la feuille volante

Articles de hervegautier

  • Les choristes

    N°1618 - Janvier 2022

     

    Les choristes – Le journal de Clément Matthieu – Christophe Barratier.

     

    Le lieu c’est un pensionnat perdu au fin fond de la campagne, pour élèves difficiles comme on en trouvait au sortir de la deuxième guerre, entre la maison de correction et l’internat, avec châtiments corporels, cachots, discipline quasi militaire instaurée par un directeur rétrograde et borné plus soucieux de son avancement que du bien-être de ses pensionnaires…

    Un homme déjà âgé, Clément Mathieu, y débarque en qualité de simple surveillant, un pion comme on dit. Bien sûr, au début, pour l’éprouver, il ne coupe pas aux traditionnels chahuts et caricatures de sa personne de la part des élèves mais rapidement, parce qu’il a jadis donné des cours de musique et qu’il se met en tête de faire chanter les potaches dont il a la charge, et malgré la réticence de quelques uns, il transforme l’ambiance délétère au début en une atmosphère à la fois studieuse et festive qui fait évoluer petit à petit ce microcosme vers plus d’humanité. Il ne sera pas payé de retour, verra le directeur s’approprier ses mérites et sera renvoyé.

     

    Je voudrais surtout revenir sur le film qui a été crée à partir de ce roman. Il est servi par de bons acteurs dont Gérard Jugnot est le principal. Il incarne fort bien la figure de ce pauvre pion célibataire qui a dû se faire pas mal d’illusions sur son avenir, désormais bien incertain et dont on voit très vite qu’il va être le souffre-douleurs du directeur comme des élèves. Il a raté sa vie, sentimentale comme professionnelle, il a obtenu ce poste dont sans doute personne ne voulait, mais il prend cependant son rôle très au sérieux. Il fait ce qu’il peut pour vivre et distribuer un peu de bonheur autour de lui, mais il est poursuivi par un destin implacable. Il ne sera reconnu ni pour son travail d’éducateur bénévole ni pour son talent de musicien, restera à jamais inconnu et mourra dans l’anonymat avec pour seule consolation la certitude d’avoir fait son devoir d’état. Il aura peut-être celle d’avoir fait naître une vocation, un de ses élèves dont il avait su reconnaître les dons musicaux et qu’il avait poussé dans la carrière de musicien deviendra chef d’orchestre. Il est resté célibataire parce qu’il n’avait croisé le regard d’aucune femme et celle qu’il a, un court moment, espérée dans ce rôle, s’éloignera presque naturellement de lui parce qu’il n’est rien dans cette société et que personne ne peut faire attention à lui.

    C’est émouvant et on en oublierait presque la réalité. Le monde est plein de gens comme lui qui prennent leur travail et leur vie à cœur, le font avec conscience et espoir de faire avancer modestement les choses dans leur domaine, veulent rester eux-mêmes face à la flagornerie et à la volonté de réussir à tout prix de ses semblables qui ne reculent devant rien pour percer, même s’ils doivent pour cela écraser les autres... Gérard Jugnot incarne avec talent ce personnage malchanceux qui le restera toute sa vie sans qu’il y puisse rien. Il est reconnu depuis longtemps comme acteur comique et ses rôles l’ont longtemps cantonné dans ce registre. J’ai déjà fait cette remarque pour certains autres comédiens et quand il choisit le répertoire dramatique il est infiniment plus intéressant et talentueux.

  • Le collectionneur d'impostures

    N°1617- Janvier 2022

     

    Le collectionneur d’impostures – Frédéric Rouvillois – Flammarion.

     

    Parmi tous les travers humains le mensonge est sans doute le plus usité et pour qu’il soit cru, il est recommandé à son auteur de l’imaginer énorme, à la limite de l’extravagant, tant il est vrai qu’une tromperie sophistiquée et minuscule a toutes les chances d’être découverte et bien entendu dénoncée alors que l’énormité est, en la matière, un gage de sérieux .

    Le mensonge est tellement subtil qu’à la brutale définition de travestissement délibéré de la vérité, on lui préfère parfois la plus habile « contre-vérité », quand on ne l’affuble pas du qualificatif de « pieux » , ce qui lui donne une toute autre dimension. Traiter quelqu’un de menteur a quelque chose d’infamant, mais si lui préfère le terme d’affabulateur, de bonimenteur, de mystificateur, d’illusionniste... cela a davantage de chance d’être plus facilement accepté. Quant à la casuistique jésuite, elle apporte à la discussion des nuances subtiles.

    Dans notre civilisation occidentale, le mensonge est régulièrement pratiqué, qu’il se décline en trahisons, adultères, hypocrisies, affabulations, mystifications, escroqueries..., la liste est longue qui traduit l’imagination humaine en cette matière. C’est une satisfaction personnelle de se dire qu’on a été assez malin pour abuser de la crédulité de son prochain, voire de ses proches, c’est même devenu une règle de vie, la marque d’une réussite sociale et financière que la justice des hommes a bien du mal à sanctionner. Quant à la religion et ses principes judeo-chrétiens, elle peine à les dénoncer au moment où ses ministres tâtent eux-mêmes des prétoires. Si on exclut tout ce qui concerne la vie privée, on ne compte plus les scandales politico-financiers qui ont éclaté justement parce que la confiance sur laquelle était basé le système est soudain venue à manquer, que les victimes ont osé parler, que le hasard s’est manifesté et qu’on n’espère surtout pas la manifestation de la Justice Immanente pour remettre les choses à leur place, elle n’existe pas ! Toutes ces impostures dont beaucoup sont historiques, laissent le témoin sans voix par l’étendue de l’imagination des faussaires mais c’est aussi oublier qu’elles ne réussissent que grâce à la naïveté des victimes. En effet l’imposture peut prendre une dimension collective surtout quand, s’agissant d’un personnage célèbre disparu, on attend son improbable retour. Il serait illusoire de les énumérer, les réunir tient de la gageure mais notre auteur, sur le mode ironique, en dresse une liste, évidemment non exhaustive mais bien réelles puisque les références sont mentionnées… C’est un regard pertinent porté sur l’espèce humaine, ça dure plus de trois cent pages et c’est édifiant!

    Duper son prochain permet de se mettre en valeur ou manifeste une volonté plus ou moins consciente d’endosser une personnalité qu’on n’a pas ou une histoire qui n’est pas la sienne. Se prendre pour un autre, le plus souvent descendant d’une lignée prestigieuse, avec titres et patronymes à l’avenant, et surtout vouloir en convaincre ses contemporains pour son seul bénéfice, est devenu une chose quasi courante. On ne compte plus les tentatives le plus souvent réussies d’impostures, même si on s’aperçoit que c’est le plus souvent le fait de personnes fragiles qui pourtant on réussi grâce à l’empathie qu’elles ont suscitée, mais qui ont fini par avouer leur méfait, ont été convaincues de fraude ou sont opportunément passées de vie à trépas. Il n’empêche il y a eu dans le passé beaucoup de morts qui ont ressuscité, et également beaucoup de gens pour en attester ! (actuellement une telle manœuvre a moins de chance de réussir avec l’ADN). Que les politiques se croient obligés de s’indigner publiquement sans prendre la peine de vérifier la véracité des faits est aussi révélateur de leur volonté de faire parler d’eux, quand ils ne cèdent pas trop facilement à la paranoïa ambiante propre à une époque ! Tromper quelqu’un, surtout s’il se dit expert et plus particulièrement si l’université lui confère une aura de sérieuse honorabilité, est un jeu passionnant pour celui qui en est l’auteur. La découverte et la commercialisation de fossiles contrefaits en est l’illustration, sans compter les fausses œuvres d’art, les manuscrits authentifiés par de pseudo-spécialistes, voire la mise en cause abusive de ce qui est officiellement reconnu pour incontestable. Ici la mauvaise foi ajoutée aux manœuvres douteuses emportent souvent la conviction des plus crédules et on ne compte plus les tentatives (réussies) d’extorsions de fonds, le plus souvent aux dépens des plus pauvres à qui on fait miroiter la potentielle richesse, par l’achat de terres lointaines et évidemment fertiles. L’église catholique n’est pas en reste dans cette vaste entreprise de mystification notamment jadis avec la célébration (et la commercialisation) des morceaux de la vraie croix dont il n’est pas raisonnable de penser qu’ils ont pu être authentiques. Cette dernière institution a, en matière de témoignage de la vie du Christ, préféré une bonne fois pour toutes la Vulgate au détriment de tous les nombreux écrits apocryphes sur le sujet. En outre on n’omettra pas les tentatives de captations d’héritage par la rédaction de faux testaments ou codicilles...

    Si l’imposture fait partie de l’espèce humaine il est en quelque sorte réconfortant de constater qu’elle-même sujette à contestation, « la fausse imposture prospérant elle-même sur les dénégations qu’elle suscite » ce qui est en quelque sorte un juste retour des choses.

     

  • La Bandera

    N°1616- Décembre 2021

     

    La bandera – Pierre Mac Orlan. Éditions Rombaldi.

     

    Parce qu’il a tué un homme à Rouen, Pierre Gilieth a fui la France et s’engage dans la Légion espagnole en espérant que l’uniforme et le cantonnement au Maroc le protégeront des éventuelles poursuites qu’il redoute. Il est aussi sans le sou et il pense que la solde, quoique modeste, lui permettra de ne pas mourir de faim. Lors de son engagement, il rencontre un autre français, Fernando Luca, qui est un policier à sa recherche et qui s’engage lui aussi. Sur place, les deux hommes s’amourachent d’Aïscha, une prostituée que Gilieth charge de surveiller Luca. L’opposition entre les deux hommes, affectés dans la même compagnie, est parfois violente. Lors d’un affrontement dans le Rif, Luca accepte de ne plus espionner Gilieth et de renoncer à la prime. Les deux hommes se réconcilient en une poignée de mains, Gilieth parce qu’il veut faire son devoir de légionnaire, Luca parce qu’il estime cet homme qui veut ainsi racheter l’erreur d’un moment ; et Pierre tombe, mortellement atteint. Plus tard, Luca retrouve Aïscha vieillie qui a gommé de sa mémoire jusqu’à sa passion pour cet homme.

    Le style de ce roman est plus littéraire, précis et poétique dans ses descriptions que ce que j’avais noté dans « Le quai des brumes », un autre roman célèbre de cet auteur. Le quotidien du légionnaire y est évoqué depuis les exercices militaires, les gardes, l’ennui né de l’attente, jusqu’à l’ambiance des bordels arabes. Ce genre de roman qui prône la liberté et les grands espaces est révélateur de cette époque. Avec ceux d’Antoine de Saint-Exupéry, ils évoquent ces concepts mais aussi la solitude de l’homme face à la vie qui passe et parfois tue, mais aussi une sorte de fatalité qui s’attache à ses pas. Le légionnaire espagnol est « el novio de la muerte »(le fiancé de la mort), ce thème qui est le quotidien des soldats de la « Bandera »(le drapeau en espagnol, ici la « compagnie ») revient donc souvent dans ce roman avec celui de la virilité, de l’attente, de l’aventure, de la discipline, de l’abnégation, de l’obéissance aux ordres. Ce roman qui fourmille de détails sur la vie quotidienne du légionnaire a été. publié en 1931 et se déroule au Maroc espagnol où les légionnaires sont chargés de la pacification. Il met en lumière la Légion qui, à l’époque, était très en vogue non seulement à cause des guerres coloniales mais aussi était le symbole du dépaysement, du prestige de l’uniforme et d’une certaine virilité chantée notamment par Édith Piaf (« Mon légionnaire » – « Il était mince, il était beau, il sentait bon le sable chaud) »). La Légion, quand elle n’est pas un refuge pour les amoureux malheureux, est aussi le symbole d’une seconde chance pour le simple légionnaire, celle de faire carrière peut-être mais celle surtout dans l’immédiat, grâce au changement de nom, d’effacer un passé souvent douteux et de se fondre dans la masse des combattants en défendant la patrie qu’il a choisie.

    Au-delà de l’histoire et du cadre il y a l’étude des caractères. Gilieth, obsédé par son meurtre tente de se racheter par une vie exemplaire de légionnaire, Luca, devenu agent d’une police où il n’a pas sa place va jusqu’à s’engager pour poursuivre Gilieth et le confondre mais la mort de ce dernier met fin à sa mission. Revenu à Madrid il redevient un pauvre hère qui vivote mais, obsédé par son camarade mort, retourne à la Légion pour s’y faire tuer, parce que la mort sera pour lui une délivrance.

     

    Pierre Mac Orlan qui est un écrivain majeur du XX° siècle est aujourd’hui injustement oublié. Avec la lecture de cette œuvre j’ai renoué avec lui et mon plaisir de le lire a été renouvelé. Je note qu’il a largement inspiré le cinéma, ce qui a correspondu à une écriture cinématographique originale à cette époque dans le cinéma français. Il avait la fibre aventurière et ses œuvres sont largement autobiographiques mais celle-ci qui abonde en détails a sûrement dû être inspirée de l’expérience de son frère Jean qui s’engagea dans la Légion après une affaire qui aurait mal tourné.

     

    Ce roman a été porté à l’écran par Julien Duvivier en 1935 et Jean Gabin qui incarne ici Jean Gilieth en est la vedette et Robert Le Vigan incarne Luca. Ce film a été tourné en décors naturels, c’est à dire au Maroc espagnol. J’ai lu que ce film est dédié au général Franco pour les autorisations qu’il accorda pour faciliter ce tournage. Duvivier nota également la grande connaissance du général de la culture française. Ce détail est évidemment étonnant de la part de celui qui allait devenir, quelques années plus tard, chef d’une rébellion qui ensanglantera son pays et y installera une dictature impitoyable de presque quarante ans.

     

  • Le quai des brumes

    N°1615- Décembre 2021

     

    Le quai des brumes – Pierre Mac Orlan. Éditions Rombaldi.

     

    Le roman est un peu compliqué et se déroule sur trois années. Un soir d'hiver au début du XX° siècle à Montmartre, au cabaret "le lapin agile", quatre hommes dans un café, le tenancier, puis Jean, un jeune homme pauvre et paumé, un militaire de la Coloniale qui disserte sur le cafard du soldat, déserte et après une vie civile misérable songe à se rengager dans la Légion sous un faux nom, un peintre allemand aux étranges pouvoirs de divination, et Nelly, une jeune fille, qui finit se lancer dans la prostitution. On assiste à une fusillade, à un assassinat pour une sordide histoire d’héritage... A travers Jean qu’on retrouve plus tard, on évoque la pauvreté puis la Légion étrangère, emblématique de cette époque à cause des guerres coloniales, et qui offrait une deuxième chance aux mauvais garçons qui à cette occasion changeaient de nom et ainsi disparaissaient ou à ceux qui, comme Jean, n’attendaient plus rien.

    Il y a beaucoup de gens désespérés dans le roman, le déserteur qui sous un faux nom s’engage dans la Légion, un peintre qui se suicide, Nelly qui devient prostituée, Jean qui meurt. L'ambiance est assez sordide et le style brut. Ce qui ressort c'est une grande solitude des personnages avec la mort en arrière-plan.

    Le roman ne ressemble que très peu au film de Marcel Carné avec Jean Gabin et Michèle Morgan. La réplique culte que tout le monde connaît (t’as d’beaux yeux tu sais) n'y figure même pas et Mac Orlan lui-même félicita le metteur en scène et Jacques Prévert, dialoguiste à la poésie désenchantée, pour l’adaptation qu'ils avaient faite de son roman. Soyons juste, si maintenant ce titre est en quelque sorte inscrit dans la mémoire collective, c'est davantage grâce au film, qui date quand même de 1938 (le roman avait été publié en 1927) et au visage des deux acteurs principaux, qu'au roman et à son auteur. Pourtant son nom résonne encore aujourd’hui entre l’inconnue et la notoriété. Marcel Carné a considérablement revisité l'intrigue, la concentrent sur la désertion du soldat, Nelly étant la seule, grâce à la prostitution dans laquelle elle s’est enfermée, à rêver un peu, parmi ces personnages marqués par la fatalité.

     

    J'avais très envie de relire Pierre Mac Orlan (1882-1970) parce que son nom lui-même a toujours eu pour moi des relents de mystères. Il a été, de son vivant, un peu secret et de nos jours il est devenu lui-même carrément un personnage mais surtout un auteur injustement oublié. Pourtant il fait partie de ses écrivains dont le nom est régulièrement cité et qui sortent périodiquement d’un purgatoire littéraire où la mode les a enfermés. Sur son parcours, il a lui-même entretenu beaucoup de flou. Il aurait justifié l'origine de son pseudonyme - de son vrai nom Pierre Dumarchey– par l'existence d'une très improbable grand-mère écossaise. Pour accréditer cette certitude, on le voyait souvent coiffé d'un béret en tartan. Il y fut aidé par le hasard, des incendies qui, à cause des deux guerres, ont fait disparaître les registres d'état-civil (il était né à Peronne dans la Somme) et l’École normale de Rouen où il fut inscrit fut détruite par les bombardements. Il la quitta avant le terme de son cursus, la situation d'instituteur ne correspondant sans doute pas à son idéal de liberté. Apparemment il ne confessa de cette période que des souvenirs sportifs de rugby à XV! Son père lui-même brûla tous les documents personnels et familiaux. On est à peu près sûr d'une jeunesse faite d'une vie de bohème désargentée et montmartroise pendant laquelle il croisa Gaston Couté , Guillaume Apollinaire, Blaise Centrars, Roland Dorgeles... Jeune, il commit quelques écrits érotiques et les œuvres de François Villon l'éveillèrent à la poésie, il s'adonna à la peinture, à la chanson qui lui offrit quelques maigres moyens de subsistance. La guerre de 14-18 où il fut blessé marque sans doute ses débuts d'ailleurs assez discrets dans la littérature. Pour autant le jeune aventurier qu'il était est devenu un authentique écrivain au sortir de la 1° guerre mondiale grâce à la presse qui fit de lui un reporter. Il fut plus tard élu à l'Académie Goncourt, donna son nom à un Prix et son style peu conformiste et en marge des grands courants littéraires traditionnels, influença cependant beaucoup d'hommes de lettres contemporains.

     

  • La plus secrète mémoire des hommes

    N°1613- Décembre 2021

     

    La plus secrète mémoire des hommes – Mohamed Mbougar Sarr – Éditions Philippe Rey/Jimsaan.

    Prix Goncourt 2021.

     

    Au départ, c’est à dire en 2018, pour Diégan Latyr Faye, jeune auteur sénégalais, talentueux et ambitieux mais inconnu, il y a la rencontre à Paris avec un livre mythique paru en 1938 « Le labyrinthe de l’inhumain »de T.C. Elimane (en réalité de son nom africain Mbin Madag Diouf), un écrivain un peu mystérieux et controversé, connu pour avoir été le « Rimbaud nègre », dont le chef d’œuvre d’abord salué par la critique, déclencha un scandale à cause d’une accusation de plagiat, ce qui fit disparaître son créateur de la scène littéraire. Diegan vit à Paris en tant qu’étudiant, rencontre une foule de gens, des femmes surtout, et d’ailleurs parmi tous ceux qu’il croise, et ils sont nombreux, beaucoup veulent devenir écrivains et plus précisément écrivains de langue française.

    Dans la première partie le «  Journal estival » est consacrée notamment à différents commentaires sur ce roman ainsi que sur celui écrit par Diégan « L’anatomie du vide » qui n’a pas lui non plus connu un grand succès. J’avoue que je me suis un peu ennuyé à cette lecture malgré l’érudition du texte. En revanche, la partie qui traite de la vraie histoire d’Elimane, ou peut-être aussi de sa légende, racontée par Siga D. , qui est sa cousine, et aussi par d’autres personnes qui l’ont approché ou ont connu certains de ses amis, est bien plus passionnante. Chacun donne sa version mais on apprend ses ascendances, le « secret » de sa conception, le déroulé de son parcours, l’accusation de plagiat dont il a fait l’objet. C’est à mon sens là que commence véritablement le roman. La présence des femmes est dans cette œuvre des plus importantes, soit qu’elles sont sensuelles, amoureuses (elles font beaucoup l’amour) et même parfois porteuses d’une charge érotique certaine, soit qu’elles témoignent de l’itinéraire d’Elimane, mais ce qu’elles en disent épaissit en réalité le mystère autour de lui, suscitant ambiguïtés, interrogations et fantasmes. Il est l’homme d’un seul livre et sans doute quelqu’un dont St Thomas d’Aquin conseillait de se méfier. D’ailleurs la vie de tous ceux, et celles, qui l’ont approché a été bouleversée et Diégan n’y échappe pas qui, fasciné par ce livre, s’est mis dans la tête de le retrouver. Cet écrivain est d’autant plus inquiétant qu’au cours de ses investigations Diégan s’aperçoit que certains de ses lecteurs, dont la plupart étaient des lettrés, des critiques littéraires, souvent des détracteurs, se sont suicidés après avoir lu « Le labyrinthe de l’inhumain » ce qui n’est pas sans susciter des interrogations sur la responsabilité d’un écrivain sur le message qu’il délivre à ses lecteurs. Il faut se souvenir aussi qu’Elimane est l’héritier, de part ses origines, d’une culture africaine différente de la nôtre et empreinte de magie irrationnelle. Que ces suicides inexpliqués, mais qui sont peut-être de simples coïncidences, trouvent un commencement d’élucidation dans le pouvoir des mots et le désir de vengeance de l’auteur, pourquoi pas ? De là à penser que ce roman est maudit, il n’y a peut-être qu’un pas ! Je remarque néanmoins que si, parmi tous ceux qui ont lu ce livre beaucoup se sont suicidés, Diégan et Siga D . eux, sont restés en vie, peut-être pour témoigner de leur passage sur terre par l’écriture parce que c’est ce qui a des chances de survivre à l’auteur.

    Cette recherche donne un voyage labyrinthique, à travers les luttes politiques, une véritable errance sur trois continents, l’Afrique, l’Europe, l’Amérique, évoquant le titre même du roman de T.C. Elimane et correspondant de la part de cet écrivain à une fuite, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, peut-être de lui-même et de son destin? La quête menée par Diégan est frustrante au début puisqu’il ne rencontre que des gens qui ont connu directement ou indirectement Elimane et qu’il n’a jamais à sa disposition que des témoignages parfois contradictoires, c’est à dire qu’il ne le retrouve jamais. Cela donne un portrait assez flou mais dessiné comme on assemble les pièces d’un puzzle. En réalité Mohamed Mbougar Sarr fait de cet auteur un véritable personnage de roman, un homme mythique insaisissable et qui se dérobe sans cesse . En effet, ce texte est dédié à Yambo Ouologuem (1940-2017), un écrivain malien, bien réel celui-là, puisqu’il obtint le Prix Renaudot en 1968 pour « Le devoir de violence » mais qui fut, lui-aussi, accusé de plagiat et oublié de tous. Mohamed Mbougar Sarr s’inspira de sa vie sans pour autant la copier puisqu’il fait naître son héro au cours de la guerre de 1914, au moment où son père, un tirailleur sénégalais, meurt dans les tranchées de la Somme. Il a au moins l’intérêt d’évoquer cet auteur, c’est à dire de le faire revivre. Ce livre s’ouvre également sur une citation du poète chilien Robert Bolaňo qui donne son titre au roman de Mbougar Sarr et surtout qui évoque la vie d’une Œuvre, son parcours dans le temps et sa mort inévitable, comme meurent toutes les choses humaines.

    A la fin de ce roman Diégan évoque, à travers l’écrivain congolais Musimbwa anéanti par son expérience parisienne, la mort, celle de l’Afrique, de sa culture, de ses traditions, de ses légendes, de ses mystères, qui a cédé devant la colonisation française en faisant d’Elimane à la fois le produit et l’aboutissement de cette colonisation puisqu’il a réussi à s’exprimer en français par l’écriture et qu’il souhaitait être reconnu comme un authentique écrivain, mais aussi le symbole de sa propre destruction puisqu’il n’a pas été reconnu pour ce qu’il voulait être et qu’on l’a précipité dans l’anonymat, la solitude et l’anéantissement. Finalement tout cela n’a été pour lui qu’un leurre et il estime qu’Elimane a été exclus de ce jeu, non à cause du plagiat mais parce qu’il incarnait cet espoir impossible. Il en tire des leçons pour ce peuple d’Afrique qui courre derrière l’Europe et qui évidemment connaîtra le même sort. Musimbwa ne se voit d’avenir qu’en Afrique et lance à Diégan un défi, celui de découvrir à sa manière le vrai message d’Elimane, d’être s’il le peut, un écrivain-témoin. Il revient chez lui comme le lui conseille son ami, retrouve les traces d’Elimane mort depuis un an et recueille son message. Il sera son témoin par l’écrit parce qu’il comprend enfin le sens de son livre, mais retourne à Paris parce que l’écriture est sa vie, qu’il se doit d’y obéir.

    Je note la longueur de certaines phrases, parfois de plusieurs pages qui, même si elles sont fort bien écrites, ne facilitent pas la lecture. Personnellement je les préfère courtes et même si on peut y voir une référence à Marcel Proust et à Mathias Enard, il convient de remarquer que ces trois romanciers ont été couronnés par le prix Goncourt ! Cela n’empêche pas ce roman d’être fascinant tant par l’histoire qu’il déroule sous nos yeux que par le style de son auteur, par ses descriptions, par sa poésie, par son érudition et par l’intérêt qu’il suscite chez son lecteur. J’ai ressenti personnellement une impression de solitude, de déréliction et de désespérance dans ce texte, une sorte de malaise né d’une quête impossible, d’une impuissance, un peu à la manière de ce qu’on peut éprouver quand ce qu’on veut atteindre se révèle définitivement hors de notre portée et le demeurera.

    Finalement Diegan achèvera sa quête mais pas exactement de la manière qu’il souhaitait et pas non plus en ayant trouvé ce qu’il recherchait, l’ombre d’Elimane n’ayant cessé de se dérober. Cet ouvrage est aussi une réflexion sur les écrivains, sur les critiques mais surtout sur la littérature, ses fondements, ses motivations, sur l’écriture et son alternative (écrire ou non, et même impossibilité d’écrire, c’est à dire exprimer vraiment ce qu’on veut dire), son importance comme des traces laissées après la mort de son auteur.

    Cela dit, que le Jury Goncourt ait couronné un écrivain étranger d’expression française est toujours une excellente chose puisque cela conforte la francophonie qui est, malheureusement, bien en danger. Cela met également en lumière un romancier original et une voix africaine trop absente de notre littérature.

    Je n’ai pas toujours été d’accord avec ce prestigieux prix et n’ai pas manqué de le dire dans cette chronique mais ici j‘ai plaisir à saluer ce roman.

  • Les enfants d'Ulysse

    N°1614- Décembre 2021

     

    Les enfants d’Ulysse – Carole Declerecq – Éditions La Trace.

     

    Le titre évoque le voyage, mais un voyage plein de dangers. Effectivement Feriel, la sœur et Hamsa, le frère, des migrants originaires d’Afghanistan, cherchent à rejoindre Toraj, leur frère aîné installé en Autriche, malgré les autorités des pays traversés et les aléas du voyage. Ils sont pauvres et ont décidé de poursuivre seuls leur périple après le démantèlement du camp où il survivaient. Les barrières qui se dressent devant eux ne manquent pas mais ils continuent avec pour seul espoir l’Europe. Leurs pérégrinations les amènent en Grèce, dans un village inconnu, près de la maisonnette d’Elliniki, une vieille qui passe pour une sorcière jeteuse de sorts et qui survit comme elle peut avec ses chats, ses souvenirs et la vente de ses excellents gâteaux. Elle est fille de réfugiés, a, elle aussi, connu les affres de la guerre, les morts qui l’ont entourée et ce sont ses petites pâtisseries qui vont provoquer leur rencontre. Elle sera leur bonne fée dans un pays qui refuse les migrants et que l’Europe abandonne à son sort et mettra dans la confidence le jeune Milios, l’épicier-bistrot du village voisin qui vend ses gâteaux. Elle ne peut évidemment pas les garder, mais c’est grâce à elle qu’ ils rejoindront l’Autriche par l’Italie !

    L’histoire de ces deux enfants migrants, avec toute l’horreur et l’intolérance qui s’attachent à cette situation a retenu mon attention mais je dois dire que j’ai été sensible au parcours d’Elliniki et à son attitude. C’est une vieille dame solitaire, elle aussi est un peu une « enfant d’Ulysse » qui a traversé la vie en en connaissant tout ce qu’elle pouvait lui apporter de mauvais. Elle s’est retirée du monde, est devenue misanthrope, au point d’habiter hors de ce bourg, c’est à dire loin de la communauté humaine. Elle aurait pu attendre la mort seule, parce qu’on est toujours seul face à la Camarde, sans se préoccuper des autres… Le hasard lui a fait rencontrer ces deux pauvres enfants traqués et affamés et elle aurait pu rejoindre l’indifférence voire la haine, elle aurait pu laisser faire les choses qui les aurait précipités dans l’errance voire dans la mort. Au contraire, elle prend prétexte de cette rencontre pour, une dernière fois peut-être et dans la discrétion, faire quelque chose pour cette partie de l’humanité abandonnée et même refoulée par le plus grand nombre, une façon comme une autre de ne pas manquer sa sortie. C’est un acte humanitaire désintéressé qui a transformé sa vie, un peu comme une renaissance.

    Cette histoire du sauvetage des enfants, c’est grâce à elle qui bizarrement parle anglais, elle qui ne parle à personne et peut se faire comprendre d’eux. Et d’ailleurs ce roman est, avant tout celui des femmes, Elliniki, évidemment mais aussi Feriel qui malgré son jeune âge organise la vie des deux enfants en fuite, et aussi Irina, la compagne de Milios, qui sait prendre des initiatives et évidemment Korina, sa nièce, la fille de sa sœur Katia qu’elle n’a pas revue depuis soixante sept ans. Elle fera taire, un temps, de vieilles querelles de famille ! Ce rôle confié à des femmes, dans une société gouvernée par des hommes, m’a paru intéressant.

     

    C’est vrai que ce livre bien écrit s’approprie un sujet bien actuel, celui des migrants. Il est également vrai qu’en de telles situations la solidarité humaine se manifeste pour sauver des vies. Je veux bien que nous soyons dans un roman, une fiction, pourtant, je n’ai pas vraiment cru à cette histoire, un peu trop idyllique, à ce « happy end », comme je n’ai pas cru non plus à se rabibochage familial un peu trop convenu après des dizaines d’années de brouille et de vieilles querelles recuites. Tout cela m’a paru un peu trop artificiel et bien loin de la réalité quotidienne où trop de gens meurent dans l’indifférence générale pour leur survie dans un monde qui ne veut pas d’eux.

  • encre sympathique

    N°1612- Décembre 2021

     

    Encre sympathique – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean Eyben, trentenaire, se remémore avoir été l’employé temporaire dans une agence de police privée, chargé de retrouver une disparue, Noëlle Lefebvre, pour qui les renseignements étaient bien minces seulement qu’elle était vendeuse de sacs dans le quartier de l’Opéra et qu’un bureau de « Poste restante » recevait son courrier. Ce travail ne lui plaisait pas du tout mais il l’a effectué dans l’espoir, un jour, de le traduire dans un roman. Au cours de ses recherches, il a croisé des gens qui l’ont connue, certains d’une grande banalité, d’autres peu recommandables, mais son enquête a tourné court et dix ans après, alors qu’il ne travaille plus dans cette agence, il se met à nouveau à la recherche de cette Noëlle Lefebvre, sollicite sa mémoire mais ses souvenirs se heurtent au vide, à des fantômes et apparemment ceux qui l’ont croisée cherchent à l’oublier. Le découragement finit par affecter sa quête tant le hasard ne l’aide guère et le passé commence à se mêler au présent, compliquant considérablement ses recherches.

    Comme souvent chez Modiano, il y a des déambulations dans les rues de Paris où habitait Noëlle puis plus tard de Rome. La marche à pied, dans une ville, est souvent associée chez lui à l’écriture. Jean se sent perdu dans un labyrinthe changeant et imagine que l’agenda qui a appartenu à cette femme et qu’il a dérobé, qui se révèle pauvre en informations, recèle des annotations écrites à l’encre sympathique, cette encre transparente qui ne se révèle qu’en présence de certaines substances. Autant dire que les trous de mémoire qui sont incontournables dans une telle recherche ont probablement leur explication écrite quelque part avec cette substance. Dans le texte, le passage du « Je » au « il » peut ainsi matérialiser cette évolution. Le terme « sympathique » peut parfaitement être entendu dans son sens le plus commun, ces investigations faisant naître une certaine impression d’attachement à la personne de Noëlle.

    Les détails ainsi glanés au fil du temps, qui souvent débouchent sur le néant, s’emboîtent soudain comme les pièces d’un puzzle mais lui en révéleront autant sur lui-même que sur cette femme.

     

    On peut se demander pourquoi Jean, dix ans après, cherche à mener à bien cette recherche d’une femme qu’il n’a vue que sur une mauvaise photo et qui ne lui est rien. La solitude qui est la sienne peut sans doute expliquer cette longue quête qui ainsi donne un sens à sa vie. Il y a du fantasme dans cette recherche, cette espérance un peu folle de découvrir, derrière les annotations visibles de ce carnet, d’autres, secrètes, qui ne seraient seulement lisibles que par un initié. Il y a sans doute une volonté de suspendre le temps dans sa démarche, d’annihiler les années passées qui, personnellement, me donnent le vertige quand je me les remémore. Elle peut certes, surtout pour Eyben-Modiano, trouver son explication dans la volonté d’en tirer un roman, parce que, dans toute chose, il y a pour l’écrivain matière à l’écriture et que pour lui, même s’il ne l’avoue pas, la page blanche reste une invitation mais aussi un défi, une obsession même, avec tout son pesant de nostalgie. Il est vrai que c’est souvent la trame de ses créations qui parfois, par le biais de l’imagination, peuvent se prolonger au-delà de la dernière phrase d’un roman et ainsi déboucher sur le début d’une autre histoire. Il suffit pour cela de se laisser porter par le halo ainsi tissé par l’auteur. La dernière phrase du roman « Elle lui expliquerait tout »peut contenir en elle tout ce qu’il faut pour un nouveau voyage.

  • Les fruits tombent des arbres

    N°1611- Décembre 2021

     

    Les fruits tombent des arbres – Florent Oiseau- Allary Editions.

     

    Paris à la période de Noël, près d’un arrêt de bus, un homme meurt subitement, c’est l’occasion pour Pierre, le narrateur, la cinquantaine, divorcé, vaguement écrivain et surtout solitaire, de se livrer à des réflexions sur la brièveté de la vie, sur son caractère transitoire, sur la soudaineté de la mort… C’était un de ses voisins, Jean-Luc, un inconnu comme le sont tous les voisins de palier dans les grandes villes. Puis viennent les réflexions sur le réveillon solitaire et la conversation avec des prostituées....

    C’est aussi une déambulation dans les rues de la capitale et sur la ligne dans ce bus n°69, un compte rendu de tous les gens qu’il croise, ce qui inspire à Pierre des souvenirs personnels. Il participe d’une manière originale aux obsèques du mort de l’aubette, rencontre une jeune fille qui accompagne sa marche solitaire dans la nuit. Elle aussi écrit des livres et rencontre des hommes comme lui et il deviendra peut-être un personnage de son prochain roman. Lui-même prend conscience qu’il devient de plus en plus misanthrope, fantasme beaucoup sur son travail d’écrivain, collationne les petits détails de sa vie au quotidien et repense à son ex-femme qu’il aime encore.

    C’est écrit avec une jubilation certaine et l’auteur manie fort bien l’aphorisme et les bons mots, ce qui m’a bien plu. Il décrit les situations avec un luxe de détails mais aussi avec une distanciation qui ne m’a finalement pas étonné.

    Le livre refermé, il me reste une drôle d’impression, pas mauvaise d’ailleurs malgré l’apparente légèreté du texte, peut-être celle de m’être laissé embarqué dans un roman qui se voulait drôle par les descriptions et autres maximes définitives mais ne l’était pas tant que cela. Il y avait bien ces pérégrinations dans Paris, cette fille qui écrit des romans, cette ligne de bus et son aubette, la vie de Pierre en pointillés, mais le plus important sans doute, derrière la mise en scène des obsèques vélocipédiques de Jean-Luc, c’est la vie de ce dernier avec son épouse et le secret qu’il tisse autour de lui, les fantasmes de cette femme. A l’enterrement, elle donne hypocritement tous les signes du deuil puis plus tard du souvenir entretenu, mais se dépêche, le caveau à peine refermé, de changer de vie et de profiter du temps qui fuit. Ce sont ces années qu’on peut passer dans l’intimé de quelqu’un sans se douter de ce qu’il vous cache parce qu’il le fait naturellement, qu’on lui fait confiance ou qu’on s’attache à de fausses idées à son sujet. C’est la certitude qu’au sein même du couple où on est censé tout se dire, demeurent des secrets inavouables qui détruisent petits à petit une union parce que un doute un jour s’y est insinué. Le mensonge dans lequel on s’installe le dispute aux idées fausses qui s’incrustent et qu’on entretient. Il est aussi question de fidélité au-delà de la mort, un sorte de devoir de mémoire ou quelque chose qui ressemble à de l’amour pour un être disparu et la mise en scène qu’on se croit obligé d’assurer mais au-delà de tout cela il m’a semblé sentir une certaine lassitude de vivre, combattue sans conviction à coup de canettes de bière, de cigarettes ou de verres de lait glacé, et surtout une grande solitude, une volonté de vivre au jour le jour une existence sans grand intérêt.

     

  • Chevreuse

    N°1610- Novembre 2021

     

    Chevreuse – Patrick Modiano – Gallimard.

     

    Jean Bosmans esrt un romancier qui collationne des objets précis pour l’aider à écrire (il doit bien y avoir une parenté entre l’auteur et lui) et cette quête l’amène sur les traces de sa propre vie. Il va faire des rencontres, retrouver des lieux, des sensations, des noms, des souvenirs et créer un personnage, c’est en tout cas ce qu’il dit autour de lui. Avec une vieille carte d’état-major, il revient dans la vallée de Chevreuse où il a passé quelques années, dans une rue et une maison en particulier (38 rue du docteur Kursenne), croise des visages qui ont vieilli, vole au hasard un agenda, des photos jaunies et retisse une histoire qui ressemble à la sienne. Cette maison est énigmatique et tout se met à tourner autour d’elle et d’un secret qu’elle détiendrait. Les gens qu’il va croiser ne le sont pas moins, des femmes, Camille (dite tête de mort), Kim, Martine, l’image un peu flétrie de Rose-Marie Krawell, un enfant, des hommes, enfuis ou ayant fait de la prison, tous enveloppés d’un halo de mystère et peut-être aussi désireux de lui faire du mal, peut-être pour lui faire avouer quelque chose qu’il ne veut ou ne peut pas dire. A sa demande ils répondent à ses questions mais semblent ne pas dire tout ce qu’ils savent comme s‘il était important de lui cacher des choses, de brouiller les pistes. On se croirait presque sur une scène de théâtre où les personnages joueraient un rôle inquiétant, entre réalité et virtualité, comme dans un mauvais rêve. A l’occasion de cette quête, Jean Bosmans va à la rencontre de ses souvenirs, de ses obsessions, évoque ses fantômes, son parcours personnel, dans les limbes de la mémoire, tout en se méfiant des images qui lui reviennent, gommées par le temps, usées par l’amnésie, modifiées par le contour des choses et de leurs frontières. Il est un peu comme perdu dans ces réminiscences qui l’assaillent, s’imposent à lui sans qu’il le veuille et lui font revivre ces années passées avec leurs ruptures, leurs disparus, morts ou partis, leurs échecs… Il interroge sur tout ce qu’il voit, obtient des réponses évasives parce qu’elles ont trait au passé et finalement tout cela lui donne le vertige à cause du temps qu’il peine à remonter. Au fil des rencontres et des questions posées, il s’aperçoit que ceux qu’il questionne en savent plus que lui mais ne lui parlent qu’avec parcimonie. Devant leur mutisme il imagine même ce qu’ils pourraient lui dire, mais ce ne sont pas de vraies réponses, juste celles qu’il voudrait entendre. C’est pourtant lui qui est censé être détenteur de secrets, un peu comme si sa vie était composée de nombreux autres enfouis dans l’oubli.

    C’est un récit labyrinthique, dynamique aussi en ce sens que Bosmans circule entre Paris et Chevreuse à la recherche de lui-même, plein de nostalgie aussi, une sorte de puzzle dont les pièces s’emboîtent petit à petit au rythme de la mémoire retrouvée et des protagonistes de ce récit. Chacun apporte quelque chose qui pour lui suscite un souvenir ou une interrogation. Cela distille un certain malaise, né d’une menace, sans doute parce que ce qu’il peut découvrir peut aussi déranger une ordonnance secrète tissée autours de ces choses passées, une menace sourde. L’épilogue est surprenant mais aussi presque prévisible, le livre qu’il portait en lui et qu’il a enfin terminé, correspond à une libération, comme si les mots tracées sur la page blanche avaient un fonction cathartique. Ils l’ont délivré de ses obsessions, de ses craintes, comme on tourne une page. J’ai ressenti une impression de vide à l’image de cet hôtel un peu délabré et abandonné de la vallée de Chevreuse appartenant au mari de Martine.

    C’est le dernier roman de Patrick Modiano paru en septembre. Comme à chaque fois il revisite sa mémoire et à la lecture de ce texte j’ai toujours à l’esprit ce vers de Verlaine « Écoutez la chanson bien douce qui ne pleure que pour vous plaire, elle est discrète, elle est légère, un frisson d’eau sur de la mousse ». Ses mots sont une musique mélancolique et leur lecture est pour moi apaisante. A titre personnel, il se produit, à chaque fois que je lis un de ses romans, toujours le même phénomène. Ses souvenirs personnels ainsi égrenés invitent les miens à prendre corps dans ma tête et avec eux vient cette envie de les coucher sur le papier pour mieux les fixer et faire échec à l’oubli ou peut-être transformer les choses néfastes par le miracle de l’imagination. Nous verrons !

    Ma lecture est passionnée et attentive, mais quand je referme le livre j’ai l’impression que tout se brouille et qu’il ne reste rien qu’une impression fugace, des bribes d’émotions, mêlées à de la tristesse et de la solitude qui peu à peu se dissipent, comme si les mots ne laissaient derrière eux que peu ou pas d’empreinte et qu’il m’était difficile de parler de ce que je viens de lire.

     

     

  • Bel abîme

    N°1609- Novembre 2021

     

    Bel abîme – Yamen Manai - Elysad.

     

    Le narrateur n’a pas de prénom. De lui nous ne saurons qu’il n’a que quinze ans, que c’est un délinquant emprisonné à Tunis où il a grandi et qui, avant de passer en jugement, s’adresse au psychiatre chargé de l’examiner et à son avocat commis d’office dont il sait qu’ils ne feront rien pour lui. Il est musulman mais pas islamiste, pas terroriste non plus, comme on l’a craint pendant un temps, déteste les groupes, sa famille qui le rejette, pour la laquelle il n’est rien et qui ne le soutient pas, les gens à l’extérieur, mais refuse de confier sa vie à un passeur comme l’ont fait tant d’autres dans l’espoir d’une vie meilleure. Il appartient pourtant à une famille respectable et respectée, dont le père universitaire et l’autre fils sont violents avec lui et dont la mère est, sinon complice, à tout le moins passive. Il n’est en effet meilleur bourreau que les nôtres qui connaissent nos fêlures et savent où nous frapper. Son histoire est celle de ceux qui sont nés sous une mauvaise étoile, les malchanceux, celle de tous les malheureux oubliés par les leurs dont on ne soupçonne pas la situation de souffrance intime et qui tentent de vivre malgré des pulsions suicidaires et les envies de fuite. Il est de ces gens à qui la vie n’a pas fait de cadeaux, qui a trahi ses rêves et qui n’acceptent pas cette situation. A cause de ce contexte, il nourrit de la rancune contre sa famille mais aussi contre la société qui l’entoure, qu’il juge agressive et hypocrite et en conçoit une sourde révolte. De nos jours cette situation de refus s’accompagne d’ordinaire, dans la communauté maghrébine, d’une référence à Dieu, mais pour ce jeune homme ce n’est pas le cas et il ne croit à aucune divinité ni aux vaines promesses de la religion dont il ne respecte pas les interdits. Ce climat délétère est lourd à porter pour lui. Pourtant il aime lire et les livres sont son ultime consolation, et surtout il aime aussi Bella, une chienne débarquée dans sa vie par hasard et dont il s’occupe avec attention. Elle est devenue sa raison de s’accrocher à cette vie que pourtant il hait. Au fil des pages son amertume, la pertinence de ces propos, sa situation au sein de cette famille qui ne fait aucun effort pour le comprendre et le sort qui est fait à cette pauvre chienne tissent autour de lui un climat d’empathie. Il fait même figure du justicier en révolte contre les institutions et que le peuple protège même si on comprend également la position officielle du gouvernement dans la lutte contre la rage. Pourtant c’est une rage d’une autre nature qui le fait devenir ce délinquant qui désespère même de son propre pays à la dérive. Il ne fait aucun doute qu’il devra payer son attitude incompréhensible pour les autorités et inadmissible pour la justice, mais la sanction pénale ne sera jamais aussi lourde que la peine qu’il ressent pour Bella. Lui ne sera même pas hypocrite pour faire alléger sa punition et on imagine le désarroi de l’avocat et du psychiatre face à sa détermination.

    Il est beaucoup question de mains dans ce long monologue, celles qui le frappent, celles qui lui donnent de l’argent pour qu’il s’éclipse, celles qui écrivent les textes officiels qui ont force de loi, celles qui caressent Bella, celles qui tiennent le fusil, enfin celles sur lesquelles il tire...

    Le livre refermé, malgré une écriture brute, je ressens de la compassion pour ce jeune homme abandonné de tous, et d’abord de sa famille, qui s’éveille au monde et qui en conçoit un rejet. Je comprends toute l’importance d’un animal pour un enfant ainsi délaissé et sa révolte qui traduit une immense solitude.

  • Un été ardent

    N°1608- Novembre 2021

     

    Un été ardent– Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l'italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Il fait chaud, très chaud pendent cet été Sicilien. Alors qu’il était chez des amis qui venaient de louer une maison de vacances, Salvo Montalbano tombe par hasard, en recherchant l’enfant du couple, sur le cadavre caché d’une jeune fille morte quelques années auparavant. Comme il est malin, il va tout faire pour impliquer le constructeur de cet immeuble qui s’avère avoir été construit hors la loi, ce qui est malgré tout ici monnaie courante. Il s’implique tellement dans cette affaire qu’il en découvre une autre, un meurtre camouflé en accident du travail, qui n’a apparemment rien à voir mais qui sera traitée avec la même fougue. Ces deux enquêtes s’orientent vers le promoteur immobilier Spitaleri, prédateur sexuel mais aussi notable qui se sait protégé et qui a produit un solide alibi. Il est officier de police mais, quand il s’agit d’obtenir des renseignements il a allègrement tendance à l’oublier et à carrément agir comme un voyou. Il est même assez chanceux dans sa pratique du mensonge puisque, à la suite d’une intuition inattendue, il invente une sœur jumelle à la première victime qui se révèle effectivement dans la personne de la ravissante Adriana.

    Montalbano enquête donc dans la touffeur hallucinante de ce mois d’août, non sans tomber sous le charme de cette jeune sœur aussi bluffeuse que lui, tout en tentant cependant de garder la tête froide. Il est aidé en cela par le whisky, la bonne nourriture italienne et les bains de mer mais aussi par. son fidèle Fazio, mais il finira par douter de lui, de la justice, de l’homme, ressentir une nouvelle fois de la culpabilité et surtout s’apercevoir qu’il a vieilli, bref un homme perturbé et cependant bien seul, finalement manipulé, et qui conclut d’une manière assez inattendue ces deux affaires, mais en toute conscience de ce qu’il est devenu.

    J’ai retrouvé avec le même plaisir ici tous les ingrédients siciliens de ses traditionnelles affaires, la collusion entre la mafia et le pouvoir politique, le blanchiment de l’argent sale, la hiérarchie tatillonne, les hésitations du commissaire, son épicurisme et ses difficultés sentimentales avec son éternelle Livia.

  • Noli me tangere

    N°1607- Novembre 2021

     

    Noli me tangere (Ne me touche pas) – Andrea Camilleri – Métailié.

    Traduit de l'italien par Serge Quadruppani.

     

    Ce titre en forme d’interdit exprimé en latin, c’est à la fois le nom d’une fresque de Fra Angelico, une phrase, évoquée dans l’Évangile, que dit le Christ à Marie-Madeleine pour lui signifier que, ressuscité, il n’appartient plus au monde des vivants et va donc lui échapper, c’est aussi le nom d’une fleur, la balsamine des bois, ou impatience, qui réagit au toucher en projetant ses graines.

    Nous sommes en juin 2010 et la jeune et jolie Laura Garaudo, l’épouse du célèbre et vieux romancier Mattia Todini a disparu mystérieusement après une des périodes coutumières de déprime. Toutes les pistes sont envisagées, depuis une fugue amoureuse, un enlèvement crapuleux, jusqu’à un coup de pub pour la sortie de son prochain premier roman. Pas simple pour le très subtil et cultivé commissaire Maurizi (ce qui n’est pas le cas de son supérieur hiérarchique) même s’il peut compter sur la collaboration de Todini qui ne se fait guère d’illusions sur sa jeune épouse. Ainsi, au fil des pages on apprend qu’elle est toujours et malgré son mariage une séductrice itinérante, une froide calculatrice, une menteuse invétérée, bref une femme à la personnalité complexe et qui pendant ses études non seulement elle a analysé les œuvres de Fra Angelico mais elle portait le surnom évoquant cette fleur tant elle était belle. De plus ses amants actuels ou passés se se gênent pas pour médire d’elle, tant ils ont été considérés par elle comme de simples moments de distraction.

    Entre lettre anonyme, mise en scène macabre, rideaux de fumée, découvertes inquiétantes, le mystère s’épaissit et l’enquête s’embourbe. Pourtant ce n’est pas vraiment un roman policier qui nous est proposé ici, malgré la présence d’une enquête souvent évoquée. C’est bien plutôt une étude passionnante de personnages. Laissons de côté les amants délaissés et médisants, atteints dans leur virilité autant que dans leur charme autoproclamé, ainsi que le questeur, un rustre sans doute à ce poste au terme de nombreuses flagorneries. Le notaire, le psychiatre et l’amie d’enfance se penchent avec compréhension sur le cas de Laura et son vieux mari, amoureux et d’autant plus compréhensif qu’il craint de perdre cette femme jeune et jolie qui est pour lui plus qu’une épouse. Reste le cas de Laura qui pourrait passer dans un premier temps comme l’archétype de la jeune femme volage qui a épousé un homme vieux, riche et influent pour en tirer avantage tout en conservant son entière liberté (les allusions au « toucher » des deux personnages de la fresque de Fra Angelico sont révélatrices de la recherche à la fois sexuelle, passionnée et désespérée menée par Laura qui ne trouve même pas une consolation dans l’exorcisme de l’écriture puisqu’elle brûle son roman). C’est sans doute un peu vrai mais je l’ai surtout ressentie comme le symbole de la solitude et du mal de vivre qu’elle cherche d’ailleurs vainement à combattre avec la foule de ses amants et la recherche d’un plaisir éphémère. Le tourbillon de la vie et son vernis ne lui suffisent plus. Sa rencontre avec Wilson est déterminante dans la mesure où elle fonctionne comme un déclic, la révélation d’une vérité qu’elle portait en elle depuis longtemps sans le savoir. Dès lors, celle qui avait coché toutes les cases de la réussite (financière, sociétale, sociale…) choisit de ne plus en cocher aucune et de se consacrer aux plus démunis, et ce dans l’humilité de l’anonymat quoiqu’il puisse lui en coûter et quoiqu’il puisse lui arriver. Notre société moderne qui met en avant la fortune et la notoriété ne peut cependant ignorer les rares personnages qui, malgré une carrière toute tracée, ont choisi une autre voie plus humble.

    Le roman est construit à partir de messages et d’entrevues nombreuses qui dessinent la personnalité aussi fascinante que déroutante de Laura, des confettis d’informations savamment distillés et qui tiennent en haleine le lecteur jusqu’à la fin.

    Camilleri ne s’est pas contenté d’être metteur en scène de théâtre, scénariste et auteur talentueux de romans policiers lus et traduits dans le monde entier, il se révèle ici, s’appropriant une authentique histoire de vie, être un exceptionnel auteur de roman psychologique.

  • Maruzza Musumeci

    N°1606- Novembre 2021

     

    Maruzza Musumeci – Andrea Camilleri – Fayard.

    Traduit de l'italien par Dominique Vittoz.

     

    C'est une histoire bien banale au départ : en cette fin du XIX° siècle en Italie beaucoup d’ habitants pauvres s’embarquaient pour l’Amérique dans l’espoir d’y faire fortune. Ainsi Gnazio Manisco, jeune Sicilien miséreux d’à peine vingt ans, part pour cette grande aventure qui lui fait, à New York, croiser l’incontournable mafia. Cela durera trente ans. Il doit être né sous une bonne étoile puisque, selon ses vœux, il revient au pays avec un pécule qui lui permet de s’y installer. Nous sommes en 1895. Cela aurait pu être une biographie comme le chapitre final de ce court roman le laisse penser. Sauf que, entre le début et la fin, l’auteur distille un conte qui, et toutes choses égales par ailleurs, m’a fait un peu penser à la légende de la fée Mélusine, même si l’aventure est un peu différente. Il s’approprie en l’enrichissant, un histoire entendue dans son enfance et y entrelace son imagination géniale. Il y mêle le merveilleux d’une histoire d’amour entre un humain et une créature mystérieuse venue de la mer, leur descendance sera à la mesure de de cette création fantastique et sans doute aussi un peu fantasmatique, entre les étoiles et les vagues. Il intègre le merveilleux de la fiction à la réalité, introduisant la figure de Walter Gropius, architecte allemand fondateur du « bauhaus », la cruauté de la guerre, la violence et la bêtise du fascisme. Nous sommes tous mortels mais sous la plume de Camilleri la mort n’est pas triste, c’est un simple passage vers l’inconnu et d’ailleurs nous ne sommes que les simple usufruitiers de notre vie, rien de plus, quant à ce qu’il y a après, c’est du domaine de la croyance personnelle. Camilleri nous ayant quittés récemment, j’ai plaisir à imaginer qu’il est quelque part en Sicile, et sûrement du côté de Vigàta, peut-être sur les épaules d’un vent de mer ou dans l’ombre d’un olivier comme Gnazio…

    C’est aussi un hymne à la beauté féminine puisque ce texte parle abondamment de Maruzza, sa merveilleuse épouse, et de son comportement à la fois énigmatique et émouvant, de l’amour qu’elle inspira à cet homme simple, attachant et déjà vieux dont elle transforma la vie. Je ne sais pas Dieu existe mais ce qu’il a fait de plus beau dans Sa Création ce sont assurément les femmes et les artistes sont heureusement là pour nous le rappeler.

    Camilleri n’a pas seulement donné vie au célèbre Commissaire Montalbano, Dans ce roman, entre conte fantastique et récit romantique, il se révèle un extraordinaire conteur qui nous embarque avec lui, à grâce à son style sensuel, magique, grâce à une une langue aux mots inconnus mais joliment traduits et qui nous parle, dans un voyage intemporel.

  • Meurtre à Cape Cod

    Meurtre à Cape Cod – Mary Higgin Clark – Albin Michel.

    Traduit de l'américain par Anne Damour.

     

    C'est un ensemble de huit nouvelles dont l'une d'elles donne son titre au recueil. Willy et Elvira forment un couple d'Américains moyens qui a eu la chance de gagner à la loterie nationale et qui maintenant fréquente la haute société. Ils sont cependant restés très simples et attentifs à leur prochain ce qui fait d'eux les heros de ces courtes aventures policières. Ce sont là des valeurs chrétiennes d'entr'aide qui se retrouvent dans l'écriture de Mary Higgins Clark (1927-2020) qui était une fervente catholique. Son oeuvre est également marquée par l'illustration de thèmes révélateurs de l'espèce humaine dans ce qu'elle a de moins attachant tels que la trahison, les rivalités familiales et amoureuses, la cupidité...L'auteure qui avait eu une autre vie avant d'entrer en littérature publia notamment une biographie romancée de Georges Washington qui ne connut pas le succès espéré. A partir de 1975, elle s'essaya au roman policier avec "La maison du guet" qui devint très vite un best-seller. et de nombreux autres romans suivirent, couronnés par des prix prestigieux, ce qui lui valut d'être reconnue comme "la reine du suspens" et connut un succès mondial .

    Ce recueil est notamment marqué par la dernière nouvelle intitulée "La mort porte un masque de beauté" où il est question de la mort bien mytérieuse d'un top modèle et où le suspens est distillé par petites touches et maintient le lecteur en haleine jusqu'à la fin.

    Je continue à explorer la culture nord-américaine à travers le cinéma, la litterature, la peinture...

     

  • Deux femmes et un jardin

    N°1604 - Novembre 2021

     

    Deux femmes et un jardin – Anne Guglielmetti – Éditions Interférences

     

    Ces deux femmes c’est d’abord Mariette, une femme âgée, sans histoire, qui a passé sa vie à faire des ménages à Paris et qui hérite, par les hasards de la généalogie, d’une « bicoque » au fin fond de la Normandie et décide de s’y installer, une manière de changer de vie, de sortir de sa routine. Ce qu’elle découvre va d’abord l’étonner puis la séduire au point d’abandonner sans préavis son travail parisien et sa chambre sous les toits. Elle est seule dans ce paysage désolé, venteux et pluvieux, mais elle est pour la première foi chez elle, propriétaire de cette maison, avec un jardin. C’est aussi Louise, quatorze ans, en vacances scolaires, qui grandit dans un milieu familial hostile et se lie d’amitié avec elle, deux solitudes en exil qui s’observent, s’apprivoisent et finissent par focaliser leur centre d’intérêt commun sur le jardin. L’une achèvera seule son long chemin de vie quand l’autre verra la sienne transformée par ce lieu improbable que la chance a mis sur leur route.

    J’ai apprécié le style subtilement poétique et d’une légèreté qui vous fait tourner les pages en aspirant à connaître la suite de l’histoire. Il est beaucoup question de hasard dans ce court roman et je tiens pour évident que, heureux ou malheureux, il joue dans nos vies un rôle bien plus grand que nous l’imaginons ou que nous voulons bien l’avouer, tant il est de bon ton d’affirmer que la volonté individuelle est la maîtresse du jeu. Hasards des rencontres, des départs, des retrouvailles, ou simplement cycle de la vie avec destin et liberté ? Il est aussi beaucoup question de nature, loin d’internet et de la société de consommation qui font maintenant partie du quotidien. Je l’ai lu comme une sorte de relais passé entre deux êtres au moyen de cette maison, Mariette en fin de vie et Louise au début de la sienne, une sorte de fable, une forme de rituel de passage...

  • Mon mari

    N°1603 – Novembre 2021

     

    Mon mari - Maud Ventura – L’iconoclaste

     

    Le seul titre de ce roman m’a donné à penser, avant même de l’ouvrir, qu’il allait être amplement question d’un homme dont l’histoire, sous la plume de son épouse, menaçait d’être obsessionnelle. Certes il est question de lui, même s’il n’a même pas de prénom (qui selon elle est assez courant dans le monde ango-saxon) ni de nom, mais il est surtout question d’elle. De lui, cadre supérieur, dévoué à son métier et à sa famille nous ne saurons presque rien sinon qu’il aime follement sa femme et le lui prouve au quotidien par de petites attentions. L’auteure ne nous donne de lui que des informations parcellaires : c’est un être idéalisé, mais elle dénonce d’une manière infantile ses petits manquements insignifiants mais qui deviennent obsessionnels au point de devenir à ses yeux des fautes graves. Elle s’érige en victime, s’octroie le droit de sanctionner, avec le choix de la peine qui peut aller de la rupture au divorce et même à la velléité de meurtre, ce qui est une drôle de manière de prouver son amour à un homme. Parce qu’elle le proclame elle-même, elle est très amoureuse de son mari. D’elle en revanche, professeur d’anglais et traductrice, nous aurons une image assez fidèle, plus attentive à son métier et à ses élèves qu’à ses propres enfants, superficielle et exigeante. Elle le fait d’ailleurs avec une certaine sincérité, comme un sorte de confession qu’on fait pour en obtenir peut-être une forme de contrition ou mieux pour une rédemption, allez savoir !

    Sa vie à elle est parfaite et elle a tout ce qu’une femme peut désirer après quinze ans de vie commune et souhaite que cela dure ainsi longtemps. Ensemble ils font l’amour régulièrement, avec lui elle a eu deux enfants qu’elle ne souhaitait pas, plus par convenance que par amour et je la sens dépourvue d’instinct maternel. Pour son mari, elle accorde de l’importance au plus petit détail allant jusqu’à sa volonté de ressemblance avec certaines vedettes féminines sans doute dans le but d’entretenir le phénomène de la séduction. Certains pourraient y voir une forme de futilité pour une femme de la quarantaine. Pourquoi pas ? J’avoue avoir été agacé par cette femme, par son côté envieux et même curieux, un peu imbue de sa personne, par son égoïsme, sa jalousie, sa suffisance, par sa posture de « nouveau riche » qui se pose en modèle, fait des efforts pour tenir son rang et met en œuvre à l’occasion tous les codes traditionnels de la bourgeoisie à laquelle elle a accédé grâce à l’argent et la situation sociale de son mari, qui lui, reste naturel. Elle est persuadée que tout lui est dû et que tout lui est permis. Souvent ce vernis de respectabilité craque et elle se pose en victime, se transforme en censeur attentif au fautes bien vénielles de cet homme à son égard, se laisse aller à de petites mesquineries intimes mais révélatrices, se révèle être une pinailleuse maladive s’attachant exagérément à de petits détails anodins qu’elle interprète comme des preuves d’infidélités de cet homme, simplement parce qu’ils ne correspondent pas à sa manière de voir les choses et les note sur un petit carnet secret. Cet homme l’aime vraiment d’un amour simple et authentique, le même que celui qu’il porte à leurs enfants. Elle craint qu’il cesse un jour de l’aimer parce que l’amour est comme toutes les choses humaines, il s’use et elle projette sur lui les craintes qu’elle a à son propre propos. Elle attend de lui beaucoup d’amour, estime qu’il ne lui en donne pas assez alors qu’elle, et bien qu’elle s’en défende, ne l’aime pas autant qu’elle le devrait. Les démangeaisons dont elle souffre sont sans doute le signe qu’elle manque de quelque chose et c’est sans doute pour cela qu’elle le trompe avec une foule d’amants, prend plaisir autant à enfreindre un interdit matrimonial qu’à quérir de la jouissance. Certes elle ne s’attache pas à eux et c’est plutôt des amours de contrebande qu’elle recherche, mais ce n’est assurément pas la meilleure manière de prouver son attachement à son mari, la fidélité étant un des ciments du couple. Pour elle la recherche d’un amant est une quête constante, même si cela ne débouche que sur des passades, mais non seulement elle ne ressent aucune culpabilité mais au contraire trouve tout un tas de raisons pour se donner bonne conscience. Autrement dit elle proclame qu’elle adore son mari, en fait un être éthéré et idéal mais n’hésite pas à l’espionner, le soupçonnant de ses propres turpitudes, est en perpétuelle demande de l’amour de cet homme qu’elle n’hésite cependant pas à cocufier, surtout devant la grande naïveté de ce dernier qui lui fait une confiance aveugle. Elle se moque même un peu de lui en laissant en évidence un exemplaire de « l’amant » de Marguerite Duras mais rien n’y fait, il adore sa femme.

    Il y a dans ce roman un indubitable côté judéo-chrétien avec le sigle « faute-sanction-pardon » et dans ce contexte elle se reconnaît tous les droits, l’adultère étant la chose la plus naturelle pour elle. Évidemment le hasard s’en mêle et vient en aide à ce malheureux mari trompé en lui révélant l’étendue des trahisons de son épouse face à ces manquements à lui, révélant une disproportion qui met surtout en évidence les fantasmes de son épouse, son côté nymphomane, son attirance pour la transgression. Dès lors elle envisage le pire, l’éclatement de cette famille à laquelle elle ne tient que très modérément, la disparition de tout ce qui faisait sa vie de petite bourgeoise et auquel elle était attachée.

    . De toutes les raisons qui poussent les êtres humains à unir leurs vies, l’amour m’a toujours paru être la plus improbable. Quand la société a organisé la cohabitation entre deux êtres de sexe différent, elle l’a fait dans une optique de peuplement et le droit, les convenances sociales ou personnelles, la religion, les intérêts les plus divers se sont chargés de la faire perdurer alors même que l’indifférence, et parfois pire, ne gouvernait plus que leurs relations communes, l’hypocrisie, le mensonge, la trahison, l’adultère faisant partie de la panoplie largement utilisée par l’espèce humaine. On peut toujours pardonner ou prétendre oublier mais en réalité le passé s’impose et on a toute la vie pour digérer son mauvais choix. Je veux bien que « le coup de foudre » existe mais en faire durer toute une vie les effets, notamment sur l’attachement et la fidélité me paraît très exagéré. On a un peu trop tendance à confondre plaisir sexuel passager et véritable passion personnelle pour un être et je n’en veux pour preuve que le nombre croissant des divorces. Il n’est cependant pas nécessaire d’attendre quinze années comme ici pour que le mariage ait l’acre parfum de la solitude. L’épilogue qui donne enfin la parole à son mari ne m’a pas du tout convaincu et j’augure mal des prochaines années, ces adultères ne pouvant pas ne pas laisser de traces. L’autocritique du mari à quelque chose d’artificiellement culpabilisant, de faussement machiavélique, de fictivement angélique pour l’avenir. J’attache toujours du prix à l’exergue qui, même si elle n’est pas de la plume de l’auteur, et souvent révélatrice. Ici c’est le cas et « la porte fermée » dont il est question évoque à la fois le passé immédiat et le devenir de ce couple

    Le livre refermé, j’éprouve un impression bizarre, pas seulement à cause de la 4° de couverture qui annonçe « un roman original plein d’une irrésistible drôlerie » que je n’ai pas ressentie, pas non plus à cause de ce découpage en sept jours de la semaine associés à une couleur (la couleur est une obsession récurrente pour elle), mais il en ressort une sorte de malaise, peut-être à cause du titre où l’auteure se propose d’évoquer son mari… mais nous parle surtout d’elle. Quant à l’originalité du roman, je ne l’ai pas vue non plus, une femme qui trompe son mari en lui jouant la comédie afin de rester avec lui pour conserver son rang social et son niveau de vie, c’est finalement assez banal. Tout au plus l’auteure nous rappelle que le mariage est une loterie, qu’à ce jeu bien peu sont chanceux et que sur tout cela flotte un parfum d’égoïsme, solitude et de gâchis.

    J’ai pourtant poursuivi ma lecture jusqu’au bout parce c’est bien écrit et que cela se lit bien, par respect pour le travail de l’auteure aussi, puisque l’écriture est toujours un accouchement difficile et que le livre est souvent un univers douloureux, mais aussi parce que j’ai horreur d’abandonner un livre en cours de route et que celui-ci est en lice pour un prix littéraire où je me suis engagé comme lecteur.

     

  • Pirandello - Biographie de l'enfant échangé.

    N°1602 – Novembre 2021

     

    Pirandello – Biographie de l’enfant échangé – Andrea Camilleri – Flammarion.

    Traduit de l’italien par François Rosso.

     

    Dans cet ouvrage, Andrea Camilleri nous montre une autre facette de son talent en se faisant biographe, pas de n’importe qui cependant puisqu’il choisit Luigi Pirandello (1867-1936) qui non seulement était un homme de plume, mais surtout peut-être, parce qu’il était né comme lui à Porto Empédocle, une sorte de double, un « demi-frère sicilien ». Mais en tant que dramaturge Camilleri fait de Pirandello le véritable personnage du roman qu’il écrit à cause des relations plus que tendues que ce dernier avait avec son père, absent, trop occupé par ses affaires, mais aussi violent, volage et colérique. Nous savons qu’une enfance difficile est souvent la source de la création littéraire et c’est donc ce registre que le père du commissaire Montalbano choisit pour nous le présenter. Pour cela, il part d’une légende sicilienne qui reprend le thème traditionnel de l’échange d’enfant au berceau, lequel devient roi à la place d’un autre. A la lumière de ce propos qui a été repris par Pirandello lui-même dans son œuvre, Luigi, qui se voit comme très différent de ses parents, en vient à penser qu’il n’est pas fils de son père. Il était donc normal que son biographe s’emparât de ce thème qui ne fut pas pour Piradello qu’un concept mais véritablement le fantasme et l’obsession de toute sa vie. Le jeune Luigi mettra tout en œuvre pour prendre ces distances avec cette famille où il pensait ne pas avoir sa place. Ce doute sur sa filiation ne l’a cependant pas empêché de vivre correctement, grâce aux subsides de cet homme, pendant toutes ses années d’études, menées parfois à l’étranger, ni d’ailleurs d’accepter un mariage arrangé par lui qui avait pour but de redorer le blason de l’entreprise familiale et d’augmenter son capital grâce à l’importante dot de la jeune fille. Cela lui a permis de se consacrer à sa vocation d’écrivain à laquelle il se destinait exclusivement mais qui ne lui rapportait quasiment rien au début. Ce doute sur sa filiation, cette idée du « double » baigneront tellement toute sa vie que Pirandello en concevra un problème d’identité sur lequel se penchera attentivement le célèbre écrivain italien Leonardo Sciscia. Cela ajouté au tempérament sicilien, à ses coutumes ancestrales, à un mariage malheureux et à l’inévitable culpabilité judéo-chrétienne, l’amèneront à supporter avec un certain stoïcisme la jalousie maladive et la folie paranoïaque de son épouse et même à pardonner à son père. C’est entre autre pour cela qu’il demeura avec son épouse, même s’il comprit très vite qu’elle serait incapable de l’accompagner « sur la voie de l’art », ce qui, pour lui dût être un véritable déchirement et c’est cette incompréhension qui justifia qu’il la cantonne dans son seul rôle de mère. Pour autant, il doit bien y avoir un peu de réalité dans sa filiation légitime puisque Pirandello père nous est présenté comme un être autoritaire, insupportable, imbu de sa personne. Luigi une fois marié et père de famille puis veuf, reproduisit, selon la règle non écrite selon laquelle on refait le mauvais exemple donné, et ce alors même qu’on a tout fait pour l’éviter, puisqu’il se brouilla avec ses propres enfants, devenant, mais dans un tout autre contexte, un aussi mauvais père que le sien. Il fit même quelques pas chez les fascistes avant de rendre sa carte, boudé par le pouvoir mussolinien malgré son prix Nobel.

    Camilleri entreprend donc de narrer des épisodes de son parcours créatif dans cette biographie passionnante, fort bien écrite, richement documentée, citant de larges extraits de son œuvre, de sa correspondance privée, des réactions de la critique, des études biographiques et des lettres d’amis. On le sent même en empathie avec Pirandello tant les épreuves ont émaillé sa vie. De son enfance et de ses diverses expériences, de ses premières amours, de son mariage malheureux, de ses échecs, de la folie de sa sœur et de sa femme, non seulement il puisera les sources de ses créations, mais il trouvera dans l’écriture une forme d’exorcisme pour l’aider à les supporter. Ses personnages ne sont en effet pas exclusivement nés de son imagination créatrice mais empruntent beaucoup à la vie de leur auteur, illustrant ainsi l’effet cathartique des mots.

     

  • La pierre jaune

    N°1601 – Novembre 2021

     

    La pierre jaune – Geoffrey Le Guilcher – Éditions Goutte d’or.

     

    Jack Banks est un policier anglais est chargé d’infiltrer un groupe d’activistes anarchistes, les « Jauniens », des marginaux où se sont mêlés des individus recherchés pour terrorisme, trafic de drogue et divers délits ou crimes , retranchés dans un petit village breton, « La pierre jaune », situé sur la presqu’île de Rhuys. Il commence sa mission quand, à 300 kilomètres de là, deux avions percutent l’usine nucléaire de La Hague provoquant une catastrophe, avec incendies, nuage radioactif, pluies contaminées et l’ordre d’évacuation de la Bretagne est donné. On songe au terrorisme islamique mais c’est surtout la panique, l’improvisation, le sauve qui peut... Les « Jauniens » refusent de quitter leur campement malgré le dangers pluies et les morts qui n’épargnent pas la petite communauté qui organise son quotidien en zone contaminée. Les voilà coupés du monde, mais pas tout à fait cependant grâce aux réseaux sociaux. La vie s’organise dans ce contexte de confinement et l’ambiance est à la fois à la débrouille et aux pratiques divinatoires. Banks qui est suspecté par certains membres de la communauté doit, contre son gré, rester avec eux et finalement finit par prendre goût à ce genre de survie qui génère un microcosme de liberté et de relative paix quasi sectaire. Sa mission est compromise et sa vie même va basculer, mais il ne sortira pas indemne de cet épisode, et il ne sera pas le seul !

    Toutes choses égales par ailleurs, un tel scénario n’est pas une simple fiction, évoque certains souvenirs et nous rappelle que nous sommes en danger permanent, otages de nos propres besoins et à la merci de n’importe quel illuminé qui a des intentions destructrices. Je ne connais rien dans ce domaine mais je peux toujours ajouter foi aux différentes solutions empiriques à mettre en œuvre en cas de contamination surtout qu’aucune solution ne paraît prévue en cas d’une telle éventualité. Notre monde est fragile et un rien peut le déstabiliser, ce que nous vivons actuellement avec la Covid en est l’illustration.

    Il s’agit d’un premier roman bien documenté du point de vue technique et d’une lecture facile, les personnages sont attachants malgré leur côté marginal, l’intrigue bien menée. Il m’a cependant paru difficile de croire qu’une telle aventure puisse durer et échapper longtemps aux autorités. Le fait que cela se passe en 2024 n’en fait pas pour autant un roman d’anticipation .

  • La prise de Makalé

    N°1600 - Octobre 2021

     

    La prise de Makalé – Andrea Camilleri

    Traduit de l’italien par Marilène Raiola.

     

    Camilleri (1925-2019) n’est pas seulement le Simenon sicilien comme on s’est plu à le nommer. Il est aussi, comme l’était également l’auteur de Maigret, un remarquable conteur et romancier traditionnel. Il s’intéresse ici au petit Michilino, six ans, très intelligent et doué d’un sexe d’homme adulte qui fait des envieux et des envieuses, qui vit à Vigatà, une bourgade imaginaire de Sicile, en 1935, c’est à dire sous de fascisme. A cette époque l’Italie était en guerre en Abyssinie, ce conflit armé étant l’instrument idéal d’un régime totalitaire. Sa famille, très favorable au pouvoir en place, lui inculque des valeurs catholiques, dans le respect du Duce et de sa politique. C’est un véritable lavage de cerveau à base de fanatisme et de culpabilité judéo-chrétienne, destiné à annihiler tout sens critique chez cet enfant, l’incitant à tuer à la baïonnette, notamment le fils d’un communiste. Cette période correspond pour le petit Michilino à la découverte du monde des adultes, plein de paradoxes, de violence, d’adultères, de vices, de tabous et d’hypocrisies, qui va connaître le viol, le mensonge, la manipulation, la propagande politique et militaire de la part de sa propre famille, des Institutions civiles et religieuses alors qu’il leur fait une confiance aveugle.(Le curé Burruano et du professeur Goergerino sont des personnages révélateurs face à l’innocence et à la crédulité de l’enfant qui peu à peu disparaît au rythme des péchés mortels ou véniels qu’il croit commettre, et la façon très personnelle qu’il a de les conjurer, tant la religion a d’emprise sur lui). Le régime politique dont ses parents sont partie prenante est évidemment coupable comme l’est le système éducatif mais aussi l’Église (le Duce est l’homme de la Providence) qui, dans la très catholique Italie s’allie, comme elle l’a toujours fait, à l’autorité, au pouvoir pour conforter son action et sa place dans la société et ce malgré des contradictions qui n’échappent pas à ce petit garçon. C’est d’autant plus inacceptable qu’elle est censée incarner une tutelle morale au nom d’un Évangile dont elle se recommande mais dont elle n’applique pas les préceptes. Cette caractéristique ressort également aujourd’hui et donne à penser que, malgré de grandes figures morales et charitables, incontestables et parfois anonymes qui l’ont honorée, elle reste une un pouvoir social et spirituel de référence mais qui a failli à sa tâche. Différentes expériences sexuelles et l’attitude compromettante des adultes entament un peu son innocence et sa dévotion autant à Mussolini qu’à Jésus mais Michilino reste un parfait petit fasciste, raciste, sanguinaire, intolérant, naïvement respectueux des préceptes religieux. Elles le font entrer de plain-pied dans ce monde inconnu qu’il ne comprend pas bien. Cela se manifeste lors de la célébration de la prise symbolique de la ville abyssine de Makalé où pour lui tout bascule. Non seulement cette mise en scène est ridiculement grotesque mais Michilino s’avère définitivement conquis par le système : il devient lui-même en même temps rebelle et un instrument de la violence, persuadé qu’il agit conformément aux idéaux fascistes et religieux qui lui ont été inculqués. Il finit par prendre conscience du jeu malsain des adultes entre eux (spécialement celui que jouent ensemble sa propre mère et le curé, son père avec sa filleule) et de celui qu’il faut tenir pour s’insérer dans une société. Il apprend à se forger une bonne conscience pour se justifier, autrement dit, il grandit. Il est juste de dire que nous avons plus ou moins tous fait ce cheminement.

    C’est un roman triste et dur qui parle d’une période difficile pour ce petit garçon qui prend conscience tout seul des réalités qui régissent la société dans laquelle il sera amené à vivre, autant que du discours moralisateur du catéchisme et du gouffre qui sépare le message que lui dispensent les adultes et leur conduite. Il constate que font défaut tous ceux en qui il devrait avoir confiance, ses parents, les enseignants et les hommes d’Église, au profit d’une idéologie politique et religieuse destructrice.

    L’épilogue symbolique est à la mesure de l’univers que les événements ont tissé autour du petit garçon, obsédé à la fois par les messages religieux et fanatiques qui ont gouverné sa jeune vie.

    C’est sans doute le livre de Camilleri le plus boudé par la critique, non seulement parce qu’il dénonce l’attitude des adultes, l’enseignement politique et religieux qui bouleversent la naïveté d’un jeune enfant mais aussi parce qu’il correspond à une période que le pays désire effacer de sa mémoire.

     

     

     

  • Meurtre à l'anglaise

    N°1599 - Octobre 2021

     

    Meurtre à l’anglaise – Didier Decoin – Folio policier.

     

    Je remercie les éditions Gallimard et Babelio de m’avoir permis de découvrir ce roman.

     

    La richissime romancière Dune Benton, atteinte d’un cancer en phase terminale, est retrouvée morte au milieu de la nuit sur une plage désolée de la lointaine île écossaise de Greenhill près de son cottage. On s’interroge sur les circonstances de sa mort d’autant que le docteur Hadley refuse de signer le permis d’ inhumer. Le testament de cette célébrissime auteur de la série de livres pour enfants « Les aventures de Peggy », intéresse son fils, Sir Philip et sa belle-fille Lady Patricia, mais il plane un doute sur les éventuels autres bénéficiaires qui sont autant de suspects pour l’inspecteur principal John Sheen, fin limier dépêché par Scotland Yard pour faire lumière sur cette affaire, mais aussi Don Juan impénitent.

    Et chacun d’exprimer son avis, forcément autorisé, à propos de vieille dame pas si digne et recommandable que cela et de sa mort étrange entre malheureux accident, suicide, confusion mentale et meurtre d’un rôdeur d’un proche ou, et c’est plus original, de Peggy, son personnage principal, mais aussi Barbara dans la vraie vie, qui ainsi se serait vengé des sévices infligées par son auteure ! L’affaire n’est pas simple puisque si tous les suspects de l’inspecteur auraient pu perpétrer ce crime, aucun n’y avait vraiment intérêt et il valait évidemment mieux attendre que la maladie fasse son œuvre. Est-ce la région qui veut cela, un autre meurtre y est commis, l’enquête qui s’enlise se dirigeant tout droit vers l’erreur judiciaire avec une lettre énigmatique, des détails apparemment insignifiants mais négligés par les enquêteurs mais pas par Sheen. Il est certes un policier un peu trop sensible à la beauté des femmes et si chez lui le séducteur n’est jamais loin de l’inspecteur, c’est à la manière d’Hercule Poirot qu’il va résoudre cette affaire en y apportant une conclusion, à mes yeux assez peu convaincante.

     

    Didier Decoin, célèbre dans d’autres registres, explore ici le domaine du thriller en évoquant une enquête à la manière d’Agatha Christie pour le plaisir de son lecteur. J’ai en effet apprécié la la lecture aisée, le style agréable, le beau langage, les descriptions poétiques, les remarques personnelles d’écrivain, l’intrigue, l’humour subtil, la truculence de certains personnages et bien sûr le suspense même si l’épilogue m’a laissé un peu dubitatif.

  • Le champ du potier

    N°1598 - Octobre 2021

     

    Le champ du potier – Andrea Camilleri – Fleuve Noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Près de Vigata on vient découvrir, dans un endroit riche en argile, le cadavre d’un homme coupé en morceaux et une très belle femme, Dolorès, vient déclarer la disparition de son mari, un officier de marine marchande. Il apparaît très tôt à Montalbano que ce meurtre évoque à la fois la Mafia de par son modus operandi et l’Évangile de Saint Matthieu pour les références à la mort de Judas qu’il évoque.

    Comme d’habitude le commissaire doit faire face au mauvais caractère de Livia, sa fiancée éternelle et lointaine, à la suspicion de sa hiérarchie et à la modification du caractère de Mimi, son adjoint, pourtant d’ordinaire bien disposé à son égard mais dont les amours clandestine risquent de lui jouer un sale tour sans qu’il s’en rende compte. Ajouté à cela la vieillesse qui commence à tracasser le commissaire et cette enquête difficile qui semble vouloir l’emmener bien au-delà de la Sicile et mettre en cause son collaborateur. Il y a bien la gastronomie sicilienne pour le calmer, mais cela commence à devenir problématique pour lui parce qu’il va même jusqu’à perdre, temporairement, l’appétit à cause de l’attitude de Mimi qui a quelque chose d’incompréhensible.

    Sans que ce soit une caractéristique très marquée de son personnage, il me semble qu’il y a un petit côté chrétien chez Montalbano. Il est souvent question de son ange gardien et « le champ du potier » (ou champ du sang) est, selon la tradition, l’endroit acquis par les prêtres ou par Judas Escariote lui-même avec les trente deniers de sa traîtrise et où il aurait été enterré. Il est vrai que nous sommes dans la très catholique Sicile. Cette référence évangélique évoque aussi le mensonge qui est un des travers ordinaires de l’espèce humaine, qu’il rencontre chez son adjoint qui ment effrontément à son épouse et qui sonne aussi comme la trahison de leur longue amitié. Cette enquête est pour lui l’occasion de se pencher également sur son cas et de cet examen de conscience il ne sort pas grandi, mais soulagé quand même.

    Ici Camilleri est bien meilleur, ménage ses effets, confie un peu de ses obsessions personnelles avec une discrète allusion à un autre de ses romans consacré à la trahison de Juda et entretient le suspense jusqu’à la fin.

  • l'autre bout du fil

    N°1597 - Octobre 2021

     

    L’autre bout du fil – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Lydia, l’éternelle fiancée de Salvo Montalbano, a trouvé que la garde-robe de son commissaire de compagnon n’était pas assez bien fournie et l’a convaincu de se faire confectionner un costume neuf par une couturière locale, la belle et aimable Elena. Pourtant il a bien d’autres préoccupations notamment les migrants qui arrivent de plus en plus sur la côte et dont il faut s’occuper. Pourtant, quelques jours plus tard on retrouve la belle couturière assassinée à coups de ciseaux dans son atelier. L’enquête dont se charge Salvo révèle rapidement que la victime avait montré, avant de mourir, un changement de caractère inhabituel et les personnes interrogées ne lui apportent pas vraiment des éclaircissements.

    Notre commissaire vieillit de plus en plus et mène laborieusement cette enquête et ce n’est pas le médecin légiste avec qui il n’a que des rapports strictement professionnels qui va se priver de le lui rappeler. Pour résoudre cette enquête il devra pourtant remonter le temps et il le fera grâce à ses habituels soutiens, Mimi et sur Fazio. De plus il doit faire face chaque jour à une montagne de papiers à signer et également à la suspicion de sa hiérarchie. Heureusement qu’il a la compensation de la cuisine sicilienne et du whisky dont il abuse de plus en plus!

    J‘ai été un peu déçu par ce roman paru en France en 2021 qui m’a paru partir dans différentes directions sans véritable lien avec ces investigations comme cette histoire de chat qui monopolise l’attention et l’affection de Catarella. En revanche j’ai bien aimé le discours humaniste de Montalbano, notamment sur les migrants qui a un singulier retentissement sur ce que nous vivons actuellement, j’ai été ému de savoir que ce roman était le premier que Camilleri, devenu aveugle, avait dû dicter à Valentina Alferj. J’ai apprécié aussi la lettre ouverte du traducteur, Serge Quadruppani au commissaire Montalbano, une sorte d’adieu à un personnage certes fictif mais devenu presque vivant mais qui devenait aussi plus qu’orphelin de son créateur disparu en 2019. Les lecteurs le Camilleri le sont aussi un peu.

  • La trotta ai tempi di Zorro

    N°1596 - Octobre 2021

     

    La trota ai tempi di Zorro - Michele Marziani – Edizioni DeriveApprodi.

     

    Contrairement à ce que son titre le laisse à penser, ce n'est pas exactement un roman sur la pêche à la truite (La truite au temps de Zorro). Certes ce court texte parle de la découverte de la photographie mais surtout de la passion grandissante de la pêche à la truite par Stefano Baldazzi Morra, 13 ans, un garçon un peu introverti, qui arrive avec ses parents au Piémont dans la petit commune de Gozzano sur les rives du lac d'Orta. C'est non seulement un passe-temps qui le distrait de ses périodes d'étude mais c'est surtout la marque d'un rite de passage d'une adolescence compliquée vers l'âge adulte vers la vraie vie cruelle et injuste. En effet ses parents vivent un passage difficile ce qui perturbe grandement Stefano qui va devoir se tisser lui-même sa propre personnalité et son propre équilibre au cours de ces années 70 mouvementées qui le dépassent et qui sont connues comme «  Les années de plomb  »  . Il vit une adolescence perturbée, solitaire et mélancolique mais trouve dans cette activité de pêche à la truite un dérivatif bienvenu et une occasion d'affronter la vie. Petit à petit, le parfum de la révolte grandit dans la société, n'épargne ce petit coin d’Italie et explose en ce printemps 1977 à l'école où son père est professeur  . Pour lui le père ne correspond pas pour lui à l'image qu'il s'en faisait d’autant qu'il se met à boire, quitte sa famille et devient SDF et ainsi la cellule familiale éclate. Stefano grandit, découvre la politique mais aussi l’amitié et l'amour mais gardera toujours comme refuge le souvenir de cette activité de pêche à la truite et sa proximité avec l'eau et de la nature comme un symbole à la fois de liberté et de renaissance personnelle.

    Je ne connais pas Michele Marziani mais il m’apparaît que ce court texte à des connotations autobiographiques non seulement parce que l'auteur est un pêcheur passionné mais aussi à cause de la dédicace à Mario Albertarelli mise en exergue.

    A travers les yeux de l'enfant reviennent des souvenirs peut-être un peu oubliés, des images furtives comme celles de la Fiat 850  , la machine à écrire «  Lettera 32  », l'appareil photo Voigtlander... qui donnent une note de nostalgie à cette histoire.

     

    Il s'agit du premier roman de Michele Marziani qui s'est longtemps occupé en qualité de journaliste, à la fois des problèmes de société, d'environnement, de culture qui se retrouveront dans son œuvre mais aussi de la gastronomie et de l’œnologie italiennes. C'est un texte bien écrit et qui m'a procuré une lecture assez facile, dans le texte, moi qui découvre l'italien.

    J'ai été un peu surpris par l'épilogue qui a au mois l'avantage de solliciter notre imagination, mais cela reste un roman touchant.

    J'ai déjà abordé l'univers créatif de Michele Marziani à travers deux de ces romans «  La signora del Caviale  » et «  Umberto dei  ». A ma connaissance les œuvres de cet auteur ne sont pas traduites en français. C'est peut-être dommage pour la découverte de cet écrivain.

  • il rasoio di Asimov

    N°1595 - Octobre 2021

     

    Il rasoio di Asimov (Le rasoir d’Asimov)– Nicola Fantini – Laura Pariani – Sellerio editore.

     

    Il s’agit d’un texte tiré de l’anthologie « scuola in giallo » publié par Sellerio en 2014.

    Une professeure de Milan, Mirella Cossatti, 60 ans, constate que ses élèves sont de plus en plus distraits, non attentifs à ses cours et se révèlent incapables d’écrire correctement des phrases simples. Dans le cadre de son enseignement elle propose comme thème de réflexion écrite « Une personne désagréable ». Les réponses qu’elle obtient sont édifiantes, de même que ce qu’elle découvre, pas vraiment au programme scolaire, caché dans les casiers, l’amène à mener son enquête pour en avoir une idée plus précise.

    Avec l’aide de son mari, Beppe, peu intéressé au départ, et d’un collègue à lui, Arturo, elle essaie, durant quatre jours, de décrypter les références aux personnages de dessins animés ou de chansons de groupes qu’elle ne connaît pas. Elle va mener son enquête auprès de ses élèves, assembler une par une les pièces du puzzle et ce qu’elle découvrira va la bouleverser. C’est pour cela que cette nouvelle est classée dans la catégorie « policier ». Elle constate les effets de la poésie de Rimbaud sur les jeunes mais aussi, le racisme, des étranges CD, une sorte de secte d’intimidateurs cyberfantastiques dont l’action de harcèlement auprès des adolescents est dévastatrice, avec à la clé, un défi impossible à tenir pour un élève fragilisé qui ne trouve son issue que dans une tentative de suicide.

    C’est vrai que l’école est un théâtre idéal pour observer le monde des adolescents, leurs problèmes,

    Ce titre un peu sibyllin évoque le « rasoir d’Ockham » qui est un principe de raisonnement philosophique faisant appel à la raison et qui vient d’un philosophe anglais du XIV° siècle, le moine Guillaume Ockham. Le terme « raser » en philosophie, signifie « éliminer les explications improbables d’un phénomène » ; En termes contemporains cela pourrait se formaliser par l’expression « l’explication la plus simple est la bonne » ou plus simplement « Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ». Cette théorie ne répond cependant pas aux problèmes posés par le monde moderne très complexe. Quant à Asimov, c’est un célèbre auteur de science-fiction, discipline qui est également  pratiquée par l’un des deux auteurs, Nicola Fantini. Asimov à imaginé le futur simplifié par les robots et les ordinateurs. Il a considéré que cette avancée technologique ne pouvait en aucun cas porter préjudice à l’homme qui l’a créée. Ici certains élèves se servent de l’informatique pour en harceler d’autres et ainsi les déstabiliser ce qui n’est pas dans la logique d’Asimov et complique au contraire la vie au lieu de la simplifier. Il me semble que l’expression « le rasoir d’Asimov » n’existe pas comme celle du « rasoir d’Okham » mais les auteurs l’ont créée pour exprimer une réalité d’aujourd’hui où tout est compliqué.

  • la pleurante des rues de Prague

    N°1594 - Octobre 2021

     

    La pleurante des rues de Prague – Sylvie Germain – Folio.

     

    Le livre refermé, que reste-il de ma lecture ? Une impression un peu triste que suscite dès l’abord le titre ; il est question d’une pleurante, c’est à dire d’une femme qui verse des larmes sur un tombeau. On ne voit pas son visage voilé, comme une sorte de fantôme immatériel, presque irréel mais pourtant bien présent. Elle parcourt sans presque les toucher le sol, les rues, les places et les ponts de Prague, une ville qui a un âme, qui porte en elle non seulement son histoire mouvementée, mais aussi une légende, une atmosphère qui suscite le rêve, le bouleversement intime et même le malaise. S’y mêlent la mémoire intime des lieux, les regrets et les remords qui débordent de l’âme, les projets inaboutis qui maintenant appartiennent inexorablement au passé, le vertige du temps qui fuit… Cette femme est fluide, inaccessible mais a une certaine réalité, boite parce qu’elle se déplace entre deux mondes, celui, quotidien, de cette ville et le vide du néant. Elle n’inspire pas l’amour comme pourrait le faire une femme, simplement parce qu’elle n’est pas belle mais sa présence est prégnante, envahissante même pour l’auteure qui est peut-être la seule à la voir puisqu’elle témoigne de son état d’âme qui semble bien ancré en elle.

    Elle est pleurante et pas seulement pleureuse, parce que cette présence est liée à la mort des hommes, célèbres ou non, consacrés par les institutions ou quidams oubliés par l’Histoire, dont le sort commun est d’être éphémères en ce monde, seulement de passage et voués à la disparition. Elle pleure sur monde marqué par l’abandon et la trahison qui caractérisent bien l’espèce humaine. Cette femme m’évoque la Camarde qui frappe chacun dans son corps en lui arrachant le souffle vital mais dont le travail préalable impose aux vivants les douleurs du corps, l’oubli, gomme leurs souvenirs, les deuils qui ont hypothéqué leur futur en leur interdisant de vieillir en paix. Elle se dérobe aussi comme quelque chose d’inaccessible et qui le restera quoiqu’on fasse parce que le temps nous est compté ou que, quoiqu’on en dise, notre destin s’impose à nous et malgré nous, sans que nous puissions rien y faire. Pour illustrer cela l’auteur évoque quelques disparus et surtout la figure tutélaire de son père et des souffrance qui ont précédé sa mort .

    Les apparitions de cette femme sont pesantes ou furtives selon l’âme de l’auteure qui tente de les saisir et de les emprisonner dans des mots qui peuvent être un baume sur ses plaies intimes, une compensation face aux cruautés de cette vie parce qu’elle est synonyme délaissement, de solitude, le manque d’amour. La silhouette de cette femme me suggère une création fantasmatique qu’on s’invente pour soi-même parce que la déréliction est trop pesante, une sorte de compensation aux aléas du quotidien. Ce sont douze apparitions, douze comme comme les heures du jour ou de la nuit, comme la ronde des mois de l’année, comme les signes du zodiaque ou pourquoi pas les douze tribus d’Israël ou les douze apôtres de l’Évangile, parce que Dieu est là présent en filigrane qui transcende l’homme, à la fois mortel et friand d’éternité. La claudication de la femme peut aussi s’entendre comme une pérégrination entre le monde de l’humain et celui du divin. Petit à petit cette femme s’estompe jusqu’à disparaître, mais ce n’est qu’une impression, elle reste ici, tapie dans l’ombre et le secret des murs. Vers la fin, il semble que le jour s’installe alors que jusque çà c’était plutôt une atmosphère nocturne qui prévalait, comme si tout cela s’éclairait avec éventualité du retour d’un homme en allé, d’un amant ou d’un enfant à venir, mais l’ambiance reste automnale et froide, le décor vague et même désordonné. Elle sort du récit comme pour symboliser la libération par les mots mais, à titre personnel je ne suis plus très sûr de leur effet cathartique face à l’obsession de la souffrance et de la mort que j’ai ressentie tout au long de cette histoire.

    Le texte est sobre et poétique et j’ai eu envie d’en poursuivre la lecture jusqu’au bout, par curiosité, par intérêt pour l’intrigue de ce court livre qui n’est pas répertorié comme un roman mais qui y ressemble beaucoup. Je me suis laissé porté par ces pages qui m’ont quand même parlé, mais je n’ai peut-être rien compris !

  • Le tour de la bouée

    N°1593 - Octobre 2021

     

    Le tour de la bouée – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Ça ne va pas fort pour Montalbano. Devant le spectacle des violences policières injustifiées contre des manifestants pacifiques et la complicité de la hiérarchie et des politiciens, notre commissaire a tout simplement envie de démissionner. Son écœurement est à son comble quand, au cours d’un de ses bains traditionnels, il butte sur le cadavre en état avancé de décomposition d’un homme qui n’a rien d’un migrant qu’on rencontre trop souvent sur ces côtes. C’est vrai que ce monde est déprimant comme le sont ces foules d’immigrés qui débarquent en Sicile et s’évaporent dans la nature.comme l’a fait cet enfant qu’on a retrouvé écrasé sur une route. Bizarrement, il pense que ses deux morts sont liées même si tout lui donne tort. Mais quel est le lien entre ces deux cadavres, entre immigration clandestine, travail illégal, trafic d’enfants, délinquance et mafia ? Il peut compter sur sa fine équipe d’enquêteurs et pour une fois Catarela, d’ordinaire très approximatif, se révèle être une aide précieuse, même s’il ne le fait pas exprès.

    Le métier de policier met notre commissaire en permanence en contact avec la face sombre de l’espèce humaine. Heureusement qu’il y a encore la beauté des femmes et la cuisine italienne pour racheter tout cela à ses yeux !

    Avec ce roman Camilleri évoque une réalité bien actuelle en Italie.

  • La première enquête de Montalbano

    N°1592 - Octobre 2021

     

    La première enquête de Montalbano – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    C’est un recueil de trois nouvelles policières écrites à des moments différents dont la deuxième donne son titre à l’ensemble. Elles ne comportent pas de sang, ce qui est exceptionnel.

    Dans « Sept lundis », il s’agit d’une série de meurtres étranges puisqu’ils sont perpétrés non sur des hommes mais sur des animaux et accompagnés d’étranges messages. Pour enquêter Montalbano devra se référer à la Kabbale et à la Bible qui ne sont pas vraiment sa tasse de thé.

    Dans la deuxième, nous rencontrons Montalbano qui fait ses premiers pas dans la vie, son entrée dans le monde du travail, c’est à dire de la police, sa nomination à Vigàta, sa ville natale, en qualité de commissaire, son adaptation rapide aux coutumes locales, son côté gourmet et, évidemment sa première enquête un peu compliquée où il croise l’incontournable mafia. Dans cette ville qu’il connaît déjà il se sent bien au point de constituer l’embryon de ce qui sera sa fine équipe de policiers et de se forger des amitiés durables qui l’aideront dans sa future tâche de commissaire. Il se révèle déjà bluffeur et, quand il le faut, peu regardant sur les procédures, mais toujours au service de la justice.

    Dans la troisième nouvelle, son équipe est déjà opérationnelle depuis longtemps, il a vieilli et ses querelles avec Livia, son éternelle fiancée génoise, sont toujours aussi orageuses. Dans une ambiance de fêtes de Pâques, une petite fille a disparu puis est retrouvée mais il y a suspicion d’enlèvement. Ses méthodes peu orthodoxes au regard du code de procédure permettront de déjouer les manœuvres de deux familles mafieuses en lutte l’une contre l’autre.

  • Le sourire d'Angélica

    N°1591 - Octobre 2021

     

    Le sourire d’Angélica – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    On ne contrôle pas ses rêves et encore moins les paroles qui s’échappent de son sommeil. Tout commence par une phrase que Livia endormie prononce et qui laisse Salvo Montalbano perplexe au point de douter de sa fidélité. Il est vrai qu’en permanence ils ne vivent pas ensemble, l’une à Bologne et l’autre en Sicile et que cet éloignement peut favoriser l’adultère, mais il est également vrai qu’une vie commune n’empêche en rien les trahisons conjugales et que bien malin qui peut se targuer de connaître véritablement son conjoint.

    Dans sa circonscription, des cambriolages ont été commis aux dépends de la riche bourgeoisie locale selon une même procédure particulière et l’une de ces affaires met Montabano en face d’Angélica, la jolie salariée d’une banque qui arrondit ses fins de mois en se prostituant mais qui aussi correspond à ses fantasmes d’enfant et au personnage du même nom dans le roman «Roland furieux » du poète L’Arioste. C’est peu dire que la beauté de la jeune femme fait de l’effet à Salvo et ce dernier, pour les besoins de l’enquête autant qu’à la demande pressante d’Angélica, passe avec elle un accord pour contrecarrer les cambriolages à venir tout en respectant la discrétion. Tout cela n’empêche pas les lettres anonymes qui nourrissent la suspicion ordinaire de sa hiérarchie et entravent l’enquête en même temps qu’elles lui pourrissent la vie.

    Dans un roman de Camilleri, il y a certes le compte-rendu des investigations que Montalbano mène ordinairement entre bluff, hésitations et éclairs de génie, mais aussi l’équipe qui le seconde, Fazio à la fois fidèle et efficace, Catarella dont la présence ajoute une note de folklore malgré sa récente passion pour l’informatique. Mais l’intérêt du roman ne s’arrête pas là. Un tel épisode dans la vie de Montalbano peut certes le faire rajeunir, lui faisant pour un temps oublier ses 58 ans et perdre la tête pour cette jeune et jolie femme, croire peut-être à nouveau à son charme. Tout commence pour lui par ces quelques mots prononcés nuitamment par Livia et qui jettent le doute dans l’esprit de Salvo avec, sous-jacente, cette idée de vengeance. Dans le même temps il y a cette rencontre avec Angélica et tout ce qu’elle représente pour lui, entre l’attirance qu’il éprouve pour elle à cause de sa séduction naturelle de femme et les fantasmes qu’il porte en lui depuis longtemps et qui trouvent à ce moment précis leur concrétisation. Il y a l’ivresse d’avoir été choisi pour des moments de plaisirs intimes mais aussi, le moment d’extase passé, le sentiment de déception né de la banalité ordinaire qu’il n’imaginait pas, augmenté peut-être de la honte de lui-même pour avoir trahi Livia sur la seule éventualité d’une passade supposée. Ce genre de situation inspirée par le mensonge peut durer longtemps mais trouve parfois sa conclusion grâce au hasard ou à l’aveu. Ici c’est cette dernière manière que choisit Salvo mais Livia, trop attachée ou amoureuse, ne le croit pas.

    C’est pourtant d’une autre sorte de vengeance dont il s’agit ici mais qui dérange Montalbano, autant parce qu’il prend conscience qu’il a été manipulé à cause de ce satané et peut-être tardif « démon de midi » que parce qu’il doit faire jusqu’au bout son métier de flic, quoi qu’il puisse lui en coûter.

    Depuis que j’ai découvert Camilleri, c’est toujours le même plaisir de le lire d’autant qu’en plus de l’intrigue policière il y a souvent, comme ici, une dimension psychologique qui justifie bien qu’on ait donné à Camilleri le titre de Simenon italien.

     

  • La voix du violon

    N°1590 - Octobre 2021

     

    La voix du violon – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Montalbano vient de découvrir un peu par hasard le cadavre d’une jeune et jolie femme, Michela Licalzi, assassinée dans sa maison juste construite. Bizarrement elle était nue dans une mise en scène macabre et ses vêtements ont disparu, une manière comme une autre de brouiller les pistes. Son mari est chirurgien à Bologne et la victime, quand elle venait dans la région, logeait à l’hôtel.

    L’enquête s’enlise et s’oriente bizarrement vers un malade mental, mais cette piste ne convient pas à notre commissaire, le mari de la victime révèle un couple bien étrange et Montalbano, cible ordinaire d’une hiérarchie tatillonne et d’un collègue envieux et flagorneur se trouve dessaisi puis à nouveau en charge de cette affaire, le tout dans le quotidien de la mafia et la mort opportune d’un présumé coupable. Pour notre commissaire, il y a de quoi en perdre son latin et ce d’autant qu’entre temps ses investigations l’amènent à tomber amoureux d’une jolie femme. Qu’importe, il n’aura pas trop de tout son talent et de sa patience d’enquêteur, et ce malgré les méprises et les fausses pistes, pour éclaircir cette affaire bien compliquée. Une enquête est l’occasion de faire des rencontres et pas forcément des meurtriers ; ici il va croiser notamment un maestro violoniste. De son propre aveu, Montalbano n’y connaît pas grand chose en musique et plus particulièrement en violon, mais c’est pourtant cet instrument qui va l’aider à rétablir les faits, découvrir le vrai assassin et rendre hommage à la mémoire de celui qui a été injustement accusé.

    Il galère toujours avec Livia, sa lointaine fiancée génoise et ce d’autant qu’ils traversent une crise liée à l’adoption éventuelle d’un petit garçon. Le tout sur fond de recettes de cuisine sicilienne capables de faire saliver les plus accrocs au jeûne.

    Cette enquête à la Simenon fut encore un bon moment de lecture.

  • L'excursion à Tindari

    N°1589 - Septembre 2021

     

    L’excursion à Tindari – Andrea Camilleri – Fleuve noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Montalbano a l’appétit coupé et ce n’est pas facile de lui faire passer l’envie de manger. Son adjoint, Mimi va se marier, ce qui est déjà une nouvelle étonnante mais surtout il va demander sa mutation dans un autre commissariat, sûrement sur le continent. C’en sera fini de cette belle équipe, Augello, Fazio et Catarella, qu’il a si patiemment constituée et à laquelle il est très attaché. Mais Mimi n’a pas dit son dernier mot et l’amour vous joue des tours pendables quelquefois! Apparemment cela plaît à sa hiérarchie qui verrait ce démantèlement d’un bon œil, ce qui n’enchante pas le commissaire tant il est en délicatesse avec elle. De plus tous ces anciens copains de 68 n’ont pas résisté à l’attrait de l’argent, de la réussite et il ne digère pas cet abandon des « idéaux révolutionnaires » de leur part. Ajouter à cela une Livia, son éternelle fiancée génoise, absente et parfois désagréable au téléphone, notre commissaire n’est pas dans ses meilleurs jours et ce n’est pas la lecture des romans policiers de Vasquez Montalbàn, l’auteur catalan qu’il affectionne, ni la rencontre de Beatrice, une belle jeune femme qui est aussi témoin et que Mimi trouve à son goût, qui vont apporter un remède à cette mauvaise passe. Il se console quand même avec les intuitions que lui inspirent un vieil olivier tordu !

    A côté de cela, il se retrouve en charge de deux enquêtes qui ne le passionnent guère, la disparition d’un couple de retraités un peu bizarres, partis en excursion dans la ville de pèlerinage de Tindari, et qu’on retrouvera trucidés et l’assassinat d’un petit Don Juan de sous-préfecture qui habitait le même immeuble, deux affaires qui sont peut-être liées ? Ces laborieuses investigations autour de photos, de vidéos, d’un livret de caisse d’épargne, d’un curé, d’un médecin cupide, dans l’ombre de l’incontournable mafia, s’effectuent sous  le regard d’un questeur de plus en plus tatillon et soupçonneux. Montalbano et son équipe mettront à jour un trafic délictueux d’organes qui confortera la solidité et la pérennité de cette équipe et peut-être aussi l’avenir amoureux de notre commissaire. Pour le moment il lui reste les plaisirs de la table.

    D’une manière générale j’aime bien les romans de Camilleri, mais je dois avouer que celui-là m’a paru un peu moins attachant .

  • il mondo deve sapere

    N°1588 - Septembre 2021

     

    Il mondo deve sapere – Michela Murgia - Einaudi editore

     

    Il s’agit d’un roman tragi-comique, lu en italien, qui relate l’expérience d’un mois vécu par une télévendeuse précaire travaillant dans l’enfer d’un centre d’appel de Kirby, une multinationale américaine vendant des aspirateurs.

    Elle avait déjà publié « l’Incontro » ( publié en français sous le titre « la guerre des saints ») qui a déjà fait l’objet d’un commentaire de ma part dans cette chronique.

    Ici, elle décrit donc la technique de persuasion destinée a vendre par téléphone des aspirateurs aux ménagères mais elle évoque également les figures de ses collègues et de ses petits-chefs et surtout son expérience personnelle relatée comme une souffrance personnelle, vécue à travers la politique utilisée par l’entreprise qui va des récompenses aux humiliations publiques, les horaires, les punitions ce qui donne une image assez réaliste de ce qu’est le monde du travail dans cette entreprise. Ce que le monde doit savoir ( traduction littérale du titre) c’est précisément les manipulations dont sont victimes les salariés ( avec affiches aux messages subliminaux, présence d’un psychologue au discours surréaliste, le tout ayant pour seul but de motiver les salariés d’en faire encore plus avec création d’objectifs à atteindre et compétition entre collègues sous la férules des incontournables « petits-chefs ») autant que les acheteurs.

    Le «call center » est ainsi devenu à la suite de cette publication le symbole de l’emploi précaire en Italie et elle-même, même si elle ne l’avait pas souhaité au départ, la dénonciatrice de ce ce mode de travail. Même si elle n’est pas vraiment la seule à mener ce combat, elle accepta cependant ce rôle de représentation ainsi que ses conséquences, donnant à son travail d’écrivain une dimension sociale de défense des travailleurs qui n’est plus vraiment réalisée par les syndicats dont c’est pourtant le rôle traditionnel. Le style volontairement simple, abordable et parfois ironique de ce roman le met à la portée et au service des classes sociales les plus défavorisées et correspond à une prise de conscience du monde du travail aujourd’hui où les « précaires » sont tellement exploités qu’ils ne constituent même plus un prolétariat.

    Cet ouvrage, conçu à l’origine sous la forme d’un blog qui a retenu l’attention d’un éditeur, a eu un succès considérable en Italie ce qui a surpris l’auteure elle-même et a fait l’objet d‘une adaptation théâtrale. Cette forme de littérature est peut-être l’émergence d’une nouvelle expression de prise en compte du monde du travail d’aujourd’hui. Michela Murgia (née en 1972) est également une femme politique sarde qui a été candidate sur une liste indépendantiste aux élections régionales de sa province en 2014.

    C’est en tout cas un étude édifiante sur l’espèce humaine à cent lieux de tout ce qu’on nous a dit sur la valeur supposé de l’homme et le respect dû à chacun en tant qu’être humain. S’il est un droit fondamental, s’il correspond parfois à une passion ou à une réalisation personnelle, le travail n’en reste pas moins une nécessité pour la plupart des gens. Ce qui nous est décrit ici est la précarité qui de plus en plus l’affecte et je m’interroge sur sa valeur et sur le respect accordé à ceux qui le font au moment des fusions-absorptions d’entreprises qui génèrent du chômage, considèrent les travailleurs comme des variables d’ajustement et les jettent souvent en marge de cette société au nom du seul profit.

  • chien de faïence

    N°1587 - Septembre 2021

     

    Chien de faïence – Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Contrairement à la plupart ds gens, le commissaire Montalbano refuse la promotion qui le déplacerait, sans doute à cause de l’attachement à cette terre de Sicile, à cette ville et à sa gastronomie dont il fait un usage à peine raisonnable, à ses collègues, à ces fonctions de terrain, allez savoir... Pourtant l’arrestation spectaculaire de Tanou u Grecu, un mafieux en cavale depuis des années et qui contrôle la prostitution sur l’île , va sans doute précipiter sa nomination au grade de «vice-questeur ». Cette perspective ne l’enchante guère, pas plus d’ailleurs que l’incontournable conférence de presse télévisée qui suit. Par ailleurs, des informations lui permettent de mettre à jour un trafic d’armes avec la découverte de cadavres quasi momifiées depuis cinquante ans d’un homme et d’une femme, dans une grotte, en plein ébats amoureux figés dans la mort et dans une mise en scène étrange. Suicide romantique, assassinat ou rite funéraire? Il mènera son enquête entre découragement et volonté farouche de faire éclater la vérité.

    Éternellement fiancé à la génoise et lointaine Livia avec qui les rapports sont parfois houleux, il n’en reste pas moins ébloui par les belles femmes et, comme il ne leur est pas indifférent, il sait, à l’occasion, les mettre à contribution, pour les besoins de l’enquête, évidemment ! Ici, la caverne tient à la fois du mythe et de la réalité et face à ce qui est un mystère, notre commissaire sait aussi solliciter des érudits qui explorent le Coran et autres textes anciens, le double sens de certains mots, sans oublier de faire appel à son imagination la plus créative et même la plus risquée.

  • L' odeur de la nuit

    N°1586 - Septembre 2021

     

    L’odeur de la nuit – Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Émoi dans Vigata. Le comptable Gargano, honnête et intègre comme il se doit, a disparu en emportant les économies de bien des gens, glanées grâce à un système vieux comme le monde, un énorme mensonge qui, bien entendu a fonctionné. Bref, il les a escroqués, même si sa secrétaire, follement amoureuse de son patron, refuse encore d’y croire. Ça occasionne à Montalbano des états d’âme à cause d’un éventuel dépôt de fonds effectués par un tiers chez ce malfaiteur. Il en fait une affaire personnelle !

    Nous retrouvons un Montalbano toujours aussi bluffeur, qu’ils s’agisse de faire éclater la vérité ou d’affronter ses supérieurs. Cette fois c’est une veille histoire, vieille de quelques années que le Questeur exhume, évidemment averti par une lettre anonyme . Comme par hasard ces deux affaires sont peut-être liées ! Notre commissaire enquête donc, mais une enquête est toujours imprévisible et des rencontres qu’on y fait sont improbables. Comme si l’escroquerie ne suffisait pas, s’y ajoute un meurtre avec mise en scène. Grâce à ses deux habituels comparses Fazio et Augello, notre commissaire, même s’il n’est pas officiellement chargé de l’enquête, finit par comprendre les différentes phases de cette affaire et ensemble ils la reconstituent façon scénario de film. Nous sommes en Italie où le cinéma fait partie de la vie et en Sicile, si on ne comprend pas un assassinat on peut toujours en accuser la mafia. Cela a au moins l’intérêt de la vraisemblance.

    Mais ce Montalbano doit bien être doté d’un sixième sens, à moins que ce ne soit sa connaissance de la nature humaine avec toutes ses nuances obscures, ses refus, ses fantasmes, ses blocages intimes, ses pulsions, ses folies, et sa version risque d’être sensiblement différente des conclusions officielles.

    Montalbano vit ses éternelles et lointaines fiançailles, quant à Mimi, son adjoint, il va se marier même s’il hésite encore à sauter le pas, ce qui ne lui empêche pas de papillonner, mais quand même, il est un peu jaloux, notre commissaire. Il est toujours préoccupé par son âge mais ça ne l’empêche pas d’aimer les bonnes choses de la vie à commencer par la nourriture. C’est une forme de compensation, mais moins forte cependant que la lecture des romans de Simenon ou de Faulkner que pourtant il aime lire.

  • Du bon usage des cimetières parisiens

    Du bon usage des cimetières parisiens – Lucien Clarini – Les cahiers d’Illador.

     

    Je remercie Babelio et les cahiers d’Illador de m’avoir fait parvenir ce recueil de poèmes.

     

    J’avoue que je ne m’attendais pas à cela, non que je n’aime pas la poésie, bien au contraire, mais le titre m’évoquait une balade dans des lieux si paisibles que bien des gens de ma génération y ont trouvé, enfants, leur terrain de jeux dominicaux parce que les squares et autres jardins publics manquaient dans leur décor urbain immédiat. Ils ne l’avaient évidemment pas choisi mais sous la férule de leurs parents ils pouvaient, sauf à respecter les tombes, y jouer à loisir et regarder les incontournables chats. Le lieu est généralement calme, apaisant, c’est bien le moins pour le dernier repos des pensionnaires, même si les occupants sont le plus souvent anonymes et délaissés, l’oubli étant une grande caractéristique de l’espèce humaine , cet endroit est bien souvent synonyme de « trou de mémoire’.

     

    Il est bien fait une discrète allusion aux locataires célèbres de certains cimetières parisiens que j’aimerais bien moi aussi visiter avant de mourir, même si mon inclinaison naturelle va plutôt vers les sépultures de quidams sans fleurs ni prières. Leur stèle, visitée ou négligée, témoignent de l’image qu’ils sont laissée. Cela permet à l’auteur d’évoquer des célébrités et l’œuvre qui leur survit parfois mais aussi, et accessoirement, de justifier la présentation qui est faite de lui-même d’un homme cultivé. Mais ce que j’attends des poèmes c’est qu’ils m’émeuvent et là je suis resté sur ma faim. Je ne suis pas un fan de la prosodie, tant s’en faut, mais certaines rimes sont des plus faciles. Vous avez dit poèmes iconoclastes ? Pourquoi pas après tout et au moins ce n’est pas sinistre car il n’y a rien de plus triste que la mort.

     

    La quatrième de couverture nous rappelle que « philosopher c’est apprendre à mourir » et nous convie à une promenade dans les cimetières, pour apprendre à philosopher. Pourquoi pas ? En tout cas, philosophes ou non, fatalistes ou croyants dans un monde meilleur, nous sommes tous mortels et un jour ou l’autre nous nous retrouveront dans ces endroits où nous serons tous égaux dans le néant.

     

  • Les santons de granite rose

    N°1585 - Septembre 2021

     

    Les santons de granite rose - Françoise Le Mer - Palemon éditions.

     

    Être convoquée par un notaire, surtout quand on ne s’y attend pas, a toujours quelque chose de perturbant. C’est ce qui arrive à Marie Demelle, écrivain, ancienne flic, divorcée, qui vit avec ses deux enfants à Châteauroux. Elle se voit hériter de la part du célèbre auteur de romans policiers, Maurice Malloc’h qui vient de mourir, d’une assurance-vie importante et d’une maison située à Perros-Guirec, à la condition qu’elle termine le manuscrit d’un polar que la mort l’a empêché d’achever. Évidemment Marie le connaît pour l’avoir croisé lors de salons du livre, évidemment elle est elle-même connue dans le milieu littéraire au point de vivre modestement de sa plume, mais quand même,  de là à penser que ce grand auteur pouvait l’avoir lue et appréciée et surtout qu’il ait pensé à la solliciter ainsi, il y a de quoi être étonnée... et inquiète ! Bref elle accepte avec enthousiasme et emménage sans trop se poser de questions, pour le plaisir de voir la mer et sa célèbre côte de granite rose. Ça vaut largement le Berry ! Sauf que le manuscrit de Malloc’h se passe sur la côte, que c’est une nouveauté pour elle, et elle n’est pas au bout de ses surprises.

    La solidarité bretonne, le hasard des rencontres ou autre chose peut-être l’aideront dans ses recherches et ses « travaux forcés » pour mener à bien son travail d’écriture. Ce ne sera pas simple mais comme la fiction initiée par Malloc’h devait bien se nourrir de la réalité, Marie n’a plus qu’à écouter les incontournables rumeurs, voire les ragots, fréquenter la société un peu trop lisse de son nouvel entourage, observer la chronique quotidienne parfois sanglante, les rituels de voisinages et les informations pétries de références religieuses de son ami le commissaire Le Gwen, flanqué du lieutenant Le Fur, un peu retord. De littéraire cette enquête devient donc policière devant le nombre de morts suspectes présentes et passées qu’il est peut-être utile de relier entre elles. Elles ont effectivement tendance à se multiplier depuis l’arrivée de Marie. Il faut en effet se référer constamment aux premiers chapitres écrits par Malloc’h, les analyser, les rapprocher de la réalité, tenter de les comprendre, de les interpréter, ce qui met à mal la sagacité des policiers et l’éducation religieuse bienvenue du commissaire, sa connaissance de l’Évangile et de la Bible ne sera pas de trop pour débrouiller cet écheveau bien mystérieux. Nous sommes en Bretagne, province où le message catholique a été particulièrement reçu et assimilé au point de faire partie du quotidien et le commissaire Le Gwen y puise son inspiration face aux agissements compliqués de ce « tueur en série » qui trouve lui aussi sa frénésie dans un certain mysticisme. Si le commissaire lui doit son étonnante et subite clairvoyance, nous savons d’expérience que la ferveur religieuse peut engendrer le pire comme le meilleur. Ce sont donc des investigations complexes, laborieuses, qui partent un peu dans tous les sens et empruntent beaucoup à la routine, auxquelles vont devoir se livrer nos deux policiers et qui vont nourrir le projet de plus en plus délicat de ce contrat posthume, mais nous savons que l’écriture n’est pas une chose simple, que le livre est un univers douloureux et qu’au cas particulier Marie Demelle, de plus en plus passionnée, entend respecter son engagement. Elle-même est une jolie femme, libre, nouvellement arrivée et, bien entendu, elle suscite des jalousies chez les femmes et des fantasmes chez les hommes. Mais il faut aussi se méfier des apparences, des pudibonderies catholiques, de la paranoïa, de la naïveté qui compliquent singulièrement les choses.

    Je note que les hommes autant que les femmes font l’objet de portraits pertinents dans ce roman ce qui fait de ce texte une belle étude de l’espèce humaine, de relations des gens entre eux, entre haine, admiration et dénigrement, de mésaventures des couples, ce qui les fait durer malgré les rancunes recuites, les amours disparues, les hypocrisies, les vains espoirs, les culpabilisations... Marie fait preuve de beaucoup de perspicacité, comme il convient à une auteure de roman policier, même si elle n’est perrosienne que depuis peu.

    C’est bien écrit (parfois même avec d’agréables évocations poétiques maritimes) avec des notes d’humour de bon aloi, bien construit sur le plan du suspense. Ce roman a constitué pour moi un agréable moment de lecture.

     

    ©Hervé Gautier http:// hervegautier.e-monsite.com

     

  • l'age du doute

    N°1584 - Septembre 2021

     

    l’âge du doute – Andrea Camilleri – Fleuve Noir

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani

     

    Un yacht de luxe vient d’aborder dans le port de Vigatà avec, à son bord, le cadavre d’un homme défiguré et nu, trouvé en mer sur un canot de sauvetage. Cela promet des ennuis en respectives pour la propriétaire, la Giovannini, une femme autoritaire, carrément nymphomane qui est aussi passagère, le commandant Sperli et son équipage. Ils vont devoir attendre la fin de l’enquête. Les choses se compliquent un peu avec l’arrivée d’un bateau de croisières dont la présence au port paraît assez étrange, la révélation d’informations qui ne le sont pas moins et d’un mort supplémentaire.

    Le commissaire Salvo Montalbano est de plus en plus tracassé par son âge (58 ans) et par la retraite qui s’annonce. Il peut d’ailleurs compter sur le médecin-légiste pour le lui rappeler, lequel ne s’en prive d’ailleurs pas. Il a conscience qu’une page s’est tournée dans sa vie sentimentale et que le temps a sur lui fait son œuvre destructrice. Ses amours avec Livia, son éternelle fiancée génoise, sont lointaines et épisodiques et c’est sans doute pour tout cela qu’il a des doutes sur sa capacité de séduction. Elle va d’ailleurs être mise à l’épreuve par la rencontre, dans le cadre de cette enquête, avec Laura Belladona, la séduisante lieutenante de la capitainerie du port. Leurs relations éphémères oscillent entre la volonté de se laisser porter par les événements et d’en retirer le meilleur et celle de bousculer le destin, une sorte de valse entre hésitation et attirance avec la crainte de remettre en cause tous ses propres projets et ce qu’on croit acquit définitivement. Dans ce genre de situation les espoirs les plus fous germent dans les têtes et l’imagination n’a plus de limite. C’est que cette jeune femme bouleverse à ce point notre commissaire qu’elle le met, sans le vouloir vraiment, face à lui-même, avec son âge, ses désillusions, ses folles pensées, ses accès secrets de culpabilité, et malgré tout, son charme naturel continue à agir au point qu’elle même en est ébranlée. C’est une très belle femme, comme son nom l’indique, mais les phases de cette enquête vont la faire douter d’elle-même, de son avenir, sans qu’on sache très bien si elle choisit son destin ou si elle s’abandonne aux circonstances, entre prémonition et renoncement. La fatalité, le hasard ou une quelconque divinité régleront la tranche de vie de ces deux êtres qui peut-être envisageaient des moments intimes passionnés ou un futur commun différent, malgré tout ce qui pouvait raisonnablement les opposer, mais nous savons tous fort bien qu’en amour la raison est souvent mise de côté. Ce genre de doute arrive à tout âge et le nom que porte cette jeune femme est aussi celui d’un poison. C’est donc un roman policier bien construit, sans doute un des meilleurs que j’aie lu sous la plume de Camilleri, plein de rebondissements et de suspense qui tiennent en haleine son lecteur jusqu’à la fin, mais c’est aussi une réflexion sur la vieillesse, sur le pouvoir de séduction qui disparaît avec les années mais qui peut resurgir sans crier gare, une illustration des paroles d’Aragon : « Rien n’est jamais acquit à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur et quand il croit ouvrir les bras son ombre est celle d’une croix, sa vie est un étrange et douloureux divorce, il n’y a pas d’amour heureux ». J’ai éprouvé ici, ce qui arrive rarement dans un roman policier, même sous la plume de Camilleri, ce supplément d’émotion qui fait que l’intrigue policière, pourtant intense et passionnante, passerait presque au second plan.

    Mais restons pour cette enquête, dans le contexte de la séduction, puisque Montalbano charge son adjoint Mimi Augello, de séduire la propriétaire du bateau, mais dans le seul but de faire avancer l’enquête et de favoriser la manifestation de la vérité, évidemment ! Son côté « donnaiolo »(comme disent si joliment nos amis italiens) est bien connu du commissaire mais il y a fort à parier que cette fois il fera du zèle « professionnel »ce qui, accessoirement, suscitera chez son supérieur vieillissant une sorte d’envie.

    Entre ses rêves parfois morbides, ses obsessions, ses jalousies, ses fantasmes, Salvo se débat comme il peut avec cette enquête qui finalement le dépasse, et les obsessions administratives du Questeur, entre improbables mensonges et investigations perturbées par ses tourments amoureux. C’est pour lui l’occasion de réfléchir sur l’amour, le désir sexuel d’une femme, de regretter les ravages de l’âge et le mirage des impasses ...En tout cas ça lui occasionne des états d’âme dévastateurs au point de se laisser aller à écouter la voix de sa conscience et de discuter avec elle. Ce soliloque serait plutôt le signe d’un vieillissement prématuré. Reste que cette enquête perturbe tellement notre commissaire qu’il y associe l’ombre de la mafia.

    L‘âge qui paraît tant tracasser Montalbano n’entame en tout cas pas son appétence pour les pâtes ‘ncasciata, pour la caponata ou le rouget frit, et quand il ne profite pas de la carte alléchante de son ami le restaurateur Enzo, il se goinfre des réalisations culinaires d’Adelina sa femme de ménage, ce qui ne doit arranger ni son poids ni son taux de cholestérol !

    Camilleri est, à tort ou à raison, considéré comme le Simenon sicilien. Il y est d’ailleurs fait, dans cet ouvrage, une référence à un de ses personnages. La figure de Montalbano a été popularisée en France par l’adaptation des intrigues policières de Camilleri pour la télévision. Il est incarné avec talent à l’écran par Luca Zingaretti mais je ne retrouve pas exactement, dans son jeu d’acteur, l’image que je me suis faite du commissaire à travers les romans.

  • Dîner à Montréal

    N°1583 - Septembre 2021

     

    Dîner à Montréal – Philippe Besson - Juillard

     

    D’emblée l’auteur tient à informer son lecteur fidèle que ce roman se réfère à un personnage déjà rencontré dans un ouvrage précédent, Paul Darrigrand. Cette chronique s’en est fait l’écho comme d’ailleurs une grande partie de l’œuvre de Philippe Besson.

    Disons le tout de suite, bien que ce ne soit pas essentiel, il y a dans ce récit une unité de lieu, de temps et d’action ou plus exactement d’inaction puisque il ne s’agit que d’arguments échangés, de moments évoqués. D’autre part Philippe Besson fait partie de ses écrivains qui pratiquent le solipsisme, qu’il a choisi de faire de sa propre vie un roman, c’est à dire de nous faire partager ses émois, ses fantasmes, ses peurs. D’ailleurs il se met lui-même en scène et parle à la première personne. Il ne se contente donc pas de relater des faits mais cherche en permanence à les analyser à la lumière de sa propre sensibilité avec la subtilité qu’on lui connaît. Ainsi entre Philippe et Paul y a-t-il quelque chose de subtilement caché ou d’à peine révélé. Pourtant il nous rappelle que ce qu’il raconte est rigoureusement exact pour, plusieurs pages plus loin, apporter une nuance de contradiction. Mais il est un fait que, pour un écrivain, un bouleversement intervenu dans sa vie donne souvent un livre c’est à dire que les mots sont un exorcisme, un exutoire et que l’écriture lui offre cette extraordinaire occasion de digérer un échec ou de remodeler la réalité. Il aborde le phénomène de l’écriture, disserte sur la responsabilité de l’écrivain au regard de ce qu’il écrit, assume ses choix et le fait dans un style fluide et agréable à lire où la qualité de l’écriture le dispute à l’analyse des sensations et des sentiments. Même si je n’ai pas toujours partagé ses thèmes favoris, ses romans ont toujours correspondu à un bon moment de lecture.

     

    Philippe, 40 ans, est donc à Montréal pour la promotion d’un de ses livres en compagnie d’Antoine de vingt ans son cadet. Il rencontre par hasard, alors qu’il effectue une signature dans une librairie (mais est-ce vraiment par hasard?) Paul son ancien amant, marié à Isabelle, père de famille et bien établi dans la vie. Un restaurant les accueillera les deux couples pour célébrer ces retrouvailles. Ce sera donc un dîner à quatre convives comme le suggère la couverture. On peut dès lors se demander pourquoi Isabelle a accepté cette rencontre amicale puisqu’elle porte en elle un germe potentiellement destructeur à cause des souvenirs communs des deux hommes. Ils ont été heureux ensemble mais ils se sont quittés et dix-huit ans ont passé depuis ces amours de jeunesse, de quoi avoir le vertige à cause du temps qui fuit. Entre Philippe et Paul, le dialogue s’engage au départ avec pour thème ces années, ces deux parcours, ces deux réussites et, en filigrane, l’activité littéraire de Philippe, le sida des années 90 et leurs menaces... Mais entre eux on sent rapidement une sorte de gêne, des non-dits, des sous-entendus, des retenues, de fuites et même des mensonges, et ce, pas seulement à cause de l’épouse et de l’ami. Plus on évoque les souvenirs communs et plus ça devient ambigu. Dans cette rencontre qui ressemble à une sorte de confrontation, Isabelle et Antoine font de la figuration au début mais rapidement Isabelle, méfiante, reste sur la défensive et cherche à éluder ce qui peut rapprocher les deux ex-amants, évitant ou voulant éviter que le dialogue entre eux ne devienne gênant voire impudique. A mes yeux elle incarne une certaine morale bourgeoise et hypocrite qui ne veut rien savoir du passé de son mari et surtout qui craint pour la solidité de ce qu’elle a bâti avec lui. Antoine, au contraire, à cause de son jeune âge ou de sa désinvolture naturelle, met carrément les pieds dans le plat et les agite en évoquant ce qui peut déstabiliser Paul et surtout Philippe qui est celui qui a choisi de formaliser ses expériences intimes. Après tout c’est lui l’écrivain, c’est à dire un homme qui choisit de livrer son histoire au premier lecteur venu qui va le juger, qui doit accepter par avance les critiques parfois douloureuses à entendre de la part de gens qui refusent de voir qu’il s’est livré à la page blanche avec ses fêlures et ses fantasmes qui parfois peuvent choquer. Ce dernier est même sommé de s’expliquer sur la genèse de certains de ses romans et il est permis de s’interroger sur l’attitude d’Antoine au regard de sa relation avec Philippe dont les romans parlent souvent de ruptures. Sera-t-il lui aussi rejeté au rang de simple passade anecdotique ou au contraire son amant vieillissant cherchera-t-il à s’accrocher à lui ? Formaliser ses peurs, ses certitudes peut s’avérer dangereux puisque l’écrivain fabrique en quelque sorte des armes contre lui-même.

    Entre Paul et Philippe il y a une sorte de d’agressivité feutrée au départ en présence de tous les convives, quelque chose qui ressemble à des reproches, des regrets ou des remords, une manière particulière de régler des contentieux intimes restés en suspens et lorsqu’ils se retrouvent seuls pour une conversation privée, favorisée par l’absence voulue des deux autres, les choses s’éclaircissent entre eux et on sent quelques déconvenues de la part de Philippe, on apprend qu’à l’époque, il était sincèrement amoureux de Paul mais que ce dernier jouait un double jeu pourtant connu de son partenaire et qu’il a prévalu. La confession de Paul a quelque chose à la fois d’apaisant et de douloureux pour son ami que l’épilogue illustre.

     

    Ce roman tourne autour du passé commun des deux hommes, de leur jeunesse passionnée enfuie que de nombreux analepses éclairent et on comprend très vite que ni l’un ni l’autre n’en ressortiront pas indemnes. Paul repartira vers sa famille, Philippe poursuivra sa carrière d’écrivain avec l’écriture, qui est une thérapie, pour seule vraie compagne qui l’aidera peut-être à oublier cet amant, puisera dans ses souvenirs, connaîtra des amours nomades, les évoquera dans des romans avec retenue et nostalgie, mais au bout ce sera la mort solitaire. Le temps d’un repas, chacun d’eux est rattrapé par ses fantômes mais Isabelle, à sa manière, remet les choses à leur vraie place et la parenthèse se referme.

    Ce roman me fait penser à un aphorisme d’Albert Camus qui rappelle qu’on ne peut revivre à quarante ans les joies qu’on a connues à vingt. C’est, à mes yeux, une des leçons de ce récit.

     

  • la lune de papier

    N°1582 - Septembre 2021

     

    La lune de papier – Andréa Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Au cours de ses enquêtes, il est rare que le commissaire Salvo Montalbano ne croise pas des femmes, le plus souvent fort belles. Cela donne pour lui un intérêt particulier à ses investigations et ici c’est aussi le cas. Il est vrai que notre commissaire n’est pas indifférent à leur charme, pas au point cependant du procureur Tommaseo, un obsédé sexuel qui ne peut regarder une femme sans l’imaginer complètement nue. En effet Angelo Parlo, célibataire, ex-médecin radié de l’Ordre pour une vieille histoire d’avortement clandestin et informateur secret, généreux avec sa maîtresse et expert en informatique, est retrouvé mort d’une balle dans la tête, chez lui dans une tenue assez équivoque. Notre commissaire, pour éclaircir cette affaire va croiser Michela Pardo, la sœur de la victime, une brune à la beauté inoubliable et Elena Scalfani, sa troublante maîtresse et d’autres aussi avec leur histoire parfois sordide. Pardo se révèle lui-même être un mystère.

    Ces deux femmes (plus une troisième, la rousse Paola, ex-maîtresse de Pardo, mais elles ne sont pas les seules) vont tellement troubler notre pauvre Salvo qu’il va bien finir par croire que la lune est en papier comme son père à qui il faisait une confiance aveugle dans son enfance le lui avait déjà affirmé. Il faut dire qu’elles font chacune assaut de jalousie pour faire accuser l’autre, ce qui n’est pas sans le dérouter et puis toute cette affaire regorge de fausses pistes, d’impasses, de mensonges en tout genre, de mises en scène, notamment sur la mort de Parlo. Qu’est ce que c’est que cette histoire de lettres cachées (et retrouvées « par hasard » par Montalbano), ce livret de chansonnettes et ces codes que Catarella a tant de mal à déchiffrer, cette cassette blindée disparue ? Salvo en perd son latin ! Pourtant, il est toujours égal à lui-même, intuitif et surtout bluffeur, c’est selon !

    Dans cette enquête la prostitution, la drogue, la mafia s’invitent et avec elles la mort qu’elles sèment autour d’elles et l’hypocrisie qui va avec parce qu’il n’est pas question que des notables soient mêlés à cette forme de délinquance .

    Roman qui intègre le système politique italien et notamment l’opération « Mains Propres » qui révéla un système de corruption politico-économique visant à financer les partis politiques italiens.

    Ce fut un bon moment de lecture, comme d’habitude.

  • Les ailes du sphinx

    N°1581 - Septembre 2021

     

    Les ailes du sphinx – Andréa Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Pour cette enquête nous retrouvons les mêmes, Cattarella qui aurait bien besoin d’un appareil auditif tant il modifie les mots, Montalbano toujours aussi morfal et tout le reste de la bande. Présentement, ce qui l’occupe c’est le cadavre d’une jeune femme découvert nue dans une décharge avec pour seul indice un tatouage en forme de papillon et plus exactement de sphinx. C’est bien maigre ! Cela peut-être un indice où simplement la marque d’une mode. Cela au moins à l’avantage de lui changer les idées parce que, avec Livia, son éternelle mais lointaine fiancée, c’est plutôt l’orage. Il a tout fait pour cela, le bougre, puisqu’il papillonne beaucoup, malgré l’âge qui de plus en plus le titille et sa récente incartade avec une très jeune demoiselle n’a pas été du goût de sa régulière. Ils vivent chacun à un bout de l’Italie, elle à Gêne, lui en Sicile, ils s’aiment, ne peuvent se passer l’un de l’autre, entre eux c’est « pas avec toi mais pas sans toi », mais c’est toujours des engueulades souvent par téléphone interposé, bref ils ont tout d’un vieux couple !Comme un tracassin n’arrive jamais seul, il est aussi chargé de l’enlèvement pour le moins bizarre du marchand de bois Picarella, deux affaires pas vraiment liées l’une à l’autre, en apparence.

    La première affaire doit avoir une importance certaine puisque ses investigations remuent beaucoup de monde, même l’Église et ce pauvre commissaire est bien seul au point qu’il soliloque et interroge alternativement Montalbano 1 et 2 mais, c’est peut-être la voix de sa conscience ou du bon sens mais, même dans son dialogue intérieur, Livia est toujours présente.

    Tout est étrange dans cette affaire menée par notre commissaire et ses habituels comparses, dans une ambiance tendue et des restrictions budgétaires de plus en plus grandes, ces meurtres de jolies femmes, cet enlèvement sans demande de rançon, cet incendie volontaire, cela sent la prostitution, l’adultère, la marque de l’incontournable mafia, la frilosité d’une hiérarchie policière d’autant plus hésitante que risquent d’être mis en cause des notables et surtout une organisation de bienfaisance catholique dont on ne saurait douter puisqu’elle est officiellement garante du message de l’Évangile, mais elle l’oublie opportunément comme d’habitude et fait honneur à sa caractéristique constante d’hypocrisie.

     

  • la danse de la mouette

    N°1579 - Septembre 2021

     

    La danse de la mouette – Andrea Camilleri – Fleuve Noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Emoi dans le commissaria de Vigata, Fazio, l’inpecteur indispensable du commissaire Montalbano a disparu. Officiellement il n’était pourtant pas sur une enquête précise mais compte tenu du contexte sicilien l’affaire est d’importance au point de mobilider tous les policiers disponibles pour le retrouver. Le commissaire en perd le sommeil et en oubie même Livia son éternelle fiancée venue passer quelques jours avec lui.

    On est effectivement en Sicile, c’est à dire qu’on n’hésite pas à poursuivre quelqu’un pour le tuer jusque sur son lit d’hopital et ce ce qui arrive à Fazio enfin retrouvé et transféré pour y être soigné. Cette enquête nous montre un Montalbano toujours aussi gourmand (on peut craindre pour son taux de cholestérol dont l’auteur ne nous parle cependant jamais – on a tout juste droit aux prémices de le vieillesse qui s’annonce pour notre commissaire), toujours aussi facétieux avec les carabiniers et même avec sa hiérarchie (la blague qu’il sert au questeur pour justifier son absence est loin d’être du meilleur goût et ce fonctionnaire passe carrément pour un imbécile), bluffeur aussi et même un peu balourd quand même au point de ne pas pouvoir s’orienter dans un hôpital aux couloirs pourtant bien balisés. Il est vrai qu’il y a croisé la belle Angela, une infirmière qu’il aimerait bien mettre dans son lit mais que sa vigilance de policier détourne à temps de cette entreprise (et sans doute aussi un peu l’âge ou la présence même virtuelle de Livia). Il est bien sûr question de trafic, d’enlèvements, de contrebande, de meurtres, de la mafia et de collusion avec le pouvoir politique, l’ordinaire de la Sicile en quelque sorte.

    Entre temps la recherche de Fazio a permis de mettre la main sur deux cadavres dont un, un ancien danseur, a été torturé à coups de balles dans le pied, ce qui l’a fait danser avant de mourir. Cette danse rappelle à Montalbano une image qui l’obsède depuis le début, celle d’une mouette qui avant de s’abîmer sur la plage à exécuté devant lui une sorte d’étrange chorégraphie, comme un mauvais présage.

    Je m’attendaisà un parralllèle entre ces deux formes de danse, mais là je suis resté sur ma faim.

    D’ordinaire j’aime bien lire Camilleri, mais cette fois j’avoue avoir été moins captivé par ce roman.

     

     

  • l'année de la mort de Ricardo Reis

    N°1578 - Août 2021

     

    L’année de la mort de Ricardo Reis – José Saramago – Éditions du Seuil.

    Traduit du portugais par Claude Pages.

     

    L’œuvre de Fernando Pessoa (1887-1935) qui est assurément l’écrivain portugais le plus célèbre, est originale a plus d’un titre et notamment parce qu’il a attribué ses propres écrits à des personnages fictifs, les hétéronymes, qui, à la fois lui ressemblaient partiellement mais étaient différents entre eux. Il s’agit d’un groupe d’écrivains imaginaires auxquels le poète portugais a non seulement donné une vie littéraire mais à qui il a insufflé une personnalité et un destin propres. Ricardo Reis est l’un de ces hétéronymes, médecin de son état, 48 ans (soit un de plus que Pessoa), il est aussi le poète de la fuite du temps, un « épicurien triste ». Il revient du Brésil en décembre 1935, averti par Alvaro de Campos, un autre hétéronyme, soit un mois après la mort de Pessoa, après un exil de 16 années pour raisons politiques. Il évoque sa mémoire et son œuvre poétique, cite d’autres hétéronymes, Alvaro de Campos, Careiro et le poète portugais Camões, lit les journaux, arpente la ville. Il se domicile à l’hôtel Bragança où il mène une vie une vie solitaire, entame une liaison ordinaire avec Lidia puis un autre beaucoup plus romantique avec Marcenda, c’est à dire est en quelque sorte fidèle à son personnage, bref, une sorte d’anti-héros. Plus tard il prendra un appartement ce qui changera quelque peu sa vie. Il regarde le spectacle de l’Europe après sa longue absence, fait l’objet de filatures policières, rencontre le fantôme de Pessoa et devise avec lui de l’actualité d’alors, de la dictature de Salazar, de la montée des périls fascistes, de la guerre qui se déroule en Espagne et surtout de la ville de Lisbonne qu’il arpente sur les traces de l’écrivain dont l’ombre semble l’accompagner dans une cité labyrinthique, comme Virgile accompagne Dante aux Enfers… En réalité cette intrigue selon Saramago est assez simple, répétitive et peut-être considérée comme ennuyeuse. J’y vois, pour ma part, une certaine manière de traduire « la saudade », cette forme de nostalgie qui fait partie de l’âme portugaise.

    Reis est la créature de Pessoa et le fait que Saramago s’en empare n’est pas sans créer une certaine ambiguïté. En effet un personnage fictif ne vit qu’autant que son auteur le décide. Ici Pessoa est mort alors que Reis est encore « en vie » et Saramago se l’approprie. Il joue de ces deux non-existences, celle de Pessoa, dont le nom signifie personne, et qui passa la sienne dans un quasi anonymat et celle de Reis qui se retrouve « abandonné » et qui devient ainsi un personnage de Saramago. Il prend le contre-pied de cette lusitanité en ce sens que les Portugais sont un peuple de voyageurs qui quittent leur pays sans y revenir (mythe du « sébastianisme ») mais Reis revient par la mer, dans son pays pour y mourir. Cette appropriation peut être regardée comme un mensonge en ce sens que, pour Saramago, Reis n’est pas qualifié à proprement parlé d’hétéronyme mais il devient un personnage qui va vivre sa vie pendant près de neuf mois dans le cadre de cette fiction, sous la plume de Saramago.

    Ce roman est donc une fiction dans la fiction, une sorte de mise en abyme, avec jeux de miroirs ou trompe l’œil, un peu comme on pouvait le voir dans les anciens compartiments de chemin de fer où des glaces disposées en face l’une de l’autre produisaient une image multipliée à l’infini. Saramago, auteur majeur de la littérature contemporaine, couronné par le Prix Nobel en 1998, reste fidèle à son style à la fois simple et énigmatique , labyrinthique parfois et dont l’architecture peut instiller une ambiance assez lourde par moment. Ricardo Reis est, avec Alberto Caeiro, Alvaro de Campos et Bernardo Soares un des principaux hétéronymes de Pessoa (En réalité ils sont bien plus nombreux, on en dénombre un peu plus de 70, chacun avec sa propre personnalité). Saramago se l’approprie tout en précisant ce qui, selon lui faisait la philosophie et la vie de son sujet. Il lui fait arpenter les rues de Lisbonne ainsi que le faisait Pessoa lui-même et c’est aussi un hommage au poète de « Mensagem », à juste titre célébré comme un des plus grands écrivains portugais.

    On peut se demander pourquoi Saramago a voulu ainsi faire revivre un personnage fictif ? Etait-ce pour prendre la place de Pessoa et donner à Reis une fin comme Pessoa l’a fait pour les autres hétéronymes?(Alberto Caeiro est mort en 1915 à 26 ans, Alvaro de Campos est mort en 1935 à 45 ans ) Peut-être ? Saramago nous le dépeint comme un homme désabusé, bien seul et dénué de tout sentiment, surtout après son voyage avorté à Fatima et qui songe soit à repartir pour le Brésil soit à s’installer comme médecin à Lisbonne. Marcenda qui est repartie pour Coimbra lui a en quelque sorte échappé, seule Lidia reste à ses côtés mais il regrette Marcenda qui était une jeune fille de bonne famille alors que Lidia n’est qu’une domestique quasiment analphabète. L’ennui est que cette dernière est enceinte mais il ne l’épousera pas et ne reconnaîtra même pas son enfant. Le fantôme de Pessoa, et peut-être Saramago avec lui, fustige cette attitude avant de disparaître définitivement. Veut-il ainsi montrer le vrai visage de Reis, un lâche qui refuse de prendre ses responsabilités, comme il n’a pas voulu soutenir Lidia face à la mort de son frère? Il nous rappelle que les hommes ne sont rien, surtout au moment du début de l’insurrection franquiste dans l’Espagne voisine et un commencement de mutinerie à Lisbonne .Saramago veut-il par le biais de cette fiction s’inscrire dans la lignée des grands écrivains portugais Camões (souvent cité et dont il pastiche un vers à la fin) et Pessoa ? Pourquoi pas, après tout il est lui-même prix Nobel de littérature et a honoré les lettres portugaises.

     

     

  • Tarpeium

    N°1577 - Août 2021

     

    Tarpeium – Philippe Mascaro – Éditions Pic de la Mirandol (et bookelis)

     

    Qu'y a t-il de commun entre un photographe animalier, une petite fille à vélo, un énarque qui lorgne du côté de l’Élysée, son directeur de cabinet qui agit dans l'ombre et une aristocrate éditrice?

    Le titre un peu énigmatique du roman évoque Rome, la colline du Capitole où les vainqueurs recevaient l'hommage de la Cité et la roche tarpéienne toute proche d'où on jetait les condamnés à mort, l'image du dilemme humain perpétuel entre célébrité et déchéance, souvent bien proches l'une de l'autre.

    J'ai lu ce livre comme un roman de politique-fiction à propos d'une ascension aussi rapide que déloyale mais encore plus comme une étude psychologique de personnages, certes hors du commun parce qu'ils naviguent dans les sphères du pouvoir ou de l'argent, mais bien caractéristiques de l’espèce humaine cependant. La vie de chacun y est patiemment disséquée, avec la recherche de la lumière et de la notoriété indispensables à qui veut être au premier plan mais aussi les incontournables zones d'ombre, les aspirations, les ambitions souvent obsessionnelles et les manœuvres parfois douteuses, la pratique de l'opportunisme pour y parvenir. L'auteur nous propose un panel de personnages dont il analyse les motivations, l'attente inévitable de cette opportunité qui finit par arriver et qu'il faut impérativement saisir faute de laisser passer sa chance, les tractations en coulisses... Il décrit les équilibres fragiles qui président à toutes ces constructions personnelles, ces prestigieuses familles où les mariages de raison établissent des empires, ces luttes d'influence qui se développent à l'ombre des Institutions, ces amitiés qui ne résistent pas à une promotion, ces actions machiavéliques, ces jalousies dévastatrices, ces fêlures personnelles qui sont autant de possibles destructions dont le monde politique a le secret, ces alliances qui ne tiennent que par les pressions ou les accords de partis dont les calculs ne sont évidemment pas exclus et qui seront trahis à la première occasion au gré des opportunités.

    Au départ Paul Louvel est un ministre très en vue et surtout présidentiable à gauche ; dans quelques mois il ne fait aucun doute que les élections le porteront à l’Élysée. A la suite d'un accord, d'une sorte dette personnelle, son ami et condisciple Jean-François Pesquet le suit comme son ombre. C'est ensemble qu'ils devront réussir, l'un dans la lumière, l'autre dans l'ombre et ce tandem fonctionne après les élections qui portent Louvel à l’Élysée. Un malheureux accident antérieur, mal géré par ce dernier l'a mis à la merci de Jacques Labouret, un photographe animalier inconnu et marginal que sa passion pour la photo met en situation de devenir incontournable et capable de faire basculer la carrière de Louvel en le jetant en pâture à l'opinion. De cette situation résulte un équilibre fragile qui perdurera pendant tout le quinquennat. Il est cependant constructif pour Labouret qui, à la surprise générale, obtient ce qu'il veut avec une apparente facilité en se mettant lui-même en situation d'être surveillé, sa vie personnelle disséquée par les "Renseignements intérieurs"et sondée pour déterminer les motivations de sa conduite. Pour lui aussi on perce évidemment "ce petit tas de secrets" dont parlait Malraux qui sont à la fois mystérieux et intimes et seront autant d'armes contre lui et dont le microcosme politique se servira le moment venu. Dans ce jeu de massacre politique, des têtes tombent, mais pas celle de Labouret qui résiste à cause de la peur qu'il inspire au Président. Ce dernier va même jusqu'à s’enchaîner volontairement à lui tant la tension est pour lui destructrice. Pesquet finit par s'expliquer cette situation pour le moins cynique et délétère mais cela complique encore les choses en générant sa propre culpabilisation tandis que Labouret exerce ses responsabilités avec un talent reconnu dans un monde où il est étranger mais où il s'insère de plus en plus, en demande encore davantage, mû par une vengeance personnelle autant contre le système que contre lui-même. Cela épaissit encore davantage le mystère qui enveloppe le photographe, cet homme venu de nulle part qui n'est même pas du sérail. Il ne cessera de conforter sa position politique dans les mois qui suivirent, jusqu'à la magistrature suprême.

    Ce n'est pas un roman d'amour, tant s'en faut, mais l'amour n'en est pas absent, celui qui naît entre Jacques Labouret et Aurore de Lionne son éditrice, bien avant ces événements. Elle se préparait à renoncer à "un beau mariage" par attachement à cet homme solitaire et énigmatique. Pourtant cet amour est condamné, moins à cause du fossé social qui le sépare de cette femme d'affaires qui ne le comprend plus qu'à cause de la culpabilisation qui ronge Jacques et détruit tout ce qu'il pourra entreprendre pour la combattre et parce qu’il suit un autre voie où Aurore n’est plus. Les circonstances achèveront ce qui aurait pu être entre eux quelque chose de beau. Labouret en veut encore plus, en fait beaucoup en ce sens. Autour de lui, son ascension pose question, notamment à Aurore qui ne l'a pas oublié, mais sa démarche vers lui ne sert à rien puisqu'il ne peut rien lui avouer, prisonnier qu'il est de son propre secret, condamné désormais à conquérir le pouvoir. Le président est de plus en plus perdu dans ce maelstrom où son maître-chanteur détient les clés de ce jeu malsain.

     

    Ce regard aiguisé de l'auteur ne se porte pas seulement sur le monde politique dont il est un observateur attentif, il inclut celui de l'édition où la réussite professionnelle, tissée à travers une démarche culturelle, financière et personnelle est un mode d’émergence différent mais bien réel et tout aussi sauvage. Il n'omet pas les difficiles démarches d'un auteur inconnu qui présente, sans beaucoup d'illusions, le fruit de son travail à un éditeur, ce qu'il peut ressentir à un refus comme à un accord et les relations qui peuvent exister entre eux, l’accueil parfois frustrant qui y est fait dans le public. On peut penser que, là aussi, son expérience personnelle a nourri son travail de réflexion et d'écriture.

     

    J'ai lu avec plaisir ce roman passionnant, fort bien écrit, documenté et construit qui s'inscrit dans l'actualité en évoquant l'importance grandissante de l'écologie, le poids constitutionnel du Président, les attentats terroristes et l’insécurité, qui distille jusqu'à la fin un suspense de bon aloi et retient l'attention de son lecteur. Les analepses qui émaillent le texte sont les bienvenus pour la compréhension de situations personnelles parfois inattendues où les lâchetés, les non-dits, les coups-bas, les angoisses, les egos exacerbés viennent brouiller les pistes et font oublier l'intérêt général supérieur dont pourtant chacun se recommande hypocritement. Le rôle que chacun joue dans cette comédie humaine de la lutte pour le pouvoir est finement observé et analysé au scalpel. Il a une dimension générale et dépasse le cadre du palais de l’Élysée qui finalement ne sert que de décor.

     

    Le livre refermé j’avoue que j’ai ardemment désiré connaître l'épilogue, même si le titre le laissait quelque peu entrevoir, mais cela intervient dans un registre bien différent de ce à quoi on peut s'attendre. J'ai retenu la force du hasard, celle du secret, la chance insolente qui accompagne Labouret, ce parcours basé sur des culpabilités, des hypocrisies et des trahisons, j'ai apprécié cette analyse de l'espèce humaine notamment dans son appétit de pouvoir et la licence qu'on s'accorde à soi-même pour y parvenir, j'ai repensé que, même s'il s'inscrit dans la fiction, un livre est univers douloureux, un exutoire, un exorcisme, des mots mis sur les maux. Je me suis remémoré mon mantra personnel qui dit que la politique, même si elle est un jeu pour initiés, est passionnante, mais ceux qui la font le sont assurément moins.

     

    ©Hervé Gautier - http:// hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

  • Le ventre des hommes

    N°1576 - Août 2021

     

    Le ventre des hommes – Samira El Ayachi – L’Aube .

     

    Tout d’abord je remercie les éditions d’Aube et Babelio qui m’ont permis de découvrir ce roman.

    Le père d’Hannah est une gueule noire, un mineur de fond, un arabe arraché au Maroc pour venir dans le Nord de la France comme les Italiens des Portugais, les Polonais… Avec sa nombreuse famille il vit dans un baraquement sans confort et pour cette fillette la venue du marchand de glace est une petite joie furtive. Puis ce père prend de l’importance, lui qui était chef de village au pays devient ici quasiment imam grâce à sa connaissance du Coran, flirte avec le radicalisme religieux, déménage de son baraquement provisoire dans un vraie maison de coron. Plus tard, il prendra la tête de la contestation syndicale grâce à sa connaissance du français. Avec cette petite fille qui grandit, découvre en les enviant la peau blanche des filles et leur cheveux d’or, le lecteur navigue entre l’enfance magique, l’adolescence difficile sous l’œil d’un père de plus en plus lointain et la transparence de la mère, l’âge adulte, toute une transformation dans le corps et dans l’esprit de cette jeune fille entre deux mondes qui s’opposent et la guerre qui gronde, loin, deux pays, deux cultures, avec télévision et réseaux sociaux, tradition et modernité d’une société qui change vite et des parents qui ne suivent pas forcément. Elle découvre la lecture, la philosophie, les réponses à ses questions … Dans ce contexte de vie, la littérature c’est Zola et Germinal. Les études supérieures sont pour elle une libération autant qu’une révélation de la différence entre les gens mais elle reste pauvre, une fille d’ouvrier, immigrée de surcroît. Ainsi, elle voit bien l’envers de la scène où tout se déroule que les valeurs proclamées qui caractérisent la France ne sont souvent qu’un décor, que l’ascenseur social dont on parle tant ne fonctionne pas forcément, que les dés sont souvent pipés. Elle sera pourtant professeur de Français.

    C’est un témoignage qui nous rappelle, et ce n’est sans doute pas inutile, que la France est, depuis toujours, un pays d’immigration, un creuset qui accueille tous ceux qui veulent y venir pour participer à sa construction et profiter de sa protection sans distinction de race ni de culture. Il faut aussi dire que la France n’a jamais bien accueilli ceux qu’elle a fait venir pour l’enrichir et faire un travail que les nationaux refusaient d’accomplir. Les italiens étaient des Ritals, les Polonais des Polaks, les algériens des bicots qu’elle les a exploités en oubliant souvent les droits qu’elle donnaient aux travailleurs nationaux, alors que dire des Marocains, souvent illettrés qui traditionnellement venaient de contrées anciennement colonisées. Le parcours du père est là pour attester cette vérité, il parle du dur travail de la mine, de l’obsession du noir, de la peur de la mort...sauf que lui il parle et lit le français, réagit face aux injustices faites au travailleurs marocains à qui on refuse un statut qu’on accorde aux autres immigrés. Eux pourront rester en France s’ils le désirent mais à ces Marocains on ne propose que des contrats temporaires pas toujours renouvelables, on leur parle de la fermeture des mines et d’une aide dérisoire au retour alors que leur vie est définitivement ici, avec leur famille, après toutes ces années de travail et qu’on compte sur eux, sur leurs mandats réguliers qui font vivre tout un village. La réalité s’impose à lui, ils ont été constamment surveillés par les autorités, ils ont été floués, pressurés, trahis. Face à cette réalité et à cette injustice, il n’y a que la lutte syndicale que Mohamed fait sienne, comme un combat personnel, organise la révolte, se fait le porte-parole de ces travailleurs oubliés jusque devant les caméras de télévision et dans la presse pour donner de la publicité au mouvement. Certes ils sont soutenus par d’autres ouvriers face aux autorités mais ils n’ont plus de salaire, plus rien dans le ventre.

    Dans une seconde partie, plus courte que la première, Hannah, professeur de Français n’a pas le même conception de l’école que son ami, également professeur. Ses doutes sont si bien établis et la pression si importante qu’elle devient professeur des écoles et, à l’occasion d’un exercice antiterroriste qu’elle prend trop à cœur, elle se retrouve dans un commissariat avec menottes et garde à vue. Ses origines arabes donnent à penser qu’elle a de l’empathie avec les terroristes. Cela génère un vide en elle, le même qu’a dû connaître son père face aux Houillères. Il a pris la parole face au patronat et à ses règles. Vouloir les transgresser fait naître un vide

     

    J’ai lu ce roman comme une révolte contre les systèmes. Celle de son père d’abord contre les Houllières qui ont fait ces Marocains des esclaves de la mine. Parce qu’il était plus évolué que les autres, Mohamed choisi de s’opposer aux autorités, celle ensuite d’Hannah, professeur de français puis professeur des écoles, contre le système scolaire. Cela se manifeste à propos d’un exercice antiterroriste qu’elle a interprété abusivement à sa manière et qui s’est retourné contre elle. Chacun d’eux fait de ce combat une affaire personnelle. Son père avait eu le courage de prendre la parole, de « demander ses droits à la France » et pour cela a eu avec lui les autres mineurs. Au contraire Hannah, parce qu’elle n’a pas eu le courage de prendre la parole, est bien seule, son ami la quitte face aux attentats terroristes et son attitude au regard des obligations de le Fonction Publique, son devoir d’obéissance, de réserve, la fait arrêter et elle se retrouve au commissariat. L’officier de police qui est chargé de l’interroger semble même éprouver de l’empathie pour elle, mais choisit quand même de faire son métier sans états d’âme. Il y a pourtant une différence entre le père et la fille même si elle pense de bonne foi marcher sur ses traces. Hannah est une intellectuelle et à ce titre sa référence ce sont les livres qui, selon son propre aveu, dénaturent le vrai sens de la vie et correspondent à un danger dans la mesure où ils déforment la réalité. Mohamed au contraire était un simple ouvrier et avait pris son quotidien de labeur à bras le corps et avait décidé de réagir. Sa révolte me paraît de bon aloi, légitime, même si elle est par avance vouée à l’échec, à moins que l’État ne la pousse dehors. De ces deux moments, si j’ai adhéré au combat pour la dignité et pour les droits de Mohamed, j’ai, en revanche eu un peu de mal à suivre Hannah dans son combat personnel contre l’institution qui l’employait simplement parce qu’elle ne correspondait pas à ses vues. Les attentats ont été un traumatisme, la société a perdu ses boussoles traditionnelles, les religions ne remplissent plus leur rôle apaisant. Les propos d’Hannah sont à la fois désabusés face au spectacle du monde et pleins d’admiration pour son père, cet homme qui pourtant va mourir.

     

    La lecture n’en est pas facilitée par l’alternance des propos, des remarques et des souvenirs du père et de ceux de sa fille. Ce que je retiens c’est la lutte de cet homme menée contre les autorités, leur duplicité et leur trahison au dépend de petites gens qui vont mourir d’avoir tant travaillé. C’est une habitude au pays des droits de l’homme, celui des Lumières, d’agir ainsi, comme on sacrifia les harkis après la guerre d’Algérie.

     

     

     

     

     

  • Une voix dans l'ombre

    N°1575 - Août 2021

     

    Une voix dans l’ombre– Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    On pense ce qu’on veut du jour de son anniversaire (une fête qu’on célèbre avec cadeaux et libations ou, plus précisément dans le cas de notre commissaire, le rappel inexorable de la marche du temps qui donne le vertige), mais ce 6 septembre c’est celui du commissaire Salvo Montalbano (58 ans déjà). Pourtant, dans sa cuisine, il est attaqué par un poulpe destiné à son menu et à la station-service c’est un automobiliste irascible qui s’en prend à lui. Il y a des journées qui commencent sous de meilleurs auspices ! Effectivement, la compagne de son agresseur est assassinée atrocement peu après et le Directeur d’un supermarché cambriolé est retrouvé pendu après avoir été malmené par la police. En réalité, Montalbano y voit la patte de la mafia, l’établissement en question étant sa propriété et aussi la volonté du pouvoir politique de se débarrasser de lui. Pourtant ces deux affaires semblent bien étrangères l’une à l’autre.

     

    Les investigations avançant, les choses s’éclaircissent un peu entre meurtre camouflé en suicide, double comptabilité, rapt, faux cambriolage et mise en cause de l’agresseur qui est aussi le fils d’un homme politique, le tout enveloppé dans l’hypocrisie et dans un silence causé par la crainte de la mafia. Pourtant, est-ce dû à l’âge, à une curiosité maladive ou à une volonté d’autodestruction mais Montalbano prend la décision de servir de bouc-émissaire dans ces affaires où les carrières et même les vies ne pèsent pas lourd. C’est que, une des caractéristiques de Montalbano c’est d’être révolté contre l’injustice , le mensonge, la fourberie et d’être animé par la volonté de faire triompher la vérité. On peut dire qu’il est têtu et ce même si sa position, qui résulte parfois d’une intuition, bouscule la logique ou l’évidence et pour faire triompher son point de vue il ne recule ni devant le bluff, ni devant l’audace, ni devant l’illégalité. Pour l’aider dans sa démarche il a heureusement ses chers collèges du commissariat, des amis sûrs à l’extérieur, pas mal de chance et aussi les recettes de cuisine d’Adelina, sa femme de ménage, le café (il est Italien) et le whisky qui sont aussi des soutiens efficaces.

    Ce fut pour moi, comme habitude, un bon moment de lecture.

  • une lame de lumière

    N°1574 - Août 2021

     

    Une lame de lumière – Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Dans cet épisode Salvo Montalbano est amoureux de Marian, une belle galeriste de Vigàta rencontrée par hasard. Cette fois, c’est du sérieux de part et d’autre au point pour lui de devoir choisir entre elle et Livia, son éternelle fiancée du nord de l’Italie. Depuis que j’ai fait la connaissance de notre commissaire, j’avoue qu’on peut s’interroger sur la nature exacte de leurs relations. Ils vivent constamment séparés, se rejoignent de temps à en temps pour quelques jours puis elle repart et leurs conversations téléphoniques sont souvent houleuses. Montalbano déclare aimer Livia, mais considère que, depuis toutes ces années, s’il l’avait épousée, leur amour n’aurait pas résisté à l’épreuve du temps et ils se seraient séparés au bout de quelques années. Sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas, je souscris néanmoins à cette analyse. L’étonnant c’est qu’elle sont toutes les deux attachées à Salvo et, quant à lui, il est tellement perturbé par cette situation qu’il lui arrive même de se tromper dans leur prénom respectif. C’est peut-être de la sénilité qui apparaît, mais c’est peut-être pire. Il doit composer avec la solitude qui de plus en plus l’assaille et temporiser entre ces deux femmes pour pouvoir faire un choix.

    Il se trouve confronté à une affaire assez bizarre telle qu’elle lui est présentée, un viol qui n’en est pas un et un vol bien réel, ce qui lui permet de mettre une nouvelle fois en œuvre son esprit critique, sa roublardise et son sens de la logique qui lui ont depuis longtemps fait considérer que les évidences Ne sont pas obligatoirement réelles et qu’il faut considérer l’alibi le plus solide avec beaucoup de réserves. Ainsi est-il amené à ne pas faire confiance à une femme jeune et jolie surtout si elle est mariée à un vieux barbon beaucoup plus riche qu’elle.

    Son culte de la vérité l’entraîne ici à investiguer sur trois terroristes tunisiens qui semblent cacher et trafiquer des armes dans la campagne environnante. Cette affaire d’évidence lui échappe et est du ressort des services antiterroristes mais là aussi son esprit critique l’aide à faire la part des choses. .. et à agir comme il l’entend.

    Il y a habituelle série d’assassinats, de voiture brûlées avec toujours avec l’ombre de la mafia. Pourtant, toujours fidèle à sa méthode de ne pas prendre pour vrai les évidences et peut-être aussi d’être assez clairvoyant pour ne pas tomber dans les pièges qu’on lui tend, il ne manque pas de réfléchir surtout quand quelque chose ne colle pas.

    Pour ce qui le concerne personnellement cette affaire de Tunisiens se termine pour lui d’une manière qu’il aurait eu du mal à concevoir malgré toute son imagination mais qui finalement résoudra son problème de choix.

     

    Nous retrouvons Montalbano amateur de cuisine, de café et de whisky, toujours entouré de ses fidèles collaborateurs, l’inénarrable Catarella, Fazio l’efficace et Augello le séducteur impénitent

    Comme à chaque fois ce fut un bon moment de lecture à cause du style, de l’humour et du suspense.

     

  • Jeu de miroirs

    N°1573 - Août 2021

     

    Jeu de miroirs – Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Tout saute à Vigala et on ne compte plus les commerces détruits peut-être à cause de l’impôt mafieux non payé, les fusillades et les disparitions. Pourtant une bombe est disposée de telle manière devant un immeuble comportant également des appartements qu’on aurait dit qu’elle était destinés à un résident et non pas au commerçant. Erreur ou avertissement ou simplement volonté de brouiller les pistes de la part de la sempiternelle mafia, comme dans un jeu de miroirs ? Qu’y a t-il en effet de plus trompeur d’un reflet de miroir , à la fois déformant et générateur d’imagination parce que là est souvent la frontière entre la réalité et l’illusion voire le fantasme, et en ce qui concerne Montalbano entre vérité, et fausse piste, apparence et évidence, innocence et culpabilité.

    Dans le même temps Montalbano qui apporte son aide sa voisine en panne de voiture, la belle Liliana, un peu délaissée par son mari et tombe sous le charme de celle-ci. Pourtant le moteur de la voiture a été endommagé volontairement, ce qui n’est pas sans poser des questions au policier d’autant qu’il découvre qu’elle a des mœurs assez libres. Cette incivilité est peut-être le fait d’un amant éconduit ?Dans cet épisode Montalbano a quelque chose du « donnaiolo » (Don Juan) comme disent si joliment nos amis Italiens mais le sex-appeal de Liliana auquel il n’est pas indifférent peut cacher une demande de protection et peut-être un appel au secours … ou d’une volonté de le manipuler. Cette belle femme bouleverse le cœur des hommes qui la croisent mais malheureusement cela va lui porter malheur, sur fond de trafic de drogue, de jeu d’influence entre clans mafieux, de règlement de comptes et de volonté de se débarrasser du commissaire un peu trop curieux et pas mal roublard par la même occasion.

    Nous retrouvons un Montablabano toujours aussi éloigné géographiquement de Livia son éternelle compagne et aussi pas mal jaloux au point que chacune de leurs conversations téléphoniques qui devraient normalement être amoureuses se terminent immanquablement en engueulades. S’il a perdu un peu de sa jeunesse et de sa souplesse, il a cependant gardé son appétit pour la cuisine italienne et nous avons droit ici à de nombreuses recettes et peut-être aussi à leur fumet.

    Un bon moment de lecture en tout cas.

  • Le voleur de goûter

    N°1572 - Août 2021

     

    le voleur de goûter – Andrea Camilleri – Fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani et Maruzza Loria.

     

    Le titre évoque l’enfance, l’école, les cours de récréation. On n’en est cependant pas si loin.

    Pourtant il s’agit d’une enquête policière où Salvo Montalbano est confronté au meurtre d’un sexagénaire poignardé dans l’ascenseur de son immeuble. Inévitablement la veuve interrogée parle de lettres anonymes, découvre la double vie de son mari avec la marque de l’inévitable mafia . Dans le même temps, il est question d’un marin tunisien tué à bord d’un bateau de pêche sicilien mitraillé par une vedette de la marine tunisienne. Ajoutez à cela du terrorisme, du rapt, de la prostitution, du chantage, de l’adultère et du trafic de matières illicites, sans parler, et pour la première fois des Services secrets, et vous saurez l’intrigue et les rebondissements d’un bon polar. Il fait d’ailleurs montre à cette occasion d’une ruse hors du commun où le bluff tient un grande place pour parvenir à ses fins.

     

    J’ai toujours été intrigué par Livia et son éternel éloignement dans le nord de l’Italie. Un peu malgré lui Montalbano aura une image de ce que peut-être la vie durable de couple avec un enfant, le petit François, ce qui n’a pas été sans le perturber quelque peu. Cet attachement soudain de sa compagne à ce petit garçon qui par la suite deviendra officiellement orphelin, est révélateur et génère sans doute chez lui quelque chose comme une obligation de partage de Livia ou chez elle une fibre maternelle inconnue ou volontairement occultée jusque là de la part du commissaire. J’ai toujours été étonné de la solitude de ce policier, sans doute entretenue par lui et que maintenant il souhaite interrompre définitivement en se mariant et en adoptant.

     

    Comme toujours, le style fluide fait de ce roman un agréable moment de lecture.

  • Un filet de fumée

    N°1571 - Août 2021

     

    Un filet de fumée– Andrea Camilleri – Fayard.

    Traduit de l’italien par Dominique Vittoz.

     

    Il y a une certaine effervescence sur le port de Vigàta puisque qu’on attend impatiemment le « Ivan Tomorov », navire parti d’Odessa pour prendre sa cargaison de soufre chez Toto Barbabianca, le plus riche mais surtout le plus crapuleux des négociants de cette ville. Cet homme est une véritable anguille, capable de s’adapter à tous les régimes politiques pourvu que cela lui rapporte de l’argent. Ainsi tous les habitants de Vigàta étaient-ils nombreux à attendre patiemment l’heure où ils pourraient lui faire payer toutes ses avanies. Et elle était justement venue ce jour où ce bateau était annoncé. L’ennui c’était que les entrepôts de Barbabianca qui auraient dû contenir ce soufre...étaient vides puisqu’il en avait vendu la marchandise. Bien entendu aucun négociant de Vigàta ne voulu le tirer de ce mauvais pas et tous étaient donc suspendus à la fumée annonciatrice du bateau.

    Pendant toute cette attente, c’est l’occasion d’évoquer la richesse de cette ville faite de la pêche, de mines de sel et de souffre dévolues, travail dangereux et mal payé dévolu à un petit peuple laborieux et quasi esclave qui s’oppose à une population aristocrate, bourgeoise et intellectuelle qui ignore l’autre. On rappelle les influences qui s’y exercent, la place de ceux qui commandent et de ceux qui obéissent, on rumine les vielles querelles et les oppositions définitives, les discussions oiseuses et les condamnations sans appel où chacun s’invective revendiquant sa présence ou son tôle, ses alliances traditionnelles et ses dettes familiales. On alterne les méchancetés rassies et les gestes flagorneurs entre hypocrisies et volonté de délation pour détruire l’autre, lâcheté et complicité.

    L’apparition puis la disparition de cette île volcanique au large de Vigàta annihile cette attente du navire russe et apparaître un émoi général dans la ville, un soulagement pour certains, une déconvenue pour d’autres.

     

    Camilleri reste fidèle à sa ville imaginaire mais change d’époque (nous sommes au XIX° siècle), de thème et de personnage, abandonnant pour un temps son commissaire préféré. Il nous offre un beau panel de l’espèce humaine dans tout ce qu’elle a de plus détestable.

     

    J’avoue que j’ai été un peu déconcerté par la multiplicité des personnages, par la longueur des phrases qui ne facilite guère la lecture autant que par le choix des mots empruntés au dialecte quoique le sens en soit révélé par un glossaire annexé. J’ai été partagé entre le plaisir de lire et découvrir des mots anciens au sens délicieusement inconnu mais compréhensible et un certain agacement à devoir se référer à ce lexique.

     

     

  • La chasse au trésor

    N°1570 - Août 2021

     

    La chasse au trésor– Andrea Camilleri – Le fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    Gregorio Plamisano, 70 ans et sa sœur Caterina, 68 ans vivent ensemble dans un appartement plein de bondieuseries et leur vie est entièrement consacrée à la religion catholique et à ses obsessions culpabilisantes. Jusque là rien d’extraordinaire, jusqu’au moment où ils deviennent menaçants et tirent sur tout ce qui bouge. Montalbano intervient et la perquisition révèle l’existence d’une poupée gonflable, ce qui fait les délices de la presse locale. Un appel téléphonique à propos d’un corps trouvé dans un conteneur révèle ce même type de poupée alors qu’un curieux correspondant invite Montalbano à une mystérieuse chasse au trésor en forme de devinettes épistolaires et ...en vers ! Même si les règles de la prosodie sont quelques peu oubliées et l’aspect émotionnel totalement occulté, cela sonne comme un défi pour notre commissaire qui entend bien se plier à ce jeu.

    Il sait d’expérience qu’il faut se méfier des évidences qui peuvent vicier le jugement et conduire un innocent devant un tribunal (« La forme de l’eau » du même auteur), mais il sait aussi que cette énigme qui lui est proposée est pour lui une occasion unique de se remettre en question et de se prouver que le vieillissement ne viendra pas polluer les quelques années qui lui restent à accomplir avant de prendre sa retraite. Il sent en effet de plus en plus le poids du temps sur ses épaules, impression qui est corroborée par une récente prise de poids et par un calme plutôt plat du côté de la délinquance à Vigàta.

    On s’en doute, ce petit jeu va aller en se compliquant mais un aide inattendue lui vient d’un particulier en ce qui concerne la résolution des rébus « poétiques » qui peuvent se résumer en un sorte de duel entre le rédacteur de ces mystérieuses lettres et le commissaire. Pourtant la présence de cette maudite poupée du conteneur qu’on ne savait pas très bien où mettre est assez encombrante pour un célibataire comme Montalbano.

    La torpeur ambiante est quelque peu bousculée par un kidnapping, avec toujours en toile de fond ce qu’on a du mal à appeler poèmes mais qui relancent l’attention du commissaire devenu le seul interlocuteur de ce mystérieux interlocuteur. Au début de la lecture on avait un peu oublié cette histoire de poupées gonflables, mais elles se réinvitent à nouveau, relançant le suspense.

     

    Montalbano a toujours ses acolytes, la lointaine Livia, l’inénarrable Catarella, l’indispensable Fazio , Augello le catégorique, la séduisante Ingrid, et toujours cet appétit généreux et arrondisseur de son tour de taille et pourvoyeur de son taux de cholestérol.

     

     

  • la forme de l'eau

    N°1569 - Août 2021

     

    La forme de l’eau– Andrea Camilleri – Le fleuve noir.

    Traduit de l’italien par Serge Quadruppani.

     

    On retrouve au matin le cadavre de l’ingénieur Luparello, un homme politique local très en vue, au Bercail, un espace entre terrain vague et décharge publique, connu pour être le lieu des rendez-vous pour trafics en tous genres de Vigatà, c’est à dire, en ce qui concerne cette affaire, à un bordel à ciel ouvert. Sa posture ne laisse aucun doute sur les circonstances de sa mort et ce même si le légiste déclare qu’il est mort d’une crise cardiaque, soit de mort naturelle, alors qu’il était en galante compagnie. Dans le même temps et sur les mêmes lieux ont a trouvé un collier d’une grande valeur. Le commissaire Montalbano est chargé de cette enquête qui, compte tenu de la personnalité de la victime et des circonstances demande d’autant plus doigté que cet homme n’était pas si net que cela. Pour être mieux informé il sollicite Gégé, un indic, petit souteneur local et … ami d’enfance du commissaire. Les autorités judiciaires reçoivent d’intenses sollicitations pour clore cette affaire au plus vite et bien sûr, compte tenu du contexte, on reparle de la mafia, on assiste à un festival de faux-culs, on rappelle une vieille histoire de cocuage, un règlement de compte politique, des secrets de famille avec mensonges, amour et passion et un bijou perdu et retrouvé, le tout mélangé peut révéler le sens du titre de ce roman. L’eau n’a pas de forme propre, elle prend celle du récipient qui la contient. Est ce à dire qu’on peut camoufler ce qu’on veut cacher sous d’autres apparences, faire dire aux choses ce qu’on veut qu’elles disent ? Peut-être ?

     

    Je l’aime bien ce Montalbano, amateur de bonne chère, intègre, honnête avec ceux qui le méritent et rusé comme un renard avec ceux qui se paient sa tête, pas vraiment donnaiollo, comme disent si joliment nos amis Italiens, mais avec un charme discret.

     

    C’est un formidable roman que j’ai lu sans désemparer tant le suspense est entretenu jusqu’à la fin.

    Une mention particulière pour le traducteur qui a dû pas mal galérer pour traduire sans trahir (« tradire -tradure »). Nous avons affaire à un auteur sicilien qui ne renie rien de ses origines, de sa sicilianité » et du dialecte, incarné dans les mots et la syntaxe

     

    Un dernier mot pour l’auteur disparu il y a peu près un an qui laisse tous ses lecteurs passionnés un peu orphelins.

     

     

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