frédéric Lenormand – JC Lattès.

     

    Ah, ce Voltaire, toujours aussi inénarrable ! Nous sommes en 1735 et il revient à Paris après un an d'exil volontaire en Lorraine chez Mme du Châtelet. La publication l'année précédente des « Lettres philosophiques » où il vantait l'esprit de liberté qui soufflait en Angleterre et par conséquent où il dénonçait implicitement l'intolérance des institutions française, lui avait valu une condamnation par le Parlement, mais, contrairement à ce qu'il espère, les parisiens l'ont complètement oublié ce qui constitue à ses yeux un crime de lèse-philosophe inacceptable. L'exil, il l'avait déjà connu dix ans plus tôt, en Angleterre notamment, et même s'il en avait eu quelque agrément, il lui tardait de retrouver Paris. Il fallait donc qu'il existât à nouveau et pour cela il était capable de tout ! Comme la fortune sourit aux audacieux, il rencontre une famille de Huguenots spoliés par des moines et qui demande son aide ! Eu égard aux sentiments que Voltaire nourrit à l'endroit de l’Église catholique, l'occasion est trop belle. Las, ce dossier est trop administratif et on transigera. Il ne se prête guère aux grandes envolées lyriques et aux considérations personnelles si prisées de notre philosophe, et puis on n'en est pas encore à l'affaire Callas, ce sera pour plus tard (1762). Éternel valétudinaire et toujours désireux de s'intéresser aux progrès de la médecine, il se rend chez un taxidermiste un peu chirurgien mais aussi empailleur d'être humains, amateur de cabinet de curiosités, qui s'apprête à momifier le corps d'une malheureuse soubrette pendue la veille… pour vol de culottes ! Or, le bourreau ayant mal fait son office, elle vit encore et se réveille sur sa table de dissection. Il n'est donc plus question, pour l'homme de l'art, de lui faire rejoindre sa collection, comme il en avait l'intention. Comme il s'avère que la suppliciée ayant été condamnée pour un délit qu'elle n'avait pas commis, elle était donc victime de l'arbitraire. Voltaire tient là son affaire : Il va pouvoir revivre !

    Lors de son exil volontaire au château de Cirey, Voltaire, avait noué des liens intimes avec Mme du Châtelet, une femme de sciences d'une grande valeur intellectuelle, que notre philosophe encouragea dans ses études sur les mathématiques. Il la retrouve, évidemment, lors de son retour dans la Capitale et, à la suite d'un pari un peu stupide avec elle, est dans l'obligation de poursuivre cette enquête judiciaire où il est amené à fréquenter la police et les ecclésiastiques qu'il n'aime guère et les marquises qu'il prise beaucoup plus, pour dénouer les fils un peu compliqués de cette affaire où il est question de cuillères dérobées, de fausses lettres de créances et de morts bien suspectes.

    J'ai apprécié d'arpenter les rues et les quartiers de ce Paris du XVIII° siècle grâce à l'auteur et d'en apprendre davantage sur l’origine d'expressions datant de cette époque comme par exemple « faire des économies de bout de chandelles ». Comme toujours (cette chronique parle depuis de nombreuses années des romans de Frédéric Lenormand), j'ai eu plaisir a retrouver le style alerte de l'auteur et ses livres me procurent toujours un agréable moment de lecture. J'aime beaucoup son humour et la façon qu'il a de l'exprimer. C'est savoureux ! Si on en croit les appendices, cette histoire de pendaison avortée serait réelle et même si l'auteur, quelque peu facétieux, nous donne à voir un Voltaire qui ne l'est pas moins, j'ai bien aimé, comme toujours, le rencontrer sous la forme d'un enquêteur génial. J'ai ri de bon cœur aux répliques que Lenormand attribue à notre philosophe autant que les situations dans lesquelles il le met. Après tout, faire de l'auteur de Candide le héro d'un roman policier, pourquoi pas ? Et n'est-ce pas le rôle d'un philosophe des Lumières de se pencher sur le sort de l'humanité ? D'ailleurs, plus tard, il se consacrera effectivement à cet aspect de la société, imprimant sa marque dans le domaine judiciaire (Affaires Callas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally-Tollendal).

     

    C'est vrai après tout, ne tirez pas sur le philosophe Voltaire puisque, à l'instar du pianiste de saloon d'Oscar Wilde, il fait ce qu'il peut pour exister, pour qu'on ne l'oublie pas parce qu'il veut surtout qu'on parle toujours de lui. Apparemment ça marche toujours !

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2018. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • ÉLÉMENTAIRE, MON CHER VOLTAIRE

    N°854 – Janvier 2015

    ÉLÉMENTAIRE, MON CHER VOLTAIRE (Voltaire mène l'enquête)– Frédéric Lenormand – JC Lattès.

    On connaissait Voltaire comme philosophe, le voilà transformé en collaborateur de la police. La série « Voltaire mène l'enquête » et le titre du roman qui fleure bon Sherlock Holmes donnent le ton. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que, sous la plume de Frédéric Lenormand, François-Marie Arouet met son esprit en éveil pour découvrir les auteurs d'un crime. Nous sommes en 1734 et Voltaire vient de publier ses « Lettres philosophiques » vouées aux flammes et lui, s'il est pris, à un autre séjour à la Bastille car en matière de lettres, celles qu'il redoute le plus sont bien les « lettres de cachet ». Cela l'amène, pour sa sécurité, à se réfugier en Lorraine, alors duché indépendant de la Couronne, chez la marquise Émilie du Châtelet dont la beauté ne lui est pas indifférente. Elle est aussi une femme de sciences, un esprit éclairé, bref une personne d'exception à côté de qui il ne pouvait passer. Las, on vient de découvrir chez elle le cadavre d'une soubrette assassinée et la maréchaussée s'intéresse donc à elle. Pour les beaux yeux de sa protectrice mais aussi pour sa propre sécurité, notre philosophe se transforme donc en enquêteur, c'est à dire qu'il va se mettre à la disposition de René Hérault, lieutenant général de police, plus ou moins amoureux de la marquise, lequel va pourtant devoir, malgré ses fonctions, ignorer la présence et surtout les extravagances de Voltaire.

    Ses investigations vont le mener incognito à Paris dont il peut difficilement se passer puisque c'est la capitale du siècle des lumières mais aussi là où il exerce le mieux sa verve et son talent. Il va y croiser pas mal de personnages aussi bien dans les bas-fonds des bords de Seine que dans les salons les plus huppés. Pour investiguer tout à loisir, il ne manquera pas de changer de nom, de contrefaire sa physionomie, de se mettre dans des situations parfois rocambolesques. Grâce à son esprit et, il faut bien le dire à la chance, il mènera à bien sa tache tout en tirant, comme à chaque fois, son épingle du jeu. La solution de l'énigme réside pourtant devant les yeux des enquêteurs, à condition toutefois qu'ils soient capables de la voir et ce même si ces apparences sont des plus ordinaires. Quant à la manière de s'y prendre, Voltaire, toujours selon Lenormand, n'est jamais sans ressources. C'est pourtant notre philosophe qui la découvrira, évidemment ! C'est une fiction policière, plaisante et parfois échevelée, qui s'inscrit dans un siècle féru de curiosités et d'automates mais elle met en scène Voltaire qui est pour la France plus qu'un personnage emblématique puisqu'il est à mes yeux et pour toujours celui du « Traité sur la tolérance » et celui de l'affaire Callas.

    Depuis que je lis les romans de Frédéric Lenormand dont cette chronique s'est largement fait l'écho, je dois bien avouer qu'ils sont pour moi un bon moment de lecture non seulement à cause de l'intrigue mais aussi du dépaysement qu'ils procurent, le XVIII° siècle dont il est spécialiste m'a toujours attiré. Son style fluide, jubilatoire, où se mêlent agréablement l'humour et l'érudition, a toujours retenu mon attention. Il ne manque jamais d'ajouter à ses évocations et descriptions des détails culinaires alléchants, des aphorismes bien sentis et des remarques personnelles, pertinentes et impertinentes, que n'aurait assurément pas reniées Voltaire lui-même !

    J'avais bien aimé la série sur le Juge Ti ;celle qu'il consacre à Voltaire n'est pas moins passionnante et j'attends le prochain roman avec impatience. Comme Lenormand le fait dire à l’auteur de Zaïre « Quand on a trouvé une bonne histoire, il ne faut pas en changer ».

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN BEAU CAPTIF

    N°759 – Juillet 2014.

    UN BEAU CAPTIF - Frédéric Lenormand – Fayard.

    Nous sommes sous le Directoire et un jeune homme d'environ treize ans vient d'être découvert, errant dans la ville. Nicolas-Joseph Lecacheur, commissaire de police de son état, tente de faire respecter l'ordre public dans Châlons-sur-Marne dans ces temps qui succèdent à la Terreur que chacun veut oublier. Il vient d'arrêter ce vagabond qui pour lui est suspect d'avoir des origines aristocratiques. Ce serait même le dauphin pourtant officiellement mort trois ans auparavant. Il est vrai que cet épisode avait nourri pas mal de supputations sur une éventuelle survie de ce personnage et la disparition violente et mystérieuse de familles célèbres, surtout quand il s’agit d'enfants, on pense aux Romanov, a toujours nourri les fantasmes les plus fous. Chacun en effet y va de son témoignage pas toujours de première main où l'imagination le dispute à la volonté de s'accrocher à un éventuel miracle, entre subterfuge, opportunisme, crédulité, délation et intolérance , un vrai miroir de la condition humaine ! De plus, avons-nous affaire à un imposteur ou au réel descendant royal ?

    Il le met donc en prison et la présence de ce jeune homme provoque une émotion dans cette petite ville. Notre fonctionnaire se heurte à titre personnel à Rosalie, son ex-épouse qui non seulement a obtenu le divorce grâce à une loi récente mais aussi exerce la fonction de concierge dans ladite prison. Elle a trouvé là un bon moyen de s'opposer au commissaire et s'occupe maternellement de ce nouveau « pensionnaire ». C'est vrai qu'à en croire Lecacheur, à l'époque on voyait des rois partout et cette folie collective qui s'est emparée de Châlons se manifeste jusque chez les commerçants qui font à ce jeune homme un crédit illimité sur sa bonne mine c'est à dire sur sa ressemblance supposée et donc sur sa parenté avec le défunt roi. Il faut dire que le jeune homme se prend au jeu et que sa cellule a désormais des allures d'hôtel particulier, ce qui indispose notre commissaire et risque de nuire à son avancement. Au bout de huit mois de ce qu'on peut appeler une galéjade, les choses sont revenues à leur vraie place avec sanctions, avertissements, retour à l'anonymat pour le faux-roi, désappointements pour ceux qui se sont laissés berner. Beaucoup de bruit pour rien finalement et, comme à chaque fois, l'oubli est venu recouvrir tout cela.

    A travers des échanges épistolaires, des dénonciations, des extraits de journaux intimes, des rapports et des notes de service, l'auteur nous fait partager cette histoire un peu folle. J'ai eu l'habitude dans cette chronique de dire tout le bien que je pense de l’œuvre de Frédéric Lenormand. J'ai certes retrouvé avec plaisir son habituelle érudition [Je salue ici une nouvelle fois sa culture et son travail d'archiviste],mais je dois dire qu'ici, je me suis un peu forcé pour poursuivre ma lecture, en raison peut-être de l'intérêt que d'ordinaire je lui porte, mais je n'ai pas retrouvé le souffle et le style que me plaisent tant chez lui. D'autre part, le parti-pris de la présentation, nécessairement différente d'un roman traditionnel, me paraît peut-être justifier cette opinion. J'ai donc été un peu déçu mais quand même reconnaissant pour son travail d'écrivain.

    ©Hervé GAUTIER – Juillet 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • MEURTRE DANS LE BOUDOIR

    N°758 – Juillet 2014.

    MEURTRE DANS LE BOUDOIR (Voltaire mène l'enquête) - Frédéric Lenormand – Éditions du Masque.

    Nous sommes en 1733, sous Louis XV, et « Les lettres philosophiques » ou « Lettres anglaises » de Voltaire sont interdites en France alors qu'elles sont publiées en Angleterre où il avait été accueilli quelques années plus tôt. L'auteur fait de ce pays celui de la liberté et condamne implicitement les institutions françaises, ce qui en fait un ouvrage subversif que le philosophe aimerait bien répandre dans le royaume de France. Pourtant il est paradoxalement le premier à jurer qu'il n'est pour rien dans tout cela ! Il est donc en délicatesse avec la police et redoute plus que tout autre sans doute les lettres... de cachet et l'ombre de la Bastille qu'il connaît déjà ! C'est à ce moment qu'un meurtre est commis dans une maison de plaisir parisienne et le lieutenant de police Hérault va inciter Voltaire à découvrir le coupable ce qui est aussi une manière de le détourner de son projet littéraire.

    Pour se concilier les bonnes grâces des autorités autant que pour satisfaire sa curiosité naturelle, notre philosophe se lance donc à la poursuite du criminel, cela tombe bien, si on peut dire, puisque l’assassin semble s'inspirer d'un roman libertin dont l'auteur reste inconnu et qu'on le charge aussi de découvrir. Cela ne peut laisser notre enquêteur indifférent d'autant qu'il y va aussi de son intérêt personnel. La victime, un riche bourgeois de province a été empoisonné mais le livre licencieux, qu'on pourrait aussi bien attribuer à Voltaire lui-même, reste introuvable ! Dans cette entreprise un peu hasardeuse quand même, il s'adjoint la complicité de sa maîtresse, la marquise Émilie du Châtelet mais aussi son secrétaire Michel Linant, un abbé un peu marginal qui cherche sa vocation d’écrivain mais qui est aussi un peu obsédé, et pas seulement par la religion ! Leur aide lui sera précieuse surtout pour le garder en vie, lui qui est, en permanence et si on l'écoute, au seuil de la mort.

    Dans ce roman, Voltaire est toujours égal à lui-même, hypocondriaque, jaloux, avare, virevoltant, fantasque, facétieux, âpre au gain (pour cette fois, il est « déguisé » en marchand de grains)mais surtout très conscient de sa valeur. Avec l'abbé et surtout Émilie qui est une femme de son temps, mondaine, cultivée, éclairée et curieuse de tout, ils forment une équipe à la fois drôle et efficace. Voila donc notre philosophe contraint de fréquenter, les églises mais aussi maisons de passe, les librairies clandestines et même... les bureaux de la censure ! A son âge, 39 ans, c'est encore possible d'autant que cette enquête laborieuse requiert ton son zèle et... qu'il y risque sa vie ! Pourtant il ne perd jamais de vue la diffusion de ses « Lettres ». Cela donne une comédie policière mais aussi burlesque et un peu sulfureuse où rien ne se passe comme prévu mais qui, comme à chaque fois que je lis un roman de Lenormand m'a enchanté. Le contexte historique est rendu avec précision et la vie parisienne est évoquée au quotidien dans l'ambiance de ce XVIII° siècle d'avant la Révolution.

    On peut s'étonner que Voltaire soit ainsi transformé en enquêteur. En réalité, cela correspond non seulement au personnage des Lumières, soucieux de la liberté, de la réforme d'une société vieillissante et la justice ( on se souvient de les affaires Calas, Sirven, Montbailli... ), mais aussi parce qu'il a laissé une correspondance qui permet de le suivre presque pas à pas. Le lecteur ne peut qu'en être enchanté, pris qu'il est dès la première ligne de ce texte dans les arcanes de cette enquête échevelée.

    L'improbable lecteur de cette chronique ne peut ignorer l'intérêt que je porte aux œuvres de Lenormand, et ce depuis de nombreuses années, tant elles sont documentées et fort plaisamment écrites. Ce n'est donc pas maintenant que je vais changer d'avis d'autant qu'il ne se départit pas de ce sens de la formule que j'apprécie tout particulièrement et qui fait naître un sourire sur le visage des plus sérieux ! Voltaire lui-même n'eût sûrement pas renié le style léger et humoristique et pas non plus les réflexions qui lui sont attribuées.

    Après « La baronne meurt à cinq heures »(La Feuille Volante n° 534) et « Le diable s'habille en Voltaire » (La Feuille Volante n° 755) l'auteur renoue avec les enquêtes de Voltaire. Après nous avoir régalé des aventures du juge Ti (cette chronique s'en est largement fait l'écho), c'est maintenant Voltaire, personnage non moins passionnant qui retient son attention et est l'objet de sa verve. C'est un régal !

    ©Hervé GAUTIER – Juillet 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CRIMES ET CONDIMENTS

    N°757 – Juin 2014.

    CRIMES ET CONDIMENTS (Voltaire mène l'enquête)-

    Frédéric Lenormand – JC Lattès.

    C'était quand même une drôle d'idée que de confier à Voltaire une enquête sur la disparition des boucles d'oreilles en diamant de la princesse de Lixen, même si cela vient de René Hérault, lieutenant général de police. Pourtant, Voltaire a bien autre chose à faire, tout occupé qu'il est à être le banquier des aristocrates, à se faire munitionnaire ou à traficoter en fraude des produits venus des Amériques. C'est que lui qui a déjà tâté de la Bastille et craint les lettres de cachet a quelque intérêt à être au mieux avec les autorités qui l'ont toujours à l’œil. D'autre part il brûle d'envie d'être élu à l'Académie Française même si la parution de ses « Lettres philosophiques » imprimées à Rouen et en Angleterre, ne plaident pas vraiment en faveur de cette distinction. Jusque là, il a été un candidat malheureux mais il ne s'avoue pas vaincu et fait une cour assidue à tous ceux qui seraient susceptibles d'appuyer sa candidature. Il finira quand même par être « Immortel » en 1746, mais le restera plus sûrement par ses écrits (et par ceux des auteurs qui le font revivre) que par son titre !

    S'il parvient, avec d'ailleurs un peu de chance, à retrouver l'objet du délit, il n'en prend pas moins conscience qu'on en veut à sa vie pour éviter, à tout le moins le pense-t-il, qu'il siège quai Conti, encore n'est-il pas lui-même capable de déterminer si on veut l'éliminer à cause de son commerce illicite ou de ses écrits subversifs ! Pour autant, il est consolidé dans son analyse des choses quand il apprend officieusement qu'on vient de faire sortir de la Bastille un spadassin pour qu'il fît son office, à son détriment ! C'est que, dans son entourage immédiat, se multiplient les attentats et les cadavres qui, dans cette période de débordements culinaires (et pas seulement) prennent la forme de tartes au cyanure et autres mets frelatés: il se sent effectivement menacé ! Il faut dire que Voltaire lui-même est entouré d'un mystérieux cuisinier fort inventif mais un peu mystificateur et d'un abbé goulafre, bien dans le style de l'époque. Ainsi la véritable enquête qu'il mène est-elle celle de démasquer son futur assassin… avant qu'il ne passe à l'acte.

    La guerre fait rage aux frontières et l'un de ses débiteurs, le duc de Richelieu, ancien camarade de lycée mais également académicien et donc soutien potentiel , s'est mis en tête d'aller se battre et ainsi de risquer sa vie pour le roi. Dans cette éventualité, la créance de Voltaire ne pouvait être que compromise ! Elle ne serait, pense-t-il, consolidée et assurée que par le mariage du duc, une union avec un grand nom de l’aristocratie même si le petit-neveu de l’illustre cardinal est surtout connu pour ses frasques de séducteur impénitent ! Voilà donc notre philosophe transformé en un marieur qui ne perd cependant pas de vue son intérêt personnel. Il jette son dévolu sur la jeune Marie-Elisabeth D'Harcourt-Lorraine qui, même si elle est beaucoup plus jeune que son prétendant, aura au moins l'avantage de favoriser les vues voltairiennes. Mais comme toujours les choses ne se passeront pas aussi bien que prévu !

    Sous le couvert d'un titre quasiment emprunté à Dostoïevski, l’auteur nous promène dans ce Paris du XVIII° siècle à la fois populaire et aristocratique, dans les bas-fonds comme dans les salons. Comme toujours, j'ai apprécié le personnage de Voltaire qui, sous la plume de Lenormand nous est restitué avec vérité. Nous le voyons à nouveau ici, tour à tour avare, moribond, flagorneur, industrieux, facétieux, valétudinaire, opportuniste suivant les circonstances. Lenormand ne manque jamais de lui prêter des propos qu'il n'aurait sûrement pas reniés lui-même sur l'écriture, ses contemporains et surtout ses collègues écrivains (« Il faut écrire des livres qu'on aurait soi-même envie de lire, déclara-t-il. Je suis sûr que la plupart de nos amis n'ouvriraient pas les leurs si leur nom ne figurait pas sur la couverture », «La vraie modestie d'un écrivain, c’est la lucidité. Elle n'est pas très répandue car, s'ils acceptaient d'être lucides, la plupart cesseraient d'écrire », « Tout le monde aime le sucre, il est à la cuisine ce qu'est à la religion la promesse d'une vie éternelle : un mensonge agréable qui dissimule l'amertume du reste »). Ce roman est aussi plein d'enseignements, sur la nature humaine, notamment qu'il faut se méfier de tout le monde, en particulier de sa parentèle, sur la marche du monde, sur la structure de la société de ce Siècle des Lumières, sur la conduite des guerres et l'organisation militaire de l'époque...

    Flanqué de sa maîtresse, la marquise du Châtelet, ce trublion génial ne peut laisser le lecteur indifférent. J'ai aussi apprécié les détails historiques de ce roman et bien entendu le style de l’auteur, toujours aussi impertinent, délié et humoristique. En revanche, l’aspect culinaire, même s'il est important à mes yeux, m'a, pour cette fois, paru un peu indigeste, tout comme d'ailleurs l'enquête policière qui, au fil des pages, s'estompe quelque peu même si elle laisse place aux facéties voltairiennes.

    J'ai cependant souvent souri et même parfois ri de bon cœur à la lecture de ce roman;l'écriture de Lenormand a ce pouvoir. J'y ai retrouvé avec plaisir ce Voltaire que j'aime et c'est quand même là l'essentiel !

    ©Hervé GAUTIER – Juin 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE DIABLE S'HABILLE EN VOLTAIRE

    N°755 – Juin 2014.

    LE DIABLE S'HABILLE EN VOLTAIRE- Frédéric Lenormand – JC Lattès.

    Or, en ce rigoureux hiver parisien de 1733, Voltaire, éternel valétudinaire, vient de décider qu'il ne mourrait pas dans les prochains jours. Cela tombe plutôt bien puisque, dans le séminaire de St Nicolas du Chardonnet où officie le révérend père Pollet, « confesseur du cardinal qui gouverne le France », ce qui fait de lui un personnage influent, on vient d'assassiner un ecclésiastique. Jusque là rien extraordinaire si ce n'est que cela ne contribuera pas à la renommée de cet établissement où se presse la jeunesse de la bonne société désireuse d'être instruite des bonnes pratiques religieuses. Pourtant  les indices laissés par le meurtrier donnent à penser qu'il ne peut s'agir que du diable en personne !Circonstance aggravante, la victimes avait dans ses mains un exemplaire de l'édition clandestine des « Lettres philosophiques d'Angleterre » dudit Voltaire. Le père Pollet, comme s'il ne faisait que très peu confiance aux autorités officielles, charge donc notre philosophe qui lui ne croit ni en Dieu ni au diable, d'enquêter discrètement sur ce qui n'est rien d'autre qu'une énigme policière. Cela tombe plutôt bien pour lui car, même s'il peut paraître paradoxale que l’Église le sollicite dans cette affaire, il trouve enfin un adversaire à sa mesure que son surcroît temporaire de vitalité va nourrir. C'est que notre philosophe du Siècle des Lumières exerce non seulement son génie créateur mais également son esprit critique dans une société fortement marquée par les jansénistes et les jésuites mais aussi par la superstition qu'il s'emploie à combattre de toutes ses forces. C'est que, dans ce Paris du XVIII° siècle se croisent encore des vampires, des démons et des morts-vivants, autant de croyances irrationnelles marquées du sceau de Belzébuth qu'il ne va pas manquer de pourfendre. Si Voltaire qui est aussi soucieux de la promotion de son œuvre malmenée par la censure, accepte cette enquête c'est aussi avec la promesse que ses « Lettres philosophiques » seront publiées sans encombre.Mais rien ne va se passer comme et prévu et même pour Voltaire tout n'est pas toujours pour le mieux dans le meilleur des mondes !

    Notre écrivain ne manque d'ailleurs jamais de rappeler qu'il est génial, ce dont personne ne doute, mais pour que nul n'en ignore, il fait en permanence son propre panégyrique. On n'est jamais mieux servi que par soi-même ! Ses investigations vont mener notre penseur, qui pour l'occasion n'hésite pas à revêtir diverses apparences, au cimetière des Innocents ainsi que dans des quartiers de la capitale, lui faire découvrir un trafic de vêtements des détrousseurs de cadavres, des tripots clandestins et mêmes les entrailles souterraines de Paris quand ce ne sont pas des séances de dissections. A mesure qu'il mène ses investigations, notre enquêteur-philosophe va croiser d'autres cadavres avec toujours autour d'eux les mêmes indices diaboliques ce qui épaissit le mystère. Devant ce qui est souvent des impasses, il ne manque pas de dénoncer une sorte de complot permanent tramé contre lui, en accuse les jansénistes et ainsi ses propos prennent-ils des accents nono-thématiques... à tendance obsessionnelle (les gens pressés appellent cela de la paranoïa). Finalement cette énigme trouvera son explication.

    Il peut paraître étonnant que Voltaire se transforme ainsi en Hercule Poirot du XVIII° siècle mais souvenons-nous que notre philosophe, à qui bien peu de choses échappaient, s'attaquera dans sa quête constante du respect du droit, et avec le succès qu'on connaît, à l'affaire Calas notamment.

    Je l'ai souvent dit dans cette chronique, un ouvrage de Lenormand est toujours pour moi un moment d'exception, surtout quand c'est Voltaire qu’il met en scène. Il nous conte cette histoire échevelée et qui tient en haleine son lecteur jusqu'à la fin en nous en annonçant les différents chapitres à la manière des bateleurs. Non seulement ce roman regorge de détails sur la vie quotidienne dans ce Paris du XVIII° mais il montre aussi comment notre philosophe, également auteur de pièces de théâtre, se démène pour le réformer et faire évoluer le jeu des acteurs selon ses vues. Après tout, jouer du Voltaire c'est quand même autre chose que déclamer comme on le faisait à l'époque !

    Lenormand parsème son texte de recettes de cuisine, de détails alimentaires mais surtout de remarques pertinentes et impertinentes, que l'auteur de Zadig n’aurait sûrement pas désavouées. Il aime tellement son Voltaire qu'il le persifle volontiers, l'affuble de sobriquets parfois peu flatteurs mais jamais irrespectueux. Il le fait toujours avec cet esprit, cet humour de bon aloi et ce style jubilatoire que nous lui connaissons si bien que je me suis surpris bien souvent à sourire à la lecture de ce roman qui est autant dépaysant et instructif que distrayant.

    ©Hervé GAUTIER – Juin 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Mort d'un cuisinier chinois

     

    N°573 – Mai 2012

    MORT D'UN CUISINIER CHINOIS – Frédéric Lenormand – Points.

    Nous sommes en 677 et après un séjour dans les provinces reculées de l'Empire et à la faveur d'une promotion, Ti, âgé de 47 ans retrouve Chang-an, la capitale des Tang et sa vieille mère devenue veuve. Pourtant, contrairement à ce qu'il pense, il n'a pas bénéficié d'un avancement en fonction de ses mérites, mais parce que la lecture de ses rapports avait fort diverti les souverains. En effet, il doit attendre plusieurs semaines avant de connaître sa nouvelle affectation. Ses trois épouses et ses enfants vont devoir cohabiter avec leur belle-mère ce qui n'augure rien de bon.

    Ti ne tarde pas à s'apercevoir que sa présence dans la capitale est due au décès d'un cuisinier affecté au Palais. Il était en effet rigoureusement interdit d'être malade et donc de mourir dans l'enceinte de la Cite interdite, à l'exception des membres de la famille impériale, évidemment ! L'ennui c'est que cette mort est la conséquence directe d'un meurtre ce qui fait que notre juge du 6°degré se trouve « bombardé » « enquêteur impérial extraordinaire avec rang de conseiller plénipotentiaire hors cadre, mandarin de 1° classe ». Une véritable promotion donc ! Il pourra donc mener son enquête dans toute la Cité interdite et ses déplacements seront facilités mais aussi contrôlés par Po Zhi-Xin, un jeune eunuque du Palais. Notre juge ne tarde cependant pas à s'apercevoir de la véritable raison de sa présence ici qui est à des années lumières du motif officiel qui lui avait été donné. Il doit donc faire appel à toutes ses ressources pour ne pas perdre la face et accessoirement sa tête.

    Ti a toujours eu un peu de mal avec les femmes d'autant plus qu'il a trois épouses. Il a un peu négligé sa famille au profit de son métier de magistrat qu'il a toujours exercé avec talent pendant toutes ces années. Dame Lin Erma, la Première, après s’être installée au domicile de sa belle-mère, est intriguée par son train de vie plus que modeste et s'interroge sur la succession de son beau-père qui lui permettrait de rompre cette cohabitation forcée. Ce dernier avait, en effet, de son vivant, une fortune confortable. Ainsi mène-t-elle, une fois n'est pas coutume, sa propre enquête qui, de rebondissements en faits nouveaux, épaissit de jour en jour le mystère du ménage de ses beaux-parents.

    Parallèlement Ti résout avec brio l'énigme qui lui avait valu sa promotion et sa sagacité lui ouvre des perspectives de carrière. L’énigme qui occupait Dame Lin était cependant toujours pendante et il convenait d'y apporter une réponse. Notre juge qui avait servi l’État ne voulait pas être en reste vis à vis des interrogations de cette épouse, tout aussi tenace que lui. Il se mit donc à sa disposition pour que tout rentre dans l'ordre.

    Au risque de me répéter, de radoter, cette chronique s'étant souvent fait l'écho des romans de Lenormand, je redirai que ce livre a été pour moi un bon moment de lecture.

     

    © Hervé GAUTIER - Mai 2012.

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  • Dix petits démons chinois

     

    N°571– Mai 2012

    DIX PETITS DEMONS CHINOIS[ Les nouvelles enquêtes du juge Ti,]. Frédéric LENORMAND – Points.

    Nous sommes en 664 et Ti-Jen tsie, âgé de 34 ans est sous-préfet à Peng-Lai, une petite ville sur les rivages de la mer Jaune. C'était un peu la routine quotidienne quand on annonça la visite de Ni Houan-tché, le gouverneur de la province. Voilà qui allait briser un peu la torpeur de ce mois d'août. Plus préoccupé par ses multiples fonctions, Ti avait un peu oublié qu'à cette période de l'année, les âmes des morts incapables de trouver le repos dans l'Au-delà reviennent sur terre. Comme il convient à un fonctionnaire zélé et attentif à son avancement futur, notre mandarin accueille son supérieur avec tout le respect dû à son rang. Il ne tarde pas à s’apercevoir que ce Haut fonctionnaire de l'Empire est moins attentif que lui au respect de l'ordre public et se révèle au contraire être un parfait opportuniste, très peu soucieux des devoirs de sa charge et grandement cupide. En effet, un glissement de terrain met à jour d'anciennes sépultures et Ni souhaite avant tout s'approprier les richesses qu'elles contiennent, en retirer tous les mérites pour se faire valoir auprès de l'Empereur. Sous sa direction en effet, on visite prestement ces tombes et dix statuettes qu'elles contenaient sont dérobées qui apparemment sèment la mort autour d'elles, ce qui fait fuir le gouverneur laissant Ti en charge de ce problème de plus en plus délicat. Autour de lui, il ne manque pas de magiciens et de jeteurs de sorts pour prédire l'avenir et pour prétendre que, en cette fête des âmes affamées, ce sont les morts-vivants qui viennent tourmenter les humains. Il se trouve en effet confronté à des meurtres apparemment inexplicables et les assassins pouvaient parfaitement profiter de cette fête traditionnelle pour les maquiller et les faire endosser à une créature d'outre-tombe. Il avait déjà vu cela dans sa carrière de magistrat !

    Ce n'était guère encourageant au vu du nombre de statuettes dérobées qui, chacune semble entraîner un crime. Ti, pétri de confucianisme, a, au regard des religions qui sont pratiquées dans l'Empire et qui mettaient en avant superstition et charlatanisme, une approche à la fois rationnelle et pragmatique. Il sait que tout cela avait une explication plausible, restait à savoir laquelle, et la chose n'était pas aisée ! Pourtant, il ne répugne pas à payer de sa personne, à jouer sur les croyances populaires, à les manipuler, voire à faire alliance avec les criminels du moment que cela va dans le sens de la manifestation de la vérité et donc d'une bonne administration de la justice.

    Dans ce roman, comme dans bien d'autres Ti se révèle encore une fois un fin connaisseur de l'espèce humaine, un observateur avisé de la société qu'il a à gérer. Il jette sur ses contemporains un regard mi-amusé mi-inquiet et considère les relations qu'ils tissent entre eux, faite d'un profond mélange de bêtise, d'opportunisme et de méchanceté comme une leçon qu'il à tirer des hommes en général. Cela fait de lui un sage philosophe qui se consacre à la recherche des délinquants avec méthode et efficacité. En effet le confucianisme qui inspire chacun de ses gestes lui enseigne que « Là où il y a des hommes, il y a des démons » et qu'il convient à un lettré comme lui de ne pas se laisser abuser par les apparences.

    J'apprécie toujours Frédéric Lenormand dont je lis les œuvres avec gourmandise, même si cette histoire, qui a été un agréable moment de lecture, est un peu moins dense que celles que j'ai déjà lues. J'ajoute que dans ce roman, comme dans tous les autres, le lecteur apprend beaucoup de choses sur la civilisation, sur les coutumes ou sur le droit chinois, sur les rituels des religions pratiquées à cette époque...

    Ce que j'attends d'un livre, même d'une fiction, c'est certes d'être bien écrit, emprunt d'un humour jubilatoire, de m'inviter au rêve et au dépaysement, mais aussi qu'il soit bien documenté. Je dois dire que je suis pleinement satisfait. C'est là une marque de respect du lecteur que j'ai plaisir à souligner ici.

    © Hervé GAUTIER – Mai 2012.
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  • Guide de survie d'un juge en Chine

     



    N°569 – Mai 2012.

    GUIDE DE SURVIE D'UN JUGE EN CHINE – Frédéric Lenormand- Fayard.

    Après de longues et parfois pénibles pérégrinations, le juge Ti Jen-Tsie vient d'être nommé directeur de la police de Chang-an, capitale de l'empire Tang, ce qui, à 47 ans, est sans doute une promotion bien méritée eu égard à l'intégrité et aux qualités nombreuses de notre magistrat. Cependant cette nouvelle fonction cache en fait la charge de chef des espions ce qui ne correspond pas pas exactement aux compétences du fin lettré qu'il est. Il n'est pas sans savoir que chaque médaille a son revers et il se voit chargé d'une mission délicate, succéder à «  l'ignoble Nian Changbao » qui s'était rendu coupable de graves prévarications d'autant plus répréhensibles qu'il y avait déjà eu des soulèvements populaires dans la capitale à la suite de la corruption d'employés de l’octroi. L'ancien chef de la police allait donc payer pour tout le monde !Son prédécesseur avait en effet une bien curieuse manière de faire respecter l'ordre public dans la ville : Au lieu d’arrêter les malfrats qui sévissaient dans sa juridiction, il les soudoyait afin qu'ils quittent la ville, ce qui témoigne d'une originale façon de s’acquitter de sa mission. Cela n'a guère échappé à l'autorité de tutelle qui l'a déclaré ennemi de l'Empire. A son arrivée Ti doit donc assister à une exécution publique où Nian doit être châtié, mais la nouvelle d'une victoire militaire éclatante provoque l'amnistie générale des condamnés selon les code des Tang. Nian en profite pour s'enfuir et Ti se voit confier la délicate mission de s'assurer de sa personne, faute de quoi il sera exécuté. Rien ne peut motiver d'avantage notre magistrat, d'autant plus que d'autres avant lui avaient échoué dans cette mission !

    Ti se voit donc investi de la charge officielle de Commissaire enquêteur et voyage donc anonymement sous couvert de la profession de marchand de grains. Il se retrouve dans la petite ville de Liquan, apparemment sans histoire, mais apparemment seulement ! Le magistrat n'est jamais très loin qui se réveille pour déjouer tous les plans maléfiques qui s'opposent à sa mission, même si, autour de lui les gens tombent comme des mouches ce qui est à la fois un défi à sa fonction et une insulte à l'ordre sacré de la nature. C'est un mandarin intègre à qui rien n'échappe, même si nombre de ses collègues ne partagent pas sa loyauté. Il est en permanence, et quelles que soient les circonstances, au service de l'Empire et son esprit de déduction n'a d'égal que la connaissance de l'espèce humaine que dix sept années de magistrature lui ont enseignée. Il est vrai qu'il est aidé dans sa mission par l'enseignement sage de son Maître Confucius ! Ainsi résout-il sans aucune difficultés les énigmes les plus compliquées devant lesquelles d'autres magistrats pourtant habiles ont lamentablement séché.

    Il est aussi secondé dans cette enquête comme dans bien d'autres par Dame Lin Erma, sa première épouse ce qui permet à l'auteur de mettre en perspective le rôle de la femme dans cette société gouvernée par des hommes mais que pourtant une impératrice dirige.

    J'ai déjà abondamment parlé, dans cette chronique, du juge Ti et de Lenormand qui le fait revivre avec talent [ce n'est d'ailleurs pas le seul créneau de cet auteur spécialiste notamment du XVIII° siècle – Quand il redonne vie à Voltaire, c'est un véritable enchantement !]. Chacun de ses romans est pour moi un bon moment de lecture à cause de son style et de cet humour qui ne se dément jamais, mais c'est aussi une occasion bienvenue de dépaysement et de connaissance de cette civilisation et de cette société, l'opportunité de mieux connaître ce personnage qui oscille entre fiction et réalité et dont la vie a été passionnante. L'auteur s'approprie ce personnage, lui prête un peu de lui-même et, dévoilant ses sources le met dans des situations certes un peu extraordinaires mais que notre magistrat n'aurait sans doute pas reniées.

    Lenormand ne manque pas non plus de rendre un discret hommage à Robert Van Gulik qui, quelques années avant lui, avait popularisé le juge Ti

    ©Hervé GAUTIER – Mai 2012.http://hervegautier.e-monsite.com











  • MEURTRES SUR LE FLEUVE JAUNE

    N°544 – Novembre 2011. 
    MEURTRES SUR LE FLEUVE JAUNE – Frédéric LENORMAND – FAYARD.
    Les nouvelles enquêtes du juge TI.

    Scène ordinaire à la cour des Tang. Dame Wu, la toute puissante impératrice, vient de signer l'arrêt de mort d'un homme. Malgré les tortures, le condamné n'a pas donné le nom de ses complices et surtout celui de ses chefs qu'on soupçonne être des courtisans, toujours volontiers comploteurs et corrompus. Pour déjouer les tentatives d'insurrection, il faut quelqu'un capable d'efficacité autant que d'une fidélité sans faille au Fils du Ciel. C'est ainsi qu'entre en scène un jeune et obscur sous-Préfet en poste dans la petite ville de Peng-Lai, à l'embouchure du Fleuve Jaune. Son nom: Ti Jen-tsié. 

    Voilà donc notre magistrat convoqué dans la capitale. Mais il craint le pire puisqu'il vient de démanteler, dans un monastère bouddhiste, un trafic d'or préjudiciable aux finances de l'État. Il s'attend en effet à devoir se justifier devant un empereur sans véritable autorité et à répondre de son zèle face aux religieux très influents à la cour. Ce voyage en bateau sur le fleuve Jaune qui le mènera jusqu'à la capitale, a donc pour Ti des accents d'humiliation. Il ne tarde pas cependant à s'apercevoir que ses craintes sont infondées et à peine embarqué, il reçoit, en grand secret, l'ordre d'assurer la sécurité d'un témoin, le mystérieux Lai Junchen, instamment attendu à « la Cité interdite », sans qu'on ait pris la peine de le lui désigner parmi les passagers. Jusqu'à la fin, il restera insaisissable. Dans le même temps, des crimes et tentatives d'assassinats sont perpétrés autour de lui et parfois contre lui-même, transformant en périlleux parcours ce qui aurait dû être un paisible voyage, le fleuve Jaune méritant une nouvelle fois son surnom de « Chemin des enfers ». Du coup, notre magistrat, désireux de faire régner l'ordre dont il est garant, rompt l'anonymat dont il entourait sa personne pour reprendre ses habits de mandarin. Dès lors la jonque, ou plus exactement les jonques sur lesquelles il accomplit son périple mouvementé, deviennent un microcosme, une société en raccourci qui ressemble à celle de sa circonscription. Il doit y étendre son autorité et mener son enquête. Ti est un intellectuel, un lettré que ses fonctions mettent cependant en situation de côtoyer l'espèce humaine la plus dépravée, assassins, voleurs, délinquants, membres de sociétés secrètes qu'il a soin de combattre et de démasquer avec autant de finesse que d'efficacité. Il se révèle, comme toujours, non seulement un fin limier mais aussi un habile négociateur qui obtient ce qu'il désire. Ses investigations sont pour lui l'occasion de porter sur ses contemporains un regard critique. Tout pétri de confucianisme ainsi qu'il sied à un haut-fonctionnaire de l'Empire, il ne manque jamais de se laisser aller à des remarques parfois acerbes en direction des religieux, bouddhistes et taoïstes. Il n'en est cependant pas moins homme et n'est pas insensible à la vision fugace et fragile des femmes qu'il croise. Les femmes justement lui réserveront au cours de cette traversée de bien curieuses surprises !
    Comme souvent dans cette série consacrée à Ti, l'eau revient sous la forme de thème récurrent [« Le château du lac Tchou-An », « Le mystère du jardin chinois »].

    Comme je l'ai tant de fois dit dans cette chronique, j'aime lire Frédérique Lenormand. J'apprécie son humour alternativement subtil, caustique et jubilatoire qui doit beaucoup à l'euphémisme, la façon qu'il a de dépayser son lecteur, le plongeant dans cet univers inconnu de la Chine, non seulement grâce à des descriptions poétiques mais aussi à des apostilles culinaires, culturelles ou religieuses.
    Le récit est divisé en courts chapitres introduits par quelques mots qui les résument, la phrase est agréable et le suspense entier. J'ajoute une chose que je considère essentielle chez un écrivain. En effet, Lenormand a cette faculté d'intéresser son lecteur dès la première ligne d'un livre et de ne l'abandonner qu'à la fin sans que l'ennui s'insinue dans sa lecture.

    Qu'il mette en scène le XVIII° siècle dont il est un éminent spécialiste, qu'il nous parle de Voltaire pour qui il a une tendresse particulière ou qu'il nous fasse profiter avec bonheur des aventures réelles du Juge Ti dont il s'approprie la personne et à qui il prête, le temps d'un récit,  ses remarques personnelles, la lecture d'un roman de notre auteur est toujours pour moi un grand moment de plaisir. 



    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA BARONNE MEURT A CINQ HEURES – Frédéric Lenormand

     

    N°534 – Juillet 2011.

    LA BARONNE MEURT A CINQ HEURES – Frédéric Lenormand – JC Lattès.

    Prix Arsène Lupin 2011.

     

    Pauvre Voltaire, en cet été 1731, voilà que meurt M. de Maison qui était son protecteur. Notre écrivain qui n'est jamais aussi bien chez lui que chez les autres, se met en quête d'un nouveau mécène qu'il trouve en la personne de la baronne Fontaine-Martel qui a le bon goût de l'héberger et de le nourrir pendant près de deux années. Las, cette dernière meurt sauvagement assassinée et aux yeux de René Herault, lieutenant général de police, Voltaire, philosophe controversé, fait figure de suspect idéal. Il va donc devoir se défendre en cherchant à qui profite le crime ! Pourtant, on imagine mal notre philosophe en auxiliaire de la maréchaussée, mais, ce défenseur du bon droit et de la liberté est surtout attentif à la sienne. Il va mener sa propre enquête non seulement parce qu'il ne souhaite pas retourner à la rue, et encore moins à la Bastille, mais aussi parce qu'il espère tirer quelque bénéfice des dernières volontés de la défunte. C'est donc à une chasse au testament plus ou moins falsifié qu'il va consacrer son temps et son énergie. L'estime qu'a de sa propre personne cet « empêcheur de penser en rond » l'amène à supposer qu'on en veut aussi à sa vie et ce d'autant plus qu'il est l'ennemi de tout ce qui porte soutane, jésuites et jansénistes.

     

    Dans sa quête, il sera aidé brillamment par Mme du Châtelet, femme de sciences et d'esprit, délaissée par un mari qui préfère les champs de bataille, et présentement enceinte jusqu'aux oreilles. Ses qualités ne seront pas de trop pour affronter tous ces héritiers avides, ces abbés ridicules, ces spadassins aux mystérieux codes, ces assassins qui « connaissent la musique »... et pour tenir tête à cet écrivain, certes génial, mais un peu trop envahissant. Heureusement son intuition féminine prendra le pas sur la philosophie et nos deux limiers feront, à cette occasion, de surprenantes découvertes sur la nature humaine et sur l'hypocrisie qui va avec, la volonté de s'enrichir et les secrets d'alcôves !

     

    Estimant qu'une enquête est quand même comparable à un raisonnement philosophique, et ne perdant pas de vue son intérêt personnel, notre homme mène donc des investigations attentives en même temps qu'une activité littéraire et mondaine en n'oubliant pas d'échapper à la censure et de lorgner vers l'Académie. Malheureusement pour lui, tout le monde prend Ériphyle, la tragédie qu'il est en train d'écrire et dont il ne cesse de parler, pour une maladie de peau ! Mais, éternel valétudinaire à l'article de la mort malgré ses trente neuf ans, il n'omet pas non plus d'exploiter ceux qui ont l'imprudence de faire appel à ses qualités de comédien-usurier, ce qui, à ses yeux, n'est pas incompatible !

     

    Je ne dirai jamais assez le plaisir que j'ai à lire Frédéric Lenormand [Cette chronique lui a déjà consacré de nombreux articles depuis quelques années]. J'aime son humour [J'ai beaucoup ri pendant ces trois cents pages], son érudition rigoureuse, sa maîtrise jubilatoire de la langue française, sa délicate pratique de la syntaxe, ses saillies aussi inattendues que pertinentes. Il est vrai que le sujet, Voltaire, dont il est un éminent spécialiste, s'y prête particulièrement. L'auteur des « Lettres philosophiques anglaises » avait déjà été mis en scène par Lenormand dans « La jeune fille et le philosophe » [La feuille volante n° 240]. L'auteur ne se contente pas d'être l'heureux chroniqueur des enquêtes du « juge Ti », il est aussi un grand connaisseur du XVIII° siècle. A ce titre, il promène son lecteur dans les rues de ce Paris hivernal qui n'est pas toujours celui des philosophes et y fait déambuler notre « propagateur d'idées impies » d'autant plus volontiers que sa liberté est en jeu.

     

    Avec de courts chapitres au style alerte, annoncés d'une manière quasiment théâtrale, Lenormand s'attache l'attention de son lecteur dont il suscite l'intérêt dès la première ligne de ce roman sans que l'ennui s'insinue dans sa lecture. Il le régale de la silhouette de Voltaire autant que de son esprit et lui prête des propos et des attitudes que n'eût pas désavoués l'auteur de « Candide »

     

    Comme je l'ai souvent écrit, un roman de Frédéric Lenormand est pour moi un bon moment de lecture et, comme toujours...j'attends le prochain.

     

     

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    ©Hervé GAUTIER – Juillet 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

  • UN CHINOIS NE MENT JAMAIS - Frédéric Lenormand

     

    N°449 - Septembre 2010

    UN CHINOIS NE MENT JAMAIS– Frédéric Lenormand - Éditions Fayard.

     

    Ce n'est pas parce que la carrière du juge Ti s'est égarée dans des contrées du Nord-Est de l'empire, dans un coin désolé « où le lait gèle en été dans (les) marmites », ce n'est pas non plus parce que sa droiture et son efficacité ne lui ont pas profité qu'il doit se laisser aller. Pour cela, ses trois épouses légitimes ont l'idée, comme cadeau d' anniversaire, de recourir aux services d'un écrivain public dont la spécialité est d'enjoliver les faits et gestes des grands personnages et ainsi de favoriser leur avancement. Cette délicate attention de ses épouses, par ailleurs quelque peu intéressées par une promotion rapide de leur mari, trouve un écho plutôt favorable dans le déroulement des événements. La pratique de l'historiographie, voire de l'hagiographie, n'était en effet pas réservée à l'empereur, chaque mandarin y avait droit et la carrière de Ti, qui se terminera à la cour, ne pouvait, pensaient-elles qu'en sortir affermie.

     

    Ti va en effet restituer à la ville, grâce à un procéder astucieux, les statues du temple de Pei-Tchéou, mystérieusement disparues dix ans plus tôt, ce qui lui permettra d'ajouter foi aux allégations controuvées de son historiographe. Il n'en reste pas moins que trois énigmes s'offrent à lui et sont autant d'occasions de mettre en valeur sa proverbiale sagacité. Si notre juge fait, certes, son travail avec probité, jouant habillement sur les travers humains et se révélant toujours plus pragmatique, il n'en n'est pas moins attentif à l'amélioration de sa situation. C'est qu'il a beau exercer ses talents au sein d'une civilisation qui réserve une large place à la superstition et aux pratiques religieuses magiques et qui est hantée en permanence par des divinités diverses, il n'en reste pas moins un enquêteur au solide bon sens qui promène sur la société de son temps sur laquelle il est chargé de veiller, un regard dubitatif et rationnel, inspiré par la pensée de son maître Confucius.

     

    Il demeure néanmoins un haut-fonctionnaire qui entend se faire respecter et un fin limier capable de débusquer avec finesse et intelligence le contrevenant qui veut porter atteinte au bon fonctionnement de l'État dont il a la charge. C'est d'autant plus vrai qu'on s'est permis d'usurper son identité et ses fonctions pour dépouiller la guilde des marchands de jade. Il doit donc retrouver le trésor ainsi dérobé. Il en est à un point de sa carrière où, suite à des tractations d'où le favoritisme et le népotisme ne sont pas absents, il est promis à une prochaine mutation dans la montagne, chez les éleveurs de chèvres qui ne parlent même pas chinois! Cette perspective n'enthousiasme guère notre mandarin qui verra pourtant son destin administratif prendre une toute autre tournure et ce pour des pratiques qui lui sont néanmoins complètement étrangères!

     

    Comme toujours, j'ai retrouvé avec bonheur la vie et les enquêtes de ce juge déjà évoquées dans nombre de romans de Frédéric Lenormand. Non seulement notre auteur déroule son récit avec un humour de bon aloi qui doit beaucoup à l'euphémisme, voire à la litote, mais c'est aussi pour le lecteur attentif une occasion d'en apprendre davantage sur cette civilisation de l'époque Tang. Chaque roman n'est ainsi pas seulement une fiction mais s'appuie sur des faits précis. On peut ainsi faire la connaissance de ce juge qui fut un personnage historique (nous sommes en 676 de notre ère) dont Lenormand, de livre en livre, nous révèle le parcours un peu atypique. On apprend ainsi les us et coutumes de cette civilisation, le détail de ses couches sociales, son système métrique, ses rites funéraires, ses procédures judiciaires, le panthéon compliqué de ses divinités, ses contradictions aussi parfois!

    La Chine est indissociable du jade aux pouvoirs miraculeux qu'elle prisait fort mais ne produisait pas. Ainsi cette pierre sera-t-elle le prétexte d'une enquête et, pour le lecteur, l'occasion d'apprendre que les marchands qui en faisaient commerce appartenaient cependant à une caste méprisée.

    Les trois épouses du juge ont toujours été, au cours de sa vie, des intermédiaires énergiques alors qu'on les imaginerait volontiers ravalées dans des rôles essentiellement domestiques. Encore une fois, elle se révèleront efficaces. Pour autant cela ne doit rien à l'imagination de l'auteur et s'inscrit dans un contexte où l'impératrice Wu Zetian qui régnait à cette époque, fit en effet beaucoup pour le statut de la femme chinoise au point de la mettre pratiquement à égalité avec l'homme. Elle ne s'oublia cependant pas elle-même puisqu'elle gouverna à la place de l'empereur et substitua sa propre dynastie à celle des Tang.

     

    Dans de courts chapitres écrits dans un style jubilatoire et précédés par quelques mots qui les résument, Frédéric Lenormand dose savamment le suspense et émaille son récit de remarques humoristiques.

     

    Depuis le temps que je « fréquente » le juge Ti, grâce aux romans de Lenormand, j'avoue que je ne m'en lasse pas. Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire dans cette chronique, il est de ces auteurs qui intéressent leur lecteur dès la première ligne et l'accompagnent jusqu'à la dernière sans que l'ennui ait pu s'insinuer dans sa lecture.

    Ils ne sont pas si nombreux!

     

     

    © Hervé GAUTIER – Septembre.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • THÉ VERT ET ARSENIC – Frédéric LENORMAND

     

    N°410 – Avril 2010

    THÉ VERT ET ARSENIC – Frédéric LENORMAND – Éditions fayard .

     

    Nous savions le juge Ti expert dans l'art difficile de rendre la justice et de traquer le criminel, mais depuis ce mois d'avril de l'année 670, sous la dynastie des Tang, voilà que notre magistrat se voit confier la noble tâche de « Commissaire du thé », bien qu'il n'eût postulé pour rien de tel et qu'il n'eût pour cela aucune compétence particulière exceptée peut-être celle d'aimer cette boisson. En effet, il existait une tradition, « le tribut du thé », qui voulait que les habitants des régions de production aient l'honneur et le privilège d'offrir à l'empereur le fruit de leur travail pour saluer l'arrivée du printemps. Bien entendu, il fallait que cela se passe sous le contrôle d'un fonctionnaire intègre et compétent. On fit donc tout naturellement appel à Ti pour superviser la cueillette, le traitement, l'emballage et le transport du précieux thé, sauf qu'au cas particulier non seulement il n'y connaissait rien, mais en plus il n'avait aucune envie de se rendre dans cette province éloignée. Pour aiguiser son zèle, on lui fit observer que si cette mission extraordinaire était correctement remplie ce qui, au demeurant, semblait facile, bien qu'elle fût fort différente de celles qui d'ordinaire sollicitaient sa compétence et son talent, il bénéficierait d'un avancement rapide, sinon... Bref, il ne pouvait pas faire autrement!

    En bon serviteur de l'État, autant qu'en fonctionnaire attentif au déroulement de sa carrière, il obéit donc, d'autant qu'il ne tarda pas à comprendre que sa véritable mission, dans la riche ville de Xifu où il était chargé de se rendre, était moins d'y présider à la mise en œuvre du fameux tribut que de contrôler l'immense richesse personnelle de son gouverneur dont le train de vie fastueux déplaisait à l'empereur lui-même! C'était là une mission à sa mesure qu'il accepta donc, non sans se faire accompagner d'une de ses épouses. D'ordinaire, c'était plutôt Dame Lin, sa Première, qui assistait efficacement son époux, mais là ce sera Dame Tsao, sa Troisième, qui se proposa de l'accompagner. On sait combien ses épouses ont d'influence sur notre sous-préfet et là encore la présence de cette compagne se fera sentir sur cette mission qui promettait de se révéler délicate.

     

    Las! Sous la dynastie des Tang, le crime et l'art de vivre étaient inséparables et notre mandarin ne tarda pas à retrouver ses anciens réflexes d'enquêteur. L'occasion lui en fut donnée dans la ville dans laquelle il venait d'arriver pour remplir son office. Est-ce par calcul ou par hasard, sa route croisait souvent celle d'anciens malfrats ou de vrais marginaux qu'il savait fort à propos recruter temporairement pour l'aider dans sa tâche. Ici, ce fut Loa Cheng, faux ermite taoïste, authentique opportuniste et spécialiste de l'eau et du thé qui accepta de le seconder. La suite des événements le révélera sous son vrai jour.

     

    L'esprit de Ti est toujours en éveil et le fait le plus anodin cache souvent un agissement délictueux qui ne saurait échapper à la sagacité de notre magistrat qui agit, avec la complicité de son acolyte mais aussi de son épouse, selon sa méthode habituelle faite de logique, de pragmatisme et de prudence. Partout où il passe notre mandarin semble déclencher les crimes à moins que ceux-ci soient monnaie-courante dans l'empire (et peut-être dans la condition humaine?). Toujours est-il qu'à son arrivée, il est confronté à un meurtre d'autant plus compliqué qu'il a été sciemment camouflé en suicide et qu'il ne tarde pas à comprendre que non seulement qu'il s'agit d'un empoisonnement criminel mais aussi que sa résolution passe par l'élucidation de précédents assassinats où le thé a une place primordiale. Il fera appel, pour la circonstance, autant à la chance qu'à sa culture, à son flegme et à son esprit de déduction. Il mènera à bien sa mission « extraordinaire » permettant à l'empereur de toucher son traditionnel tribut et accessoirement de saluer le printemps mais surtout il repartira de cette bonne ville de Xifu avec la certitude d'avoir remis un peu d'ordre dans l'ordonnancement des choses, de sérénité dans cette citée et peut-être dans l'esprit des gens!

     

    L'eau a souvent présidé aux enquêtes de Ti (Le château du lac Tchou-An – La Feuille Volante n° 308 – Le mystère du jardin chinois – La Feuille Volante n°325). Le thé est évidemment une boisson qui en nécessite et notre magistrat va retrouver ce breuvage qui aurait cependant pu lui couter la vie.

     

    J'ai fait la connaissance, (si je puis dire) du juge Ti il y a quelques mois et j'avoue très humblement avoir eu, en présence du « phénix de l'administration impériale », comme il aime à s'entendre appeler, des moments de lecture agréables autant qu'une bonne occasion d'en savoir d'avantage sur les us, les coutumes, les différentes religions, les procédures judiciaires et pénales dont certaines sont dignes du Moyen-Age, le panthéon des divinités qui présidaient aux destinées des pauvres mortels d'alors...

     

    Comme j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire abondamment dans cette chronique, le choix de Frédéric Lenormand de nous faire partager sa grande connaissance de cette civilisation, de son histoire et de le faire d'une manière agréable, pédagogique et dans un style jubilatoire, n'est pas étranger à mon attachement à ce magistrat d'exception qui fut aussi un authentique personnage historique. Auparavant, un écrivain hollandais, Robert Van Gulik (1910-1967), l'avait déjà fait revivre pour le grand public. J'avoue préférer la version de Frédéric Lenormand qui peint notre mandarin d'une manière plus latine, plus humoristique. Il prête à Ti sa manière personnelle de voir les choses et de les présenter, mais cette « recréation » n'est pas gênante, au contraire. L'image qu'il en donne est celle d'un magistrat sérieux et intègre (imagine-t-on un haut-fonctionnaire autrement?), cultivé et professionnel, mais qui jette sur le spectacle du monde qui l'entoure un regard tour à tour amusé, sceptique et désabusé.

     

    La présentation en courts chapitres, les éventuels plans ainsi que quelques mots introductifs sont de nature à permettre au lecteur de suivre efficacement le déroulement de l'enquête. Chacun de ses romans est un moment agréable de dépaysement et l'entretien, Ô combien volontaire pour ce qui me concerne, de ce vice impuni qu'est la lecture.

     

    © Hervé GAUTIER – Avril 2010.

     

     

     

     

     

     

     

  • DOUZE TYRANS MINUSCULES - Frédéric LENORMAND

     

    N°393– Janvier 2010.

    DOUZE TYRANS MINUSCULES – Frédéric LENORMAND - FAYARD.

     

    Le hasard a fait que je me suis replongé, grâce à Max Gallo, dans l'univers de la Révolution française (La Feuille Volante n° 391 et 392). Cette période m'a toujours fasciné, non pas à cause de l'insécurité qui y régnait, mais parce que dans les temps troublés de notre histoire et à l'occasion de ce genre d'événements, de grands destins se révèlent... mais également des petits! J'ai toujours été impressionné par la personnalité de ceux, rares il est vrai, qui oublient leur intérêt personnel pour se mettre au service d'une grande cause qui les dépasse et souvent les brise... et par les autres, moins fréquentables mais plus nombreux, qui profitent de cette période pour découvrir leurs petitesses et leurs lâchetés qui, en temps ordinaire, n'auraient eu qu'en écho mineur. La délation, l'oppression, l'asservissement, voire le massacre, restent une occasion unique pour ces êtres sans importance de se distinguer, de se grandir à leurs propres yeux, de se faire redouter aussi. Ils sont conscients qu'ils représentent une fraction de l'autorité, infime certes mais bien réelle, et ils vont en profiter pour nuire ou s'enrichir, pour s'imposer aussi et ce d'autant plus facilement qu'ils se sentent protégés par les événements et par leurs fonctions. L'autorité et le commandement sont des ivresses inhérentes à la condition humaine! De la surveillance du peuple dépend l'ordre public sans lequel il n'y a pas de bonne gouvernance, la délation est une méthode simple mais efficace, la police sert tous les régimes sans distinction, mais que dire de ceux qui exercent ce métier sans discernement ni morale, qui abusent de leurs fonctions et se laissent corrompre?

     

    L'auteur, infatigable et précis archiviste, nous les présente: ce sont, à l'origine, de petits commerçants, des artisans, des clercs, un poète même, que les événements, leurs convictions politiques, et parfois le chômage, décidèrent à devenir policiers et dont il nous restitue avec une grande minutie les actes et les abus. Cette période troublée va les faire passer de l'ombre à la lumière et, de la petite administration locale où ils firent leurs premières armes, ils eurent pour fonction d'encadrer la capitale et accédèrent même à des fonctions d'administrateurs de la police. A travers leurs agissements, le lecteur revisite les grands moments de cette période, la prise de la Bastille, la mort du roi et les massacres perpétrés par les révolutionnaires... Ces douze petits chefs vont jouer un rôle actif au cours de cette Terreur, mais, en cette période trouble, on ne leur demanda pas d'être des professionnels compétents avec une éthique et un savoir-faire, au contraire, certains même étaient pour la plupart quasiment analphabètes et se contentaient de signer, mais surtout ils n'étaient contrôlés véritablement par personne, la corruption étant assez répandue, n'avaient pas de hiérarchie, la guillotine se chargeant d'éliminer les concurrents les plus gênants. Autant dire que leurs fonctions les invitaient aux pires excès auxquels, bien sûr, ils ne manquèrent pas de se livrer.

     

    Il faut croire qu'il y a une justice, ou que la société des hommes finit toujours par faire prévaloir le bon droit, et nos douze policiers, sans qu'ils s'en rendent compte, grisés sans doute par l'époque, leurs succès, leur opportunisme ou leur impunité temporaire finirent peu ou prou là où il avaient envoyé tant de leurs concitoyens, en prison et pour certains à la mort. Rares sont ceux qui survécurent. Ils périrent par où ils avaient pécher et furent accusés puis convaincus de corruption.

    C'est un des drames de la condition humaine que de se croire irremplaçable et les illusions qu'on se fait sur soi-même sont bien pires que toute les légendes patiemment tissées par les autres, la prétention n'étant jamais loin de la naïveté. En réalité, les pouvoirs qu'ils avaient étaient illusoires et ils n'étaient que des pions entre les mains des politiques qui n'hésitèrent pas à se débarrasser d'eux quand ils furent devenus encombrants. Peu ou pas préparés à leurs fonctions qui ne furent que « de circonstances », ces hommes n'eurent pas même l'idée d'exercer sur leur quotidien le minimum de raisonnement qui leur eût inspiré de la modération ou de la circonspection.

     

    Ce livre en évoque un autre, paru également sous la plume du même auteur, « La pension Belhomme » [La Feuille Volante n°328], remarquable ouvrage qui parle de ces établissements, à mi-chemin entre la maison de santé et la prison, que la Révolution favorisa et que nos policiers contribuèrent à remplir. J'avoue que j'ai un faible pour ce genre d' ouvrages historiques, surtout quand Lenormand les signe.

     

    Je l'ai déjà abondamment écrit dans cette chronique, j'aime bien le style de Frédéric Lenormand. Il est plaisant à lire, jubilatoire et instructif. Il se livre ici à une histoire de la police sous le Terreur, inédite jusque là, puisque l'Histoire officielle a bien plus volontiers retenu le parcours des grands noms qui l'illustrèrent alors qu'elle à rejeté dans l'anecdote les actions des sans grade.

    Il est de ces auteurs, pas si nombreux, qui vous font aimer l'Histoire parce qu'il nous la raconte plaisamment.

    Chacun de ses ouvrages est toujours un bon moment de lecture dont je ne veux pas me priver!

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • DIPLOMATIE EN KIMONO – Frédéric LENORMAND

     

    N°372– Octobre 2009

    DIPLOMATIE EN KIMONO – Frédéric LENORMAND - FAYARD.

     

    Cette fois, nous somme à l'hiver 678 et le juge Ti, âgé de 48 ans est devenu Directeur de la police Civile Métropolitaine dans Chang-an, capitale des Tang. Autant dire qu'il a eu de la promotion! Ses fonctions l'amènent à recevoir une délégation japonaise venue, avec d'autres, étudier la culture chinoise pour s'en inspirer et être reçus par Sa Majesté. Le voilà donc devenu diplomate, même si ces peuplades de l'Est étaient considérées par les Chinois comme des barbares mal dégrossis !

     

    Pourtant, même s'il est chargé de « surveiller » ses hôtes dans leur découverte de la Chine et de sa civilisation, Ti, sous couvert de leur faire découvrir « les bonnes manières », c'est à dire l'étiquette, le protocole en usage à la Cour mais aussi la grandeur de l'Empire du Milieu, sa position centrale dans le monde, ses connaissances et bien sûr la magnificence de son Empereur, est en fait chargé de leur faire une démonstration de l'implacable justice impériale. Cela tombe bien puisqu'il reste un incorrigible enquêteur et semble constamment en situation de démêler différentes affaires criminelles aussi compliquées que pleines de rebondissements. Il le fait avec d'autant plus de brio que, non seulement il a la passion de la vérité, un sens de l'État affirmé, une fidélité sans faille à son Empereur, qu'il a une réputation de fin limier et de magistrat intègre à soutenir, mais aussi parce qu'il découvre que la pédagogie judiciaire fait aussi de ses fonctions temporaires.

    En fait, ces émissaires ne pouvaient avoir meilleur cicérone, non seulement ils recevront le message officiel pour lequel il sont venus en Chine, mais surtout, ils apprendront « la culture personnelle du juge Ti », puisque ce dernier ne pourra s'empêcher de leur faire la démonstration de ses méthodes pour le moins originales et efficaces pour déjouer les manœuvres frauduleuses des délinquants! Il ne manquera pas non plus de leur livrer, laconiquement bien sûr, son avis sur leur civilisation.

     

    En réalité, au fil du récit, ces « barbares » se révèlent être des esprits à la fois brillants et retors, des observateurs avisés et habiles, des doubles de Ti en quelque sorte, et aussi rusés que lui, et ce dernier aura besoin de toute son expérience, de sa légendaire sagacité, pour déjouer les pièges qu'ils lui auront tendus. J'observe d'ailleurs qu'il y sera aidé, comme souvent, par une de ses épouses, mais ce sera pour une fois la deuxième, et sa remarque qui ouvre les yeux de notre juge, est pleine de bon sens, comme si elle était, elle-aussi, le complément de cet époux d'exception.

     

    Au passage, le lecteur découvrira la personnalité hors du commun de ce magistrat pragmatique qui, tout pétri de confucianisme, culte en usage chez les élites, jettera une nouvelle fois un regard de méfiance quelque peu amusée sur les pratiques superstitieuses des chamanistes, sur les habitudes mercantiles des bouddhistes et l'efficacité douteuse des taoïstes. On sent bien un nouvelle fois qu'il tient les religions en usage dans l'Empire en petite estime.

     

    Je note aussi que l'auteur prête à Ti, à l'issue de cette aventure un peu rocambolesque, à la fois des conclusions sur la relativité des choses de ce monde [« la vie est un jeu et celui qui s'appuie sur ses certitudes perd la partie » se dit-il] mais aussi des remarques qui trouveront dans l'histoire future de ces deux pays des conséquences plus tristes, faisant de lui, une nouvelle fois, un observateur avisé.

     

    Comme toujours un roman de Frédéric Lenormand procure à son lecteur une véritable immersion dans la société chinoise à son apogée, autant par la qualité des descriptions, l'évocation des différentes couches de la société et son organisation, que par les allusions aux us et coutumes, aux procédures judiciaires, aux rituels en usage à la Cour, aux préparatifs des fiançailles et du mariage, au code des Tang, à l'histoire du pays, et même l'art culinaire.... C'est comme un fond de tableau, un décor vivant qui sert de cadre aux aventures de ce célèbre mandarin et dans lequel il se déplace avec aisance. Fin connaisseur de la condition humaine et de « l'esprit humain » dont il est un incorrigible observateur, il ne manque jamais une occasion de retourner une situation en sa faveur et de sauver la face.

     

    On imagine aussi le considérable travail d'archiviste et d'historien de l'auteur. Cela procure, comme à chaque fois, un dépaysement bienvenu que personnellement j'apprécie. Il y ajoute son humour personnel, l'usage opportun de l'euphémisme, son sens de la formule, son a-propos, s'appropriant en quelque sorte ce personnage et lui conférant une attachante sincérité.

     

    Pour peu qu'il soit attentif, son lecteur ne peut pas ne pas sourire en parcourant ce texte. J'ai personnellement et comme toujours, ri de bon cœur à la lecture de ce roman. J'ai retrouvé avec plaisir le style jubilatoire que j'apprécie particulièrement chez cet auteur qui suscite l'intérêt de son lecteur dès la première ligne pour ne l'abandonner qu'à la fin sans que l'ennui se soit insinué dans le cours du récit. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui peuvent se targuer de réussir un tel exercice.

     

    Frédéric Lenormand n'est pas un inconnu pour cette chronique qui a choisi depuis longtemps de suivre son parcours. Encore une fois je n'ai pas été déçu par ce récit qui a été pour moi un bon moment de lecture.

     

    ©Hervé GAUTIER – Octobre 2009.http://hervegautier.e-monsite.com

  • QUELQUES MOTS SUR LE JUGE TI (630-700)

     

     

    N°293– Février 2008

    QUELQUES MOTS SUR LE JUGE TI (630-700)

    Il devait être un personnage étonnant, le juge Jen-Tsi TI, magistrat qui a réellement vécu en Chine au 7° siècle de notre ère et qui fut un célèbre détective. Il devait effectivement être quelqu'un de passionnant, d'attachant aussi puisque sa trace a été retrouvée et sa figure immortalisée par le romancier Robert Van Gulik [1910-1967], diplomate orientaliste qui en a fait le héros d'une série policière à succès. Il occupa de nombreux postes diplomaties en Asie et en Chine. Il est également l'auteur d'un douzaine de livres sur la littérature, l'histoire et les Beau-Arts de l'Inde, de la Chine et du Japon et a surtout publié des études approfondies sur la peinture, la sociologie de la Chine ancienne. Il est notamment l'auteur d'un traité sur l'administration de la justice en Chine à l'époque Song [« T'ang yin pi shih » Parallèle cases from under the Pear-Tree – Leyde 1956]. Ces données techniques et particulièrement argumentées se retrouvent dans 17 romans où Gulik met en scène le juge TI dont il évoque les authentiques enquêtes, en ayant soin à la fois de créer pour son lecteur une ambiance exotique et de peindre un personnage aux déduction et aux actions d'investigations policières extraordinairement efficaces.

    Au passage, il en profite pour donner de lui sa véritable image, celle d'un homme de son temps, vivant dans le société chinoise de l'époque avec épouses, palanquins et tous les membres qui composent les couches sociologiques d'alors, mais loin des clichés traditionnels que la littérature policière occidentale a volontiers instillé dans l'esprit du lecteur. Il le présente en effet comme un fonctionnaire intègre, animé par le seul sens du devoir, soucieux d'une bonne administration de la justice, sans natte [Elle viendra bien plus tard avec les Mandchous], sans opium [il n'en fume pas], mais respectant la procédure pénale chinoise de l'époque avec torture et mise à mort, avec force détails de la vie quotidienne, une certaine préciosité de langage et des descriptions d'un grand réalisme. TI deviendra plus tard ministre de la Cour Impériale et son influence sur les affaires de l'état sera grande. Gulik met en scène son héros dans des villes réelles ou imaginaires où il exerce sa charge de magistrat, avec toujours un plan de la cité, des gravures que l'auteur lui-même a dessinées dans le style de l'époque et une liste des personnages qui apparaissent dans chaque affaire, ce qui en facilite la lecture et la compréhension. Respectant la trame traditionnelle du roman policier chinois dans chacun de ses ouvrages, il fait résoudre au juge trois affaires qui s'entremêlent. Chez lui le style est épuré, l'intrigue passionnante, le dépaysement assuré.

    Cela a assuré à Gulik un succès populaire en Grande Bretagne, aux États-Unis et ses romans ont été traduits en Chine et au Japon. Son premier ouvrage [« Les enquête du juge TI »] a été publié en France en 1962.

    Le plus étonnant sans doute dans cette affaire, c'est que le personnage du juge TI, qui avait déjà inspiré les auteurs de romans policiers chinois, a été repris par un romancier contemporain, Frédéric LENORMAND (né en 1964) qui, dans un style différent plus humoristique, mais en gardant le même esprit, fait revivre cet étonnant magistrat qui ne vieillit décidément pas, avec « Les nouvelles enquête du Juge TI » qui ne me laisseront évidemment pas indifférent.[La Feuille Volante n° 291].

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
    http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA JEUNE FILLE ET LE PHILOSOPHE - Frédéric LENORMAND - FAYARD.

     

    N°290– Janvier 2008

    LA JEUNE FILLE ET LE PHILOSOPHE – Frédéric LENORMAND – FAYARD.

    Comme nombre de mes contemporains, je n'ai connu François-Marie Arouet qu'à travers ses oeuvres et la légende qui a été tissée autour de lui. Il m'en est resté l'image d'un brillant jeune homme un peu libertin, d'un écrivain plein de talent et d'audace, d'un homme d'affaires avisé, un peu usurier à l'occasion, d'un humaniste plein d'humanité puis un vieillard espiègle et facétieux.

    Par le miracle de l'écriture, et de l'imagination de l'auteur et ce qu'on peut effectivement appeler un roman, voilà que Voltaire revit à travers un épisode véridique de la fin de sa vie mais revisité de belle manière. Voilà qu'après un bref passage au couvent, Marie, une lointaine et hypothétique descendante du grand Corneille, dont elle porte seulement le nom, arrive à Ferney, dernier repère de notre philosophe, sous le fallacieux prétexte paternel de faire son bonheur, c'est à dire de lui faire faire un beau mariage de manière à assurer les vieux jours de ses parents. Mettre ainsi entre les mains d'un vieux libertin une charmante jeune fille, impécunieuse et inexperte de surcroît, a de quoi nourrir les plus sombres idées au commun des mortels. Que nenni! Les intentions du vieillard sont d'une autre nature puisqu'il en fait sa pupille, l'éduque et se met en tête de la marier. Mieux, pour lui constituer une dot, il va entreprendre un commentaire de Corneille qu'il compte vendre par souscription. Marie incarne vite l'image de la jeunesse qui manque tant à notre homme, celle de l'innocence aussi, quant à sa nièce, Mme Denis, qui lui sert de gouvernante, elle a, depuis longtemps, pris le pas sur le vieil homme. Voltaire va, bien entendu, en digne représentant du siècle des Lumières, se charger de l'éducation de cette jeune fille qui en a bien besoin, tant ses connaissances son inexistantes. C'est que la demoiselle, à défaut d'être instruite, est éveillée et va bientôt faire son profit de l'exemple de son maître. Voltaire est donc ainsi, pétillant et malicieux, perpétuellement valétudinaire et au pas de la mort, mais toujours prêt à ressusciter, tellement il est attaché à cette vie qu'il aime tant et qui donne l'impression de l'étonner chaque jour, à moins que ce ne soit le contraire!

    Cela dit, il est avant tout l'écrivain le plus doué de son temps et il le sait. Un peu cabotin, il ne dédaigne ni la flatterie ni la flagornerie, à condition que cela soit à son profit exclusif et se sert, à l'occasion de l'autosatisfaction avec gourmandise quand il ne se fend pas d'aphorismes dont il espère bien qu'ils passeront l'épreuve du temps, et quand il tresse un compliment, c'est pour mieux être payé de retour. Il manie avec grâce la géniale contradiction à condition, bien sûr qu'il y trouve son compte et se joue avec un plaisir non dissimulé des institutions, de l'Église et de ses représentants, de toutes les hiérarchies et passe son temps à s'amuser de la société des hommes et de ses nombreux travers, mais ne dédaigne cependant pas la protection des puissants. Il fait d'autant plus facilement oeuvre de polémiste qu'il a eu soin de se retirer sur un domaine jouxtant la frontière suisse qui peut à l'occasion lui servir de refuge! C'est que, toujours soucieux de son image, notre Voltaire s'est mis en tête de célébrer les mérites du grand Corneille qui était censé être l'ancêtre de sa pupille. Et cette jeune fille, inculte au départ, va, sous la férule de son précepteur, devenir instruite, impertinente même! Cela indispose quelque peu le vieux maître, au moins peut-il constater que son exemple a été suivi et que ses leçons pragmatiques et philosophiques ont porté leurs fruits. Pour elle, au nom du doute, l'interdit voltairien devient un ardent encouragement, ses conseils, de formidables repoussoirs qu'elle s'emploie à combattre, avec l'aide de la littérature de son pire ennemis, Rousseau, c'est un comble!. En matière de lecture, Jean-Jacques le dispute à Descartes et à Virgile, mais Voltaire n'est jamais très loin qui distille oralement ses diatribes contre l'Église, les autres écrivains, bref, contre tout ce qui n'est pas lui. On ne se refait pas! Pourtant des liens se tissent, ténus mais solides entre ces deux personnages et l'auteur finit par prêter à Marie un sentiment quasi filial «  Elle sentit qu'elle aimait ce vieux lutin enflammé ». Nul doute que ce sentiment était partagé et nous verrons, après bien, des rebondissements, comment l'académicien réussit à l'unir à son mari... sans se séparer d'elle!

    Marie Corneille fut-elle à l'origine de l'émotion ressentie par Voltaire pour l'affaire Calas, ce père protestant de Toulouse accusé injustement du meurtre de son fils?Là, l'auteur de Candide laisse son espièglerie de côté pour devenir le pourfendeur de l'injustice, le défenseur des opprimés, l'empêcheur de penser selon la pensée unique, le metteur en scène du doute systématique. Lui le déiste mécréant choisit de défendre un protestant pour mieux s'attaquer à l'intolérance et au fanatisme du catholicisme. Sa quête réelle de la justice n'interdisait pas, à ses yeux qu'on parlât de lui!

     

    C'est peut-être un effet de mon imagination ou du talent de l'auteur, mais j'ai beaucoup ri en lisant ce livre, tant le style est plaisant, la phrase alerte, bien dans le genre du philosophe de Ferney à qui visiblement il porte de l'affection. J'ai même vu Voltaire virevoltant entre les pages, souriant entre les lignes!

     

    © Hervé GAUTIER – janvier 2008.
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  • MORT D'UN JOUEUR DE GO - Frédéric LENORMAND - Fayard

     

    MORT D'UN JOUEUR DE GO – Frédéric LENORMAND - Fayard

    Qu'y a -t-il de commun entre un goban, tablier du jeu de go, et la petite ville de Hohhot située aux confins de l'Empire du Milieu qui fait partie de la circonscription du juge Ti, mandarin cultivé, fonctionnaire impérial scrupuleux et intègre?

    Le jeu de go, qu'il ne prise pourtant pas, exige des partenaires lettrés, réfléchis, hors du commun. C'est un jeu de stratégie dont certaines parties peuvent durer des mois, mais c'est aussi un art de vivre, l'expression de la morale et de la sagesse. Dans cette province reculée où les habitants sont incultes, le climat rigoureux, la cuisine immangeable et où les distractions sont rares, Ti ne va pas tarder à regretter la capitale, les honneurs, le raffinement... Pourtant, à l'occasion d'une tournée de collecte d'impôts où il se révèle à la fois fin magistrat et percepteur efficace, il va donner de sa fonction une image nouvelle et peu académique. Il va être confronté à une série de crimes qui vont mettre à l'épreuve sa sagacité et son esprit de déduction. Bien qu'il considère le jeu de go comme un passe-temps pour oisifs, le juge Ti va être amené à s'y intéresser au point de devenir le partenaire du seigneur local qui en est friand, pour mieux dénouer la trame compliquée d'une situation où les cadavres se multiplient! Dans un contexte où le suspense est subtilement tissé et entretenu, le lecteur attentif et passionné se familiarise avec la société et la civilisation chinoises de l'an 676 de notre ère autant qu'avec la personnalité à la fois riche et inattendue du juge

    J'ai aimé ce livre non seulement à cause du style, agréable et parfois humoristique que j'avais déjà apprécié à propos d'un de ses autres livres [ « La jeune fille et le philosophe » – La feuille Volante n°290], mais aussi du dépaysement que ce roman procure!

     

    © Hervé GAUTIER – janvier 2008.
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  • L'ODYSSÉE D'ABOUNAPARTI - Frédéric LENORMAND - Éditions Robert LAFFONT.

     

    'ODYSSÉE D'ABOUNAPARTI – Frédéric LENORMAND – Éditions Robert LAFFONT.

    Nous sommes en 1798, si si, nous y sommes par le miracle de ce récit si vivant et si plein d'humour [je redis ici et encore une fois combien j'apprécie le style plaisant et parfois même insolite de l'auteur] qu'on se croirait aux côtés des protagonistes de cette expédition. C'est que le Directoire, soucieux de faire partager au reste du monde les bienfaits de la Révolution française, envoit Bonaparte, alors général, conquérir l'Égypte. Notre corse recrute donc, un peu au hasard, des savants et des artistes pour l'accompagner et étudier ce qui, à l'époque, était encore une terre inconnue. Mais, comme nous le savons, un militaire rêve avant tout de conquêtes, de batailles surtout quand celui-ci a d'autres ambitions pour son pays...et pour lui,! Surtout qu'il se prend déjà, contexte géographique oblige, pour Alexandre le Grand.

    Voilà donc nos savants à la traîne de l'armée, survivant tant bien que mal et surtout abandonnés par ce général qui ne pense qu'à ses soldats et qu'à l'usage qu'il peut en faire, face à un peuple étrange et à un pays qui ne l'est pas moins, avec ses mystères, ses mirages, ses énigmes. Aussi bien, dans son esprit, chacune des expériences menées par les savants doit-elle impérativement avoir une application militaire! Au vrai, ces derniers sont beaucoup plus occupés à pratiquer leur art, voire à être rapatriés en France, qu'à servir l'armée. Bref, après avoir libéré le pays de l'emprise des Turcs, voilà que les Français sont en butte à une révolte qui veut les chasser eux aussi! Comme si cette campagne préfigurait déjà ce que sera le futur empire! En tout cas, rien ne sera épargné à ces troupes, ni les défaites, ni les épidémies, ni les trahisons, ni le blocus anglais, ni même l'abandon, par Bonaparte lui-même, sans doute déjà occupé ailleurs, la tête pleine de projets d'avenir...

    Cette campagne a quand même quelque chose de légèrement surréaliste, qui nous présente des scientifiques qui, en pleine guerre et en territoires insoumis, vaquent tranquillement à leurs occupations. C'est, en tout cas, l'occasion d'une truculente galerie de portraits et une description par le menu d'une équipée qui semble quelque peu livrée à l'improvisation où la fiction est agréablement mêlée à l'Histoire, au point que le lecteur attentif et passionné peut difficilement, jusqu'à l'épilogue, distinguer l'une de l'autre... Mais est-ce vraiment nécessaire?

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • LE PALAIS DES COURTISANES « Les nouvelles enquêtes du juge Ti - Frédéric LENORMAND- Editions Libra Diffusio

     

     

     

    N°294– Février 2008

    LE PALAIS DES COURTISANES « Les nouvelles enquêtes du juge Ti »Frédéric LENORMAND – Editions Libra Diffusio

    Revoilà le Juge TI, personnage réel devenu par la magie de l'écriture successive de romanciers un héros de roman, de romans policiers comme il se doit, puisqu'il est magistrat dans cette Chine ancienne, Empire du Milieu à l'exotisme enchanteur. Ce qui l'occupe l'est un peu moins, encore doit-il faire face à une séries de meurtres perpétrés dans sa bonne ville de Pou-Yang. L'ennui pour lui, c'est que cette fois, certains de ceux qui passent de vie à trépas font, de près ou de loin, partie de son personnel! De plus, ses investigations vont le conduire dans le quartier réservé, connu sous le doux nom de « quartier des Saules » où se rencontrent nombre de maisons closes. Il va donc devoir entrer dans cet univers des courtisanes, inconnu de lui jusqu'à présent et remonter le cours du temps. Il va devoir dénouer l'écheveau compliqué des relations difficiles entre membres d'une même famille que les intérêts et la malfaisance ont dispersés, mettre à jour un secret que le temps et le système clanique avaient depuis longtemps scellé et explorer les arcanes parfois sordides des cerveaux de ses concitoyens où la vengeance le dispute aux lois ancestrales et à la conception de cette société ce qui n'est, d'une certaine manière, que son propre reflet et celui de ceux qui la composent.

    Il va fréquenter l'un de ces lupanars bien malgré lui et seulement pour des raisons professionnelles, mais ses trois épouses légitimes ne l'entendant pas de cette oreille, vont, à cette occasion, tenter de s'émanciper quelque peu, C'est que cet épisode rocambolesque, plein de quiproquos, va compromettre l'équilibre de son foyer, mettre à mal son autorité de chef de famille et donner l'occasion à ces épouses de prendre des libertés pendant que ses occupations professionnelles le monopolisent.

    Dans cette affaire un peu compliquée, la sagacité de Ti sera mise à l'épreuve mais aussi en échec, comme la justice elle-même qu'il incarne, mais il saura, à part lui, reconnaître les faits pourvu que l'ordre public soit sauvegardé, ce qui fait aussi partie des devoirs de sa charge.

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2008.
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  • PANIQUE SUR LA GRANDE MURAILLE [Les nouvelles enquêtes du Juge Ti]- Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    N°301 – Juin 2008

     

    PANIQUE SUR LA GRANDE MURAILLE [Les nouvelles enquêtes du Juge Ti]– Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    La Grande Muraille reste un symbole fascinant pour un humain. Elle représente à la fois la puissance de l'Empire du Milieu qui l'a construite et la marque de la peur d'un ennemi dont on se protège et qu'on craint, mais aussi le symbole de l'enferment, du repli sur soi, du refus de s'ouvrir au monde... Le juge Ti est à ce point de sa carrière où il doit se rendre dans une de ces villes frontalières jouxtant cet édifice. Sa mission est d'autant plus importante qu'il menace ruine et que les Turcs ont des velléités d'invasion. Il doit donc boucher ce trou béant qui rend la protection illusoire, rassurer la population locale autant qu'affermir les frontières et réaffirmer l'autorité du pouvoir. Voilà donc le décor planté.

     

    Notre juge se montrera, comme à son habitude, à la fois grand connaisseur de cette société, fin observateur des moeurs de son temps, psychologue averti des humains dont il a la charge et habile manoeuvrier dont l'intelligence le dispute à une grande de connaissance de l'âme de ses administrés qui sont des humains, animés d'esprit de grandeur et d'honneur, mais aussi de crainte, de lucre et d'appétit de pouvoir. A tout moment tout peut basculer dans le chaos et la révolte.

     

    Pourtant, ce n'est pas seulement à un plaisant récit qui emprunte beaucoup à l'Histoire [saluons au passage l'important travail de recherches documentaires] que nous convie Frédéric Lenormand, c'est aussi à une évocation de cette société chinoise de la dynastie Tang, aristocrate, bureaucratique et brillante mais aussi faite d'un petit peuple d'ouvriers, de serviteurs, d'esclaves et de prostituées. C'est à une pertinente étude de caractères que se livre l'auteur quand il confronte notre mandarin, responsable de la sécurité et de la vie des habitants de cette cité, désormais assiégée et menacée de destruction, aux réalités du moment. Il doit non seulement faire face à un ennemi bien supérieur en nombre mais aussi, à l'intérieur des murs, au fanatisme religieux qui veut faire prévaloir le suicide collectif comme réponse au siège de la ville, à l'opportunisme flagorneur d'un autre haut fonctionnaire qui ne pense qu'à sauver sa vie et sa carrière, au sens discutable de l'honneur de militaires qui ne pensent qu'à mourir au combat, à la facilité de la trahison de certains citoyens, à l'esprit de renoncement des autorités...

     

    La situation semblant désespérée, c'est donc là que Ti va donner toute sa mesure, faisant tour à tour appel aux crédulités bien ancrées dans l'esprit de ses contemporains, montrant un pragmatisme lucide autant qu'une audace étonnante. En bon confucéen, il ne manquera jamais de retourner en sa faveur une situation qui, sans lui, se serait transformée en fiasco et face à une énigme policière qu'il affectionne il n'a jamais trop de sa roublardise et de son esprit d'observation pour solutionner un problème qui se pose à lui comme un défi. C'est qu'il instrumente et agit au quotidien pour la défense de la société et de l'ordre face à la mythologie compliquée de cette civilisation superstitieuse où les dragons ailés voisinent avec des fantômes de revenants et des diables malfaisants. Il connaît tous les arcanes de la guerre psychologique, manie le paradoxe avec une aisance surprenante, profitant à l'occasion, dans les situations les plus compromises, de la moindre faille de l'ennemi ou de l'opposant pour finalement en triompher là où d'autres se seraient fourvoyés.

     

    Il sera aidé efficacement dans sa tâche par sa première épouse, désireuse, malgré un âge avancé, d'avoir un enfant tout autant que de consolider sa position matrimoniale dans une société polygame. C'est là l'illustration à la fois traditionnelle de l'épouse chinoise qui se doit de donner un héritier mâle à son mari autant que la place grandissante que la femme prend, à cette époque, dans un empire... gouverné par une impératrice. Cela révèle, en tout cas, la clairvoyance de ce magistrat atypique qui sait reconnaître, en dehors de toutes références à la Chine ancestrale, la valeur de ceux à qui il accorde sa confiance et son attachement.

     

     

    A l'exposé de ses décisions, le lecteur attentif et passionné ne peut pas ne pas se dire que décidément ce magistrat était quelqu'un de bien, notable respectable et respecté, fin lettré et cultivé, certes un peu chanceux, mais surtout plein de sagesse et de sagacité et qu'il devait y avoir du bénéfice à le rencontrer! Et de remercier l'auteur de faire revivre ainsi ce personnage historique.

     

    J'ajouterai que chez Lenormand l'écriture est jubilatoire, l'humour se décline en multiples facettes, naît de l'assemblage de quelques phrases, parfois anodines, parfois artistement ciselées comme on compose une liqueur ou un tableau. Il les instille, l'air de rien, quand on ne s'y attend pas, dans un texte descriptif ou poétiquement évocateur et l'effet est immédiat : le lecteur le gratifie d'un sourire dans le secret et l'anonymat de sa lecture. Cela restera à jamais ignoré de l'auteur, mais qu'importe, ces quelques mots ont eu leur pesant de plaisir et c'est là l'essentiel. L'auteur est latin et cela se sent.

    Il fait aussi partie, à mes yeux, de ces écrivains qui s'emparent de leurs lecteurs dès la première phrase du livre, les mènent avec bonheur dans tous ses développements jusqu'à la fin, sans que l'intérêt initial suscité ne retombe. C'est là bien servir notre si belle langue française, donner l'occasion d'en apprendre davantage sur cette civilisation chinoise étonnante et évoluée et cultiver cette ambiance que j'aime retrouver dans la lecture de chacun de ses romans.

     

    ©Hervé GAUTIER

     

  • PETITS MEURTRES ENTRE MOINES[Les nouvelles enquêtes du Juge Ti - Vol. 4]- Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

     

    N°302 – Juin 2008

     

    PETITS MEURTRES ENTRE MOINES[Les nouvelles enquêtes du Juge Ti – Vol. 4]– Frédéric LENORMAND. - Editions FAYARD.

     

    Tout semble aller pour le mieux pour Ti qui, à ce point de sa carrière, administre la ville prospère et paisible de Pou-Yang. Le hasard le met en situation d'arbitrer un conflit entre moines taoïstes et moniales bouddhistes qui en sont venus aux mains à propos d'une lutte d'influence ou pour quelque autre obscure raison. Lui qui est un bon adepte de Confucius et qui considère ces deux religions comme reposant sur la crédulité et la superstition des fidèles l'aurait plutôt pris à la légère, mais il y a l'ordre public dont il est responsable. Il fallait donc agir au plus vite, d'autant qu'il a su opportunément s'adjoindre, par un stratagème dont il a le secret, la collaboration, involontaire au début, mais finalement diablement efficace, de sa première épouse qui se rendra chez les moniales pendant qu'il enquêtera chez les moines.

     

    Tout serait pour le mieux si on oubliait que partout où passe le juge Ti, les crimes et les morts suspectes se multiplient. Cela ne manque pas de se reproduire avant même qu'il ne franchisse la porte du monastère où il va mener son enquête. Dans ce microcosme, il va être confronté à des pratiques peu « orthodoxes », autant qu'à un sens de la morale quelque peu contestable prônée par les religieux, où l'hypocrisie le dispute à l'égoïsme, à la rancune, à la mystification. Il vérifiera encore une fois, de même que sa première épouse, que les nombreux travers de la condition humaine n'épargnent pas ces lieux pourtant en principe réservés à la prière et à la méditation. Ti en conçoit des remarques pertinentes sur la naïveté des fidèles autant que sur la cupidité, voire de la flagornerie des moines, et d'ailleurs des moniales, qui ne reculent pas devant de petits arrangements avec leurs voeux. Pour autant, il n'en laisse pas conter et ne manque jamais d'appliquer son doute systématique sur les apparences et les certitudes les plus solides.

     

    Malgré ce contexte religieux où magie et fantastique se côtoient, en bon disciple de Confucius, il exerce constamment son esprit critique et pragmatique et finit par remettre les choses dans l'ordre d'où elles n'auraient jamais dû être détournées. Son épouse et lui-même découvrent les trafics séculiers et surtout lucratifs que cachent ses deux monastères pourtant ennemis jurés.

     

    De cet épisode le Juge Ti sort encore une fois vainqueur et surtout avec lui la loi et l'ordre dont il est le garant. Il reste ce personnage à la fois brillant et facétieux qui me plaît bien. Pourtant si son épouse eut quelques interrogations sur elle-même et sur les raisons de sa présence chez les moniales bouddhistes quand elle y mena ses investigations, elle découvre en elle, malgré tout une certaine sérénité autant qu'une manière nouvelle d'envisager sa vie au foyer. A l'occasion de cet épisode où elle collabore avec son époux, elle contribue, elle aussi, à remettre les choses et les gens à leur vraie place, mais surtout elle prend conscience d'une nouvelle vocation, celle de mener comme son mari des enquêtes judiciaires. Certes, sa condition ne le lui permet pas, mais l'auteur semble nous dire que malgré l'époque, la femme est amenée à prendre une place grandissante dans cet Empire... que gouverne une impératrice.

     

    Est-ce à dire que le juge Ti est anticlérical, à tout le moins en ce qui concerne le taoïsme et le bouddhisme? Il me plaît de penser que ce personnage décidément attachant porte sur ce clergé un regard amusé et que ce n'est pas cet épisode de sa vie qui va le faire changer d'avis.

     

    Je ne suis pas un lecteur émérite, mais ce que j'aime chez un auteur c'est que, lorsque je referme son livre, j'ai l'impression d'avoir passé un bon moment. Cela tient au style autant qu'au sujet et l'intérêt que j'éprouve pour une oeuvre procède toujours autant de l'alchimie. Frédérique Lenormand me prête cette certitude et cette chronique qui s'enrichit à chacune de mes lectures, en garde la mémoire.

     

    © Hervé GAUTIER – juin 2008.
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  • MADAME TI MENE L'ENQUÊTE [Les nouvelle enquêtes du juge Ti - Vol 5]

     

    N°307 – Juillet 2008

     

    MADAME TI MENE L'ENQUÊTE [Les nouvelle enquêtes du juge Ti – Vol 5]

    Frédéric LENORMAND - Fayard.

     

    Le hasard, à moins que ce ne fût l'absence de scrupules des habitants de Han-yuan, n'a pas eu, en cette année 666 de respect pour le juge Ti inopinément tombé de cheval et précipité dans un ravin à la suite d'un attentat perpétré contre sa personne. Il s'en tire heureusement avec une jambe brisée mais qui lui interdit tout mouvement. Pourtant autour de lui les meurtres ne cessent pas et il doit, peut-être un peu malgré lui, mais aussi probablement par calcul, recruter pour le seconder, un ancien repris de justice. Très vite, ce dernier comprend tout l'intérêt que lui réserve cette situation et confond allégrement son intérêt personnel avec la bonne administration de la justice.

     

    Sa première épouse qui se morfond dans ce tribunal mais surtout dans le rôle très secondaire que la société chinoise réserve aux femmes, sent l'obligation de porter assistance à ce magistrat qu'elle voit désireux d'action. Aussi, prend-elle des initiatives autant pour aider son infirme de mari que pour contrer l'aigrefin qu'il a engagé. Pourtant, elle conserve en secret, au magistrat, toute sa loyauté et toute son efficacité, permettant au malheureux mandarin d'exercer quand même son ministère, de déployer toute sa sagacité pour démêler l'écheveau compliqué de ces meurtres en série que ses prédécesseurs ont parfois laissé en plan. De rebondissements en faits nouveaux Ti, décidément au mieux de sa forme, malgré les apparences, confondra à la fois le coupable de ces forfaits... et l'auteur de l'attentat commis contre lui.

     

    Ce roman est aussi la découverte de cette femme, à la fois intelligente et perspicace, servant les intérêts de son époux, mais aussi, accessoirement les siens. Elle sera ses yeux mais aussi son témoin d'exception puisque cette affaire lui permettra de sortir de la maison où elle s'étiole. Elle se révèle son double, aussi douée pour les investigations que dans l'appréciation fine des évènements qu'elle rencontre. Elle se meut à merveille dans ce monde interlope du crime que son mari côtoie chaque jour, s'adapte à toutes les circonstances, possède l'art de la maïeutique.

     

    Il y a les investigations que mène cette épouse zélée, mais, à mes yeux, ce récit est plus qu'un roman policier. Le titre lui-même annonce les choses, mais tout en nuances. Ce texte révèle une femme, certes de haute lignée, mais qui a été mariée dans les règles ancestrales de la société chinoise d'alors, c'est à dire qu'elle a été unie à un mari qu'elle ne connaissait pas et que, à tout le moins au début, elle n'aimait pas. Elle était certes la première épouse d'un magistrat important, mais elle devait cohabiter avec deux épouses secondaires qu'elle n'appréciait guère, mais qui avaient donné une descendance à ce mari, ce qu'elle s'était, elle, révélée incapable de faire. C'était là une condition importante pour qu'elle gardât son rang et cette infertilité faisait d'elle une épouse que son mari pouvait répudier légalement à tout moment. Les circonstances de cette enquête lui révèlent la vie différente et heureuse qu'elle aurait pu avoir avec un autre homme et cette intuition la laisse songeuse...

     

    Au delà de l'enquête, toujours passionnante, il y a le regard du juge enfin, remis de ses malheurs, posé sur cette épouse « Il regarda sa Première s'affairer autour de lui pour préparer sa nuit. Il sentit, pour la première fois depuis longtemps, combien elle lui était précieuse. Il avait beau être moins possessif que ce fou de Pei Hang, il lui aurait été infiniment désagréable que son épouse principale lui fût ôtée, soit par les suites tragiques de sa témérité de tout à l'heure, soit d'une autre manière qu'il ne voulait même pas considérer. ».

     

    j'ai toujours plaisir à rencontrer le juge Ti par delà le temps et par le miracle de l'écriture de Frédérique Lenormand. J'apprécie son humour où la formule lapidaire le dispute à l'usage de l'euphémisme, voire de la litote. Je passe vraiment de bons moments

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – juillet 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LE CHATEAU DU LAC TCHOU-AN [Les nouvelles enquêtes du juge Ti, vol.1]- Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

     

    N°308– Août 2008

    Quelques lignes dans la rubrique nécrologique du samedi 2 août 2008. Elles annoncent simplement le décès et les obsèques de Jeanne Parthenay, épouse de Marcel Auger dit « Marjan ». Elle a été la compagne des bons et des mauvais jours de son mari. Je n'oublierai pas le sourire de celle que nous surnommions tous familièrement « Marjane ». Une absence de plus au triste compteur des disparus. Elle a donc survécu 10 ans à celui qu'on a appelé « le poète humoriste niortais ». Il m'honora de son amitié pendant plus de 20 ans et jusqu'à sa mort. Je continue à penser à lui. Tous ceux qui l'ont connu ou simplement croisé lui doivent au moins d'avoir favoriser leur démarche créatrice ne serait-ce qu'en devinant et en accompagnant leur merveilleuse envie d'écrire.

    LE CHATEAU DU LAC TCHOU-AN [Les nouvelles enquêtes du juge Ti, vol.1] – Frédéric LENORMAND – Editions FAYARD.

    Décidément, Ti est encore une fois ce « malheureux juge perdu dans un univers de crime et de vice omniprésents ». Le voilà effectivement en train de mener une enquête hors de sa circonscription sur des meurtres inexpliqués, au beau milieu d'une inondation qui l'a contraint à aborder dans la ville de Tch'ouan-Go [« l'endroit le plus paisible du monde »], alors qu'il rejoignait, accompagné de son seul sergent, sa nouvelle affectation. Soucieux d'échapper au confort plus que relatif de l'auberge locale, il obtient avec quelques difficultés l'hospitalité des châtelains locaux, les Tchou.

    Dès lors, les choses se compliquent. Non seulement ses hôtes résident à l'écart de la ville mais semblent vivre dans un autre monde, entourés qu'ils sont d'un univers de légendes mais aussi de manifestations surnaturelles, jouissent d'une immense fortune dont ils ne semblent pas avoir cure, mènent une vie recluse et quasi monastique alors qu'ils pourraient connaître les fastes de la cour impériale des T'ang, ont une attitude des plus bizarres et changeantes. Et puis il y a «  ce château étrange et ... son intrigant secret » et l'invitation appuyée de ses habitants à le voir quitter les lieux au plus vite et les laisser en paix. Tout cela n'est pas sans étonner notre juge dont l'esprit pétri de confucianisme est toujours en éveil et la passion pour la loi et l'ordre public intacte. A tout cela viennent s 'ajouter des cadavres, retrouvés flottant dans cette ville désormais envahie par l'eau mais dont tout le monde se moque, le niveau de la rivière étant pour l'heure la seule préoccupation des habitants. Bref, ces personnes maintenant réduites à l'état de cadavres avaient été des gens qui se déplaçaient librement dans cette cité et devaient bien en savoir long sur elle et sur ses habitants. Pourtant Ti « ne connaissait rien de plus secret que la façon de vivre de ces Tchou, dans leur château, sur leur île, au milieu de leur lac, dans leur parc fermé, derrière leur portail qui protégeait il ne savait quelle turpitude digne qu'on tuât pour en préserver l'incognito. »

    Etait-ce le contexte climatique, cette maisonnée bizarre où il est un peu perdu parmi les secrets de famille, une pratique culinaire des plus douteuses, le mauvais sort qui semble s'acharner sur ses membres, comme si ce château portait malheur à ceux qui l'habitent, les hypocrisies qu'ils pressent ou les mutismes qu'ils supportent, mais notre juge hésite, se reprend, doute et s'égare un peu... A force de rebondissements de fausses pistes, d'impressions non vérifiées, Ti finit par entrapercevoir la vérité « La lumière jaillissait enfin. Elle était aveuglante. » En effet, la sagacité du mandarin, alliée cependant à la crédulité populaire, au contexte de légendes et de superstitions, au hasard et à la chance aussi, lui a permis de délier l'écheveau compliqué de cette histoire. Tout cela n'était donc rien d'autre qu'une tromperie macabre dictée par l'appât du gain, la fièvre de l'or, la convoitise qui ne font pourtant rien d'autre que de perdre ceux qui s'y laissent prendre.

    Ti est décidément un fin observateur de la triste condition humaine et même s'il a été, lui aussi, un peu abusé, il se montre à sa manière, un tantinet opportuniste pour cacher cette mystification et même profiter de la situation. Mais, peut-on lui en vouloir?

    ©Hervé GAUTIER – Août 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA NUIT DES JUGES[ Les nouvelles enquêtes du juge Ti, Vol 2]. Frédéric LENORMAND - Fayard

     

    N°309– Août 2008

    LA NUIT DES JUGES[ Les nouvelles enquêtes du juge Ti, Vol 2]. Frédéric LENORMAND - Fayard

    Or, le juge Ti s'ennuie dans sa ville de Peng-Lai! La routine administrative, l'ordre public assuré, voire l'apathie générale de cette cité portuaire, en cette année 664 ne valent rien à notre sous-préfet qui se morfond et songe au pire. Heureusement, on le convoque au siège de la Préfecture sans plus de précisions, ce qui nourrit un temps son imagination. Cela lui fera au moins un semblant d'activité!

    Comme nous le savons désormais, le juge Ti est non seulement un pourfendeur du vice, un défenseur de la morale, de la loi et de la sécurité publique mais c'est aussi un fin observateur de ses contemporains. Ici, cette convocation de six autres magistrats à Pien-Fou, ville d'eau et de tranquillité, a en réalité pour but de nommer l'un d'entre eux à un poste prestigieux et prometteur dans cette même ville. C'est non seulement l'occasion d'une galerie de portraits haute en couleurs et en variétés mais surtout une peinture fine d'une société bien différente de celle que Ti à l'habitude de côtoyer, c'est à dire celle des truands et des malfrats. On ne s'attend pas, en effet, de la part de mandarins qui sont de fins lettrés et dont la tâche est de punir les citoyens dont ils ont la charge au nom de la loi et de l'Empereur, à les voir se livrer à des mesquineries, des délations, des infamies, des mensonges, des perfidies pour discréditer leurs concurrents et ainsi se voir nommer à leur place. Et de noter avec pertinence «  Cette compétition feutrée ne rehaussait pas l'opinion qu'on pouvait avoir de l'humanité administrative »,les petits travers de la condition humaine ne connaissant ni frontière, ni époque, ni classe sociale. Dès lors tous les coups sont permis au point qu'un juge trouve la mort dans ce qui ne peut pas être un banal accident. Mais Ti est d'une autre trempe, et cette mort, si elle bouscule un peu les choses, décourage la sagacité de l'ensemble des autres magistrats. C'est donc à lui qu'on confie hypocritement l'affaire, et notre auteur de noter « Il avait certes un penchant naturel à se jeter la tête la première dans toutes les énigmes qui se présentaient, mais la simplicité avec laquelle ses éminents confrères se déchargeaient sur lui blessait son amour-propre » C'est que, pour obtenir ce poste tant convoité tous les coups sont permis. Les choses se compliquent un peu quand le préfet déclare qu'il sera attribué à celui qui résoudra cette affaire. Notre magistrat se sent soudain bien seul d'autant qu'il a à faire face à la fronde de ses chers confrères. Dès lors, chacun s'affaire, à son rythme et selon sa méthode, la perspective d'une prochaine nomination ainsi mise en compétition étant de nature à motiver les candidats.

    Ti, en bon enquêteur flaire une supercherie, mais, goûtant peu ce genre d'humour de la part de sa hiérarchie, il va, lui aussi, entrer dans le jeu, mais à sa manière. Cela a au moins l'avantage de l'occuper un peu et de tromper son ennui, ce qui ne l'empêche pas d'accumuler des indices sur ses chers collègues et de déjouer les pièges qu'ils lui tendent, de sorte que chacun devient, nonobstant sa qualité de magistrat, un meurtrier potentiel et ce d'autant que, chacun espionnant l'autre, tous les juges se retrouvent virtuellement au banc des accusés... pour leurs confrères, évidemment. Et, pour aggraver encore la situation, et comme si le sort avait décidé de désigner le lauréat par défaut, voilà qu'un deuxième magistrat, qui était pressenti pour ce fameux poste, est retrouvé assassiné allongeant la funeste liste. Cela commence à faire beaucoup pour un ville paisible! De plus, Ti fait figure de suspect idéal pour les autres mandarins qui n'ont pas, cela va sans dire, sa rigueur intellectuelle. C'est bien de cela dont il se sert pour découvrir la vérité qui se dérobe rarement devant lui. Il observe avec curiosité les travers et les turpitudes de la communauté humaine, raisonne, suppute, imagine, compulse dossiers et archives, n'hésite pas à remettre en question les apparences les plus établies et rien n'échappe à sa perspicacité [je soupçonne un peu l'auteur de mettre dans la bouche de Ti des remarques qui lui sont personnelles, mais, si cela est, je ne saurais lui en vouloir!].

    Bref, dans cette « ténébreuse affaire », notre sous-préfet ne se laissera pas abuser et les choses reviendront à leur vraie place, celle qu'elles n'auraient jamais dû quitter si les hommes avaient été aussi vertueux que notre juge, même si elles empruntent un peu à l'hypocrisie pour que soient maintenus l'ordre social, la paix publique, la sérénité de la justice et la respectabilité de ceux qui sont chargés de la rendre. Pour la nomination, on fera prévaloir l'opportunité sur la compétence, comme souvent! Ti est malgré tout satisfait de sa démonstration, mais, je ne peux pas ne pas l'imaginer un peu frustré, lui qui n'avait rien sollicité mais qui aurait bien aimé une promotion prometteuse dans cette bonne ville de Pien-Fou. Il se voit payé de belles paroles de prédictions somptueuses, mais est renvoyé à Peng-Lai où il retrouvera son ennui, ses fonctions, sa famille et ses méditation sur cette société des hommes dont il doit combattre les perversités, même si elles se manifestent d'une manière inattendue. Il est aussi un bon philosophe, c'est à dire un peu fataliste, puisque notre auteur note avec pertinence «  Ti se réjouit de sa médiocrité, qui le préservait des grandes tentations comme des grands vices, et repartit le coeur léger vers sa petite bourgade côtière qui lui paraissait soudain si pleine de ressources à sa mesure. »

    j'apprécie toujours Frédéric Lenormand dont je lis les oeuvres avec gourmandise. J'ajoute que dans ce roman, comme dans tous les autres, le lecteur apprend beaucoup de choses sur la civilisation, sur les coutumes ou sur le droit chinois... Ce que j'attends d'un livre, même d'une fiction, c'est certes d'être bien écrit, emprunt d'un humour jubilatoire, de m'inviter au rêve et au dépaysement, mais aussi qu'il soit bien documenté. Je dois dire que je suis pleinement satisfait. C'est là une marque de respect du lecteur que j'ai plaisir à souligner ici.

    © Hervé GAUTIER – Août 2008.
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  • Le mystère du jardin chinois [ Les nouvelles enquêtes du juge Ti ] - Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

    N°325– Février 2009

    Le mystère du jardin chinois [ Les nouvelles enquêtes du juge Ti ]Frédéric LENORMAND – Editions FAYARD.

     

    Cette fois, Ti est sous-Préfet de la bonne ville de Pou-Yang, et, pour son malheur et en voulant porter secours à son supérieur hiérarchique, il est victime d'un accident qui, pour être banal, le rend complètement amnésique. C'est que cette province est frappée par une épidémie mortelle de volatiles de toutes plumes qui menace la paix publique ou plus exactement « contrevient aux lois du Ciel et de la terre ». Bien entendu, c'est lui qu'on tient pour responsable de cet état de chose, au motif que, traquant le crime avec plus de zèle que ses autres collègues, il en découvre donc davantage et que, « un excès d'intelligence [étant] le pire défaut d'un fonctionnaire», « le sens du monde [lui] échappe totalement», il convient donc de le déplacer au plus vite. Les bruits les plus fous courent d'ailleurs sur notre pauvre juge qui mérite donc bien cette pause. C'est la raison de la présence de son supérieur dans sa ville. Son amnésie tombe à pic et il va donc se reposer avec sa famille dans un magnifique jardin perdu dans la campagne, mais les paysages qui le composent sont aussi énigmatiques que les personnages qui le hantent. Pour y entrer et y mener librement son enquête, son esprit étant toujours en éveil, il a recours à un subterfuge, et, nonobstant sa perte de mémoire, il retrouve ses vieux réflexes de limier, son proverbial bon sens, d'ailleurs largement inspiré par l'enseignement de son maître Confucius. C'est que son hôte invisible, le décor dans lequel il évolue et les personnages énigmatiques dont il fait la rencontre, ne laissent de l'interroger. Voilà donc le décor planté.

     

    C'est que, ce qui n'était au départ, qu'une vague histoire d'oiseaux, se transforme petit à petit, dans ce microcosme mystérieux où se succèdent les situations rocambolesques et les personnages fantasques voire inquiétants, en un théâtre d'opérations où il saura, nonobstant son indisposition provisoire, se montrer à la hauteur de sa réputation. En effet « le meurtre continuait à fleurir autour de lui comme si nul magistrat de la glorieuse administration chinoise n'avait été là pour rétablir l'ordre du Ciel ».

     

    Dans ses fonctions retrouvées, et malgré son amnésie passagère, il sait pouvoir compter sur sa Première épouse, Dame Lin Erma, qui, en toutes circonstances est là pour le seconder et se révèle être son véritable double. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'elle agit efficacement aux côtés de son époux [«  Panique sur la grande muraille »,  « l'art délicat du deuil », «  Madame Ti mène l'enquête » « Petits meurtres entre moines »...]. Ce détail est non seulement la marque d'une grande unité dans l'œuvre de notre auteur, mais souligne l'importance de cette épouse, qui, si elle n'a pu donner de descendance à son mari, ce qui aurait suffit à la faire répudier, n'en prend pas moins la préséance sur les deux autres compagnes. Ti le reconnait volontiers [ « Sans vous je ne serais rien »] et là aussi, elle prend une part active à la résolution des énigmes qui émaillent ce récit. C'est la consécration du rôle des femmes dans cette société pourtant essentiellement masculine, mais qui est gouvernée par une impératrice dont Ti deviendra plus tard le conseiller influent.

     

    Notre auteur nous indique qu'un jardin chinois est un univers magique qui symbolise le paradis terrestre. Le lecteur attentif ne manquera pas de s'en faire sa propre idée à travers ce récit aux multiples rebondissements qui met une nouvelle fois en lumière les travers humains dont Ti est toujours le témoin attentif. Il redécouvrira un magistrat qui exercera, comme toujours, son sens de la logique et son imagination. Cela le maintiendra en éveil jusqu'à la fin... même si cette dernière le surprend un peu!

     

    J'apprécie les descriptions bucoliques et les évocations plus personnelles et psychologiques qui enrichissent le récit. Les phrases sont tricotées dans un style toujours aussi jubilatoire, qui, du début à la fin, déroule son voyage sans jamais lasser. Je retrouve aussi, avec gourmandise, l'humour qui fleurit sous la plume de notre auteur et un sourire complice éclaire souvent mon visage... Je note d'ailleurs que dans cet ouvrage, comme dans tous les précédents, il doit beaucoup au sens de la formule, aux expressions ciselées, aux raccourcis subjectifs autant qu'à l'emploi délicat de l'euphémisme et de la litote.

     

    L'auteur parsème, comme toujours son récit de remarques et de notes, fruits de ses recherches méticuleuses. Elles renseignent utilement le lecteur sur les us et coutumes de l'époque et du pays, sur l'organisation de la société. Je goûte ce dépaysement dans le temps et l'espace. La note qui figure à la fin du livre attire même l'attention, non seulement sur les circonstances de ce récit, mais également l'actualise.

    Ce roman à la lecture agréable se transforme ainsi en un document pédagogique et instructif.

     

    Je remarque également que cette histoire renoue avec la symbolique de l'eau. Je n'en connais pas avec exactitude sa signification dans le contexte chinois, mais beaucoup d'aventures du juge Ti sont liées à cet élément ce qui me paraît significatif.

     

    Faire vivre [ou revivre, puisque Ti a effectivement existé] un personnage, le faire évoluer dans un univers propre, respecter une personnalité reconnue, se mettre à sa place, habiter son personnage ou lui prêter, peut-être, un peu de ses sentiments personnels, est un art délicat. J'apprécie toujours qu'on parvienne au bout de cette entreprise qui peut se révéler périlleuse. Dans ce récit, comme dans les autres, je n'ai pas été déçu et j'ai retrouvé ce mandarin avec plaisir. J'avoue que personnellement, ce juge Ti me plait bien et que le lis toujours avec autant de passion ses aventures. Je redécouvre à chaque édition d'un nouveau livre, avec bonheur et même avec un certain étonnement, sa manière d'appréhender le quotidien.

     

    Cette démarche illustre sans doute ce vers de Henry Longfellow « la vie est brève, l'art seul est durable. »

     

    Une nouvelle enquête du Juge Ti publiée par Frédéric Lenormand est toujours pour moi un événement.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Février 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • LES PRINCESSES VAGABONDES - Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

     

    N°310 – Août 2008

     

    LES PRINCESSES VAGABONDES – Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

    Je l'ai déjà écrit dans cette chronique, ce n'est pas, à mes yeux, la nouveauté qui fait la seule qualité d'un livre même si la durée de vie « commerciale »de celui-ci est forcément limitée. Cet ouvrage publié en 1999 n'échappe pas à cette remarque.

     

    Bref, ici, comme à son habitude, Frédéric Lenormand s'approprie un morceau de l'histoire et le rend à sa manière, c'est à dire en prêtant sans doute un peu de lui-même aux personnages, en fait quatre vieilles princesses hors du temps, tantes de Louis XVI, qui fuient en Italie la Révolution Française et sa volonté de changement autant que l'agonie de cette monarchie fantomatique et la perspective de finir sur l'échafaud. Elles cherchent désespérément un hôte, fût-il leur cousin ou le pape lui-même, qui voudrait bien les accueillir, mais de Naples à Parme à Rome ou à Venise, personne n'en veut et tous ne souhaitent qu'une chose, les voir déguerpir au plus vite! Dans leur fuite éperdue, elles incarnent des temps qui ont irrémédiablement changés, refusent obstinément de s'y adapter, espèrent une restauration des valeurs anciennes qui leur redonnera leur rang et le lustre de leur ancienne condition, mais en vain!

     

    Leur équipage est à la fois grotesque et affligeant, leur voyage pour échapper au vide, à la vieillesse et à la mort, poignant. Malgré le style alerte que l'auteur a choisi d'adopter, la manière de vivre des « Mesdames » continue d'être gouvernée par des repères surannés voire complètement surréalistes que sont les valeurs aristocratiques et l'existence de Dieu, quand ce n'est pas des références mal digérées aux écrivains du siècle des Lumières. Et de noter « Elles comprirent que c'était de l'exil qu'elles souffraient, leurs vies s'installaient dans un pénible hiver d'où rien ne sortirait, que la mort ». Et la mort en terre étrangère! Comme pour nous rappeler que, pour être princesses, elles n'échappent pas pour autant à la condition humaine. Chacun d'elle glissera donc vers le néant, de la même manière qu'elle avait vécu, en solitaire! Mais avant c'est la folie qui mettra un terme à cette équipée, la folie qui est une autre manière d'échapper à cette vie. Mais leur existence n'avait-elle pas été un long délire, cet état qui vous fait fuir le réel ou l'habiller au couleurs de vos envies, de votre inconscience ou de vos fantasmes?

     

    J'entends dire qu'on lit de moins en moins. C'est évidemment très dommage, pourtant, il est des écrivains qui sont fort capables de réconcilier les plus réticents avec la lecture pour peu qu'ils veuillent bien leur accorder quelques moments de leur temps. En effet, quand l'acte de lire, que d'aucuns tiennent de plus en plus pour un pensum quand ce n'est pas une perte de temps, correspond à un moment de plaisir, surtout quand le style est jubilatoire et léger, les phrases cousues d'humour et quand le texte mêle le dérisoire, le sérieux et la précision documentaire, l'affaire est d'une autre nature et mérite qu'on s'y arrête.

     

    Écrire, ce n'est pas seulement aligner des mots qui forment des phrases et des chapitres [les gens pressés appellent cela des livres], c'est pour l'écrivain l'occasion unique de faire naître chez son lecteur une envie de poursuivre en sa compagnie ce voyage intérieur et immobile que seules les oeuvres d'art, et donc les livres, sont capables de susciter. On apprend des choses, certes, et ce n'est pas là le moindre atout d'un ouvrage, mais surtout on garde de celui-ci un vif souvenir puisé dans cette complicité qui peu à peu s'installe. A cette occasion on goûte le dépaysement, le rêve ou de plaisants moments qui vous font sourire parce que les personnages s'animent devant vous par la seule force des mots et que vous croyez les avoir toujours vus et connus. Vous devenez, sans presque vous en rendre compte, le témoin privilégié du narrateur qui vous confie, à vous seul, ses saillies, ses remarques pertinentes et impertinentes parfois! Quand, en plus le style est somptueux, respectueux de la grammaire, des nuances de la langue, de la musique des mots, avec en plus le sens de la formule, à la fois simple, juste et percutante, le temps consacré à la lecture devient un moment précieux, indispensable même puisqu'il devient un antidote aux vicissitudes de notre quotidien.

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA PENSION BELHOMME - Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

    N°328– Mars 2009

    LA PENSION BELHOMME – Frédéric LENORMAND - Editions FAYARD.

     

    Ce n'est pas le moindre mérite de ce livre de mettre en lumière un point un peu oublié de la Terreur. De cette période, nous n'avons probablement retenu que l'usage inconsidéré de la guillotine, la chasse aux ci-devants, et l'insécurité qui faisait des accusateurs d'un jour les victimes du lendemain. C'était une guerre civile et dans ces périodes où les grandes idées sur les valeurs de l'humanisme sont quelque peu mises entre parenthèses, des vocations de délateurs zélés se révèlent et les prisons se remplissent d'autant plus facilement que les chefs d'accusation atteignent une inflation galopante autant qu'une dangereuse imprécision.

     

    Pour pallier cette carence, l'État réquisitionne donc les cliniques pour peu qu'elles soient munies de barreaux. Rue de Charonne, la maison de Jacques Belhomme fut du nombre. Cet ancien menuisier, opportuniste et âpre au gain, s'improvisa Maître de pension à partir de 1765, considérant son nouveau métier comme plus lucratif. Il ouvrit donc «  à mi-chemin entre entre la Place de la Nation et le cimetière du Père Lachaise » un établissement pour pensionnaires fatigués ou agités. L'idée devait être bonne puisqu'il prospéra pendant vingt cinq ans. De telles maisons étaient en réalité et à l'origine, les ancêtres des cliniques psychiatriques. Ces « pensions bourgeoises » étaient, sous l'Ancien régime des annexes des geôles et on y recevait souvent des individus incarcérés ici par « lettres de cachet », c'est à dire en vertu de l'arbitraire. La profession des résidents était diverse, bourgeois, artisans, rentiers, ...mais ils acquittaient tous le montant de leur pension, parfois élevée. Après la destruction de la Bastille, le nouveau régime se fit un devoir de remplir ces nouvelles prisons devenues « maisons de santé et de sûreté ». A la Révolution on comptait chez Belhomme des fous et des handicapés mais aussi des vieillards, des grabataires, des nobles, des prêtres, d'anciens fonctionnaires ou militaires, tous plus ou moins malades ...En tout cent seize détenus s'y sont côtoyés pendant toutes ces années.

     

    A partir de l'avènement du nouveau régime, aux circonstances exceptionnelles autant qu'à l'activité débordante de la police, ceux qui allaient les peupler ne présentaient plus exactement les mêmes caractéristiques. S'y côtoyèrent donc tous ceux qui étaient suspects aux yeux des révolutionnaires, nobles, journalistes, officiers, acteurs de théâtre, ainsi qu'une foule d'anonymes en délicatesse avec les autorités ou simplement en disgrâce... et chacun de soudoyer les médecins et les policiers pour y être incarcérés. Notre Belhomme profita de l'occasion pour s'enrichir et rançonner quelque peu ses nouveaux pensionnaires, trop heureux d'être chez lui un peu à l'abri de l'agitation extérieure. Mal lui en prit et il tâta, lui aussi des tribunaux sous l'accusation précise de concussion, « d'exaction envers les riches et d'inhumanité envers les pauvre », de faux et de banqueroute frauduleuse mais finit par survivre à tous ces bouleversements. Il fut, lui-aussi, envoyé dans une maison de santé, mais pas dans la sienne, laquelle dépérit et finit par fermer.

     

    Au risque de me répéter, cette chronique s'instituant depuis quelque temps, et avec un plaisir gourmand, le témoin privilégié de l'œuvre de Frédéric Lenormand, je voudrais souligner une nouvelle fois tout l'intérêt que le simple lecteur que je suis prend à la fréquentation de ses ouvrages. Comme les autres, celui-ci est le résultat d'une recherche à la fois approfondie, patiente et minutieuse de documents historiques qui ont miraculeusement survécu aux soubresauts de notre histoire. En historien avisé mais aussi malicieux, il relate avec force détails la liste et parfois une partie de la vie de ceux qui furent accueillis dans « la pension Belhomme ». La lecture en est savoureuse.

    J'ajouterais que l'auteur fait des remarques pertinentes et parfois (heureusement) impertinentes dans un style emprunt d'humour et toujours aussi jubilatoire qui ne saurait me laisser indifférent et qui transforme le temps consacré à la lecture en un agréable moment.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER

    http://hervegautier.e-monsite.com 

  • L'ART DELICAT DU DEUIL - Frédéric LENORMAND - Fayard.

     

    312 – Septembre 2008

     

    L'ART DELICAT DU DEUIL – Frédéric LENORMAND - Fayard.

     

    Le juge Ti est chargé d'administrer la ville de Han-yuan où se déclenche une étrange épidémie. Conscient de ses responsabilités qui lui enjoignent de faire respecter l'ordre public face à la panique qui s'empare de la population, ce magistrat balance entre la médecine chinoise à laquelle il croit et les pratiques incantatoires des trois autres religions pratiquées à cette époque que son confucianisme militant incline à mettre en doute.

     

    Ti, toujours aussi dubitatif déjoue facilement les pièges des charlatans qui se proposent d'enrayer cette maladie. Pourtant, pour incrédule qu'il soit au regard des religions en général et des choses étranges en particulier, notre magistrat se résout à donner dans ce travers, et y trouve même des vertus. Cependant, une autre série de meurtres vient compliquer les choses, ou à tout le moins vient lui donner l'occasion d'aiguiser son sens critique et sa logique pour dénouer les fils compliqués d'une intrigue à éclaircir, d'éclairer la plus ténébreuse des affaires criminelles, de confondre les meurtriers de tout poil, de sorte que cela devient rapidement une affaire où la jalousie le dispute à l'adultère, l'intérêt personnel aux pires crapuleries, ce qui plonge notre sous-préfet dans un abîme de perplexités. Comme toujours, face au spectacle offert par la turpitude humaine et aux problèmes qui pour lui en découlent, il agit avec méthode et oppose son intelligence et aussi sa mémoire aux allégations basées sur les démons et autres spectres maléfiques porteurs de mort. La dialectique confucéenne dont il est un fervent adepte le conduit à rechercher des causes bien réelles à des phénomènes étranges et surnaturels dont cette société est friande, entretenus, il est vrai, par la culture des autres religions.

    Voilà que notre mandarin, après avoir frôlé la mort, a soudain conscience des choses et porte désormais ses soupçons sur un notable de la ville. Il charge sa fidèle première épouse, Dame Lin, encore elle, d'enquêter pour son compte, ce pour quoi elle excelle. Ainsi doit-il se résoudre à un subterfuge légal mais astucieux pour s'assurer de la personne d'une criminelle ce qui aurait été d'autant plus difficile qu'elle appartient à la noblesse. On sait que dans la société chinoise d'alors, cette caste est censée être un pilier de l'Empire. Ce faisant, il démonte facilement une machination qui prenait toute la ville en otage et dont l'épidémie n'était que la manifestation, aussi fausse d'ailleurs que les démonstrations surnaturelles constatées. Ainsi établit-il que toute cette histoire de fantôme et de contagion qui avait secoué cette petite ville n'était pas autre chose qu'un montage trompeur et criminel.

    Pourtant Ti, s'il est un clairvoyant et implacable juge, n'en est pas moins humain et respectueux des apparences religieuses, surtout quand elles servent ses desseins et sauvegardent également la paix publique dont il est la garant. Cela lui vaut, bien entendu, l'inimitié de la population dont il a la charge, mais peu lui chaut, son devoir avant tout, et sa prochaine mutation la lui fera oublier!

     

    L'écriture d'un livre est un exercice difficile, mais le titre que l'auteur lui donne ne l'est pas moins. Il doit être à la fois explicite, évocateur et incitatif pour le lecteur. A la différence sans doute des autres volumes de cette série, celui-ci m'interroge. Dans une intrigue policière, il y a forcément des morts. Le deuil qui en résulte tient à la fois du chagrin personnel et des conventions sociales. Dame Lin, en digne représentante de son époux et aussi en tant que membre de la bonne société, excelle dans le respect de ces rituels. Pour autant, elle a parfaitement le droit d'être réellement attristée par la mort d'un jeune étudiant qui lui est étranger mais pas indifférent. Un témoin extérieur peut aisément faire la confusion entre la peine qu'elle peut éprouver pour cela et les obligations qu'imposent les convenances à la suite du décès d'un notable, surtout si ces deux morts sont concomitantes. C'est sans doute en cela que le deuil est un art délicat, comme le suggère le titre.

     

    Cela dit, j'ai, une nouvelle fois, pris du plaisir à lire ce roman. Comme j'ai souvent eu l'occasion de l'écrire dans cette chronique [La Feuille Volante n° 290, 291, 292, 293, 294, 301 ,302, 307,308,309, 310], l'auteur suscite l'intérêt de son lecteur dès les premières pages pour le conduire jusqu'à la fin, sans que l'ennui se soit jamais insinué dans sa lecture. Le style, à la fois humoristique, plaisant et respectueux de la langue, le récit dépaysant et documenté font de ce voyage immobile un vrai moment de plaisir.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER - Septembre 2008.