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la feuille volante

Articles de hervegautier

  • fragments d'un voyage immobile

    La Feuille Volante n° 1094

    Fragments d'un voyage immobile. Fernando Pessoa - Petite bibliothèque Rivages

    Traduit du portugais par Rémy Fourcade.

     

    Tout d'abord il s'agit là de la publication de citations de Pessoa, choisies arbitrairement par l'éditeur parmi celles qui ont déjà été publiées ou qui restaient encore inédites, ce qui donne à voir un désordre de textes, mais un désordre apparent cependant. Ces « poèmes » révèlent un Pessoa, certes poète, bien qu'il s'en défende, mais surtout un penseur, un rêveur introspectif qui voisine avec un homme inquiet du quotidien (le manque d'argent) mais aussi l'amour ou plus exactement l'idée qu'il s'en faisait(« La vraie sensualité n'a aucun espèce d'intérêt pour moi »), un être hanté par l'idée de la vacuité de lui-même, bref quelqu'un qui est à la fois banal et extraordinairement hors du commun. Ce sont des textes riches et révélateurs, sans artifice rhétorique, des remarques jetées sur le papier au hasard de l'inspiration ou du désespoir.

    Entrer dans l’univers créatif d'un poètes n'est pas chose facile et c'est sans doute encore plus difficile quand il s'agit de Pessoa, un homme qui toute sa vie a fui les honneurs, se cantonnant dans les fonctions de modeste rédacteur de documents commerciaux. Personnalité hors du commun, donc mais aussi poète complexe qui écrivait en son nom mais aussi au nom de personnages fictifs, créés par lui-même, aussi différents de lui-même qu'ils l'étaient les uns par rapport aux autres – C'est ce qu'on a appelé les hétéronymes.

    Voila donc 241 fragments, c'est à dire des « pensées  » jetées sur de vieilles feuilles de papier, parfois même au dos de factures périmées et déposées dans une malle qui sera retrouvée après sa mort comme une sorte de bizarre testament à l'usage de tous les vivants et des générations à venir. Ce sont des sentences brèves où il nous parle de lui-même, de sa vocation poétique, du plaisir qu'il a à écrire, à inventer des personnages, sa préférence pour la prose, la prééminence de l’imagination et de son impossibilité de créer parfois, face à la page blanche ou face à son besoin de sincérité (« Le poète est un simulateur »). Mais, quid du voyage pour lui qui à part dans son enfance ne quitta pratiquement jamais Lisbonne ? Écrire, s’exprimer avec des mots, c'est comme dans tous les autres arts, faire un voyage à l'intérieur de soi. Cette démarche révèle une solitude intime, certes créatrice et catalysant l'émotion, mais aussi un mal-être où il prend conscience de son absence d'avenir, de la réalité de son échec avec une tendance à la procrastination ou carrément à l'inaction, de l'angoisse qui l'étreint entre des rêves fous pour demain et l'inutilité de sa vie au quotidien et même d'une sorte de déconstruction de lui-même, l'antichambre de la mort, la seule conclusion de la vie qui vaille (« la seule conclusion, c'est mourir »), bref une sorte de « saudade » qui caractérise bien l'esprit lusitanien. Il est en permanence ce, paradoxe, entre le vertige et le néant, la connaissance de soi et la simulation, la feinte voire la supercherie, conscient que son isolement se double d'une véritable déréliction face à une divinité à laquelle il ne croit plus et dans une société où il a du mal à se situer. Même le sommeil n'est plus pour lui une parenthèse bienvenue(« Je ne dors pas, j'entresuis ») c'est tout juste un moment physique obligatoire et la lecture n'est plus un « divertissement » au sens pascalien du terme. Pessoa est un être introverti qui avoue ne pas vouloir parler de lui mais c'est pourtant ce qu'il fait à longueur de pages et à travers différents hétéronymes, ce qui est une manière de s'analyser soi-même. Rien d'étonnant à cela, les écrivains trouvent en eux la vraie nourriture de leur œuvre. Mais à ses yeux, publier ce qu'on écrit, c'est perdre une partie de soi-même.

    Comme le fait remarquer Otavio Paz dans un remarquable essai en forme de longue préface, Pessoa signifie « personne » en portugais, qui vient lui-même de « persona » le masque des acteurs romains, cela résume bien l'homme et l'écrivain.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Nouvelles inquiètes

    La Feuille Volante n° 1093

    Nouvelles inquiètes – Dino Buzzati – Robert Laffont.

    Traduit de l'italien par Delphine Gachet.

     

    L'univers de la nouvelle est particulier et réunir dans un recueil des textes écrits à des moments différents, sous des inspirations diverses tient parfois de la gageure. Ceux-ci ont en effet été publiés dans « Le Corriere della Sera », le célèbre quotidien milanais où Buzzati a occupé des postes différents de 1928 à 1972. Il a gardé de son ancien métier de journaliste son sens de la concision qui sied si bien à ce genre littéraire et qui en fait l'originalité. Il a le souci du petit détail qui tient lieu de longues descriptions, joue avec le suspense au point que le lecteur en vient à désirer ardemment l’épilogue, surtout quand il met du fantastique dans son texte.

    Ici nous ne sommes pas dans « le désert des Tartares » (La Feuille Volante n°1076) qui lui valut sa notoriété, où il raconte une longue histoire, celle de ce capitaine Drogo qui attend quelque chose de la vie sans trop savoir quoi et qui finit par lui échapper, encore que le texte qui ouvre ce recueil en reprend le cadre, un peu comme si la vie militaire exerçait sur l'auteur une sorte de fascination. C'est le même Giovanni Drogo qui revient dans une de ces nouvelles mais sous la forme d'un jeune homme qui attend, lui aussi et qui finit par rencontrer la Camarde. Mais, revenons sur le titre. Il est parlant et c'est un thème qui convient parfaitement à notre auteur, au regard qu'il porte sur la vie. C'est vrai que si on se penche un tant soit peu sur notre condition humaine, si on accepte de l'observer, de l'analyser, de la disséquer, il y a bien de quoi être inquiet ! Notre condition d'homme implique la mort, même si en Occident nous faisons semblant de l'oublier et vivons sans y penser. Elle est présente dans tout ce recueil, encore évite-t-il la traditionnelle tartuferie dont parlait Brassens « Tous les morts sont de braves types depuis qu'ils ont cassé leur pipe ». Ainsi Buzzati remet-il les pendules à l'heure en évoquant les disparus tels qu'ils étaient vraiment de leur vivant. Cela fait parfois un choc. Non la vie n'est pas si belle que cela et quand elle peut l'être, nous avons cette bizarre volonté de nous la compliquer jusqu'à détruire ce que nous avions patiemment tissé. Quant à l'enfer, il n'existe pas dans l'au-delà mais bien ici, dans notre vie terrestre, et il ne cache pas sa conviction dans ce domaine. Notre vie est un perpétuel combat, contre nous-même et surtout contre les autres où chacun rêve d'éliminer son voisin pour s'approprier ce qui lui appartient ? N'est-ce pas une comédie qui tourne parfois à la tragédie entre flagorneries, compromissions, trahisons et simulacres. Chacun pour soi est le mot d'ordre, étonnez-vous qu'ainsi la solitude soit le résultat de tout cela !

    Pendant qu'il y est, il règle aussi son compte à l'amour et aux amoureux qui choisissent de ne rien voir de la réalité immédiate. A la passion du début succède rapidement des espérances de pompes funèbres, quand on n'entretient pas artificiellement l'illusion qui cache désespérément les mensonges, les duplicités, les adultères. Les enfants perdent vite leur innocence et dès lors qu'ils entrent plus avant dans la vie ils apprennent tout le parti qu'ils peuvent tirer de ses hypocrisies et du jeu sur les apparences. Pendant qu'il y est, il n'oublie pas la fuite du temps qui nous rapproche inexorablement du terme et empoisonne la vie de ceux qui en prennent conscience et déplorent cette contingence. Encore faut-il qu'il ne se déforme pas mystérieusement et bouleverse le quotidien de notre vie en se peuplant de fantômes qui bien entendu se vengent. Le temps lui-même dissout tout, la beauté, la jeunesse. Parce que, pour corser le tout, son écriture s'enrichit de mystère, les récits se font sibyllins, les dénouements énigmatiques, histoire de dire à son lecteur qu'il est, grâce à lui, dans un autre monde, une autre dimension où il faut faire abstraction de la logique, oublier le cartésianisme pour ne privilégier que ce qui échappe à l'esprit le plus rationnel, sans oublier de rire de tout !

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • La passagère du France

    La Feuille Volante n° 1092

    La passagère du France – Bernadette Pécassou-Camebrac – Flammarion.

     

    Nous sommes en 1962, c'est à dire dans cette période qu'on a appelé « les trente glorieuses » où le nom même de la France était synonyme de rayonnement économique et culturel. Ce nom était tellement prestigieux qu'on l'avait donné à un transatlantique de luxe qui assurait la liaison entre notre pays et New-York. Sophie, une jeune journaliste, a été choisie par son journal pour rédiger un reportage à propos de cette traversée inaugurale d'autant plus qu'à bord il y a des vedettes célèbres comme Michèle Morgan ou Juliette Gréco. Au début du voyage, un incident dont Sophie est le témoin et qui aurait pu avoir des conséquences regrettables sur la vie d'un passager, menace l'emploi d'un commis du bord et on la prie de ne rien dire de ce qu'elle a vu. Elle prend donc un rôle central dans cette affaire d'autant plus qu'un photographe prétend avoir fait des photos de cet incident. Sophie qui espérait cette traversée idyllique se trouve torturée par des états d’âme face à son travail. Pour autant cet événement va être le centre de ce roman et j'ai eu un peu de mal à croire, toute fiction mise à part, à tous les rebondissements que l'auteure y rattache, notamment l'intervention auprès de Jackie Kennedy.

    En marge de cette histoire, il y a cette opposition constante entre ce milieu aisé des passagers et celui, laborieux, du personnel de bord, cet officier mystérieux et solitaire, personnage complexe et paradoxale dont la figure fascine Sophie ainsi que tous ceux qui le croisent. Il servira de trait d'union entre ces deux mondes qui n'ont rien de commun entre eux. Son histoire, son parcours, sa personnalité font de lui, à mes yeux, le personnage central de ce roman où il n'apparaît pourtant que par moments. Béatrice, la consœur de Sophie est une femme hautaine et méprisante, il y a aussi ce journaliste, dit l'Académicien, qui se veut attirant mais ne l'est pas tant que cela et ce photographe qui se prend pour un séducteur. Il y a certes des femmes élégantes, du champagne et du caviar comme il sied à ce genre d'atmosphère de fête continuelle, de belles descriptions mais aussi des énumérations techniques de ce paquebot de luxe, des récits à propos de la prestigieuse « table du commandant » et de tout ce qu'on peut faire pour y être admis, le tout avec son cortège de bijoux et de mondanités. On n'échappe pas aux histoires d'amour, incontournables sur un navire de luxe et pour une traversée de prestige, on ne coupe pas non plus aux mondanités, smokings, robes longues et baisemains, aux futilités, à la volonté de séduction, au jeu des influences plus ou moins effectives, aux nombreux faire-valoir qui accompagnent cette société sophistiquée où chacun est conscient de sa valeur qu'il pense inévitable et incontournable. On ne compte pas non plus les excentricités, le sans-gêne, les fautes de goût et les mufleries de ces gens qui se croient tout permis parce qu'ils ont de l'argent et donc du pouvoir. C'est, dans ce microcosme, la vitrine de la nature humaine. Au cours de cette traversée, de lourds secrets sont dévoilés, des personnalités se révèlent, des destins se déchirent et des projets s’évanouissent.

    J'ai pourtant été un peu déçu par ce roman pourtant bien écrit. Pour une fois j'avais accordé de l'attention à la couverture, une jolie femme accoudée à un bastingage et à ce titre plein de mystères... Cela valait son pesant de rêves et de fantasmes avec le prestige des uniformes, le luxe du décor, la frivolité des passagers, les toilettes des passagères, le merveilleux de cette traversée, l'avenir de ce paquebot de croisières fascinant qui pourtant ne durera que quelques années et se terminera par son démantèlement… mais cela n'a pas suffi à m'embarquer dans ce récit. Je poursuis ma découverte de l’œuvre de Bernadette Pécassou-Camebrac. J'apprécie son style fluide et agréable à lire, mais, même si « Le France » était une invitation au rêve et au voyage, ce qu'est aussi un roman, je suis resté un peu en retrait, par nostalgie sans doute ?

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • la belle chocolatière

    La Feuille Volante n° 1091

    La belle chocolatière – Bernadette Pécassou-Camebrac – Flammarion.

     

    Nous connaissons tous l'histoire de cette petite fille pauvre qui prétendit avoir vu la Vierge Marie dans la grotte de Massabielle. Nous sommes en 1856 et Lourdes n'était pas encore ce lieu de pèlerinage où le monde entier vient espérer un miracle et où « les marchands du temple » prospèrent. Le titre de ce roman ne s'y réfère pas puisqu'il y est question de Sophie, épouse belle et frivole d'un riche pharmacien qui est aussi chocolatier dans cette ville où se prépare la bal annuel et mondain du nouvel an organisé par le ministre impérial qui est aussi un notable local. On n'échappe pas aux banalités à propos de cet événement sur les toilettes, le défilé des jeunes filles en quête d'un mari, les commentaires inspirés par la jalousie et l'hypocrisie bourgeoise, le prestige de l'uniforme des hussards en garnison à Lourdes...

     

    Je ne suis que très peu entré dans cette histoire. Il y a les potins qui sont colportés dans cette petite ville où tout le monde se connaît et s'observe, il y a certes l'usure du couple, cette passade de Sophie qui perd la tête pour un hussard et qui tombe enceinte. J'ai cru un moment à un remake de Mme Bovary. Tout Lourdes est au courant et, bien entendu son mari ne se doute de rien et croit en sa paternité, mais il n'y a rien là que de très ordinaire dans ce genre de situation qui vous font apprécier le célibat. Devant tant d'effervescence, Sophie, « la belle chocolatière » continue de penser à son amant parti vers d'autres cieux et quand il revient c'est toujours la même chose. En se donnant à lui, elle a non seulement connu le « grand amour » mais elle a aussi enfreint l'ordre social si cher au second empire, bousculé la morale et imposé à son mari aux yeux de tous un ridicule qu'il ne méritait pas. Je ne suis pas bien sûr cependant de ces grands sentiments qui n'existent que dans les romans.

     

    L'étude sociologique en revanche est plus intéressante dans cette société gouvernée par des hommes où le petit peuple est pauvre et laborieux et que les riches exploitent et renvoient à leur guise en ce XIX° siècle, où les prolétaires travaillent dur et où les notables, attachés à leur situation sociale, les regardent de haut, les méprisent parce qu'ils ont de l'argent et donc du pouvoir, mais aussi la connaissance scientifique qui met en doute la foi. La peinture des bourgeois aussi est pertinente avec leurs discussions suffisantes de café du commerce qui n’épargnent personne, surtout quand le sujet porte sur les femmes. Cette évocation des pauvres n'omet ni les cabarets qui détruisent les hommes ni le dur labeur des femmes qui, malgré leur travail ne sortiront pas de leur condition de misère. Chacun reste dans son milieu social et les chimères de l'amour n'y feront jamais rien, quoique.... L'emprise de la religion est aussi révélatrice d'un état d'esprit empreint de crainte, de soumission et de croyances, la solidarité des femmes qui finalement croient aux apparitions de la petite Bernadette, se soutiennent et se montrent charitables et la peur des autorités à cause de l’ordre public menacé par les attroupements. Aux certitudes des hommes répond la croyance des femmes. Un tel mouvement ne va tarder à transformer cette petite ville, malgré la gêne puis la prudence du clergé. Quant à la culpabilisation de Sophie elle est aussi inspirée par cette société judéo-chrétienne qui baigne la société française dans son ensemble. La rumeur qui naît et qui enfle au sujet de tout et de rien et que les ragots entretiennent. L'épilogue ne m'a pas convaincu.

     

    J'avais bien aimé « la dernière bagnarde », mais là, j'ai été moins passionné par ce roman pourtant bien écrit.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • L'affaire de l'homme à l'escarpin

    La Feuille Volante n° 1090

    L'affaire de l'homme à l'escarpin – Jean-Christophe Portes -City Éditions.

     

    Il fait une chaleur étouffante à Paris en ce mois de juillet 1791. La fuite de Louis XVI à Varennes a définitivement discrédité le roi et la guerre civile gronde dans la capitale où le petit peuple s'agite dans une ambiance de fin de règne, où chacun se lâche et où l'agitation politique est quotidienne. La royauté est menacée par la Révolution mais aussi par le Duc d'Orléans, le cousin du roi, qui s'appuie sur le « Club des Cordeliers » et cherche à s'emparer du trône que défend comme il peut le marquis de La Fayette, fragilisé par les événements. Ce dernier cherche à déjouer les plans de cette coterie et charge son protégé, Victor Dauterive, ancien aristocrate discret, peintre et dessinateur à la vocation contrariée, devenu sous-lieutenant de gendarmerie, d'approcher les membres de cette conjuration.

    Sur les bords de la Seine, on vient de retrouver le cadavre a demi-nu d'un jeune homme et le vieux commissaire Piedeboeuf n'a pour l'identifier qu'un escarpin. L'enquête révélera bientôt qu'il appartenait à la communauté homosexuelle, quant aux circonstances de ce meurtre, elles sont des plus obscures et compliquent les investigations du policier. Ces deux affaires semblent indépendantes l'une de l'autre mais est-ce réel dans une ville pleine d'espions et en constante effervescence où des factions s’affrontent en permanence pour la conquête du pouvoir face à une royauté qui vacille et une Révolution qui s’essouffle et une guerre civile qui couve ? Quant à Victor, toujours sur ses gardes, il a fort à faire pour mener à bien sa mission délicate confiée par La Fayette dans une ambiance délétère où chacun espionne l'autre, dans une atmosphère de complot où la fin justifie les moyens, de trouble, de désinformation, d'intrigue et de menaces de guerre aux frontières. Heureusement pour lui, il bénéficie d'une collaboration inattendue, discrète mais efficace dans un époque instable, même si sa vie est en sursis, entre menaces, réels dangers et hypocrisie.

    J'ai découvert avec plaisir l’œuvre de Jean-Christophe Portes avec « L'affaire du corps sans tête » (La Feuille Volante n°1004). J'ai apprécié d'être à nouveau immergé dans un siècle qui a ma préférence (même si j'aurais peu prisé la vie sous la Révolution) et son roman fourmille de petits détails historiques, sur les us et coutumes, sur la mode, sur les expressions et les métiers de l’époque. Je n’omettrai pas non plus les portraits que l'auteur nous donne à voir dont celui de Victor Dauterive, certes fictif, mais dont la biographie et la personnalité nous sont révélées par petites touches. J'ai aimé les rencontres qu'il fait avec ceux qui ont effectivement participé à cette période dangereuse où tout était possible, où tout pouvait basculer dans la violence et la mort, le Marquis de La Fayette, Olympe de Gouge, Choderlos de Laclos... Ses romans ne sont pas sans rappeler ceux de Jean-François Parot qui, eux aussi, m'ont passionné. J'ai aussi apprécié cette peinture de l'espèce humaine dont la pusillanimité la pousse à détruire un jour ce qu'elle a acclamé la veille et qui ne recule ni devant une flagornerie, ni devant une trahison pour une distinction ou une prébende. Quant aux meneurs, possédés par l'attrait du pouvoir qui fait naître les ambitions les plus folles face aux événements, ils n'apparaissent que lorsque le danger est passé et laissent leurs partisans en découdre, risquer leur vie pour eux et n'en retirent que les honneurs…

    L'auteur déroule cette intrigue historico-policière passionnante et fort compliquée en 7 jours, du 10 au 17 juillet. Le style est alerte, fluide et agréable à lire, le roman dépaysant à souhait qui balade le lecteur dans ce Paris de l'époque, à la fois interlope et chic, entre salons et bas-fonds, aristocrates, révolutionnaires et hommes de main et entretient jusqu'à la fin un suspens de bon aloi, bref un moment de lecture bien agréable et j'aurais plaisir à poursuivre ma découverte de l'univers créatif de cet auteur.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • La dernière bagnarde

    La Feuille Volante n° 1089

    La dernière Bagnarde – Bernadette Pecassou-Camebrac – Flammarion.

     

    On n'en finit pas de nous vanter les mérites de la République qui garantit notre modèle social, respecte les droits de l'Homme et la liberté des citoyens … Rien n'est parfait mais la Troisième du nom a fait largement fi de tous ces dogmes si généreusement proclamés. Tout était organisé pour protéger la société, mais n'importe laquelle, et l'administration pénitentiaire possédait des bagnes où on entassait ceux dont la République entendait se débarrasser. Il fallait en effet purger la Métropole de ses mauvais éléments et on condamnait aux travaux forcés, c'est à dire bien souvent à la mort, tous ceux qui avaient contrevenu à la loi et à l'ordre public. Ceux des bagnards qui survivaient après leur peine étaient maintenus sur place en relégation pendant un temps égal à celui de leur condamnation dans un souci de colonisation. Pour favoriser le peuplement de ces colonies déshéritées, il fallait faire venir des femmes pauvres, sans logis, condamnées elles-aussi, mais à des peines mineures, en leur faisant miroiter la possibilité d'une vie nouvelle. Pour cela il fallait qu'elles épousent un relégué et on donnait au couple un lopin de terre pour vivre et fonder une famille. Cela c'était la réponse officielle, bien loin cependant de la réalité.

     

    Nous sommes en 1888 et Marie Bartête, alors âgée de 20 ans part de l’île de Ré. Elle a été condamnée et emprisonnée pour des délits mineurs et on l'embarque pour la Guyane. A elle aussi, comme à d'autres condamnées, on a parlé de la luxuriance de l'outre-mer, de la beauté les paysages, de la vie facile… Elle ne sait pas ce qui l'attend, se fait beaucoup d'illusions mais ne tarde pas à changer d'avis une fois sur place et se retrouve à Saint-Laurent-du-Maroni, dans un enfer où elle est complètement oubliée, exploitée, abandonnée aux miasmes et aux dangers, malgré la bienveillance des religieuses qui les encadrent et d'un jeune médecin venu de France. Elle survivra, malgré les viols, les maladies et les mauvais traitements mais ne reverra plus jamais son pays.

     

    Dans cette atmosphère délétère, la nature humaine se révèle dans ce qu'elle a de plus abject. Ici le pire côtoie les bonnes volontés les plus affirmées mais la vie dans cette contrée, l'hypocrisie, l'irresponsabilité, l’intransigeance ont vite raison des enthousiasmes les plus fougueux et des illusions les plus tenaces. Dans ce microcosme, Marie, bien qu'entourée par la mort et assaillie par la souffrance, le danger, la peur, les trahisons et la solitude, fait preuve de détermination et d'une farouche volonté de vivre, rencontre des moment de solidarité, de compréhension, autant de miracles qui adoucissent ses épreuves.

     

    Telle est l'histoire de Marie Bartête (1863-1938), orpheline béarnaise, qui avait ému Albert Londres. Il s'en était fait l'écho dans « Le Petit Parisien » en 1923. Pourtant, dès 1888, des informations étaient parvenues en France mais aucun homme politique n'eut assez de courage pour dénoncer ces faits. Pour autant, si la vie des bagnards a fait l'objet de nombreux récits, celle des bagnardes fut complètement oubliée et ce ne fut qu'en 1904 que les convois féminins cessèrent définitivement en Guyane. Pour autant celles qui survécurent n'avaient pas les moyens de s'offrir un billet de retour et moururent sur place, comme Marie Bartête.

     

    Le style est à la mesure de la révolte de l'auteure qui parvient sans peine à la faire partager à son lecteur. Personnellement, j'apprécie qu'on consacre ainsi des ouvrages à ceux que l'histoire a oubliés ou que la vie et le destin ont injustement malmenés.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • La sieste assassinée

    La Feuille Volante n° 1088

    La sieste assassinée – Philippe Delerm – Gallimard..

     

    Philippe Delerm c'est le chantre du quotidien, le témoin de l'instant, des sensations, des impressions, des choses sans importance qui rythment notre journée ou notre vie, celle des quidams, des petits, des « sans grade ». C'est banal, c'est léger, sans grande importance et répétitif aussi, la sonnerie du téléphone, la poubelle qu'il faut descendre, la séance chez le coiffeur… Des petits moments de plaisirs, les pieds nus dans l'herbe, une douche dans la touffeur de l'été, le farniente de la plage et les châteaux de sable… Cela nous touchent, forcément, parce nous l'avons éprouvé, parce que cela nous dit quelque chose, même si on peut être étonné que cela fasse l'objet de mots écrits et publiés sur les pages d'un livre.

    C'est ce que certains écrivains ont voulu faire, écrire la vie telle qu'elle est, pas celle éthérée des intellectuels, publiques des artistes du show-biz ou hypocrite des politiques, non celle de ceux dont on ne parle jamais. Ce sont des remarques, parfois acerbes, que lui inspirent ceux qui l'entourent, des impressions fugaces et c'est un simple stylo qui fuit et ainsi vous rappelle votre enfance, sur les bancs de la classe ou la puérilité des jeux qui ne se concevaient qu'au « conditionnel-sésame » (« on dirait que j'aurais fait ...» ) que l'âge adulte nous avait fait oublier un peu vite, mais aussi la timidité des premiers émois amoureux… Mais la roulette du dentiste, elle, vous ramène à une réalité plus actuelle. C'est parfois aussi l'évocation de tout le plaisir qu'on prend à la lente dégustation d'un artichaut, quand l'époque est plutôt au fast-food et au « time is money », à ce qu'il voit et qu'il décrit pour son lecteur, comme cette micheline-omnibus hors d'âge qui dessert encore pour quelques temps la gare d'un petit village. Il ajoute une pointe d'humour, une façon personnelle et malicieuse de rendre compte de la réalité, quand ce n'est pas avec une once de mauvaise foi. Rien ne lui échappe, ni un match de foot des « poussins » ni la déplaisante visite, généralement un dimanche matin où on a autre chose à faire, d' apôtres prosélytes venus vous porter la bonne parole en vous parlant du salut de votre âme ou du nécessaire retour à des valeurs religieuses traditionnelles et en vous priant de vous convertir sous le couvert d'une réflexion approfondie sur des vérités présentées comme les seules valables.

    Nous avons droit à l'évocation un peu surannée des bals de campagne où on « valsait-musette », à la tiédeur bien actuelle des bistrots citadins et dans « l'heure du tee » dont le jeu de mot ne m'a pas échappé, c'est un autre monde mais puisqu'on étai dans la nostalgie, dans cette « saudade » chère à Fernando Pessoa, je me suis mis à regretter ces transformations qu'on bottait au rugby, mais en creusant une petite excavation dans la pelouse, d'un coup de talon résolu. Cela n’arrangeait sans doute pas le terrain, mais cela faisait partie du folklore. A l'heure des SMS, des courriels et du téléphone portable, je suis encore de ceux qui aiment recevoir des lettres, mais pas n’importe lesquelles, pas des factures ou des avertissements du percepteur, mais des lettres manuscrites, amicales ou, pourquoi pas amoureuses, j'aime les regarder, les décacheter, sentir l'odeur de l'encre et du papier, les lire, les relire, découvrir et interpréter l'écriture... et surtout pouvoir les conserver !

     

    J'avais bien aimé « La première gorgée de bière » (La Feuille Volante n° 268) . J'ai retrouvé avec plaisir ces courts textes toujours aussi pleins de simplicité, de poésie, de dépaysement bienvenu. J'y ai retrouvé, toutes choses égales par ailleurs, l'ambiance que je goûte tant dans les poèmes de Léon-Georges Godeau. J'aurais peut-être apprécié un peu plus de nostalgie, mais cela tient à moi, sans doute ?

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Les mains libres

    La Feuille Volante n° 1087

    Les mains libres – Jeanne Benameur – Denoël.

     

    Une histoire simple comme il en arrive souvent, celle de Mme Yvonne Lure, une femme sans relief qui s'est mariée tard avec un homme qui avait longtemps vécu en Afrique et l'avait rencontrée par hasard à l'occasion de la liquidation de la succession de ses parents. De lui il lui reste des livres qu'elle dépoussière sans les ouvrir, un peu comme si, parce qu'ils ont été touchés par son mari, cela lui en interdisait la lecture. Maintenant elle est veuve, solitaire, repliée sur elle-même en attendant sa propre mort. Le seul plaisir qu'elle s'accorde est de rêver sur les catalogues des agences de voyages. Par hasard, elle rencontre Vargas, un jeune nomade, un voleur, qui vit avec sa tante et son grand-père à proximité de chez elle. Le lendemain elle dépose un livre qui a appartenu à son mari près de sa caravane et cette rencontre improbable de deux êtres que tout oppose va changer sa vie, une histoire de livre qui va l'amener à découvrir le monde. Vargas ne sait pas lire et cette veille femme va lui faire découvrir, par sa voix, ce que contiennent les livres qui ont appartenu à M. Hervé Lure. Cela rappelle au jeune homme les histoires que lui lisait sa mère aujourd'hui remariée et donc cruellement absente de sa vie et ce souvenir le touche. C'est un peu comme si, à travers sa voix, Mme Lure prenait petit à petit et fictivement la place laissée vacante par cette mère. C'est aussi pour Mme Lure une manière de résilience. A cette occasion, elle peut se réapproprier les livres de son mari et en faire profiter le jeune homme. Vargas parle peu mais s’exprime plus volontiers à travers une petite marionnette qui ne le quitte jamais, comme un avatar de lui-même. Ainsi les mots qui passent à travers la douce voix de la vielle dame, à travers leur poésie, leur musique, ont ils pour le jeune gitan une fonction d'exorcisme de l'inexistence de sa mère, un peu comme si les deux deuils que vivent ces personnages étaient adoucis par les mots. Cette rencontre toute en nuances va sortir Yvonne de chez elle, l'inviter à s’intéresser aux autres, correspondre à une sorte de renaissance qui lui fait préférer la vie à la mort, lui rendre le goût du partage, lui donner de l'énergie au quotidien, l'inviter même à refaire le chemin à l'envers et retrouver sa jeunesse. C'est un peu comme s'il y avait une sorte de complémentarité entre eux. Ce qui caractérise cette relation, c'est le silence et Vargas va dessiner Yvonne, mais seulement ses mains et de mémoire, dans les tons de gris, couleur de leurs deux vies. Dans ces dessins il y a une dimension d'attente silencieuse, une sorte d’abolition du temps, un oubli de la différence d'âge, de culture et de condition sociale, une sorte de tentation de l'inconnu pour Yvonne qui avec son mari avant connu la sécurité alors que maintenant c'est une sorte d'aventure qui s'offre à elle.

    Pour autant, j'ai senti une grande solitude chez chacun d'entre eux. Malgré les apparences qui ne sont qu'illusions, ils vivent chacun leur vie et ne se rejoindront pas, même si, à la fin, il y a une sorte de rapprochement à travers les souvenirs laissés par son mari. Mais finalement chacun confie au hasard le soin de commencer une histoire entre personnes qui ne se connaissent pas, un peu comme leur propre relation éphémère, à travers des livres déposés dans la ville, ce qu'on nomme maintenant «  cross booking », une manière de donner une nouvelle vie aux livres, de les faire partager, de les faire voyager aussi, un peu comme ceux des agences qui invitaient Yvonne rêve et au départ.;

    L'auteure procède par petites touches poétiques pour composer ce tableau agréable. J'ai lu ce court texte en forme de roman comme une fable qui abolit le temps. Pourtant je ne suis pas entré dans cette histoire et j'en ai poursuivi la lecture davantage par curiosité et par attachement à la belle écriture de l'auteure que par réel intérêt

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

     

  • Ca t'appendra à vivre

    La Feuille Volante n° 1086

    Ça t'apprendra à vivre – Jeanne Benameur – Denoël.

     

    Nous sommes en 1958 quelque part à l'est des Aurès. C'est la France, pour quelques années encore mais c'est un pays en guerre. Une petite fille de 5 ans raconte sa vie, celle de sa famille, un frère et trois sœurs plus âgés, dont le père, un Tunisien qui a épousé une belle Italienne aux yeux bleus, dirige une prison. Ce mariage « mixte » fait d'eux « des moitiés », une situation qui fait qu'ils ne sont jamais ni Français ni Arabes, comme ces harkis qui gardent la prison et qu'un matin on retrouve assassinés, la gorge tranchée. C'était pourtant une terre de soleil, de sable, de senteurs, de siestes, d'avenir aussi où on pouvait faire des projets pour demain, mais la mort rode et frappe. C'est « la valise ou le cercueil » et le choix est vite fait, ce sera le bateau, la métropole, le froid de l'hiver, les embruns atlantiques, une autre ville, une autre vie, dans une autre province française, presque autre pays, loin de l'Afrique du nord, avec ses peurs et les souvenirs qu'on laisse derrière soi et qui submergent. Toute une courte vie d'enfant lui revient avec ses joies éphémères et ses peines puériles, ses histoires inventées que les petites filles d'ici qui rêvent d'Orient, de sultans et de contes « des mille et une nuit » lui demandent de raconter. Elle ne les a jamais connus, jamais vus, mais elle s'exécute parce qu'elle porte en elle le merveilleux de l'ailleurs éclaboussé de soleil et elle prend goût à cet exercice qui, sans qu'elle le sache peut-être, est déjà son apprentissage de l'écriture.

     

    C'est aussi une petite fille qui découvre sa nouvelle vie de métropolitaine, loin de la nourriture arabe, avec un ordinaire différent et de menus larcins pour l’améliorer mais qu'il faut taire, les épluchures de légumes qui feront la soupe qu'elle n'aime pas, les goût différents qu'elle découvre, les fins de mois difficiles, la brume du port, les murs gris de cette « ville aux arcades », les secrets de la plage... Dans cet univers un peu morne, il ne reste que le rêve de Djebel qu'elle enfourche volontiers pour s’éloigner d'ici. Alors, sur cette terre de France amputée de ses départements ultra-méditerranéens, des projets se forment, une maison au soleil, comme avant, comme là-bas, dans le sud, face à ce Maghreb qu'il a fallu quitter... mais ce ne sont que des mots qui s'évanouissent et se cognent aux murs de l'appartement gris de cette ville atlantique.

     

    Ma découverte de l’œuvre de Jeanne Benameur a croisé ce court roman autobiographique qui explore le souvenir d'une expatriation autant que de l'omerta familiale. Pour cette petite fille, le mensonge est banni, mais dans cette famille, coincée entre deux religions, deux origines, deux formes de prière, l'hypocrisie existe aussi qu'il faut entretenir parce qu'elle fait partie de la vie et c'est ce qu'elle découvre au fil des années, entre l'amour qu’elle porte à son père, la violence familiale, les non-dits et les mots derrières lesquels elle se cache et qu'elle confie à la feuille blanche. Son décor est révélé par petites touches, le style est spontané, un peu sur le mode d'un journal intime, haché, comme le témoignage naïf d'une enfant qui voit le monde changer, un peu trop vite pour elle.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Profanes

    La Feuille Volante n° 1085

    Profanes – Jeanne Benameur – Actes Sud.

     

    Octave Lassale, ancien chirurgien du cœur, divorcé, insomniaque et ex-chasseur, a eu une idée pour le moins originale. Il a recruté par annonces à l'instinct, c'est à dire sans rien savoir d'elles, 4 personnes qui ne se connaissent pas, pour s'occuper de lui alors qu'il a déjà une gouvernante et finalement n'a besoin de personne d'autre. Il veut constituer autour de lui une équipe comme au bon vieux temps quand il exerçait en salle d'opération. Ils pourront même résider chez lui, et tout cela est même prévu par contrat notarial. Marc, un solitaire, un taiseux, sera l'homme du matin, en charge du rasage à l'ancienne et de l'entretien du jardin. Après le repas qu'Octave prendra seul, Mme Hélène, artiste peintre, assurera la lecture de la presse, de 14h à 18h, puis Mme Yolande, agent de supermarché préparera le dîner jusqu'à 22 heures quant à Mlle Béatrice, élève-infirmière, elle sera chargée la nuit de veiller sur la santé d’Octave. Vaste programme et surtout équipe hétéroclite dont on ne comprend pas très bien au début l'intérêt de tout cela ! Chacun a accepté cet emploi pour les raisons personnelles et s'en acquitte de son mieux. Il y a aussi deux autres femmes, deux fantômes, Claire, sa fille morte dans un accident de voiture il y a longtemps, mais pourtant bien présente et Anna sa femme, partie au Canada à la suite de ce décès et du refus d’Octave d'opérer sa fille et peut-être de la sauver. Il vit sa solitude et sa culpabilité comme il peut, s'accroche à une photo, partage ses lectures entre la poésie et les livres religieux. Peu à peu on découvre que Béatrice a à peu près l'age de Claire à son décès, Béatrice qui vit dans le souvenir de son frère mort. Octave a chargé Hélène de faire un portait de Claire d'après l'unique photo qui lui reste, mais c'est un portrait réalisé sans modèle vivant, seulement peint à partir du regard d'une morte. Marc est lui aussi tourmenté par sa vie antérieure passée en Afrique où il a côtoyé la misère et la mort. Reste Yolande qui a été abandonnée par son père et est en recherche d'une âme protectrice. Trois femmes et un homme qui vont être amenés à se croiser dans cette maison et vont apprendre à se connaître.  Sans qu'ils le sachent peut-être, ils vont contribuer à sauver la vie d'Octave tout en sauvant la leur, parce que c'est bien elle qui est au cœur de ce roman. Pourtant, les choses de ce monde, et donc la vie sont marquées par la vanité comme le rappelle l'Ecclésiaste dont Octave est un fervent lecteur. Mais face à la mort, dans le travail qu'il a confié à Hélène, Octave semble avoir délibérément choisi l'art au lieu de la religion. Ce qu'il souhaite c'est que cette jeune fille qui n'a peut-être été confrontée à la mort qu'à travers le décès de ses parents, ce qui est dans l'ordre normal des choses, prenne conscience que la Camarde peut frapper à n'importe quel moment, surtout si elle laisse un père dans le chagrin de la mort de son enfant, ce qui correspond à un renversement de la logique. Son rôle à lui est ambigu. Il est d'une certaine façon l'employeur mais ce qu'il veut surtout c'est faire avancer ces gens ensemble, non comme un maître ou comme un gourou, mais en dehors des dogmes et des religions, comme quelqu'un qui va les inviter à prendre conscience de leur liberté individuelle et de leur vie qui est transitoire.

    Dès le début, j'ai été pris par cette histoire un peu bizarre au départ mais rapidement, autour d'Octave qui lui aussi est un solitaire, un peu poète et un peu philosophe, s'est installée une ambiance lourde, secrète avec la mort et, à contre-jour, la liberté, comme si cette grande maison et aussi la nuit étaient les catalyseurs des souvenirs et du présent de chacun des personnages qui y résident, comme si chacun était le profane de l'autre, (étymologiquement celui qui se tient devant le temple) face à sa vie, ses souvenirs ses angoisses., ses obsessions, son territoire, ses failles. Chacun est donc invité à pousser la porte du « temple » de l'autre.

     

    C'est un texte fort bien écrit, poétique et qui fut pour moi un bon moment de lecture, entretient jusqu'à la fin les zones d'ombres de chacun tout en révélant par petites touches ce qui va les réunir.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

     

  • Les demeurées

    La Feuille Volante n° 1084

    Les demeurées – Jeanne Benameur - Denoel.

     

    C'est un texte poétique et bouleversant, fort joliment écrit, une fable qui, tout d'abord évoque l'exclusion comme l'espèce humaine l' affectionne, surtout quand elle s'exerce sur deux êtres sans défense, faibles et que la vindicte publique a désigné définitivement comme inadaptés à notre société. Il y a la mère, « La Varienne » qu'on n'appelle jamais « Madame » et dont on fait précéder le nom d'un article défini avec tout le mépris que cela implique ; par cet artifice apparemment anodin, qui en d'autres circonstances est un signe de respect, on marque une différence : elle n'est effectivement pas comme les autres, mais uniquement dans le sens péjoratif du terme. D'ailleurs c'est « l'idiote du village » et on imagine bien que chacun aura à cœur de la maintenir dans ce rôle . Sa fille c'est la petite Luce, elle la protège et il n'est pas besoin d'être grand clerc pour supposer qu'il n'y a pas d'homme avec elles, que ce n'est pas une vraie famille dans cette maison pauvre et à l'écart du village où Dieu ne pénètre même pas. La Varienne travaille, mais comme domestique chez les autres, chez « Madame », et elles vivent de peu, de ce qu'on leur donne, des restes des autres, mais c'est sans doute bien suffisant pour elles. Entre la mère et la fille, c'est le silence qui prévaut, non qu'elles ne s'aiment pas, bien au contraire, mais il n'est pas besoin de paroles pour qu'elles se comprennent. La petite va à l'école parce c'est obligatoire, mais même pour si peu de temps, cette période est vécue par elles comme une séparation et, dans la cour de récréation comme dans la classe, Luce se renferme sur elle-même, cultive aussi le silence et même Mademoiselle Solange, la dévouée institutrice n'y peut rien. Elle est sage mais elle est imperméable à l'école, comme elle est étrangère à ses camarades et de ce fait représente une énigme, elle est dans un autre monde dont sa mère est la seule gardienne. C'est vrai qu'elle est un peu sorcière et un peu « demeurée »comme on dit, doux euphémisme pour ne pas dire débile et sa fille marche sur ses traces. Pourtant Mademoiselle Solange s'acharne pour instruire son élève, même malgré elle, mais rien n'y fait, ni son obstination ni ses recherches personnelles au point que sa santé vacille et que ses convictions sont ébranlées. Luce devient pour elle un échec pédagogique ce qui lui fait mettre en doute son beau métier d'enseignante. Elle se sent tellement démunie qu'elle ressent de la déréliction comme un poids, surtout face à cette femme et à son enfant, mesure le gouffre qui les sépare, envie même cette « existence sans savoir » de Luce et de sa mère. D'ailleurs, depuis qu'elle a été malade, Luce, victime sans doute de cet équilibre rompu malgré elle par Solange, ne va plus à l'école et reprend possession de son univers, substitue la broderie aux cahiers. Tout ce qu'elle a appris est devenu inutile. Solange se sent plus seule que jamais et ses connaissances ne suffisent plus à sa vie .Dès lors la poussière de la raie et l'odeur acre de l'encre ne pèsent plus rien. Hier encore la transmission du savoir passait par elle mais c'est la petite fille qui a pénétré son âme et qui a gagné, malgré tout, l'enseignante n'est pas la seule à être bouleversée par la simplicité de Luce. Pourtant le hasard va mettre l'enfant en situation de lui montrer que ses efforts n'ont pas été vains, et c'est à travers le fil de couleur qu'elle brode que l’alphabet lui revient et que les mots appris par cœur vont ressortir dans ses travaux d'aiguille qui ont pour la petite fille un pouvoir apaisant. Ce sont bien des mots, non pas écrits sur la portée bleue d'un cahier d'écolier ou sur un tableau noir, mais inscrits dans la trame du tissu, pas des paroles, des promesses jetées au vent et qu'on oublie, qu'elle va, sans le savoir, offrir à Solange qui de plus en plus perd la mémoire et la raison au point qu'elle aussi, mais sans qu'on le dise au village, devient une « demeurées », une folle qui a abandonné sa classe et qu'on préfère appeler « malade », qu'on va soigner après l'avoir remplacée. Pour Solange, Luce restitue les pleins et les déliés de l'écriture qu'elle refusait et les lui offre sous la forme du «  point de croix ». C'est toujours le silence qui présidera aux relations entre la mère et la fille parce que c'est comme cela entre elles mais pour l'enfant le message est passé et il grandira en elle.

    C'est une fable qu'on interprète comme on veut. J'y vois la force des mots écrits qui restent et perdurent par delà le temps et même la mort, le triomphe de la transmission du savoir qui n'est pas forcément intellectuel et qui est une des bases de l'éducation même si elle ne passe pas par les voies officielles et convenues de l'école, l'éloge de la patience qu'il faut avoir envers autrui parce que nous ne sommes pas tous semblables, la reconnaissance du travail manuel qui lui aussi fait partie de la vie, la prise en compte que la vitesse d'exécution, de compréhension n'est pas un critère suffisant pour juger et classer les êtres qui ont chacun leur rythme. J'y vois aussi tout les ravages de l'exclusion, le triomphe de la tolérance, l'acceptation de ceux qui ne nous ressemblent pas, la solitude qui souvent en résulte et qui peut être fatale, parce que la vie est aussi fragile que les certitudes qui gouvernent nos parcours personnels, parce que tout peut arriver, surtout quand on s'y attend le moins, parce que chaque être à une valeur qu'il faut révéler et cultiver… Cela en vaut la peine et nos critères de réussite ne sont qu'une référence parmi d'autres… Une bonne occasion de réfléchir en tout cas !

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Singuliers

    La Feuille Volante n° 1083

    Singuliers – Christophe Carlier – Phébus.

     

    Comme à chaque fois, j'ai commencé la lecture de ce roman par l'exergue. D'ordinaire elle évoque ce que sera le roman qui s'offre à moi. Ici, c'est une phrase empruntée à Virginia Wolf qui nous parle du rôle joué par chacun de nous au quotidien, quelque chose qui n'aura lieu qu'une seule fois et qui fait référence à « l'immédiate fatalité ». Le décor, la salle d'un café parisien et différents acteurs qui y font une apparition sur fond de gens plus ou moins pressés et qui parlent à leur téléphone portable. Franck et Pierre-François ne se sont pas revus depuis douze ans, se sont rencontrés par hasard et s'y sont donné rendez-vous. Ils vont bien entendu évoquer le passé vécu l'un sans l'autre, jauger les ravages du temps. Leur rencontre est formelle, sans chaleur et d'autres lieux se profilent où se croiseront d'autres gens sans autre boussole que l'aléa.

    Il n'y a sûrement aucune parenté artistique entre eux mais en lisant ce roman, les toiles d'Edward Hopper qui est un de mes peintres préférés, n'ont pas quitté mon esprit. J'y ai retrouvé toute la solitude, toute l'attente, tout le silence qui caractérisent les scènes qu’il représente. La profusion des personnages, leur apparent détachement les uns par rapport aux autres ou au contraire leur attirance, la juxtaposition de leurs corps, leur façon de se déplacer ou de vivre comme dans une sorte de décor impersonnel, dans une atmosphère de temps suspendu, leur timidité ou leur tentatives gauches avec, en toile de fond, alternativement un café, une salle de théâtre un environnement habituel, tout me rappelle ce décor si particulier des toiles du peintre américain. Même si les vies des uns semblent imbriquées dans celles des autres, les personnages multiples qu'on finit par confondre, se perdent dans un univers fantasmatique et égoïste où chacun pose des actes apparemment sans suite mais qui répondent peut-être à un scénario inconnu mais écrit à l'avance. Ces êtres semblent coincés entre un futur immédiat et un passé tout juste vécu, dans cette mémoire des choses qui revient, celle des visages qui s'imposent et s'effacent, des voix qui s'éteignent, des projets pourtant savamment tissés qui s'effondrent sous les coups du hasard, le destin individuel qui dessinent le paysage un peu désolé de chacun. Les gestes de ces silhouettes fantomatiques semblent se noyer dans un quotidien général et anonyme et ressemblent à des pièces d'un puzzle à la fois géant et minuscule où se compose petit à petit un décor où les hommes ne sont plus que des marionnettes actionnées par un manipulateur aveugle. Les personnages se parlent, gardent le silence ou monologuent mais les relations qu'ils ont entre eux sont convenues, répondent à une sorte de code. La solitude de certains personnage est si prégnante qu'ils éprouvent le besoin de se redessiner un monde à leur mesure, avec leurs fantasmes, l'exorcisme de leurs phobies. Pour cela ils dressent des plans sur une improbable comète, invoquent une divinité au culte indistinct, connue d'eux seuls et qu'un cérémonial ésotérique peut convaincre. Chaque jour est pour d'autres une trahison ou une compromission, un écot ridicule payé au monde extérieur pour pouvoir rester en paix avec soi-même ou seulement faire semblant puisque seules comptent les apparences. Il est possible de transgresser tout cela, de se marginaliser seulement pour un soir, simplement pour voir ce qu'il y a de l'autre coté de ce miroir, pour briser la routine du quotidien. Le silence couronne tout cela et nul dialogue n'est possible entre les gens. Seuls ont droit de cité le soliloque et les voix qui viennent du lointain par le truchement des ondes aériennes. Ce sont des paroles jetées dans le vide de la nuit au seul usage des insomniaques aux oreilles à la fois attentives et désespérées. Elles suppléent le sommeil et le rêve réservés aux seuls initiés qui ne sont pourtant que des gens ordinaires, mais se perdent dans le néant des étoiles. Quant aux autres qui font leur devoir d'état, qu'on les laisse faire, après tout ils ne font que leur métier banal et alimentaire et tant mieux s'ils y mettent du zèle, tant pis s'ils y glissent de la méchanceté avec cette volonté de porter préjudice à autrui et de le détruire, ce qui est propre à l’espèce humaine mais qui ne procure à leur auteur qu'une victoire ridicule. Les gens vivent ensemble, dorment ensemble mais l'amour est depuis longtemps enfui de ces contrées où il ne reviendra jamais, à tout le moins avec eux et la rupture est toujours en embuscade, à moins que cela ne soit une vie de compromissions. Pour que cela change il faudrait autre chose, le regard d'une inconnue, un parfum flottant dans l'air, une chevelure d'or qui susciteraient une rencontre, un horizon nouveau ou pour les malchanceux, les timides, des illusions toujours plus inassouvies. L'intervention successive des différents personnages révèle leur fragilité à travers la routine du quotidien et de ses rituels avec lesquels il faut composer. Les relations avec les proches ne sont jamais définitives mais laissent place à d'autres rencontres où l'imaginaire tient un grande place, le fantasme aussi et pourquoi pas l'absurde. De lui on peut rire, et c'est même, compte tenu de ces situations délétères, ce qu'il y a de plus salutaire, parce que, rappelons-nous le, notre passage sur terre est une quête du bonheur, souvent contrariée.

    J'ai mené ma lecture avec une certaine euphorie, aimé ce texte jubilatoire et poétique, partagé entre la curiosité et le plaisir qu'on prend égoïstement à la musique des mots et à l’architecture des phrases en me laissant porter par cette vague « singulière »et me demandant où tout cela pourrait bien me mener.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

     

  • Retour à Yvetot

    La Feuille Volante n° 1082

    Retour à Yvetot – Annie Ernaux – Éditions du Mauconduit.

     

    C'est dans cette petite commune de Normandie où elle a passé son enfance qu'elle est revenue, officiellement invitée par la municipalité, parce que c'est un honneur pour chacun de recevoir cette « femme de Lettres » devenue un écrivain célèbre. Bizarrement, à part quelques visites à caractères personnel, elle n'avait jamais pu revenir ici parce cette petite ville abritait ses souvenirs d'enfance qui ont nourri sa démarche littéraire, mais était aussi un territoire d'apprentissage, de mémoire, une ville mythique qu'elle ne quitta guère avant l'âge de dix-huit ans et qui, sans même qu'elle en prenne conscience, a imprimé sa marque en elle, par couches successives. Née en 1940, elle était arrivée en 1945 dans une ville ravagée par la guerre, dans un quartier déshérité, loin du centre. A cette séparation topographique correspondait une autre, de nature sociale, avec tout le mépris de classe qui s'y attachait. Ses parents, anciens ouvriers, y tenaient un café-épicerie que fréquentait une clientèle populaire et pauvre. Malgré une gêne relative, elle fréquenta « l'école des riches », un école catholique qui, pour elle, fut une ouverture au savoir, à l'écriture, une occasion de parler le français, c'est à dire de perdre le « patois ». Cette ouverture à la connaissance était encouragée par ses parents, soucieux qu'elle fasse des études qui la sortiraient de son milieu, malgré la différence sociale avec les autres élèves plus fortunées. La lecture, dans son collège ne pouvait être que morale mais sa mère favorisa son approche de romans moins « classiques ». Elle a, en ce qui la concerne, choisi les écrivains du « vécu », sans doute inscrits jadis à « l'index » de son école confessionnelle, de préférence aux textes canoniques qu'on y privilégiait. Ils ont assouvi sa curiosité naturelle. L'écriture est venue après, bien que cet acte ne s'inscrive naturellement pas dans son milieu culturel et se nourrisse de sa seule mémoire de la réalité vécue : c'est donc devenu un véritable devoir. Restait la technique qu'on apprend certes par la lecture préalable, mais aussi grâce à l'enseignement du français qu'elle assura plus tard en tant que professeur. Écrire pour elle, c'était trahir ses origines populaires ainsi, ses premiers romans doivent-ils beaucoup au style violent et abrupte de Céline mais son écriture devient rapidement simple et poétique et pourrait se résumer par le terme « écrire la vie », celle des autres qui l'entourent, de ses parents qu'elle pouvait cependant avoir l'impression de trahir parce qu'elle n'était plus comme eux, parce qu'il y avait sans doute quelque culpabilité à avoir honte d'eux, parce que la société hiérarchise et divise. Cela exclut l'intime mais c'est pourtant c'est bien cela qui caractérise son œuvre qui donne dans l’autobiographie, le sexuel voire l'impudique … Ce parti-pris d'écriture ne me gêne pas, au contraire, et s'il fallait un justificatif, je le trouverais évidemment chez Montaigne qui nous rappelle que « tout homme porte en lui la marque de l’humaine condition ».

    Quand on se met à écrire, c'est qu'on a quelque chose à dire et qu'on a envie de faire cette démarche pour les autres, une sorte de médiation, avec cependant cette volonté personnelle de « sauver quelque chose où on ne sera plus jamais ». Elle est en effet « une déclassée par le haut », « une transfuge de classe » et c'est ce qui a motivé chez elle l'acte d'écrire.  Elle détaille ensuite dans un entretien publié à la suite de cette conférence, ce qu'est sa technique d'écriture, la mémoire prenant le pas sur la description de la réalité. Je souscris à cette manière de s'exprimer puisque le souvenir, conjugué d'ailleurs à l'imaginaire, est une source indispensable de la création littéraire. Tout cela ne va pas sans un choix inconscient où l'autobiographie le dispute à l'oubli, mais aussi où le texte impose son rythme à l'auteur lui-même. Elle précise également que cette réminiscence à une dimension sociale qui s'incarne dans les mots patois qu'elle employait elle-même quand elle était à l'école et ceux qu'elle a entendus plus tard dans bouche de ses élèves. A son sens, c'était là un vocabulaire de « dominés » qu'elle a cependant cherché à maintenir dans ses livres au détriment d'un français plus « classique ». C'est sans doute une manière de revenir à ses racines mais le lecteur ne peut pas ne pas être frappé par son style fluide et dénué d'artifice, agréable à lire.

    Sans vouloir paraphraser Albert Camus, on ne peut pas revivre à cinquante ans les joies qu'on a connu à vingt. La vie imprime forcément en nous son rythme et ses contingences, ses trahisons, ses illusion perdues, le temps fait son œuvre dévastatrice avec ses erreurs, ses échecs, ses regrets et ses remords qui jalonnent forcément un parcours personnel. Son enfance, son adolescence s'égrènent à travers des photos qui illustrent cet ouvrage, elles sont, comme pour chacun d'entre nous un activateur de la mémoire et donc pour elle d'écriture parce que le cliché fige le temps, suscite l'émotion et la nostalgie.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

     

  • Otages intimes

    La Feuille Volante n° 1081

    OTAGES INTIMES - Jeanne Benameur – Actes Sud.

     

    Étienne est reporter de guerre. Il a été pris en otage et a cru mourir, s'accrochant seulement à un mince espoir de libération qu'il connaît aujourd'hui dans l'avion qui le ramène en France. Il a été une monnaie d'échange, a laissé derrière lui d'autres journalistes qui sont peut-être morts et il le sait. Ce métier, il l'a choisi avec ses départs et ses risques pour sa vie, comme son père avant lui, pêcheur en haute mer et qui n'est jamais revenu. Après avoir connu cette solitude de jeune veuve, sa mère, Irène, institutrice de campagne mais aussi musicienne, a connu celle de savoir son fils en danger de mort avec cette quasi-certitude qu'il ne reviendra pas lui non plus, victime de son métier. Dans l'avion qui le ramène à Paris, il sait qu'il va devoir réapprendre à vivre, mais ne sait pas comment. A l’aéroport, Irène l'attend mais elle n'est pas seule, il y aussi Emma, sa dernière compagne. Même si tout est fini entre eux à cause de ses départs et des angoisses que cela lui infligeait, parce qu'il était « un intermittent de la vie », elle pense encore à lui malgré une liaison entamée avec Franck. Elle ne parviendra cependant pas à renouer avec lui. D’autres aussi l’attendent il y a Enzo, « le fils de l'Italien », l'ami d'enfance, le menuisier, le parapentiste qui jouait aussi du violoncelle ; avec Étienne qui était pianiste et Jofranka, l'étrangère, l'enfant recueillie qui était flûtiste, ils formaient un trio, heureux de jouer ensemble, heureux de vivre. Ils s'étaient promis de ne jamais se quitter, ils étaient un peu « les trois enfants d'Irène ». Enzo est resté au village, et Jofranka, son épouse éphémère, est avocate à La Haye et se consacre aux femmes détruites par la guerre, les aide à témoigner de ce qu'elles ont vécu. Étienne doit réapprendre à vivre, oublier sa détention et la mort qu'il a côtoyée et pour cela il revient au village près de sa mère un peu comme on remonte le temps , y retrouve Enzo puis Jofranka.

    Tous ces personnages sont des solitaires même si certains comme Étienne et Jofranka ont choisi de quitter le village, ont pris le parti d'approcher la violence, de « tremper dans la chaos du monde » chacun à sa manière ; c'est un peu comme s'ils avaient besoin de la guerre et du malheur. Enzo et Irène, eux, ont eux choisi d'y rester, à la recherche d'une hypothétique paix que probablement ils ne trouveront pas. Chacun revient sur son enfance, sur son passé, Étienne tourmenté par ses photos, par ce qu'il a vu, qu'il ne peut oublier et qu'il raconte, Jofranka par son combat difficile pour les femmes meurtries par la guerre, Enzo par le souvenir de sa femme qui lui a définitivement échappé, échec intime qu'il tente d'exorciser par le travail du bois et sa complicité avec l'air, Irène qui, elle aussi jadis, s'est vengée de son mari et ses longues absences. Son fils, bien que petit à cette époque a compris que quelque chose se passait. Plus tard, il a choisi ce métier de reporter pour fuir ce microcosme familial délétère, errer dans le monde, aller au-devant de la violence et peut-être recherche la mort. C'est à la fois une quête dramatique, un acte de désespoir et un geste bizarrement expiatoire. Peut-être fuit-il aussi cette amitié qui devait être solide et qui a été trahie par l'amour d'Enzo et Jofranka. Elle a choisi de consacrer sa vie à la défense des femmes détruites par la guerre parce qu'elle est elle-même une réfugiée, une recueillie, une façon peut-être d'honorer une dette ? Enzo ne parviendra jamais à se délivrer de son ex-épouse et il le sait. Il conserve en lui l'amour pour elle et ne s'en libérera jamais à cause de sa part de mystère. Comme chacun d'entre nous, ils ont quelque chose à exorciser, quelque chose à prouver, une vérité à trouver, une vie à sauver, la leur peut-être dont il ne sont que les usufruitiers et qui est si fragile. Pendant l'incarcération de son fils, Irène s'est considérée elle-même comme un otage et elle a revécu les absences de son mari, Louis, qui la trompait avec une autre femme qu'il allait retrouver au cours de ses voyages. Tous sont d'ailleurs un peu captifs dans cette histoire, à travers leur vécu, leurs liens avec Étienne, leurs projets reportés ou avortés, les silences qui entourent leurs fantasmes, leurs peurs, leurs obsessions. Tous sont libres maintenant et c'est l'eau vive et fraîche du torrent familier qui symbolise le mieux cette liberté. C'est elle qui les réunit chez Irène malgré leur passé parfois tourmenté, leurs regrets et leurs remords, c'est cette liberté qui décidera peut-être de leur avenir. Ce roman aux multiples thèmes témoigne de la violence dont est capable l'homme pour ses semblables, c'est aussi un témoignage sur la solitude dans les combats et les recherches intimes, celles qui caractérisent chacun d'entre nous, même si nous prétendons le contraire, même si nous nous jouons la comédie parce qu'elle fait partie de la condition humaine, qu'elle est inévitable et qu'elle revient toujours.

    Je ne suis entré que tard dans ce roman intense, bien écrit et agréable à lire, émouvant et poétique aussi et je ne regrette pas ma persévérance.

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • "Journal du dehors" et "La vie extérieure"

    La Feuille Volante n° 1080

    JOURNAL DU DEHORS et LA VIE EXTÉRIEURE - Annie Ernaux – Gallimard.

     

    De 1985 à 1992, puis de 1993 à 1999, Annie Ernaux a choisi de livrer à son lecteur tout ce qu'elle a vu dans son quotidien à Cercy où elle habite. Ce sont des instantanés , des scènes, des paroles, saisies dans le RER, dans les gares, dans les supermarchés, dans la ville. Bref de courts textes qui peignent une ambiance, des impressions fugaces que le quotidien citadin nous assène sans même que nous nous en rendions compte. Je ne suis pas vraiment familier des romans de cette auteure mais il me semble qu'elle a fait de sa vie personnelle et même intime la nourriture de sa création littéraire. Ici, c'est certes sa vie avec parfois ses vieux démons obsessionnels qui ressortent qu'elle évoque mais surtout ce qu'elle voit, l'extérieur qui contraste quelque peu avec les récits qu’elle nous donne à lire ordinairement. Elle laisse traîner un œil attentif, parfois voyeur, parfois inquisiteur, avec alternativement indifférence, compassion, méchanceté ou détachement, comme un témoin muet et parfois lointain qui ne voudrait pas prendre parti mais qui se contente de percevoir ce qui se passe autour d'elle et d'en rendre compte avec des mots. C'est soit le quotidien banal des petites gens, des quidams, les relations avec leur famille ou ce qu'il reste de ceux qu'on appelle, souvent à tort, les grands de ce monde, parce que, leur pouvoir évanoui, il ne reste plus rien que des souvenirs qui contrastent avec tout ce qu'ils disaient vouloir faire ; ils se sont constamment cachés derrière des apparences et elle dénonce leur mépris et leur imposture.Elle évoque le monde du travail, ces petits boulots qui permettent de survivre et surtout ceux qui tendent la main parce que la richesse ou la sacro-sainte croissance les ont oubliés ou encore ceux qui aussi ont choisi de leur faire un pied de nez, ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau ou la bonne manière de s'habiller et qui ne répondent pas aux codes de la société. Elle concentre son regard sur leurs yeux, parfois vides, parfois artificiellement enjoués parce l'humour est aussi une arme et qu'on peut rire de tout, même de la misère. Elle lit les graffiti qui fleurissent sur les murs ou sur les trottoirs qui sont le témoin de la peur ou du désir, ils sont autant d'aphorismes philosophiques qui invitent à la réflexion sur une vérité qui dérange, l’égoïsme ordinaire, le mépris ou à la passivité des passants pressés. Ce sont des visions fuyantes d'un monde ordinaire, bien banal où il ne passe rien que de très dérisoire, avec ses erreurs, ses fantasmes, ses apparences trompeuses, des scènes d'un théâtre où la comédie le dispute à la tragédie surtout quand le métro est ensanglanté par des attentats. C'est vrai que, contrairement à tout ce qu'on va racontant, le destin est injuste, la vie n'est pas belle quand elle s'habille de sang et de crasse, que cela se passe à Paris ou à Sarajevo, elle est bien plus souvent déprimante, dure et sans merci . Parfois l'auteure conclut par un apophtegme bien senti, genre philosophe désabusée, cherchant un sens partout et n'en trouvant pas toujours. Elle note, écoute, laisse aller son regard vers l'extérieur, dit que l'émotion que lui prêtent les gens du quotidien. J'ai lu ces deux ouvrages avec une impression de solitude et de peur qui caractérisent nos sociétés occidentales et ce malgré le « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles, malgré toutes ces manifestions publiques de solidarité...

    Le «  Journal du dehors » (publié en 1993) rend compte des impressions de l'auteure de 1985 à 1992 et « La vie extérieure » (publié en 2000) reprend le même thème, mais pour les années 1993 à 1999, gommant, selon elle, certaines omissions, avec cette remarque qu'elle a l'impression que ce n'est pas elle qui les a écrits alors que, plus que tous les journaux intimes, ces scènes lui ressemblent et paraissent dessiner sa propre histoire. Ce dernier recueil est présenté sous forme d'éphéméride et insiste davantage sur la vie qui change les choses et les gens, le temps qui passe, le tout au quotidien où elle vit à Cergy, en banlieue. Le style, toujours fluide et agréable procure un bon moment de lecture.

    Ces textes, courts et en prose sont comme des clichés photographiques pris au hasard de la vie. Ils me rappellent les poèmes de Georges-Léon Godeau qui savait si bien rendre ce qu'il voyait en y mettait un zeste ce sensibilité personnelle. En lisant les textes d'Annie Ernaux, il me vient aussi à l'esprit une citation de Victor Ségalen « Voir le monde et, l'ayant vu, dire sa vision ».


     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Passion simple

    La Feuille Volante n°1079 – Octobre 2016

    PASSION SIMPLEAnnie Ernaux – Gallimard.

     

    J'avoue qu'en lisant ce livre, j'ai eu l'impression de relire  « Se perdre » [la Feuille Volante n° 1078]. Pour qui est familier de l’œuvre d'Annie Ernaux qui pratique volontiers l'autobiographie, on a la certitude de partager à nouveau une de ses passades. Elle nous confie donc, une nouvelle fois, l’histoire d'une de ses passions pour un homme, A., évidemment marié, plus jeune qu'elle, venu des pays de l'Est, qui affectionnait l'alcool et les belles voitures . C'est la même vie en pointillés, les mêmes amours de contrebande, la même attente de cet amant qui, après l'amour s'en va, la laissant avec sa solitude, avec la mémoire des caresses données, avec l'anesthésie du plaisir, l'espoir d 'un prochain appel téléphonique, d'une prochaine étreinte, mais aussi avec, en contre-jour la peur d'être quittée. Pour le garder, ce sont les mêmes expédients, de nouvelles toilettes, des nouveautés dans la technique de l'amour puisées au hasard de revues spécialisées, rien n'est de trop pour se l’attacher. Elle s'en remet même aux prévisions de l'horoscope ou des voyantes, pratique des vœux et promesses improbables pour se persuader qu'il lui reviendra, qu'il ne sera pas tenté par d'autres femmes, que cette visite ne sera pas la dernière. Elle est divorcée, mère de famille et n'hésite pas à faire passer cet amant avant ses propres enfants. Apparemment, elle semble s’accommoder du fait qu'il soit marié et ne fait rien pour provoquer une éventuelle rupture avec son épouse un peu comme si, de sa part, il n'y avait pas de jalousie à l'endroit de cette femme, qu'elle était, elle, Annie, complètement indifférente au fait qu'il pouvait parfaitement faire l'amour à son épouse comme il le lui faisait à elle. Elle pense même que la présence de A. auprès de sa conjointe est une garantie contre une éventuelle infidélité de cet amant qu'elle imagine volontiers volage, balançant entre le désir de rompre pour ne plus souffrir et celui de faire perdurer cette passade pour continuer à en jouir. Elle imagine même une rupture florentine particulièrement sophistiquée qui en fait n'en serait pas une. Pour autant, elle craint une éventuelle rivalité avec une autre maîtresse, mais voit dans sentiment de jalousie un privilège fragile. Elle habille elle-même ses propres fantasmes en les prêtant à A. à propos d'un film ou d'un roman dont le thème serait l'érotisme et qu’ils auraient partagés à distance et ce même si dans ce genre de fiction, les relations adultères finissent toujours mal suivant l'aphorisme bien connu. Comme avant chacune de leurs rencontres, elle jouit de cette attente et on a même l'impression que son quotidien, son travail passent après cet espoir de leurs étreintes et ce même si elle sait que ce moment passé elle connaîtra à nouveau la douleur de son prochain départ. Elle va même jusqu'à acheter des vêtements (des sous-vêtements!) pour lui plaire. Son imagination prend même le relais et elle confie au lecteur que la simple pensée de A. la remplit de bonheur au point que son cerveau lui prête des orgasmes semblables à ceux qu'elle connaît avec lui. Je ne sais qui nous avons affaire à une séductrice, une mythomane ou une femme qui est en permanence avide d'amour et de plaisir, qui est habitée par une une obsession dévorante, qui va d'un amant à un autre tout en témoignant à chacun un attachement un peu surréel.

    Elle précise qu'elle ne ressent aucune honte à se confier ainsi au lecteur à cause du délai qui s’écoule entre le moment où elle écrit et celui où elle est lue et qu'il n'y a rien là qui soit de nature exhibitionniste(?). Elle conclut elle-même cette histoire d'amour par le départ de cet amant dans son pays, avec, en ce qui la concerne, un état de déréliction, de dépression et un désir de mort qu'elle compense par une imagination débordante et des projets un peu fous et sans lendemain. La manifestation de ses fantasmes est évidemment sans suite. Cette passion prend un tour romanesque, le besoin de la raconter parce qu'elle l'a vécue dans un contexte de liberté qu'elle aimait chez cet homme que sa qualité d'étranger rendait plus grande encore. Elle ne fait pas pour autant de lui un personnage de roman, on ne le voit pas vivre dans ce texte où il est tout juste évoqué. Sa présence est certes envahissante puisqu'elle passe par elle mais lui semble ici complètement absent et elle se contente, maintenant que cette passion est terminée, de se rappeler qu'il a fait partie de sa vie, même par intermittence. Pourtant, dans son cas et face à une telle épreuve, l'écriture n'a rien d'un baume, bien au contraire, elle ravive sa douleur par l'évocation de ce passé vécu par elle avec passion et la relecture de ces pages ne fera raviver. Elle cherche à puiser dans un passé recomposé une sorte d'apaisement mais rien n'y fait, au contraire peut-être, tout lui rappelle l'absence de A. et la certitude qu'il ne lui reviendra pas. Pire peut-être,la relecture de ces ages écrites lui inspire une sorte de honte pourtant non ressentie quand elle vivait sa passion avec lui.

     

    Je note que l'analyse des sentiments est particulièrement fine, obsession de plaisir bien disséquée, l'attente de cet homme évoquée avec des mots justes, les références culturelles pertinentes et cette présentation bien écrite comme c'est souvent le cas chez cette auteure dont j’apprécie le style fluide, ce qui au cas particulier, compense largement l'impression de « déjà lu », toujours gênante à mes yeux chez un écrivain.

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com


     

     

  • Se perdre

    La Feuille Volante n°1078 – Octobre 2016

    Se perdreAnnie Ernaux – Gallimard.

     

    Depuis que je connais Annie Ernaux (par la seule lecture de ses textes, cela va sans dire, mais puisqu'elle a fait de sa vie la nourriture de ses romans e que j'en suis le lecteur attentif, je peux parler d'une véritable fréquentation quasi-personnelle), il me semble que le sexe et la recherche du plaisir ont tenu une grande place dans sa vie. D'emblée, elle nous parle de S. 35 ans, un homme marié, Russe, vaguement diplomate, apparatchik et peut-être membre du KGB, dont elle fut très éprise au point de ne rien écrire de création littéraire pendant tout le temps qu'a duré leur relation en pointillés à cause de la présence épisodique de l'épouse de S., hors mis la rédaction de son journal intime. C'est en effet à partir de ce document qu'elle va refaire le chemin à l'envers. Nous somme en 1988, elle a 48 Ans, elle est apparemment déjà divorcée, femme de Lettres, libre et mère de deux enfants. Sa rencontre avec S. est le prélude à une liaison torride pour elle mais qui est vécue par lui comme une passade sans lendemain et alors qu'elle recherche avec lui une véritable perfection dans la répétition de l'acte charnel, lui au contraire ne recherche que la jouissance, ne pense qu'à la baiser, elle, la femme de lettres, célèbre de surcroît … et à boire de la vodka ou du whisky ! C'est une situation d'autant plus cruelle pour elle qu'il ne l'aime pas et elle le sait (« je suis une parenthèse érotique dans sa vie, rien de plus »), qu'il la délaisse volontiers mais qu'elle l'attend quand même. Il semble apprécier seulement d être l'amant d'une femme plus vieille que lui, peut-être d'une Française, expérimentée dans l'art de faire l'amour et, qui plus est, est connue. A l'évidence et quelles que soient les marques de passion qu'elle pourra lui témoigner, il ne quittera pas sa femme pour elle, la préférant comme maîtresse que comme future épouse. Il me semble aussi qu'il y a aussi une ambiguïté dans l’attachement qu'elle a pour lui. Elle avoue que certes elle en est amoureuse mais corrige aussitôt cet aveu en ajoutant qu'elle est surtout fascinée par « l'âme russe », par l'URSS, comme elle l'est par la littérature slave, mais redoute d'être enceinte de lui. Elle souhaite aussi, parce que « la sexualité a toujours été une angoisse dans (sa) vie », maintenir seule cette liaison, « à bout de bras » avec cet homme, même si elle l'épuise, même si leur rupture est de plus en plus prévisible.

     

    Elle nous confie, presque au jour le jour et sans omettre aucun détail ni aucune précision (le langage cru ne me gêne pas), ce qui pourrait être érotique mais qui à la longue devient lassant, ce besoin d'amour, cette passion qu'elle ressent pour lui cette histoire d'amours clandestines et qui lui rappelle ses précédentes liaisons. C'est un peu comme si S. rachetait par sa seule présence, même épisodique, toutes ses anciennes expériences décevantes, et ce malgré l'attente qu'il impose à Annie, le désir qu'il fait naître chez elle, malgré sa passion dévorante. L'attente chez elle est dévastatrice et s'apparente à la mort, pire peut-être, elle ne peut vivre sans écrire et cette espérance de lui annihile toute possibilité créatrice qui est le propre d'un écrivain. Est-ce que cette liaison avec un homme plus jeune qu'elle, signifie, même inconsciemment pour elle la peur de vieillir ? Le temps qui passe, elle le voit pourtant dans son corps qui s'enlaidit et dans cette assemblée de femmes qu'est ce colloque d'auteures dont beaucoup sont plus jeunes (et plus belles) qu'elle, dont elle est jalouse et craint qu'il ne les croise et ainsi ne l'oublie pour l'un d'entre elles. Avec le temps sa confiance en lui s'émousse même au point qu'elle craint d'avoir une remplaçante ou pire, que S. à cause des frasques et des infidélités qu'elle lui prête ne lui transmette le sida. Quant au temps qu'elle passe avec lui, il file plus vite et, de ce fait, leurs rencontres, même passionnées, sont génératrices d'absence d'autant plus que, elle le sait, leurs rêves et leurs désirs sont différents et que la rupture laisse planer sur eux son ombre. Elle finit par se faire une raison, avec lui elle a perdu son temps.

     

    J'en reviens au phénomène de l'écriture, ce besoin de confier au papier ses moindres sentiments, ses envies les plus intimes, ses expériences et ses fantasmes les plus débridés. L'auteure l'a fait en tenant un journal intime et c'est sans doute là une libération, une manière d'exorciser ses tourments en les nommant. Mettre des mots sur ses maux est une activité plutôt saine et libératrice. Annie Ernaux est une femme de Lettres qui a délibérément choisi de faire des moindres événements de sa vie la nourriture de sa démarche d'écrivain en refusant la fiction. Soit ! Dès lors un auteur peut tout dire de lui-même et bien peu s'en sont privé, racontant leur histoire qui parfois a été passionnante. Il n'y a pas en ce domaine d'interdit à part ceux qu'on s'impose à soi-même et apparemment elle ne s'en impose pas et se lâche dans la confidence. Je ne suis pas sûr pour autant que l’intérêt du lecteur soit au rendez-vous.

     

    Je n'ai pas retrouvé ici, à cause dans doute du parti-pris de l'auteur d'adopter la forme d'un éphéméride, le style fluide que j’apprécie tant chez Annie Ernaux. En outre, l'aspect répétitif du thème choisi m'a, je l'avoue, un peu lassé, de même d'ailleurs que la fréquente allusion aux rêves. Bref, cette histoire d'une femme follement amoureuse d'un homme qui ne l'aime pas, qui n’est finalement qu'un amant parmi tant d'autres et qui va s’éclipser de sa vie sur la pointe des pieds, ne m'a que très modérément intéressé.

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • La place

    La Feuille Volante n°1077 – Octobre 2016

    La place – Annie Ernaux – Gallimard.

     

    Annie Ernaux qui a fait du moindre événement de sa vie le moteur de son écriture nous livre ici un moment émouvant, celui de la vie et de la mort de son père. De lui ne subsisteront que quelques photos, des souvenirs personnels qui peu à peu se dissiperont dans son entourage amical et professionnel, puisque c'est le propre de l'espèce humaine que d'oublier. Ceux de sa famille se transformeront petit à petit et on ne retiendra que les bons moments en gommant les mauvais. Pour chacun de ses proches, à mesure que le temps passera, il fera partie de cette catégorie d'hommes qu'on regrette, qui avait toutes les qualités. D'ailleurs, le jour des obsèques déjà on le pleure amèrement et on n'oublie pas de prononcer la traditionnelle phrase selon laquelle « ce sont les meilleurs qui s'en vont », c'est agréable pour ceux qui restent et qui font ce qu'ils peuvent pour ne pas faire du tort à leurs voisins. Le curé lui-même s'en mêle et en rajoute, même si le défunt ne mettait jamais les pieds à l'office. Après tout, à la campagne, cela fait partie de la tradition de passer par l'église avant d'être enterré. A défaut d'être douce, ce fut une mort rapide, sans agonie.

    Parce que sa fille est écrivain, elle va, et c'est bien normal, graver avec des mots, le souvenir de ce père en faisant de lui le personnage central d'un texte court qui résumera sa vie. Il n'y aura là aucune fiction, simplement les faits marquants de son existence, à tout le moins elle n'échappe pas au phénomène d'embellissement des choses que d'ordinaire chacun adopte malgré lui. Elle va donc refaire sa vie à l'envers en commençant par une rapide évocation de ses parents, des gens rudes. Il fut d'abord garçon de ferme jusqu'au service militaire qui le « sortit de son trou » et lui fit voir le monde au point qu'il décida de devenir ouvrier, ce qui, à l'époque et pour quelqu’un de la terre constituait une évolution. Puis ce fut un parcours presque ordinaire, le mariage, l’achat d'un petit commerce, un café-épicerie en Normandie, le retour à la situation d'ouvrier parce que la rentabilité n'était pas au rendez-vous, laissant la boutique à son épouse, pour reprendre ensuite un nouveau commerce. Ce parcours fut honnête et sérieux, avec la fierté d'être un homme ordinaire, bon époux, le bon père d'une famille qui fait son chemin malgré les vicissitudes et les privations de la guerre, qui pratique quotidiennement le travail sans relâche, l'économie, rejette le gaspillage, en particulier de la nourriture. Ici on est attentif à l'avis des voisins qui observent et commentent, on sait garder sa place, rester soi-même sans verser ni dans le vice, notamment de la boisson, ni dans l'ostentation, soucieux de donner à voir une bonne image. Son père était un homme gai et bon vivant qui malgré tout était demeuré « un homme de la campagne » qui supportait en silence le deuil de sa fille aînée, ne fréquentait pas l'église mais mettait Annie chez les Sœurs, parce qu'il voulait qu'elle soit mieux que lui. Il faisait partie de ces gens modestes, de ces braves gens et souhaitait pour leur fille une bonne situation que les études, à l'heure où toutes les filles de son âge travaillaient déjà, lui permettaient d'espérer être quelqu'un et surtout pour qu'elle ne se marie pas avec un ouvrier. Il y avait entre la narratrice et sa mère une sorte de complicité ne serait-ce qu'en raison de la similitude des sexes, mais avec son père c'était différent, surtout quand elle eut acquis un niveau d'études qui dépassait de beaucoup celui de ses parents. Non seulement elle quittait définitivement leur monde mais elle en vint à cette réalité brutale envers son père que pourtant elle respectait et aimait « J'écris peut-être parce qu'on n'avait plus rien à se dire ». Même si cela peut paraître brutal, cela peut-être une motivation de l'écriture. A la soixantaine, la maladie et l'opération l'ont laissé inerte, déléguant le travail de force à son épouse, une culpabilité en plus de celle de coûter cher. Pour sa fille, le mariage avec un homme de la grande bourgeoisie a achevé d’éloigner Annie de ses parents mais signifie pour eux et pour son père en particulier une réussite . Puis ce fut la mort rapide, inévitable. Ce portrait, la narratrice aurait pu le faire à l'occasion d'une rédaction de l'école primaire.

    La vie d'Annie Ernaux, et ici de sa famille, nourrit son œuvre. Elle a choisi cela en délaissant la fiction, même si cette dernière cache toujours un peu de soi-même, privilégiant le solipsisme qui est courant chez les écrivains. Elle choisit de ne pas se cacher derrière un personnage, de ne pas « avancer masquée ». Je respecte cette manière d'écrire même si elle s’apparente un peu à la démarche des « people » qui m'énerve un peu quand ils éprouvent le besoin de faire connaître au plus grand nombre leur dernière toquade. Au moins ici, cela me procure-t-il un bon moment de lecture tant son style est fluide, poétique, agréable malgré parfois une certaine dureté, image de la réalité dont elle entend témoigner. Il n'empêche, l'écriture est un phénomène complexe entre catharsis, exorcisme, résilience, mémoire, hommage, c'est un point de passage obligé pour un écrivain qui prend la plume comme un autre prendrait une photo pour fixer des souvenirs personnels. Ce n'est pas seulement aligner des mots et noircir des feuilles pour le plaisir, cela demande du temps et l''accouchement est parfois difficile et souvent long.  Comme elle le dit « la mémoire résiste » et ce malgré les odeurs et les sons que le temps porte en lui-même ; les mots aussi se défendent parce que ce matériau ne se laisse pas facilement approcher et encore moins utiliser. C'est aussi sans compter avec l'insatisfaction de l'auteur devant le résultat de son travail.

     

    Ce récit annonce ceux qu'elle consacrera à sa mère quelques années plus tard, « Une femme » et « Je ne suis pas sortie de ma nuit »

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • le désert des Tartares

    La Feuille Volante n°1076 – Octobre 2016

    Le désert des Tartares Dino Buzzati – Robert Laffont.

    Traduit de l'italien par Michel Arnaud.

     

    Giovanni Drogo est content, il vient d'être promu officier au sortir de l'école militaire… Depuis le temps qu'il attendait cela ! C'est pour lui le commencement de la vrai vie, celle d'un soldat, d'un combattant qui va se couvrir de gloire... Oubliés des chambrées glaciales, les réveils en plein hiver, les corvées...Il est maintenant lieutenant et a reçu sa première affection pour le Fort Bastiani qu'il rejoint après une longue chevauchée. Il a le temps d'imaginer les lieux où il doit rester plusieurs mois mais quand il est enfin arrivé, il constate que l'édifice est plutôt modeste, vieux et surtout situé sur une frontière désertique, défend un col où il ne passe jamais personne, bref dans une contrée désolée, au milieu de nulle part, inquiétante même. Pourtant l'ennemi est toujours présent et menace, c'est à tout le moins ce qui se dit. D'emblée le paysage exerce sur Drogo une véritable fascination et, alors qu'il avait eu le projet de ne rester que quatre mois et d'en partir sous un faux prétexte médical, il choisit d'y rester. Au bout de deux années, il se passe enfin quelque chose, mais rien en tout cas de ce que peut espérer un soldat valeureux qui désire se battre.  Il doit se contenter de rêver à des actions héroïques improbables. Il y eut bien quelques occasions où le destin aurait pu être favorable à ses espoirs de gloire, mais finalement ce ne furent que de fausses alertes et il retomba dans sa léthargie coutumière. Au bout de quatre années de présence au fort, Drogo obtient enfin une permission, part pour la ville mais s'y sent maintenant étranger comme il l'est à sa mère et à Maria, son amour de jeunesse. La garnison du fort est réduite mais il reste à son poste et au bout de quinze années, alors qu'il a été promu capitaine, il croit pouvoir enfin se battre puisque l'ennemi se manifeste, mais en vain. Au bout de vingt ans de service au fort, il est commandant et alors qu'il pourrait être relevé il ruse avec les certificats médicaux pour demeurer ici alors qu'il est miné par la maladie. Ce n'est qu'au bout de trente ans de présence que l'ennemi se décide enfin à attaquer mais Drogo, épuisé et malade doit être rapatrié et ne combattra pas sinon contre sa propre mort.

    Drogo ne fait pas autre chose qu'attendre une attaque ennemie devenue mythique tant elle tarde. Pire peut-être, il est frustré de ses espoirs de combats et de gloire par la maladie et assiste impuissant à la montée en ligne de jeunes officiers ambitieux qui auront l'opportunité de combattre et de se distinguer. Le plus étonnant sans doute c'est que, malgré l'inconfort et l'austérité de la vie militaire, la routine parfois absurde du règlement et la dureté du quotidien dans cette contrée dépouillée, Drogo choisit de son plein gré d'y demeurer, animé du seul espoir de se battre qui occupe constamment son esprit et ce malgré la peur de cet ennemi invisible. Est-ce le décor ou l'ambiance générale du lieu mais chacun, dans cet univers étrange qui suscite une sorte d’hystérie collective, semble vivre dans une sorte d'expectative. J'y vois à titre personnel une manifestation du destin contraire qui, sous les formes les plus diverses et quoique nous fassions pour réaliser nos rêves, se trouvera constamment en travers de votre route au point qu'au bout du compte, et malgré toute votre bonne volonté, nous finirons nous-mêmes par culpabiliser et par nous dire que nous n'avons pas fait tout ce qu'il fallait. Ces choix que nous faisons, en croyant de parfaite bonne foi qu'ils sont bons pour nous, pour notre vie et notre avenir, se transforment en désastre. Pour nous rassurer, nous finissons par nous dire que soit nous n'y sommes pour rien soit ils étaient finalement une erreur que bien entendu nous ne referions pas, que les événements nous ont été contraires... Complémentairement au thème de l'échec, c'est aussi celui de l’incertitude face au quotidien, celui aussi de l'espoir déçu. Tout cela distille une atmosphère de déréliction qui gagne chacun face à « la ville » qui, exerce, avec les femmes et les plaisirs une sorte de fascination mais Drogo choisit pourtant de la fuir, étranger qu'il est désormais à sa vie d'avant. Même sa mère et son amour de jeunesse ne lui suffisent plus, seuls le désert et ses espoirs fous d’héroïsme le maintiennent en vie. La fuite du temps est aussi un sujet qui est particulièrement marqué dans ce texte par l'attente interminable de Drogo qui finit par se demander ce qu'il attend réellement. Il finira pas admettre que c'est sa propre mort et face à cela il prendra conscience de sa déchéance physique, de l'inutilité de sa propre vie. Cette œuvre, inspirée à l'auteur par son travail routinier de journaliste au « Corriere della serra », parue en 1940, est écrite dans un style somptueux.  Elle est émaillée de passages poétiques et a une dimension philosophique étonnamment humaine au point qu'elle a inspiré films et chansons et a rendu Dino Buzzati célèbre dans le monde entier.

    En effet, dès lors que nous venons au monde, la seule certitude est que nous le quitterons. Entre ces deux dates, destin, liberté, volonté individuelle, hasard, malchance, fatalité, divinité... , en fonction de nos croyances, orienteront notre quotidien et dessineront les contours de notre vie. Bien souvent, la constatation est négative et nous nous disons que cela n'a pas fonctionné comme nous aurions voulu, que, pour parler avec Aragon « Rien n'est jamais acquis à l'homme, ni sa force, ni sa faiblesse ni son cœur ».  A l'heure du bilan, il nous appartiendra, et à nous seul, d'apprécier notre parcours et nous pourrons toujours nous dire que les événements n'ont pas été à la hauteur de nos ambitions, que nous n'avons pas été là au bon moment, que nos choix, pourtant faits de bonne foi, se sont révélés contraires...C'est finalement l'image de l'absurde de la vie et de la guerre, de la vanité de l'existence, des espérances et des entreprises humaines qui est ici illustrée.

    Au terme de ce passionnant roman Drogo sourit, ce qui est pour le moins énigmatique. Après avoir pris conscience que son parcours sur terre était un fiasco, qu'il l'avait mené en attendant un événement qui n'était pas arrivé, peut-être a-t-il conclu qu'il valait mieux traiter par le mépris cette comédie qu'est la vie. A-t-il regardé cette mort qu'en militaire il voulait héroïque et qui ne l'a pas été, comme une délivrance ? A-t-il choisi, avant de basculer dans le néant, de saluer ainsi ce qui n'est pas autre chose qu'une libération ? J'avoue que j'inclinerais plutôt pour cette dernière solution.

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Une femme

    La Feuille Volante n°1075 – Octobre 2016

    Une femme Annie Ernaux – Gallimard.


     

    Ce qui me frappe dans le cas d'Annie Ernaux, comme c'est souvent la même chose dans les relations parents-enfants, c'est que les oppositions innombrables qui ont eu lieu au cours de la vie commune, les désaccords parfois, dus notamment à la simple différence de génération, se gomment lors des derniers moments de la vie des parents, comme si au moment de basculer dans le néant il fallait faire taire tout cela, une façon de se faire pardonner ses écarts, d'oublier les mauvais moments, la volonté de laisser un bon souvenir de soi… On a beau dire que c'est une délivrance quand elle est précédée par la souffrance, on préfère toujours la vie à la mort et même si cette situation est paradoxale, l’absence du proche qui vient de disparaître est toujours insupportable, révoltante. Ici la situation est semblable. Elle nous parle de sa mère comme d'une femme violente, mais quoiqu'il en soit le chagrin prend vite le pas sur les autres sentiments. Va donc se poser le problème du deuil (je n'aime pas le terme « travail de deuil »), de tous les artifices qu'il faudra trouver pour gommer les difficultés rencontrées du vivant du disparu. On se raccroche aux photos, aux souvenirs qui feront d'eux-mêmes un tri, si on est croyant à l'espérance d'une résurrection ou aux rituels religieux, on espère que, selon le dicton populaire, temps fera son œuvre même si là rien n'est sûr, aux rêves qui se peuplent de fantômes, aux hallucinations où l'on a l'impression de le voir partout.

    Dans le cas d'un écrivain, la résilience peut passer par l'écriture et c'est bien entendu une démarche dont il ne faut pas faire l'économie. Ainsi Annie Ernaux remonte-telle le temps pour explorer l'histoire personnelle de cette mère et, ce faisant, tente de « la mettre au monde », c'est à dire de révéler ce que fut sa vie. Elle refait le chemin avec des mots qu'elle va choisir, refait ce parcours un peu cahoteux de son enfance à elle quand on obéissait à ses parents, on respectait l’autorité, on pratiquait la religion comme une tradition, on allait à l'école jusqu'au certificat d'études, on tenait aux apparences et à sa respectabilité, on vivait pauvrement comme des gens de la campagne, de la terre, qui ne gaspillent rien et dont la fierté et le but, même inavoué, était de travailler en usine pour se démarquer de sa condition. Pour les femmes de son époque le mariage était « l'espérance de s'en sortir à deux ou la plongée définitive ». Elle s'est donc mariée, est devenue modeste commerçante mais le manque d'argent, les épreuves et la mort ne l'ont pas épargnée. Violences et débordements de tendresses résument son attitude à l'endroit de sa fille alors qu'elle était intransigeante au regard des règles du commerce, bref une femme à deux visages qui voulait donner d'elle l' image d'un être supérieur à sa condition malgré le travail dur qu'elle ne refusait pas, mais désireuse que sa fille ait une meilleure vie que la sienne. Effectivement en grandissant Annie acquiert la certitude que sa mère s'est sacrifiée dans ce seul but, même si leur complicité n'a pas été totale . Pourtant, avec le temps qui passe l'attachement qu'elle ressent pour elle s'affermit au point qu'elle ressent une sorte de culpabilité d'être largement logée alors qu'elle ne peut en faire profiter sa propre mère. De son côté, quand elle vient vivre avec sa fille mariée et mère de famille, cette femme s'adapte à un univers bourgeois qui n'a jamais été le sien même si ce nouveau monde n'est pas fait pour elle et qu'elle le sait. Tout au plus peut-elle se consoler en se disant que cette fille « a réussi ». Pourtant, quand elle comprend qu'elle n'y a plus sa place, que le silence préside aux relations qu'elle a avec sa fille, elle revient d'elle-même à Yvetot où elle a passé toute sa vie. Dès lors, les visites qu'Annie lui fait sont rapidement empruntes de ce mutisme devenu ordinaire et un accident de la circulation la fait entrer dans cette spirale où elle va peu à peu, malgré les périodes de fugaces lucidité, perdre le sens des choses, revisitant son passé et ses souvenirs, retombant dans son enfance, perdant la mémoire, ne reconnaissant plus ses proches… Bizarrement, alors qu'on pourrait penser que ce livre est une manière de la faire revivre, elle confie qu'il n'en est rien(« Dans ces conditions, « sortir » un livre n'a pas de signification, sinon celle de la mort définitive de ma mère »), comme s'il était sinon un hommage, à tout le moins un témoignage, s'il était investi par l'auteur d'un autre rôle. Elle s’interroge d’ailleurs elle-même sur ce processus « Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner ». Je pense qu'une telle démarche peut avoir pour l'auteur une fonction cathartique, bien qu'en ce qui me concerne je n'en sois plus très sûr, elle peut aussi avoir un rôle déculpabilisant face à cette notion générale judéo-chrétienne qui m'a toujours paru surréaliste. Nous sommes démunis devant la mort, cela fait partie de la condition humaine et nous n'y pouvons rien. Notre vie moderne nous incite à placer nos parents dans des établissements spécialisés sans qu’il nous soit souvent possible de faire autrement et l’allongement artificiel de la durée de la vie, regardé par la médecine comme une victoire, sonne souvent pour le commun des mortels comme de l’acharnement thérapeutique inutile.

    Ce récit est complémentaire de « Je ne suis pas sortie de ma nuit » dont j'ai déjà parlé dans cette chronique (Feuille Volante n° 1075). J'ai lu ce livre émouvant et bien écrit comme un rappel d'une chose à laquelle nous ne voulons pas penser alors qu'elle est inéluctable. C'est une prise de conscience que chacun d'entre nous aura à connaître cette fin de vie où la mort sera regardée par nos proches comme une délivrance, même si nous voulons imaginer une autre issue.

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Je ne suis pas sortie de ma nuit

    La Feuille Volante n°1074 – Octobre 2016

    « Je ne suis pas sortie de ma nuit »Annie Ernaux – Gallimard.

     

    « Je ne suis pas sortie de ma nuit » est la dernière phrase que ma mère a écrite ». Ce sont les premiers mots de ce court texte qui est avant tout un témoignage émouvant de l'auteure sur les dernières années de sa mère atteinte de la maladie d'Alzheimer.

    L'auteure indique d'emblée qu'elle culpabilise d'écrire sur sa mère comme si elle était morte et aussi de la faire revivre jeune, par l'entremise de l’écriture. Cette culpabilité se renforce encore quand elle commence à se débarrasser de ses affaires alors qu'elle est encore vivante parce que c'est un geste que l'on fait seulement quand la personne est décédée. C'est un peu anticiper sa disparition, même si celle-ci est inévitable. Ne pas avoir pu la garder chez elle est aussi pour elle une source de malaise intime. Au départ elle l'a effectivement accueillie mais sa démarche n'a pu perdurer, puis ce fut l'hôpital puis lamaison de retraite, autant d'étapes dans cette lente descente vers le néant que certes elle accompagne comme elle le peut, avec dévouement, patience, détermination, lui change ses couches, lui rase le visage, accompagne ses propos désordonnés qui prennent de plus en plus leur source dans une mémoire perturbée par le temps et les rêves qu'elle fait. Elle finit même par s'habituer à sa déchéance, à ce parcours sans retour dans la « déshumanité ». En plaçant, par force, sa mère dans ces établissements, elle l'a mise dans un microcosme social reconstitué où là aussi les forts dominent les faibles, le tout dans des odeurs de pisse et de merde, comme elle le dit elle-même. Dans cette ambiance dégradante, c'est peut-être une consolation pour elle de voir sa mère adopter une position de solitaire. Le plus difficile pour l'auteure est sûrement que sa mère a sur elle un effet miroir : non seulement elle se voit en elle comme elle sera elle-même dans sa vieillesse mais cette promiscuité avec sa mère fait remonter à la surface de sa propre mémoire des souvenirs personnels désagréables de sa vie liée à cette femme. A travers ses propos et ses gestes parfois violents, elle la revoit comme elle l'a toujours connue, une « mauvaise mère », brutale et inflexible dont elle s'occupe néanmoins maintenant avec soin. Les images délétères dont elle est le témoin dans cet établissement lui en rappellent d'autres de son enfance. C'est un peu comme si la perte de mémoire dont est victime sa mère ravivait la sienne. Dès lors, le temps qu'elle croyait perdu ou qu'elle avait oublié revient, lui faisant prendre conscience qu'elle s'inscrit dans la chaîne de la vie, dans la fuite inexorable des années et qu'elle est tout simplement mortelle, elle-même usufruitière de sa propre existence. Elle enrage de la voir de jour en jour devenir une femme sans mémoire, alors que la sienne se peuple de plus en plus de souvenirs de sa vie antérieure sans qu'elle soit capable de maîtriser ce phénomène. Assister impuissante à cette lente descente vers l’inconscience et la puérilité est désarmant. Sa culpabilité augmente encore quand elle fait à ses fils la relation de ses visites à sa mère dont les réactions, les remarques portent à rire. C'est, une façon inconsciente peut-être d'exorciser la douleur de ces situations mais elle s'accuse intérieurement de ne pas l'avoir assez aidé « à traverser sa nuit ». Que dire dès lors de sa volonté de voir finir cette épreuve devant l'incapacité qui est la sienne de ne pouvoir la vaincre que par la mort de cette femme pour qui elle ne peut plus rien que de la regarder se dégrader de jour en jour. Pourtant quand elle meurt, l'auteur confie « Je la préférais folle que morte », comme si cette habitude de la voir ainsi avancer vers le trépas était finalement plus supportable que l'absence et ce même si on tente de se rassurer en voyant dans cette issue fatale une délivrance, comme si ces visites étaient devenues avec le temps un rituel que rien ne pouvait bousculer. Le plus étonnant sans doute c'est que cette mère qui jadis avait été violente et qui n'admettait comme seule explication du monde que celle de la religion n'en parle pas, oublie ce qui pour elle aurait pu être une consolation.

    A travers un éphéméride haché, elle confie au lecteur « Écrire sur sa mère pose forcément le problème de l'écriture », ou bien encore « Vieillir c'est se décolorer, être transparent », «La mort c'est l'absence de voix par dessus tout », « Exister, c'est être caressé, touché », autant d'aphorismes qui sont rédigés avec une brièveté sèche où je choisis de lire un réel désarroi face à l'inéluctable.

    Ces pages sont l'invite à la fois à la réflexion, la constatation abrupte dans le simple domaine de la vie, de son déroulement et surtout de sa fin. Elle pose à nouveau le problème de l'écriture de ce qu'elle voit dans cet établissement, doit-elle faire acte de témoignage ou au contraire s'abstenir, mais l'écriture c'est aussi la vie ! Annie Ernaux a fait de sa propre vie la source de son écriture, délaissant du même coup la fiction qui est le domaine de l'imaginaire. Même si ici, elle choisit de parler de sa mère et de son histoire, de son vécu, cette démarche me paraît en effet authentique même si, à bien des occasions et pour autant que je puisse en juger, sa façon de s'exprimer repousse les limites de l'intime voire de la pruderie. Cela donne parfois les confidences qui chez d'autres écrivains restent du domaine du secret. Pour autant, elle avoue à son lecteur que ces mots même s'ils conservent le souvenir n'en sont pas moins impossibles à formuler parfois et souvent même à relire. Son style, fluide et agréable à lire, poétique parfois, est ainsi agrémenté de mots crus et tout à fait évocateurs dans leur simplicité et dans leur réalité. Cela ne me gêne pas et explorer ses livres est souvent pour moi un bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • l'occupation

    La Feuille Volante n°1073 – Octobre 2016

    L'OccupationAnnie Ernaux – Gallimard.

     

    C'est bien le hasard qui m'a fait prendre ce court roman sur les rayonnages de la bibliothèque. Je n'avais aucune idée de ce que pouvait être le thème traité et le titre lui-même me donnait à penser à bien autre chose, la guerre par exemple.

    La narratrice, Annie Ernaux elle-même, raconte un épisode de sa vie où, après sa rupture avec W., l'amant avec qui elle avait vécu six ans sans pour autant parvenir à accepter une vie commune que lui appelait de ses vœux, est informée le plus simplement du monde par cet homme qu'il vit avec une autre femme. Dès lors, sans même la connaître, la narratrice ressent-elle un sentiment inattendu : la jalousie. A vrai dire c'est assez étonnant puisque c'est elle qui était à l'origine de cette rupture et que finalement ils étaient restés en bon terme, se téléphonant et de rencontrant comme de vieux amis. D'ordinaire, cette jalousie naît de la tromperie, de l'adultère mais ce n'est pas la cas ici. C'était donc tout naturel que W. lui annonce que dorénavant il allait partager la vie d'une autre femme, c'est à dire qu'il allait vivre avec elle ce que Annie lui avait toujours refusé. Dès lors Annie va être envahie au sens propre par cette présence inconnue , au point d'être complètement occupée par elle, le titre du roman prend donc tout son sens. Elle veut en effet savoir tout d'elle bien que W. soit, et on le comprend, très laconique sur les renseignements qu'il lui donne. De guerre lasse, il lâche quelques informations qui aussitôt provoquent chez Annie une recherche frénétique, la jalousie qu'elle ressent devenant obsédante et même étouffante. Si j'ai bien compris, Annie est exclusive et même outrageusement possessive, non seulement elle a refusé à W. la vie commune qu'il espérait avec elle mais en plus elle l'a quitté alors que leurs relations étaient, de son propre fait à elle, basées sur le sexe. Ce qu'elle ne supporte pas c'est que maintenant il vive avec une autre femme même si, dans ce contexte, elle n'a aucune raison objective pour réagir de la sorte. C'est un peu comme si elle se considérait comme maîtresse du jeu au point d'avoir le droit de lui imposer ses vues, ses voeux et de lui contester tout droit au bonheur. Devant cette impossibilité elle en conçoit une véritable souffrance, « tombe jalouse » comme on « tombe amoureux », même si, comme lecteur, je n'ai pas senti qu'elle ait vraiment conçu de l'amour passionné pour son ex-amant. Tout au plus n'admet-t-elle pas qu'une autre femme puisse être aimée par lui et qu'elle le rende heureux. Cette jalousie est paralysante, quelque chose entre la paranoïa et l’obsession. C'est, pour elle, la prise en compte d'une page qui s'est tournée quand elle décidé de le quitter, qu'elle ne fait plus depuis partie de sa vie, mais c'est pourtant elle qui en a pris l'initiative, qu'elle a purement et simplement été remplacée alors qu'elle aurait préféré qu'il restât seul et sans doute qu'il la suppliât.

    Petit à petit, au fil de mes lectures, je découvre l’œuvre d'Annie Ernaux et il me semble qu'elle a fait de sa propre vie le thème de ses nombreux romans. Elle se met en scène elle-même faisant du solipsisme le moteur de sa démarche créatrice comme c'est souvent le cas chez les écrivains. J'ai personnellement longtemps réfléchi sur une des fonctions de l'écriture qu'est la catharsis. Écrire une épreuve aide-il à la surmonter, à l'exorciser ? Après moult expériences dans ce domaine, je n'en suis plus très sûr. D'ailleurs, tout pendant que dure la recherche de cette femme, Annie tient son journal intime c'est à dire tente d'exorciser par l'écriture cette douleur née ce l'incertitude et de l'ignorance sur l'identité de cette femme, et n'y parvient pas. Elle avoue elle-même que l'écriture est un pis-aller dans sa quête au point qu'elle renonce à pousser investigations à leur terme « Écrire c'est d'abord ne pas être vu », (une façon de se cacher derrière des mots), une manière d'entretenir cette douleur, une sorte de masochisme. A la fin de son roman elle prétend que l'écriture l'a aidée. C'est peut-être vrai mais j'attribue cet apaisement à autre chose, au temps qui passe, à la réalité qu'elle finit par accepter, à elle-même peut-être qui a appris à mieux se connaître dans cette épreuve...Il m'a semblé qu' il y avait, au départ, une affirmation du « moi » de l'auteure, opposé à cette femme qui reste sans nom et même sans visage et que le roman se termine par une sorte de dissolution de cette individualité. Tout ce qu'Annie avait connu avec W. dans le passé n'est plus qu'un lointain souvenir. Et puis elle se console comme elle peut, se dit que W., plus jeune qu'elle, aime les femmes matures puisque sa nouvelle conquête à l'âge d'Annie et y voit donc la preuve qu'il n'éprouvait pour elle aucun amour particulier. Elle va même jusqu'à imaginer que l'autre femme apprend qu'elle rencontre toujours W. et en conçoit ainsi de la jalousie ! Elle va jusqu'à imaginer d'improbables situations qui seraient de nature à altérer cette liaison et provoquer son retour auprès d'elle.

    Se faire larguer est une chose difficile à vivre et accepter cette réalité n'est pas aisé. Ici ce n'est pas exactement la cas d'Annie qui fait montre d'une jalousie un peu trop possessive. Même si lire un roman de cette auteure me fait passer de bons moments tant son style est fluide et agréable, je dois dire qu'ici je me suis un peu ennuyé, non pas tant à cause du tabou qu'elle lève, ce dont je lui sais gré, mais peut-être la manière peu convainquante dont elle traîte ce sujet bien humain. Ce roman est peut-être tout simplement pour l'auteure l'occasion de se raconter ?

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Rue Jean Jaurès

    La Feuille Volante n°1072 - Octobre 2016

    Rue Jean Jaurès – Frédéric Michelet et la compagnie internationale Alligator – L'entretemps éditions

     

    Avec Pasteur, Jaurès est assurément l'homme dont le nom baptise le plus grand nombre des rues de nos villes. Personnage politique, ses ouvrages, ses discours sont bien souvent cités avec sincérité ou opportunisme par les candidats à des fonctions électives, c'est donc assez dire que l'homme ne laisse pas indifférent même plus de cent ans après sa mort. Il n'est donc pas anormal que celui qui avait consacré sa vie aux plus défavorisés, qui allait volontiers à leur rencontre, les haranguait comme un authentique orateur qu'il était, et qui se voulait « l'éducateur du peuple », descende dans la rue sous la forme d'une mise en scène dynamique d'autant plus fidèle au personnage qu'il parlait sans micro dans des meetings publics et que les comédiens qui le font revivre s'approprient cette manière de s'exprimer.

    Jaurès fait partie de notre histoire sans la connaissance de laquelle aucune évolution ni aucun espoir ne sont possibles. Le « mettre en rue » sur la voie publique était donc une évidence pour le metteur en scène (Manu Moser), avec tous les risques que cela pouvait comporter tant le personnage était complet et complexe et qu'il fallait impérativement faire des choix pour réaliser ce spectacle. D'emblée la III° république, si semblable à la nôtre par certains côtés, devait servir de fil rouge au déroulement de la représentation et remettre le personnage dans le contexte historique avec ses découvertes et ses scandales. Une notice de l'historienne Catherine Moulin ainsi que des extraits des interventions de Jaurès complètent d'ailleurs le texte du spectacle. Il a été conçu comme une déambulation urbaine en association avec les spectateurs, les comédiens étant juchés sur des escabeaux pour être vus et entendus d'un public debout et mobile. Ce mouvement d'échelles (et de couvre-chefs) peut, pourquoi pas, s'apparenter à une sorte de chorégraphie aussi dynamique qu'inattendue et qui souligne à sa manière « l'échelle du temps ». De plus le rôle de Jaurès n'est pas porté par un acteur unique mais par tous les artistes de la troupe, au nombre de cinq mais qui donnent vie alternativement à 139 personnages !

    Ainsi, les spectateurs de la rue ont-il pu voir et entendre Jaurès refuser la guerre de 1914 qui s'annonçait autant que ses contradicteurs qui eux la souhaitaient, se faire tuer par Raoul Vilain qui plus tard fut acquitté par un tribunal qui condamna Louise Jaurès, son épouse, aux dépens. Puis par le miracle du flash-back ils ont pu assister à sa vie, depuis sa naissance en 1859, à son enfance, à l’évocation de la Commune, à un poème de Rimbaud, à l'invention de la première ampoule électrique, à son entrée dans la vie, à son engagement socialiste en politique, à son refus de la guerre si ardemment voulue par les capitalistes qui dirigeaient le pays , soutenus évidemment par les militaires et les nationalistes...alors qu'il n'a que 26 ans, à la crise de Panama, à l'affaire Dreyfus, à la création de « l'Humanité »...

    Ces tableaux évoquent son combat en faveur de la classe ouvrière à laquelle il n'appartenait pourtant pas, sa volonté de créer des caisses de retraite, d'organiser la santé publique, de construire l'éducation pour tous et notamment des jeunes filles, d'instaurer la laïcité... Comme il se doit, cette évocation ne va pas sans allusions appuyées et de clins d’œil aux socialistes d’aujourd’hui que Jaurès aurait sans doute du mal à reconnaître [notamment multiplication des anaphores, cette figure de style remise au goût du jour par un candidat devenu président – vous vous souvenez « Moi, Président ... »] , à notre actualité quotidienne et aux difficultés croissantes des plus défavorisés, à la montée du chômage, de l'insécurité...

    Que reste-t-il aujourd'hui du combat de cet homme intègre et exemplaire qui a lutté contre toutes les inégalités et pour un changement radical de la société dans un sens républicain ? Chacun sur l'échiquier politique se recommande de lui, s'approprient son exemple et fait semblant d'honorer ses mannes... mais se dépêche, une fois élu, de faire le contraire c'est à dire de le trahir, laissant notre société sans boussole et livrée à elle-même, capable de faire confiance au premier trublion venu surtout s'il lui promet bien fort tout et n'importe quoi !

    Je remercie les Éditions l'Entretemps et Babelio qui m'ont permis, dans la cadre de « Masse Critique » de découvrir cette évocation originale de Jean Jaurès.

    H.G.

     

  • Les années

    La Feuille Volante n°1071 - Octobre 2016

    Les années – Annie Ernaux – Gallimard.

     

    J'ai lu ce livre avec une certaine nostalgie, celle du temps qui passe, d'une jeunesse pas forcément belle et agréable à vivre mais définitivement disparue où nous étions mal dans notre peau parce que non reconnus par nos parents comme peuvent l'être maintenant les jeunes, où il fallait obéir sans broncher et se tenir tranquilles, où on décidait pour nous. Nous représentions certes l'avenir mais nous n'avions pas la parole, tout juste tolérés à condition de ne rien demander. On nous faisait sentir que nous étions une charge que seul notre départ du foyer familial était attendu ou, si nous y restions, nous représentions alors un salaire supplémentaire bienvenu en plus de la participation aux corvées.

     

    Cette évocation ne peut se faire sans photos. Il n'y a rien de tel pour mesurer à travers les visages et les corps les ravages du temps et la fragilité de la vie. Le prétexte de ce roman est effectivement le cliché en noir et blanc, avec un encadrement, du papier glacé et des bords dentelés qu'on annotait au dos d'une date, d'un lieu ou de quelques mots parce qu'il n'y avait pas autre chose à l'époque et que cela se faisait ainsi. Il représente une petite fille en maillot de bain sur une plage, image de vacances, de farniente. D'autres suivent, tirés d'une mémoire qu'on croyait définitivement morte et qui évoquent le passé, les années de jeunesse où on assistait obligatoirement à la messe le dimanche et aux interminables repas de famille... Ce sont les vacances, le plus souvent à la mer, avec les parents, les informations à la radio, le parcours scolaire... C'est ensuite l'adolescence et son vent de révolte obligé qui souffle après toute ces années de silence et d’obéissance passive, ces cigarettes fumées dans les chiottes pour faire comme les grands, ces romans interdits qui circulent sous le manteau, ces chansons proscrites qu'on fredonne comme un défi, ces apprentissages sauvages mais excitants, ces espérances folles pour l'avenir…C'est pourtant grâce à ces photos un peu passées que l’auteure fait défiler le temps. Elles sont le témoin de la croissance et des changements du corps. A travers elles, l'auteure se souvient de son parcours personnel mais aussi de la fuite des années et de ce qui l'en reste dans la mémoire collective de cette espèce humaine qui est si prompte à oublier. Ainsi, à travers la vie de cette petite fille du début c'est tout un passé que « les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », celui de l'après-guerre, les Trente Glorieuses, la guerre d'Algérie, les rapatriés, les attentats, les promesses et les trahisons, Mai 68 si porteur d'espoir vers la liberté et la jouissance mais qui perdra bien vite tout son pouvoir de fascination, les premiers émois amoureux puis, bien plus tard les déceptions et la prise de conscience que tout cela n'est qu'une comédie qu'on a soi-même jouée de bonne foi en espérant y tenir un rôle qui finalement n'est pas autre chose qu'un leurre. Nous avons brassé de grandes idées, fondé des espoirs encore plus grands, mais qu'en reste-t-il au bout du compte ? Nous avons assisté à la remise en cause des certitudes les plus solides, à la disparition de bien des fondements de notre société que nous croyons immortels, constaté l'éloignement puis la disparition des valeurs qu'on nous disait universelles, vu se transformer en régression les changements qu'on nous promettait pour demain et s'évanouir les fantasmes ... Nous ne sommes ici que de passage, dans l'éphémère, le transitoire voire l'inutile et parfois le gâchis et c'est à travers ce genre de retour en arrière qu'on les mesure le mieux.

     

    Comme toujours ce livre est bien écrit et agréable à lire. C'est souvent la cas dans les romans d'Annie Ernaux. J'ai apprécié cette écriture fluide, humoristique et poétique qui refait avec justesse ce chemin à l'envers, le jalonnant d'événements historiques ou factuels, le bornant de titres de chansons ou de romans emblématiques, l'absence de tabous, cette volonté de dire les choses parfois si longtemps cachées, même si, pour moi, cela a été une sorte de claque, la prise de conscience que le temps passe trop vite... mais je ne dois pas être le seul !

     

    H.G.

  • Ce qu'ils disent ou rien

    La Feuille Volante n°1070 -Septembre 2016

    Ce qu'ils disent ou rien – Annie Ernaux – Gallimard.

     

    Anne va avoir seize ans. Elle est en révolte contre son milieu familial, ses parents ouvriers qui la bassinent avec les études qu'ils n'ont pas pu faire et qui lui ouvriront les portes de la réussite. Elle vient d'avoir son BEPC et on songe pour elle au métier d'institutrice ; elle en a déjà les lunettes ! Au moins, dans l'esprit de ses parents, elle échappera au travail en usine et cela tombe plutôt bien parce qu’elle ne veut pas devenir comme eux.

     

    Pour l'heure se sont les vacances et ce qui l'intéresse , malgré la lecture de « L'étranger » d'Albert Camus, c'est les garçons, le sexe. Elle ne voulait pas mourir avant d’avoir connu cela. Grâce à sa meilleure amie, elle rencontre Mathieu, un moniteur de la colonie de vacances d'à côté mais le grand amour espéré n'est pas au rendez-vous à cause d'un faux-pas d'Anne qui déjà cherche avec Yan, par l'expérience, à en savoir davantage sur l'amour. Certes elle est devenue femme un peu malgré elle, mais cette expérience lui fait entrevoir la solitude et la dépression notamment face à ses parents plus désireux de la voir réussir professionnellement que de l'accompagner dans ses expériences .

     

    J'avais déjà abordé l’œuvre d'Annie Ernault [La Feuille Volante n°1062 (mémoire de fille) -1063 (la honte)-1064 (l'autre fille)] et cela m'avait encouragé a poursuivre ma découverte. Ici, j'ai trouvé que ce texte, écrit à la première personne comme un journal intime ou peut-être avec cette volonté d'exorciser cette période troublée de la vie d'une jeune fille, les formes féminines qui se révèlent, la survenue des règles, la perte de sa virginité, l’appétit tout neuf de la vie…,était assez quelconque. Ce contexte autobiographique, courant dans la démarche littéraire de l'auteure, en fait, il est vrai l'originalité et aussi l’authenticité. Il est écrit sur le mode de l'oralité, d'une manière spontanée et abrupte, un peu trop peut-être. L'histoire de cette adolescente mal dans sa peau m'a cependant paru un peu longue et hésitante parfois. Certes c'est le témoignage d'une vie d'adolescente dont le corps se transforme, qui confie au lecteur ses aspirations et ses craintes de la vie à venir, son désir et son refus de l'amour, son passage de l'enfance à la féminité, et en cela c'est toujours intéressant.

     

    Il ne m'a pas précisément procuré un bon moment de lecture comme je pouvais m'y attendre. Certes il est antérieur (1977) à ce que j'ai déjà pu lire mais quand même.

     

    H.G. Septembre 2016

  • Pourquoi pas le silence

    La Feuille Volante n°1069 -Septembre 2016

    Pourquoi pas le silence -Blanche de Richemont– Robert Laffont.

     

    J'ai abordé ce roman comme je le fais d'habitude, par la lecture de l'exergue qu'on néglige souvent mais qui, parfois résume bien l'esprit du texte. Celle qu'a choisi l'auteure est due à Fernado Pessoa «  Je ne suis rien, je ne serai jamais rien, je ne veux rien vouloir être. A part cela je porte en moi tous les rêves du monde». « On choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille » chante Maxime Leforestrier, pourtant, quand on lit la brève histoire de Paul, 15 ans, jeune intellectuel, on se dit qu'il n'est pas si mal tombé que cela. Même si son père est brillant et bien différent de lui, sa mère peut-être un peu trop abusive, sa sœur aînée, Lou, trop passionnée et complice, tous l'aiment et ne veulent que son bien. Son enfance parisienne s'est déroulée dans les beaux quartiers et son avenir semble sans nuage, avec à ses côtés Florent, son meilleur ami, son confident.

    La crise d'adolescence, comme on dit, est un passage difficile, autant pour soi que pour son entourage.

    De plus, Paul a déjà été ébranlé par la mort prématurée de son cousin Max, un être flamboyant qui savait peut-être inconsciemment que sa vie serait brève et qui l'avait vécue intensément. Paul l'avait même pressentie parce que, selon lui, « il était épuisé dans son âme », et de se demander « Pourquoi vivre encore quand on ne vit déjà plus ». Dès lors, ce décès va être pour lui comme un défi à sa culture, à sa famille, à la société, une invitation à vivre enfin différemment. Il a 15 ans et il va naître à la vie une deuxième fois mais à sa manière… Il ne sera pas cet enfant docile dont les parents rêvent parfois. Au fil des pages il se révèle renfermé, solitaire, trop timide pour aborder les filles de son école, spécialement Camille, la plus jolie du collège qui est amoureuse de lui et qui l'attend. Lui, son choix, c'est autre chose, le rejet de tout, la hantise d'être comme les autres, son incapacité à entrer dans la ronde (« Cette vie m'emmerde »), son choix du malheur… Alors que Camille s’intéresse à lui, il la fuit mais, sur les conseils de Florent, elle sera son nouveau défi,ce qui enthousiasme sa famille qui le voit ainsi entrer dans la norme. Ce sera donc l'amour fou qui s'empare d'eux (« Elle vient de perdre l'enfance et je suis devenu un homme ») au point de donner l’impression que Paul est un adolescent ordinaire. Pourtant tel n'est pas le cas, c'est un être « à l'âme de cristal », un écorché-vif préposé à la souffrance qui n'a pas sa place dans ce monde. Il rejette donc Camille comme il rejette sa famille sans autre raison que celles qu'il puise en lui. Cette tentative de mener une vie normale échoue donc et le replonge dans un état dépressif que Camille lui avait fait un temps oublier. Il renoue avec « cette mauvaise passe qui ne passe pas » avec peut-être à l'esprit l'obsession de la mort de Max, de son absence définitive et ce malgré tous ceux qui voudraient qu'il s'en sorte, qu'il aime « cette putain de vie » alors qu'il se mure dans la silence et la solitude. Puis d'un coup, il lâche !

    J'ai lu ce roman fort bien écrit, émouvant, écrit à la première personne, comme un journal intime autant que comme un hommage biographique à ce frère trop tôt disparu. N’aimait-il pas la vie qui s'offrait à lui, ne voulait-il pas grandir, pensait-il qu'il n'avait rien à faire en ce monde ? Il a sans doute voulu donner à ses obsessions, ses interrogations sa réponse du silence. C'est un bouleversant témoignage fraternel que nous livre l'auteure pour faire revivre le bref passage sur terre de ce garçon trop conscient de lui-même, une manière d'illustrer la parole d'Alvaro Mutis qui nous rappelle que les êtres ne sont vraiment morts que lorsque personne ne pense plus à eux.

    Ce roman a éveillé en moi des souvenirs personnels d'une vie impossible à réaliser, du hasard qui nous fait naître dans une famille à laquelle on sera à jamais étranger, du destin implacable… L'auteure était jusqu’alors inconnue de moi mais j'ai apprécié ses réflexions sur la vie, c'est à dire cette période plus ou moins longue que nous passons sur terre et dont nous ne sommes  que les usufruitiers.

     

    H.G.

  • De quelques amoureux des livres...

    La Feuille Volante n°1068– Août 2016

    De quelques amoureux des livres...Philippe Claudel – Finitude.

     

    Si l'enfer est, paraît-il, pavé de bonnes intentions, le monde dans lequel nous vivons est assurément le tombeau de tentatives avortées pour devenir écrivain. Certes il y ceux qui ont réussi, dont le nom est inscrit sur une plaque de rue, l’œuvre étudiée par des générations de potaches endormis et les aphorismes qui donnent lieu à des commentaires souvent hors de propos… et puis il y a les autres. Ils sont nombreux, des cohortes, qui doivent leurs déboires littéraires à leurs proches qui se moquent d'eux, aux éditeurs qui n'ont pas été capables de découvrir leur talent, aux événements extérieurs qui ne les ont pas servi comme on dit, euphémisme subtil pour dire qu'ils n'ont pas eu de chance. Il y a les lecteurs qui n'ont pas été au rendez-vous, leur entourage qui les a boudé parce qu'ils n'étaient pas comme les autres, ou peut-être l'inflation d'hommes et de femmes de lettres qui se sont précipités sur leur feuille blanche, qui ont joué des coudes (et pas seulement) pour écraser ceux qui étaient sur leur passage et qui entendait prendre une place à laquelle ils croyaient avoir droit. Ces écrivains ratés, qui ne sont restés que des « écrivassiers » ont chanté la nature, mais elle s'en fout, les femmes qu'ils aimaient, souvent en secret, mais là aussi il ne faut craindre ni l'indifférence, ni les critiques acerbes et cruelles, de sorte qu'ils sont restés des inconnus, des incompris.

    Il peuvent aussi s'en prendre à eux-mêmes parce qu'ils ont été parfois paresseux, ont hésité à se lever la nuit à l'écoute de cette inspiration fugace qui ne se manifeste pas deux fois, se sont dit qu'ils verraient plus tard, que rien ne pressait mais qui, une fois devant la feuille sont restés secs, ceux qui ont été victimes du syndrome de Bartelby, ceux qui se sont contentés d’être leurs propres lecteurs mais pas leurs critiques parce que, à leurs yeux, leur talent était manifeste, ceux qui sont morts d'attendre qu'on vienne les solliciter en oubliant que la vie est courte, ceux qui se sentaient indispensables à l'humanité et qui déploraient qu'on fasse ainsi fi de leur message, ceux qui prenaient Voltaire ou Rimbaud pour leurs collègues en littérature, ceux qui se sont pris pour des génies, qui se sont rassurés en disant qu'on les découvrirait… après leur mort, ceux qui se sont drapés dans la toge de l’écrivain en se disant que cela leur allait bien tout en s’extasiant sur la beauté de leur œuvre. Ceux aussi qui, désespérés de tant d’indifférences à leur endroit (ou peut-être victimes d'un sursaut de bon sens) se sont dit que, devant un tel monceau de publications depuis l'invention de l'imprimerie, il valait mieux garder le silence plutôt que de redire plus mal ce qui avait été déjà si bien exprimé par d'autres. Il y a bien sûr ceux qui ont entamé leur vie par l'alcool et la drogue parce qu'on leur avait dit qu'il y avait là une source d'inspiration inépuisable… et qui s'y sont épuisés et même en sont morts, ceux qui, paranoïaques depuis toujours, ont cru être victimes de complots ou ceux qui sont devenus fous à force de croire en leur talent auquel le monde extérieur était complètement indifférent.

     

    L'auteur égrène le catalogue de ces malheureux que la notoriété, les honneurs, la vie ont oubliés. Il le fait avec un humour certain et surtout de bon aloi, preuve s'il en fallait encore qu’on peut rire de tout parce que, par les temps qui courent, c'est à peu près tout ce qui nous reste, que le temps passe vite, que le fatalisme fait partie de la vie et que la fiction est après tout une manière comme une autre de repeindre des jours de plus en plus gris. Et puis, un écrivain qui a réussi n'est peut-être pas autre chose qu'un simple « porte-plume » qui transcrit une inspiration qui vient on ne sait d'où et qui, à tout moment, peut le quitter, qui n'est bien souvent que le miroir de son temps et qui, après un brillant succès fait parfois des efforts désespérés pour durer et pour qu'on ne l'oublie pas. L'écrivain c'est avant un être habité par le solipsisme et trouve souvent cela plutôt bien. Il n'empêche, on dira ce qu'on voudra, mais j'ai bien aimé (et j'ai même bien ri) à cet inventaire à la Prévert des écrivains manqués qui ne sont finalement que des membres de cette espèce humaine à laquelle nous appartenons tous, même si, parmi nous, il y en a finalement peu que la muse chatouille, et c'est plutôt mieux ainsi.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com]

  • la passage de la nuit

    La Feuille Volante n°1067– Août 2016

    Le passage de la nuitHaruki MurakamiBelfond.

    Traduit du japonais par Hélène Morita.

     

    Ce roman nous entraîne dans Tokyo pendant une nuit, une manière de respecter la sacro-sainte unité de temps (rythmé par les horloges qui introduisent chaque chapitre) et de lieu. Mari Assaï, une jeune fille est assise devant une tasse de café dans un restaurant et lit un gros livre à une table. Un jeune homme, Takahashi, s’assoit à côté d'elle et un dialogue s'instaure. Il vient ici pendant la répétition du groupe de jazz où il joue du trombone. Plus tard, c'est Kaorou, gérante d'un « love hôtel » qui vient interrompre la jeune lectrice. Elle lui raconte que dans son établissement un client a tabassé une prostituée chinoise et vient chercher Mari qui, selon Takahashi parle le chinois. Dans le même temps Eri, la sœur de Mari, dort profondément mais dans son sommeil est peuplé d'étranges rêves.

     

    C'est un eu une histoire où il ne se passe rien et qui sert de prétexte à une visite nocturne de Tokyo. Ainsi le lecteur est-il invité à visiter, en qualité de témoin privilégié, des lieux interlopes comme ce « love hôtel » mais aussi un bar de nuit, un bureau où s'affairent nuitamment des informaticiens, la chambre d'Eri où la télévision, bien que débranchée, fonctionne et montre un homme dont on ne sait pas très bien s'il observe ou veille sur le sommeil de la jeune fille, des miroirs qui semblent garder le reflet de ceux qui s'y regardent, le monde de la pègre, celui de le prostitution... Ces petites touches qui composent un paysage bien étrange dessinent cette nuit qui est peut-être, pour l'auteur, semblable aux autres mais qui va transformer les intervenants, et va faire se croiser leur destin. Chaque scène est décrite différemment en fonction de celui qui la voit et on a cette espèce d'impression étrange de voler par dessus tout ce paysage, de découvrir le décor et la vie à travers l’œil indiscret d'une caméra.

     

    Cette lecture instille du mystère, de l'inattendu, une atmosphère énigmatique et imaginaire à laquelle je ne m'attendais pas. J'avoue que, malgré mon goût pour ce genre d'ambiance, je ne suis pas vraiment entré dans ce roman. Pourtant le titre était engageant et laissait place à la poésie qui, à travers l'écriture de Murakami, n'est pas absente de ce roman.

     

    Rêve, virtualité, réalité, absurde, surréalisme, je suis resté un peu sur ma faim, dubitatif aussi, mais je suis peut-être passé à côté de quelque chose. Huraki Murakami est un auteur que je découvre petit à petit. Je dois dire qu'ici je n'ai pas été convaincu.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Après le tremblement de terre

    La Feuille Volante n°1066– Août 2016

    Après le tremblement de terreHaruki Murakami10/18.

    Traduit du japonais par Corinne Atlan.

     

    Je l'ai déjà dit dans cette chronique, l'univers d'un recueil de nouvelles est particulier. A travers chaque texte le lecteur recherche, parfois vainement, le fil conducteur de l'ouvrage. Ici, comme le titre l'indique il s'agit d'un tremblement de terre, celui de Kobé en 1995 et des conséquences qui peuvent en découler dans la tête de chaque Japonais. A vrai dire, les séismes font partie depuis longtemps de la vie de ce pays au point qu'existe une légende qui les explique. Depuis le XVII° siècle deux poissons-chats géants, Mamazu et Ōnamazu [une autre légende voulait que ce fût un dragon], vivant dans les profondeurs de la terre et très turbulents remuent régulièrement leur échine sur laquelle repose le Japon. Ainsi naissent les tremblements de terre au pays du « soleil levant ».

     

    Le livre refermé je ressens une impression de vide, d’inutilité, d’éloignement, de déréliction et de mort qui règne sur ces six textes, six fables, qui sont une variation sur ces thèmes. Certes le tremblement de terre apporte avec lui la mort, le néant, la destruction et cet événement, augmenté par la perspective de son renouvellement inévitable laisse dans l'esprit des gens qui vivent là une sorte de peur constante et ineffaçable qui souligne la certitude que nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre vie, que nous ne sommes sur terre que de passage. L'auteur insiste sur l'isolement des êtres qui pourtant vivent en société [le thème de la boîte, à la fois petite et hermétiquement close est significatif]et pour cela il a de la matière. Que cela soit dans le domaine de la religion où Dieu se fait complètement inexistant et abandonne l'homme à son sort, et ce en pleine contradiction avec ce qu'on nous a dit au catéchisme, ou dans celui du mariage. C'est étonnant comme les hommes et les femmes se précipitent dans cette institution sans en avoir la moindre vocation, comme si c'était un point de passage obligé dans le parcours terrestre de chacun et comme si avoir un enfant était obligatoire. Rares sont les mariages qui perdurent longtemps et leur dissolution entraîne bien souvent un replis sur soi. Nier que les relations entre les époux sont toujours exemptes de mensonges et de trahisons est un leurre, dans ce domaine « amour » ne rime jamais avec « toujours » et le « happy end » est rarement au rendez-vous. Comme si cela n'était pas suffisant, la timidité, les amours manquées, les regrets et les remords, le temps qui passe se chargent d'accentuer ce phénomène. Nous savons tous que les apparences existent, qu'elles sont mensongères et que la solitude est parfois une meilleure voie. L'espèce humaine dont nous faisons tous partie, capable du pire comme du meilleur, choisit bien souvent le pire avec beaucoup de talent et cet état d'abandon dont parle l'auteur existe ; il est bien souvent la conséquence de l'action maléfique des autres. Vivre en société ressemble à un combat où chacun défend ses intérêts contre l'autre qu'il oublie ou qu'il cherche à éliminer, ce qui ne favorise guère les relations sociales. Et d'ailleurs, comme pour faire bonne mesure, cette solitude est aggravée par l'originalité dont certains individus peuvent éventuellement faire montre, un peu comme si, n'être pas comme les autres, dans la norme générale, excluait les relations humaines et les amitiés, comme s'il fallait satisfaire à l'instinct grégaire, renoncer à soi-même pour être admis à fréquenter les autres.

    Certes l'auteur prend le tremblement de terre de Kobé comme référence, un peu comme si ce phénomène presque ordinaire au Japon servait de catalyseur pour révéler l'état d'isolement de l'homme et le traumatisme que ce phénomène suscite. En effet, on cesse, dans ce pays, de se considérer en sécurité sur terre parce que, quand elle tremble, elle devient meurtrière, traîtresse, très semblables aux hommes finalement. Nous le savons bien, malgré la vie en société à laquelle chacun se consacre, la solitude existe de plus en plus et comme si cela ne suffisait pas, on est seul face à la mort. Il file une sorte de métaphore à travers différentes images qui personnalisent le tremblement de terre, un peu comme ces poissons-chats de la légende.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Fric-Frac au temps de l'OTAN

    La Feuille Volante n°1065– Août 2016

    FRIC-FRAC au temps de l'OTAN – Robert Béné – Geste éditions.

     

    C'était le bon temps, le temps des « anciens francs » que les moins de soixante ans n'ont pas pu connaître, celui de l'OTAN, celui des « Ricains » et surtout de tous les trafics plus ou moins licites que leur présence sur le territoire français suscitait...L'auteur, Robert Béné se souvient de ce temps d'avant , c'est à dire dans les années cinquante-soixante, et le met en scène dans son dernier roman, entre La Rochelle et l'île de Ré qu'il connaît bien et qu'il aime tant.

     

    Roger Woerkensky, au nom imprononçable, dit « Gégé Belle Face », non qu'il fût vraiment beau mais devait sans doute ce pseudonyme à sa nationalité irlandaise (Bellfast)[ il changera d'ailleurs de sobriquet au gré de ses aventures et des acolytes qu'il fréquente, devenant alternativement « Gégé la Pétoche » puis « Gégé la Frite », «Gégé le Cocu »] s'est vu confier, grâce à son bilinguisme, la gérance du PX américain de La Pallice, sorte supermarché exclusivement réservé aux GI. Cela lui permet donc de se livrer à de petits trafics de cigarettes et de whiskys, produits introuvables en France dans ces années d'après-guerre. Comme il n'y a de chance que pour la crapule, Gégé rencontre Dean Marghettini, un capitaine américain, ancien commando pendant la guerre de Corée, responsable de l'ancien PC de l'amiral allemand commandant la base sous-marine de La Pallice. C'est un poste de fin de carrière puisque dans quelques mois il ira rejoindre son Amérique natale… en tant que civil !

    Voilà qu'on annonce le transit par La Pallice d'une impressionnante cargaison de lingots d'or à destination de la banque d'Albanie et c'est précisément Dean Marghettini qui sera responsable du magot avant son transfert sur un cargo à destination de ce pays. Se souvenant de son passé de petit truand, Dean se dit qu'il ne peut pas laisser passer un si belle occasion de s'enrichir et aussi de célébrer dignement son retour à la vie civile. L'ennui c'est que cette information ne tarde pas à arriver aux oreilles de Gégé qui voit là une aubaine qui mettra fin à ses petits trafics minables. Grâce à une ingénieuse idée, le vol de lingots est réalisé, sans pour autant attirer l'attention des autorités américaines.

    Comme dans toutes les histoires un peu louches rien ne se passe vraiment comme prévu et tout un tas de gens qui ne se doutaient de rien se trouvent, un peu par hasard, sur le trajet de ce pactole et entendent bien, eux aussi, profiter de l'occasion, de sorte que le partage initialement prévu est fortement compromis, que les événements brouillent un peu les cartes et attisent les soupçons de ceux que le sort n'a pas favorisés...

    Comme dans la réalité, le temps passe, les Américains quittent la France un peu brusquement, victimes d'une décision politique en 1966 et les différents protagonistes de cette affaite s'évanouissent dans la nature, les acteurs rétais se recasent tant bien que mal dans la société et l'oubli qui est le propre de l'espèce humaine, s’installe à son tour. Tout cela serait bel et bon si des gens ne décidaient pas de garder jalousement leurs secrets, de mourir et ainsi de provoquer l’ouverture de successions aussi inattendues qu’improbables et de revenir, même des années après sur le théâtre de leurs méfaits. C'est un thriller avec, évidemment des cadavres dont il faut se débarrasser, les gens qui changent et se rangent, de vieilles rancœurs qui remontent à la surface

     

    Dans cette chronique, j'ai déjà dit tout le bien que je pensais des romans de Robert Béné. Non seulement il sait entretenir jusqu'à la fin le suspens avec nombre de rebondissements tout en ayant soin que la morale soit sauve, mais régale aussi son lecteur d'expressions savoureuses du genre « (il) choisit une belle chemise turquoise sur laquelle semblait batifoler de gros poissons multicolores parmi des algues ondulantes et phosphorescentes. Ainsi attifé, Gégé belle face avait tout l'air d'un aquarium » ou encore « L'éclat de rire de Gégé eut le même son qu'une casserole fêlée mais heureusement le douanier n'avait pas l'oreille musicale » .

     

    C'est un roman agréable à lire l'été, pourquoi pas, sans fioritures littéraires, bien dans le style du polar que l'auteur affectionne. C'est même, si on veut le voir ainsi, une belle étude sur l'étendue des turpitudes humaines. A titre personnel j'y ai retrouvé avec plaisir l'ambiance rétaise et rochelaise de ma jeunesse, justement au temps des « Ricains », même si, à l'époque, j'étais encore bien jeune.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • l'autre fille

    La Feuille Volante n°1064– Août 2016

    L'AUTRE FILLE Annie ERNAUX - NIL - Les Affranchis.

     

    Si on en juge par le texte préliminaire, cette courte œuvre a été écrite à la demande de l'éditeur sur le thème« Écrivez une lettre que vous n'avez jamais écrite ». L'auteure a choisi une sorte de monologue adressée longtemps après à sa sœur Ginette, morte avant guerre de la diphtérie et qu'elle n'a pas connue. Il ne s'agit donc pas là d'un roman, ce serait une sorte d'exercice de style, un travail de commande ou quelque chose d'approchant. Pourquoi pas après tout, un écrivain écrit par définition et on peut lui demander d'exercer son art. Avec l'amour et la vie, la mort a beaucoup inspiré les auteurs, mais quand même, le décès d'un proche a une dimension différente et l'écriture, si elle ne vient pas spontanément, n'a pas forcement cette action apaisante. Cela deviendrait donc un banal témoignage, une occasion de se retourner sur le passé familial.

     

    Parler d'un mort est une chose difficile, surtout quand on ne l'a pas connu qu'on n'a pas parlé ni vécu avec lui parce que le destin ne l'a pas permis. Ginette est sa sœur, mais pour l'état-civil seulement, un nom sur le livret de famille mais aucun souvenir entre elles, aucune complicité, rien que des photos, traces muettes d'un petit visage sur papier glacé, fantôme de cette « autre fille », morte à six ans alors qu'Annie n'était pas encore née. La mort est un sujet tabou, et dans cette famille pleine de préjugés et de bondieuseries, c'est le silence et le déni qui prévalent puisqu'on ne fleurit jamais sa tombe. On ne parlait jamais de Ginette et ce mutisme n'a été rompu pour Annie qu'au hasard d'une conversation entre sa mère et une cliente du magasin [s'est souvent par les femmes que passe ce genre de révélation] et qui ne lui était pas destinée. Comme le trépas sanctifie tout, parce qu'on ne dit jamais de mal d'un mort, on la pare de toutes sortes de qualités qu'elle n'avait peut-être pas. C'est tout juste si on ne regrette pas ouvertement le choix du destin tout en essuyant ses larmes. Voilà donc Annie devenue enfant unique, porteuse de l'espoir de ses parents, presque enfant de remplacement parce qu'une vie peut en remplacer une autre et qu'il ne faut pas rester sur sa douleur. On atténue l'injustice de la perte d'un enfant par la certitude, au moins proclamée quand on est croyant, que la petite défunte est devenue un ange, une véritable sainte, et voit maintenant la Vierge et Jésus, consolation bien moindre au regard du chagrin qui durera tant que durera la vie et dont les vivants ne se relèveront jamais. Pourtant l'auteure, dans sa tête, n'a jamais été cette enfant unique, il y avait toujours, comme à contre-champ, une présence sortie du néant et dont elle était l'héritière, un peu comme si tout l'amour qu'on donnait à l'enfant vivant n'était finalement destiné qu'à l'absente. Il y a même une une sorte de dédoublement quand la maladie rapproche Annie de la mort. Elle a seulement eu plus de chance que sa sœur entre sérum anti-tétanique et eau de Lourdes mais c'est une autre injustice que la mort de cette petite sainte et la vie de ce démon d'Annie. De cela naît une culpabilité amplifiée par le silence et la volonté de vivre de cette survivante.

     

    Parce que le livre est bien souvent un univers douloureux, ce qui n'était au départ d'une invitation intellectuelle devient une quête intime, une interrogation face à cette mémoire parcellaire, une volonté de faire revivre cette silhouette, l'écriture servant de prétexte à ce cheminement intérieur. J'en reviens au texte préliminaire. Écrire sur un sujet éminemment personnel n'est pas sans risque et on n'en ressort jamais indemne. C'est le résultat d'un long travail de maturation. Au début, j'ai eu l'impression qu'entre Annie et sa sœur il n'y avait que le silence puis, petit à petit elle prend conscience que sa vie s'est nourrie de la mort de sa sœur et du vide qu'elle a laissé, qu'elle n'a vécu que par une sorte de procuration, qu'elle a une manière de dette envers Ginette, devenue ainsi une sorte d'ange protecteur. Ce qu'elle veut c'est la ressusciter par l’écriture parce que, sans peut-être le savoir, elle porte en elle ce vide d'une vie interrompue. Elle est bien consciente cependant que ce « tu » employé lors de cette sorte d’interpellation est de circonstance, que cette intimité entre elles est artificielle, imaginaire, que cette lettre est un leurre un peu comme jadis on nous demandait d'offrir à Dieu nos souffrance pour les autres. Ici elle offre ses renoncements pour faire revivre Ginette mais, ce faisant, elle a bien conscience de courir après une ombre, de la faire en quelque sorte « remourir ». Cette quête est finalement vaine et débouche sur la négation, sur une sorte d'échec « Pour être, il fallait que je te nie », « Je n'écris pas parce que tu es morte, tu es morte pour que j'écrive, ça fait une grande différence ». Reprenant le cours de son récit et évoquant la mort de ses parents , c'est donc la vie qui prévaut et elle devient pour eux « l'autre fille », celle qui s'est enfui loin d'eux et qui ne reposera pas à leur côté pour l'éternité.

     

    Le texte préliminaire invitait des auteurs à « s'affranchir d'une vieille histoire », à y mettre un point final. Pour cela l'écriture possède ce pouvoir d'apaiser celui qui la pratique et cette manière d’interpeller quelqu'un, même fictivement dans une lettre qui ne sera jamais envoyée et jamais lue par son destinataire est un paradoxe. L’auteure a accepté ce principe, un peu comme un défi, sans peut-être en connaître le véritable motif et destine finalement ce texte fort bien écrit et émouvant au lecteur par définition inconnu. En a-t-elle conçu pour autant un apaisement ?

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • la honte

    La Feuille Volante n°1063– Août 2016

    LA HONTE Annie ERNAUX - Gallimard.

     

    C'est bizarre les livres. On leur donne vie après les avoir portés longtemps, ils mûrissent, nous vieillissons et il finissent par sortir, parfois un peu malgré nous, souvent à notre grand étonnement et le point final se met comme de lui-même. Pour eux on sollicite la mémoire, l’imagination, le travail, la documentation et ce souffle un peu bizarre qu'on nomme inspiration sans vraiment êtres capables de le définir. Souvent on fait appel à son histoire personnelle qui se raccroche à des photos, comme ici, la traditionnelle communion solennelle, un voyage en famille, une carte postale. A l’époque de la jeunesse de l'auteure qui est aussi un peu la mienne, les photos étaient en noir et blanc sur papier glacé, avec un rebord dentelé, un cadre blanc et on écrivait souvent au dos, une date ou un lieu… C'était le temps des messes en latin, avec des prières qu'on récitait par cœur sans les comprendre, de la communion reçue à jeun depuis la veille, des dizaines de chapelet ânonnées pour tout et n'importe quoi et dont on finissait par être persuadés qu'elles étaient indispensables à la bonne marche du monde...

    L'auteur, fille unique d'une famille de petits commerçants provinciaux, catholiques, conservateurs, a une mère dominatrice et un père soumis mais qui, un jour de colère, menaça de la tuer. Nous sommes en 1952, elle a douze ans et cette scène violente se grava dans sa mémoire au point que, bien des années après, elle en rechercha la trace dans le journal local, vainement évidemment. Poussée par l'envie d'écrire, elle relate cet événement avec une grande économie de mots mais aussi se livre à une étude topographique, sociologique, linguistique, une étude des expressions et comportements sociaux de cette petite ville de Y. qui, au sortir le la guerre, se relève lentement du conflit, de ses bombardements...L'auteure insiste sur ce quartier populeux, à la limite de la campagne, avec sa population ouvrière, ses usages, ses tabous, son rythme de vie pour se concentrer sur la boutique familiale de « l'épicerie-mercerie-café ». Elle y détaille la conduite qui est propre à un petit commerce relative à la discrétion, à la manière de se comporter, de l'image qu'on donne de soi pour éviter la perte de clientèle génératrice de faillite infamante. Dans un autre chapitre elle détaille sa scolarité à l'école privée, ce qui était un privilège à l'époque, puisque payante, où se conjuguaient religion et savoir dans un rythme et des rites immuables, ses interdits, sa hantise de vivre en état de péché mortel, la malédiction de l'école laïque, mais aussi ses hantises de fille, ses règles qui ne viennent pas assez vite, un corps de femme qui prend du retard sur celui des autres… Cela c'était avant, avant cet épisode familial, repris d’ailleurs par un cousin qui a roué de sa tante de coups, un peu comme si quelque chose s'effondrait dans ce décor si bien agencé qu'on eût dit que rien ne pouvait venir le déranger. En même temps, la toute jeune fille qu'elle est encore, regarde le monde extérieur avec des yeux curieux et même un peu envieux. Chez elle aussi les choses changent, les goûts s'affirment qui ne correspondent pas exactement à ce qu'on lui a enseigné à l'école de Dieu, cet établissement que l'élite sociale dont elle ne fait pas vraiment partie, est censée fréquenter. Ainsi la honte tissée dans cet épisode familial se double-t-elle d'une décision, celle de renier un peu ses parents, anciens prolétaires devenus petits commerçants, et la menace que cette honte dure toujours et qu'elle s'impose à elle dans sa permanence [« Il y a ceci dans la honte : l'impression que tout maintenant peut vous arriver, qu’il n'y aura jamais d'arrêt, qu'à la honte il faut encore plus de honte encore. » ]

    Il y a cet aspect documentaire intéressant et qu'il ne faut surtout pas négliger dans un tel contexte, surtout vu à travers les yeux d'une petite fille qui découvre le monde. Après ce qui avait introduit ce court roman et qui était bien de nature à traumatiser gravement une enfant de son âge, je me suis interrogé sur le long développement sur son éducation religieuse, sur la vie quotidienne à Y , sur ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas à cette époque, me demandant si elle ne s'écartait pas du sujet. Je m'attendais, légitimement peut-être, à un développement sur la honte comme le titre semble l'indiquer et pourquoi pas sur la culpabilisation si ancrée dans cette société d'après-guerre inspirée par le judéo-christianisme où il fallait se sentir coupable de tout ainsi que le curé de la paroisse le serinait chaque dimanche dans son sermon. Cette honte revient cependant à la fin, d'une manière assez inattendue cependant, à travers l'écriture qui non seulement lui permet de solliciter sa mémoire mais surtout de parvenir peut-être à exorciser le passé, ses mauvais moments surtout. Le temps souvent long qui passe entre ces deux épisodes, celui où l'on vit l'événement et celui où on l'écrit, prend sa vraie signification dans les mots qu'on trace sur la feuille blanche. Pourtant quelque chose m'attire chez cette auteur découverte par hasard, cette faculté particulière qu'elle a de raconter au « premier venu » qu'est le lecteur son vécu, son espoir, son intimité, ses phobies, ses fantasmes…Elle peut sans doute éprouver une certaine honte à écrire mais celle-ci ne sera jamais aussi grande que celle qui l'a envahie lors de cet épisode familial.

    Cela dit, j'aime son style, cette phrase fluide, agréable à lire.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Mémoire de fille

    La Feuille Volante n°1062– Août 2016

    MÉMOIRE DE FILLE Annie ERNAUX - Gallimard.

     

    L'été 1958, Annie Duchesne, la narratrice, a 18 ans, c'est la plus jeune des monitrices de cette colonie de vacances dans l'Orne où elle arrive avec une volonté farouche de vivre une vraie histoire d'amour, entre passade et perte de sa virginité, c'est à dire de tourner la page de cette enfance et cette adolescence rangées de fille unique d'un couple sans originalité, bourgeois, bien-pensant, catholique ... C'est l'époque de la Guerre d'Algérie, du franc lourd et d'un succès de Dalida. Pourtant à la fin de cet été tous l'ont oubliée. Elle a longtemps voulu écrire cette période, en vain, elle a même dû attendre cinquante ans, pourtant elle reste un jalon dans sa vie, une période un peu floue, tourmentée et rayonnante à la fois où elle est une sorte d'étrangère dont pourtant elle conserve la mémoire précise. Elle décrit cette jeune fille de l'extérieur, comme si dans son souvenir elle était sa propre spectatrice. Pendant cette courte période, elle va découvrir ce qui lui était caché jusqu'alors et particulièrement sa première expérience sexuelle avec un homme, faite la fois de violence et de soumission, de désir, de vantardise, de fierté d'avoir été désirée, de culpabilité, avec les moqueries le mépris des autres. Elle se découvre elle-même, débarrassée de ses tabous, de la honte, habitée par l'insouciance, un appétit débridé de vie, de liberté, de sexe, découvre aussi le regard des autres, à la fois accusateur, inquisiteur, à la fois cruel et envieux. Elle est victime mais aussi bourreau, à l'occasion, revient aux réalités quotidiennes malgré tous les « happy-end » de romans à l'eau de rose ou des chansons, en entretenant cette illusion du premier amour, forcément plus beau que les autres, celui que, paraît-il, on n'oublie pas, qu'on fait revivre en fantasmes … Bien sûr il y aura 1968 et la libération sexuelle, Simon de de Beauvoir et son appel à l’émancipation des femmes, mais au milieu de tout cela elle semble un peu perdue, joue avec ses peurs, avec sa vie, fait une chose et son contraire…

     

    Elle relate cette période à la manière d'un journal intime, avec détail des sensations et analyse des sentiments les plus intimes, comme un film passé image par image mais alterne imperceptiblement, avec le décalage du temps, le « elle » et le « je », révélant sa « parenté personnelle » avec cette tranche de vie ainsi qu'elle a déjà fait dans son œuvre littéraire antérieure. Il y a dans cette démarche à la fois comme un dédoublement de la personnalité et un témoignage extérieur. La narratrice observe cette « fille de 58 » qu'elle a été elle-même, avec des yeux d'aujourd'hui, le temps ayant passé et avec lui l'évolution des choses et le sens critique incontournable qui balaie les certitudes. Je m’interroge depuis longtemps sur l'autobiographie, l'autofiction si on préfère(la distinction entre les deux est subtile). Certes cet exercice, jamais sans risque cependant, est un révélateur, parfois brutal de soi-même. Différente fondamentalement d'une fiction elle ne saurait être ramenée à une simple histoire. Elle met en scène ses propres fragilités qu'on choisit volontairement de révéler par l'écriture et sa publication. Cette démarche demande du temps, suffisamment d'hésitations, une maturation personnelle, une distance assumée des choses, une certaine impudeur aussi, la chance d'être lue par le plus grand nombre et d'accéder à la notoriété littéraire. Se livrer ainsi peut être libérateur, résilient, une manière de fixer les choses dans le temps, d'exprimer un témoignage, comme d'autres prennent des photos. C'est aussi l'occasion de raviver des cicatrices jamais vraiment fermées et qui laissent sur la peau une tache plus claire, les traces de la souffrance, une manière d'apprivoiser ce « présent antérieur », ce va et vient entre hier et aujourd'hui, avec le baume des mots. Pour autant, cet appel à la mémoire, après tout ce temps, génère une atmosphère délétère où tout semble nul à commencer par soi. Alors, dans cet impossible oubli, on convoque les photos et le miracle d'internet à qui beaucoup confient leurs souvenirs personnels, pour une improbable rencontre. Cette fille rejetée par son amant s'y accroche, fait des projets pour le reconquérir, prend pour cela des risques alimentaires insensés, se jette dans le travail scolaire, s'abandonne, sans trop savoir pourquoi au premier venu...

     

    On a beaucoup dit que cette période de la vie, celle où on quitte l'enfance où on n'est pas encore prêt à entrer dans l'âge adulte, où on est à la fois insouciant et révolté, plein d'espoir et d'illusions, est le plus beau de la vie. Personnellement j'en ai un souvenir bien différent et qui ne correspond sûrement pas à cette idée reçue.

     

    Je ne connaissais pas cette auteur. Son style est agréable, naturel, facile à lire, malgré les formules toutes faites, un bon moment de lecture, doublé d'une communion avec son mal-être, ses hésitations, ses états d’âme, sa déréliction, sa désespérance, le poids du passé ...

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Aux portes du royaume animal.

    La Feuille Volante n°1061– Août 2016

    AUX PORTES DU ROYAUME ANIMAL Amy Hempel – Éditions Cambourakis.

    Traduit de l'américain par Simone Manceau.

     

    Il m'arrive de choisir mes lectures au hasard laissant à ce dernier le soin de me faire découvrir un auteur inconnu. Ce jour là, ce fut un recueil de nouvelles d'Amy Hempel, auteure américaine dont je ne savais absolument rien. D'autre part, j'aime bien l'univers des nouvelles, elles distillent une atmosphère parfois un peu mystérieuse à travers un thème traité et illustré souvent avec une étonnante diversité. La préface de Véronique Ovaldé faisait allusion à Chuck Palahniuk , auteur également américain, roi, selon elle, de « la fiction illimitée » et qui a permis, aux États-Unis de faire découvrir Amy Hempel. Grâce à cette « filiation », elle caractérise l'écriture de notre auteure par « la science de l'exagération et du mensonge », ce qui est un thème de réflexion intéressant et bien de nature à engager ma lecture. La préfacière voit dans l'écriture d'Amy Hempel une science délicate, la compare à des « conversations d’insomniaques ». Ses personnages sont presque toujours des femmes ce qui peut sans dénoter davantage d'êtres perdus, blessés, hantés par quelque d’obsédant. Cela dit, le phénomène de l'écriture est en effet complexe, combinant dans les proportions parfois étonnantes l'évocation du réel et les fantasmes les plus inattendus, l'imagination la plus décousue , le tout enveloppé dans un délire verbal... Reste la création qui, si on veut le voir ainsi, peut parfaitement être regardée comme un mensonge. L'inspiration, d'où qu'elle vienne, prend effectivement des libertés avec la réalité, avec la vérité objective, mais il n'y a rien là d'extraordinaire puisque c'est en quelque sorte son domaine privilégié.

     

    Ma découverte a été totale, comme d’ailleurs ce genre d'écriture débridée qui caractérise ses seize nouvelles. On croit entrer dans une histoire, s'y intéresser, mais, rapidement, celle-ci part dans un autre sens qu'on a peut-être un peu de mal à découvrir au début puis à suivre ensuite tant le cheminement est compliqué et peut-être exagéré. Est-ce l'attrait de la nouveauté, peut-être aussi l'espoir un peu fou de découvrir un fil conducteur des textes lus, j'ai poursuivi ma lecture jusqu'à la fin parce que j'ai fait ce que je pouvais pour que ce livre ne me tombe pas des mains, histoire de voir combien de temps mon appétit de découverte allait durer. J'ai été intrigué par une phrase d'une des nouvelles où l'auteure fait dire à un de ses personnages «J'exagère pour que vous appreniez à me connaître plus vite ». Même après réflexion, cela ne me paraît pas forcément être un chemin de la connaissance bien fiable, à moins que … et cette façon de manier le mensonge, de camoufler ce qui peut être la réalité sous des dehors quelque peu exubérants est peut-être une manière de cacher une fêlure...

     

    Je ne suis pas pour autant de ceux qui sont prompts à s'extasier devant une œuvre d'art au seul motif qu'ils n'y ont rien compris et qu'il convient, pour sortir du lot des amateurs parfois dubitatifs mais qui se veulent inspirés, de la porter aux nues. Mais quand même, je n'ai pas compris grand-chose à toutes ces histoires échevelées, je n'en ai pas retenu grand chose non plus à part peut-être le sentiment d'être passé à côté de quelque chose qui m'a complètement submergé par son mystère, son imagination créatrice et sa manière de les exprimer. Mais après tout on s'extasie bien devant les tableaux surréalistes même si j'ai du mal cependant à être de ces admirateurs !

     

    Le livre refermé, il me reste un grand point interrogation sur l'auteure d'abord dont je n'ai sûrement pas été capable de goûter le génie créateur, sur moi-même ensuite, sans doute trop habitué par mes lectures à n'apprécier que ce qui est classique ou prétendu tel. Je ne sais pas.

    Peut-être reviendrai-je vers cette auteur, peut-être pas ?.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • il diavolo, certamente

    La Feuille Volante n°1059– Août 2016

    IL DIAVOLO, CERTAMENTE – Andrea Camilleri – Libellule Mondadori.

     

    On dit qu'il se cache dans les détails, qu'il ne faut pas le tenter, qu'on peut lui vendre son âme, que les femmes ont sa beauté, mais on pourrait tout aussi bien penser qu'il est dans les non-dits, dans tout ce qui n'est pas révélé. Comme nous l'enseigne l’Église, le diable est partout et pour nous, pauvres humains, il se manifeste dans la compromission, la perfidie, le mensonge la trahison, la lâcheté, l'adultère… d’autant plus facilement ce cela fait partie de notre nature. Et c'est sans doute quand il s'habille en Prada qu'il est le pire

     

    J'ai lu ces courtes nouvelles au nombre de trente trois, en italien, et souvent à haute voix, pour la beauté et la musicalité de cette langue. C'est toujours un plaisir. Elles sont délicieusement amorales, parfois drôles, parfois tragiques, le miroir de la vie tout simplement. Camilleri, surtout connu par ses romans policiers, fait ici dans l'abrégé, dans la concision, jusque dans la chute et chacune de ses nouvelles compte environ trois pages, un peu comme si elles étaient écrites pour les lecteurs pressés d'aujourd'hui. [d'ailleurs 33 nouvelles de 3 pages chacune donnent 333 et si vous le multipliez par deux vous obtenez 666 est est le chiffre du diable lui-même !]Il ne fait pas non plus dans l'analyse psychologique comme on pourrait s'y attendre, pas davantage dans les descriptions et les dialogues sont réduits à leur plus simple expression. Son panel est étendu et il n’épargne personne, juges et cambrioleur, employés, époux, professeur, écrivains (pourquoi pas?) et même prêtres, après tout, pour être les représentants de Dieu sur terre, ils n'en sont pas moins des hommes !

     

    Ses thèmes favoris sont le couple, ce qui dans ce domaine n'est guère étonnant et on ne peut quand même pas lui reprocher, à lui l'auteur célèbre de thrillers, d'abandonner le crime dont il a fait son fonds de commerce. Il met volontiers ses personnages dans le contexte du quotidien le plus banal ou face à leur destin ou à l'ironie du sort et pourquoi ne pas y voir là aussi la marque du diable ? Après tout que la vie d'un homme à la cinquantaine rangée et comme définitivement établi, vienne à être, par le plus grand des hasards, dérangée par un amour de jeunesse qui soudain refait surface, qu'un service qu'on aurait pas dû rendre se matérialise en catastrophe, qu'un lapsus, par ailleurs révélateur, soit le fait d'un ecclésiastique que, même au pays de la Mafia, un tueur ne puisse pas honorer son contrat, qu'une épouse rencontre fortuitement les deux maîtresses de son mari, qu'un crime dont on accuse un innocent qui ne pourra pas se disculper soit payé par lui et malgré lui, qu'un magistrat trop amateur de romans policiers soit induit en erreur par une de ses lectures, qu'un partisan soit trahi par une simple souris, on peut toujours imaginer que cela puisse arriver. Après tout la fiction, qui est parfois bien en de-ça de la réalité, est là pour nous inviter à sa table.

     

    Après tout, notre condition d'homme nous réserve parfois des surprises pas toujours agréables. L'argent, le sexe, c'est ce qui fait marcher le monde et parfois aussi ils contribuent à sa destruction. Il ne faut pas oublier non plus les distinctions et promotions, pourtant temporaires et illusoires, mais qu'on recherche et justifie pour écraser et parfois éliminer son prochain. Les vices et les travers de la condition humaine sont une mine pour l'écrivain attentif, devenu ici un conteur d'exception, et la morale n'est pas toujours sauve parce que la justice immanente, celle dont on nous a tant rebattu les oreilles et qui est censée punir les méchants et récompenser les bons, n'existe pas. Quant à la justice des hommes, Blaise Pascal, en peu de mots, en a résumé le sens et toute la philosophie  ! Même si cela nous choque, heurte notre bon-sens, ce sont souvent les tricheurs, les menteurs, les épouses et époux adultères qui ont raison et les innocents qui ont tort. Le hasard gouverne nos vies, l'erreur est humaine, la naïveté, l’hypocrisie aussi et les fausses certitudes égarent le jugement le mieux aiguisé... L'espèce humaine, dont nous faisons tous partie, est capable du pire comme du meilleur, mais c'est bien souvent le pire qui l'emporte et quand il s'agit de s'affirmer face à l'autre et souvent d'être son bourreau nul n'est à court d'imagination. On peut toujours chercher ailleurs des responsables de tout ce qui nous porte préjudice, de donner un visage à cette malchance qui parfois nous assaille... c'est diablement humain !

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Deux jours de vertige

    La Feuille Volante n°1060– Août 2016

    DEUX JOURS DE VERTIGE Eveline Mailhot – Notabilla.

     

    Dans un coin reculé de la campagne québécoise, un groupe d'amis a décidé de se retrouver pour fêter l’anniversaire de Félicie. Celle qui nous présente les convives, c'est Sara, la trentaine, une doctorante qui peine a terminer sa thèse et hésite beaucoup sur son avenir. Apparemment l'université ne l'enthousiasme pas et elle est à l'âge des grandes décisions pour soi-même. Parmi ceux qui doivent venir, elle apprend au dernier moment que Hugo sera de la fête, ce même Hugo avec qui elle a vécu bien des années auparavant et qui l'a quittée. Même si elle ne l'a pas oublié, cette nouvelle la laisse circonspecte.

     

    La soirée du premier jour s'étire mollement avec des conversations convenues, artificielles, parfois des confidences pleines de promesses et l'alcool aidant chacun se lâche mais sans plus. On parle les uns des autres, de ses souvenirs communs, on se demande des nouvelles… Les retrouvailles entre Sara et Hugo sont hésitantes mais la jeune femme, malgré leur aventure ratée se sent de plus en plus attirée vers lui.

     

    C'est une jeune femme sensible, assez incapable de cacher ses sentiments, de mentir, d'être hypocrite. On sent bien que ces questions lui donnent le vertige autant que l'envie qu'elle a de renouer avec son ancien amant. Ensuite l’alcool délie un peu les langues, alourdit le sommeil avec des rêves, il y a pas mal de fantasmes autour de chacun mais finalement il ne se passe rien de ce qu'on pouvait attendre, à tout le moins entre eux deux. Ses états d'âme n 'empêchent pas Sara de profiter du moment présent, mais avec un autre et de n'en rien montrer. Qu'adviendra-t-il de cette toquade amoureuse ? Elle durera peut-être quelque temps puis se dissoudra dans le présent sans rien donner pour l'avenir. Ensuite, chacun repart de son côté avec des promesses de se revoir qui ne seront bien entendu pas suivies d'effet et la vie reprend son cours pour chacun après cette parenthèse de deux jours.

     

    Je me suis sans doute laissé abusé par le graphisme de la couverture, et peut-être aussi par « la quatrième ». Je m’attendais à autre chose, surtout en matière de vertige, mais j'ai surtout ressenti de l'ennui à la lecture de ces pages. Cela dit c'est bien écrit, ça se lit bien, mais l'action est lente, artificielle, sans intérêt autre que cette ambiance un peu triste d'une réunion de famille à huis-clos. Finalement je n'ai fait qu'effleurer ce roman que ne m'a pas passionné. Mais peut-être suis-je passé à côté de quelque chose ?

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • l'assassin à la pomme verte

    La Feuille Volante n°1058– Juillet 2016

    L'ASSASSIN À LA POMME VERTE – Christophe Carlier – Serge Safran éditeur.

     

    Ouvrir un roman, ici une première œuvre, d'un auteur qui m'est inconnu est pour moi soit une découverte soit une déconvenue. Il y a l'histoire , ici un peu banale au départ : Craig, vaguement anglais, qui enseigne la littérature française aux États-Unis, arrive à Paris, invité par plusieurs institutions. Cette marque de notoriété le fait descendre dans un hôtel de luxe sur la rive droite, « Le Paradise » où exerce aussi Sébastien, modérément étudiant aux Beaux-Arts, en qualité de réceptionniste de nuit de l'établissement où est également de passage Elena, une jolie italienne travaillant dans la mode. C'est autour de ces trois personnages principaux, complétés à la fin par Vicky, l'épouse de Craig, que va se nouer l'intrigue. On devine facilement que dans ce microcosme hôtelier, où il se passe toujours quelque chose, où s'agitent des clients aussi fortunés que fantasques, ces trois-là qui n'ont à priori aucun atome crochu vont se rencontrer et vivre une tranche d'histoire. Il ne faut pas être grand clerc pour supposer qu'une passade va exister entre l'Italienne et le Britannique tous les deux momentanément solitaires. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes s'il n'y avait un meurtre, comme le titre le laisse entendre, un client de l'hôtel ; un Italien, genre « donnaiolo », suffisant et enrichi par la vie est retrouvé mort dans sa suite, avec, à ses côtés une carte postale énigmatique, une sorte d’exécution rituelle et mystérieuse sans véritable mobile.

    Dès lors que le meurtre est accompli nous avons le choix entre l'acte gratuit, façon Lafcadio dans « Les caves du Vatican », l'action inconsciente d'un meurtrier refoulé et que le hasard aurait suscitée, une volonté de se venger des injustices de la vie sur la personne d'un inconnu plus favorisé que soi, une banale habitude américaine de tuer, un crime passionnel qui n'ose dire son nom, l'envie de compromettre un innocent…L'auteur se plaît à prêter à ses personnages les intentions les plus tordues et les fait s'échanger des confidences auxquelles on ne s'adonne que loin de chez soi, de préférence en compagnie d'inconnus, avec en arrière-pensées des amours de contrebande. Tous peuvent avoir commis ce crime mais on s'aperçoit assez vite que ce n'en est pas un, ce qui laisse le lecteur, abusé peut-être par le titre, sur sa faim. Je ne suis pas familier de ce genre de lecture mais j'ai lu ce roman comme j'aurais lu une bande dessinée où chacun des protagonistes prononce des paroles intérieures, se construit des fantasmes qui pourraient parfaitement trouver leur place dans des bulles. J'ai aussi goûté le contraste étonnant dans le style où se côtoient, dans la plus grande partie, un style léger, primesautier, parfois poétique et humoristique où l'auteur explore ce qui se passe dans la tête de ses personnages, leurs exubérances, leurs craintes, leurs chimères, avec, au passage des remarques pertinentes sur l'espèce humaine et, dans la partie la plus courte de l'épilogue, le monologue dramatique de Vicky devenue veuve, une sorte de réflexion sur la vie commune, sur l'usure du couple, sur la légèreté ou la pesanteur du temps qui passe et son incontournable action dévastatrice sur les corps et les âmes, une méditation sur ce mari qu'elle admirait mais dont elle découvre « le misérable petit tas de secrets » dont parle Malraux d'où, bien entendu , elle est absente. Chacun de nous les garde jalousement et parfois ils nous font peur parce qu'ils nous révèlent à nous-mêmes. Il y a cette comédie qu'est la vie, que nous jouons tous avec plus ou moins de talent et qui s'achève toujours en tragédie puisque, même si nous choisissons de l'oublier en permanence, nous ne sommes que les usufruitiers de notre propre existence. Elle est bien souvent faite de compromis, de compromissions, de trahisons, d'impostures, de cuisantes désillusions et le bilan qu'on peut faire, dans l'intimité de son for intérieur, de ces années de vie commune, est rarement positif.

     

    Reste le titre, avec sa référence à Magritte, la symbolique dont les surréalistes (surtout lui) étaient friands : ce tableau représentant un homme coiffé d'un chapeau melon dont le visage est caché par une pomme verte. Il y a certes le mystère que nous représentons tous, y compris pour nous-mêmes, la symbolique de la pomme, de la faute qui vaut à Adam et Eve d'être chassés du paradis (l'hôtel parisien s'appelle « le Paradise »), l'opposition entre ces deux mots italiens simples mais porteurs d'amour de la carte postale du mort à l'hôtel et cette lettre rédigée par Vicky, une façon de faire ressurgir son mari du néant, comme une vengeance posthume d'une femme trahie qui prend soudain conscience du mensonge avec lequel elle vivait sans le savoir.

     

    Un roman pas si banal que cela cependant, un peu énigmatique, fort bien écrit, plein d'aphorismes bien sentis et, alors qu'on s'attend à la relation d'une passade ordinaire, même si elle est un peu laborieuse, toute en retenues et en bons sentiments mêlés, au point qu'on finit par douter de sa conclusion survenue in extremis, avec en prime un cadavre qui n'est pas vraiment celui qu'on imagine, une enquête un peu bâclée, des policiers fantomatiques, une affaire vite classée, des coupables potentiels qui laissent l'amateur de roman policier dans l'expectative, une morale sauve et juste, une variation sur le temps, l'éloignement, la mémoire, le hasard d'une rencontre, l'attirance de deux êtres, avec cette volonté qu'on ne maîtrise pas face au temps qui passe et aux certitudes qu'on se construit.

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com

  • Etre ici est une splendeur

    La Feuille Volante n°1057– Juillet 2016

    ÊTRE ICI EST UNE SPLENDEURMarie Darrieussecq – P.O.L.

     

    Paula Modersohn-Becker(1876-1907) était-elle de ces êtres qui sentent venir la mort ? Toujours est-il qu'à 26 ans elle avait déjà décrit ce que devait être sa tombe et n'a vécu que trente et un ans. Cela est-il dû à son côté romantique ( « La jeune fille et la mort ») ou était-elle de ces gens qui sont pressés de vivre parce qu'ils savent qu'ils mourront jeunes? Elle aimait le dessin et la peinture et quand elle quitta l'Allemagne pour l’Angleterre, alors âgée de 16 ans ce fut pour y prendre des cours de dessins. Ce fut le début de ses voyages. Plus tard, à Berlin puis à Paris où elle fait plusieurs séjours artistiques, elle s’initiera à la peinture, rencontrera le peintre paysagiste Otto Modersohn qui deviendra son mari. Auparavant elle connaîtra le sculpteur Rodin et le poète Reiner Maria Rilke avec qui elle entretiendra une longue correspondance et une amitié qui le fera hésiter longtemps. C'est pourtant une autre femme, l'amie de Paula, Clara Westhoff, une sculptrice, avec qui pourtant elle se brouillera, que l'écrivain épousera pour une union d'où l'amour sera absent. Une fois mariée avec Otto, Clara non plus ne sera pas heureuse, elle s'étiolera dans le quotidien, ne pensant qu'à sa peinture et elle qui aimait les enfants mourut à la suite de l'accouchement de sa fille Mathilde.

     

    Je l'ai déjà dit dans cette chronique, j'aime lire les biographies parce que, notamment, elles dévoilent dans le détail ce que furent réellement ces hommes et ces femmes pas forcément célèbres mais qui furent oubliés de leur vivant, révèlent leurs doutes, leurs espoirs, leurs victoires comme leurs échecs, redessinent d'eux une image qui bien souvent ne correspond pas à celle qu'a choisit de retenir la postérité. L'auteure a collationné ces informations autant dans les journaux tenus par Paula et Otto que dans leur abondante correspondance.

     

    Je ne connaissais pas l’œuvre de Paula Modersohn-Becker. Ce que je peux en retenir c'est son style dédié aux paysages puis plus tard aux portraits, une série de tableaux inspirés par les impressionnistes français, par Cézanne alors inconnu et les nabis. Mais surtout que c'est une des rares fois où c'est une femme qui peint des femmes, parfois leur nudité mais comme elle les voit, comme elle se voit elle-même puisqu'elle se peint nue (nue et enceinte).  Elle peint ce qu'elle voit, avec ses yeux de femme et non pas comme des modèles féminins peints par des hommes comme c'est le cas le plus fréquent. C'est en tout cas un(e) peintre qui vend peu, seulement trois tableaux de son vivant mais qui dépend des subsides de son marin, même quand elle absente du domicile conjugal. J'ai aimé la liberté de cette femme, sa soif de vivre, de peindre surtout quand elle la conjugue avec la solitude, malgré le manque d'argent, malgré la routine et la déception du mariage qu'elle finit par briser Elle y gagne un style, le sien, et dès lors sa « production » s'accélère mais sans qu'elle le sache, elle manque de temps et la mort guette !

     

    J'ai peu lu Marie Darrieussecq et ce que j'en connais ne m'a pas emballé. Je suis peut-être tout simplement passé à côté de chefs-d’œuvre et cela tient sans doute à moi. Il n'empêche, j'ai lu cette biographie jusqu'au bout parce que le personnage de Paula m'intéressait, sans doute aussi parce qu'elle est morte jeune, que sa vie a été courte et que cela me semble être un gâchis au regard de ce qu'elle avait à dire. Que l'auteure ait, de son propre aveu, écrit cet hommage à cause du dernier mot prononcé par Paula, « dommage », m'interroge et m'émeut à la fois, un seul mot qui trahit la conscience de ce qui lui arrivait, un regret de la vie qui s'en va, de la vie que le destin lui volait, une impossibilité de poursuivre son parcours artistique, l'inachèvement de son œuvre... Même si aujourd'hui, après être passée sous les fourches caudines des nazis qui considérèrent sa peinture comme « dégénérée » et la destruction des bombardements, elle a son musée à Brême et une gloire posthume, comme souvent !

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Effroyables jardins

    La Feuille Volante n°1056– Juillet 2016

    EFFROYABLES JARDINSMichel Quint – Éditions Joëlle Losfeld.

     

    On peut être instituteur, respecté par ses élèves et par ses collègues, être admiré de son épouse et aimer faire le clown, l'auguste, celui qui fait tant rire les enfants, ... et être détesté par son fils pour cette activité qui ressemble à une passion. Pourtant, André, c'était un clown triste, comme s'il expiait quelque chose d'inavouable qui appartenait à une face sombre de son personnage, une sorte de malédiction et cela ne tenait pas au fait qu'il était mauvais et qu'il le savait. Cependant, de l'aveu même de ce fils, le narrateur, cet homme était un marrant, quelqu'un qui aimait rire et de ce fait était l'image même d'un paradoxe. Le jeune garçon qu'il était alors devait bien faire sa crise adolescence puisqu'il ne goûtait guère, en plus des excentricités de son père, ni sa Dyna Panhard, ni les déjeuners de famille, ni ce film du dimanche qui parlait de la guerre, ni même son cousin Gaston et Nicole, sa dulcinée. C'est pourtant ce Gaston, un bon à rien selon sa mère, qui va servir de truchement et affranchir le garçon qui dès lors verra son père autrement et ce cousin aussi d'ailleurs. Cela remontait à la guerre, la deuxième, où son père et son cousin qui faisaient de la résistance, presque pour rire, en dilettantes et, sans précaution ni volonté de se cacher, ont fait sauter le transfo de la gare de Douai. Seulement quand ils ont été pris au hasard par les Allemands avec d'autres otages, tous promis à la mort, fini de rire ! Pourtant le rire (et pas seulement), c'est ce que leur geôlier, un soldat allemand, clown dans le civil et francophone de surcroît, peut leur offrir pour ne plus penser à la mort, au fond d'un trou où ils avaient toutes les chances de la rencontrer.

     

    Il doit bien y avoir un dieu quelque part qui arrange les choses ou alors la chance, le hasard, allez savoir... André et Gaston s'en sont tirés après quand même pas mal de pérégrinations. De tout cela reste cette malédiction de l'auguste que le gamin devenu grand peut enfin assumer bien des années après la mort d'André. Cet homme a, pendant tout le reste de sa vie, sous son nez rouge et sous le fard, rendu hommage à ce clown-geôlier devenu plus tard producteur de cinéma, qui, dérisoirement, les a aidé à supporter leur détention et à faire prévaloir la vie. Le narrateur lui-même le fera sous les trait d'un clown et viendra, présence anachronique, au procès de Papon, cet homme qui, au mépris de la vie des autres a mené une carrière de Haut-Fonctionnaire, de « grand commis de l’État », député, préfet, ministre du budget sous le gouvernement Barre qui avait commencé sa carrière sous le régime de Vichy et la collaboration avec les nazis, l'avait poursuivie avec de hautes responsabilités et des honneurs comme la République sait parfois en délivrer, mais avait terminé sa vie par une condamnation en 1998 pour complicité de crime contre l'humanité, attachant définitivement son nom à la déportation des juifs. Le narrateur devenu adulte rendra donc hommage à son père de cette manière, se délivrant du même coup du poids de cette enfance, montrant ainsi que le procès de ce vieillard, devenu face à ses juges un misérable pitre, n'était qu'une mascarade, opposant un humour dérisoire aux massacres dont il fut le complice, à la mémoire qui se dissout si bien dans le temps, à l'oubli qui caractérise tant l'espèce humaine.

     

    Le style de ce court roman est sans aucune recherche ni aucune fioriture littéraire, spontané...

     

    Je me souviens avoir vu, il y a de cela bien des années, une adaptation cinématographique un peu différente de ce roman par Jean Becker en 2003 et que j'en avais été ému. Cela tenait aussi sûrement aux interprètes et notamment le très regretté Jacques Villeret.

     

    J'ai abordé l’œuvre de Michel Quint avec « Apaise le temps » (La Feuille Volante n° 1053) qui m'a modérément plu. J'avoue que là je change volontiers d'avis à cause de ce roman et de ce film.

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Quelle terreur en nous ne veut pas finir?

    La Feuille Volante n°1055– Juillet 2016

    Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? – Frédéric Boyer- P.O.L

     

    Ce petit livre, pris au hasard sur les rayonnages de la bibliothèque et qui peut aisément se ranger dans quelque chose qui ressemble à un billet d'humeur prend une résonance particulière dans les temps que nous vivons. Il y a actuellement une urgence, celle de la terreur. Quel est en effet le sens de ce titre un peu abscons ? De l'aveu même de l'auteur, nous vivons depuis quelques années dans une atmosphère d'insécurité. Mais n'y a-t-il pas en nous une autre forme de terreur qui n'en finit pas, que nous entretenons nous-mêmes et qui nous empêche de finir quelque chose, de passer à autre chose. Être soi-même terrorisé implique qu'on va terroriser les autres et ainsi que ce mouvement se nourrira lui-même, ne connaîtra pas de fin. Cette terreur entretenue autant par les événements que par les discours politiques, engendre un fantasme collectif selon lequel, si nous accueillons les autres, des immigrés, nous serons un jour remplacés par eux et face à cela, seule l'exclusion s'impose, au nom notamment d'une identité nationale qu'il convient de restaurer et de sauvegarder. Face à cela l'auteur propose une morale de l’accueil et n'en veut pour preuve que les grandes civilisations se sont toutes construites sur hospitalité ou sinon sont mortes. C'est une position qui va à l'encontre des idées qui irriguent notre société basée en grande partie sur l’hypocrisie de celui qui ne veut rien voir de la réalité. Ainsi ce petit essai, parsemé de vérités dérangeantes et pas forcément plaisantes à entendre, invite-t-il à sortir du traditionnel commentaire littéraire, prend-il une dimension politique, est-il une invite à une remise en question de notre état d'esprit volontiers porté sur le repli identitaire, parce que les idées qui ne sont pas remises en cause sont promises à une sclérose définitive et néfaste. Elles doivent évoluer comme une langue pour ainsi s'enrichir, s'adapter. L'apport de l'autre ne peut que faire changer les choses, renforcer la société, et c'est plutôt bien ainsi. Il se base notamment sur discours chrétien, n'hésite pas à convoquer le Christ, exemple de compassion, le prophétisme de la Bible, l’Évangile et son message d'entraide, Saint Augustin et son discours basé sur l'amour du prochain mais aussi sur les traditions philosophiques et littéraires de l'occident. Dès lors l’accueil de l'autre, cet altruisme, devient une nécessité humaine et se transforme en une force pour la communauté accueillante. Elle a donc tout à y gagner à ouvrir ses portes aux autres. C'est une invite à une prise de conscience, à regarder le monde tel qu'il est, dans sa diversité, dans sa complexité, dans sa globalité jusque et y compris contre la « bien pensance », le fantasme général auxquels il oppose volontiers son discours de naïveté, d'innocence qui bien sûr dérange et va à l'encontre de l'air du temps.

    Quand nous avons fait le choix de vivre dans une société démocratique et républicaine, l'accueil de l'autre est de règle, même si, au cours de notre histoire, cette posture a bien souvent été mise à mal, et en retour l'immigration peut être considérée comme une richesse. Pour autant je me souviens du discours réaliste de Michel Rocard rappelant que même si la France devait prendre sa part dans la lutte contre l'exclusion, elle ne pouvait accueillir toute la misère du monde. D'autre part, à l'heure où les démocraties sont la cible des terroristes qui ont souvent leurs racines dans l'immigration, ces derniers exploitent les fragilités des pays qui les accueillent en vue les détruire et d'y instaurer un régime différent à la fois politique et religieux. Sans donner ni dans la vengeance, ni dans la tentation de l'exclusion et bien entendu pas dans l'amalgame toujours dangereux, il s'installe dans nos démocraties un sentiment de peur qui ne manquera pas à terme, favorisé sans doute par un discours politique partisan qui joue sur l'émotion légitime, de se retourner contre l'immigré, et ce, sans aucune volonté de nuances. Ainsi la terreur dont nous seront l'objet se retourna-t-elle contre l'autre et c'est sans doute en cela que Frédéric Boyer voit juste.

     

    Le texte est d'une intensité hors du commun, les mots surtout dits à haute voix, prennent une dimension dramatique et invitent à la réflexion. Ainsi le livre refermé, je suis bien partagé, à la lumière des événements récents notamment l'assassinat par des terroristes islamiques d'un prête octogénaire au cours de son ministère ainsi que les massacres de populations civiles au nom d'une idéologie de la terreur. Accueillir des immigrés, la France l'a largement fait au cours de son histoire, et cela s'est passé globalement sans heurts et même avec une grande volonté d'intégration de part et d'autre. Cela a fait d'elle une nation multiethnique et multiculturelle, un véritable « melting pot », un pays « black blanc beur » qui pouvait à l'occasion servir de modèle sur le thème du « vivre ensemble ». La multiplication des attentats aussi aveugles qu’imprévisibles, caractérisant un état de guerre, générera forcément un climat de méfiance qui nuira à notre tradition d'hospitalité et se retournera contre l'immigré et ce d'autant que , dans notre pays, le racisme, notamment anti-arabe, est particulièrement enraciné.

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Peleliu

    La Feuille Volante n°1054– Juillet 2016

    PELELIU – Jean Rolin - POL

     

    Le titre évoque une petite île de l'Océan Pacifique, dans l’archipel des Palaos, occupée et fortifiée par les Japonais pendant la deuxième guerre mondiale, qu'une carte bienvenue situe pour le lecteur sur le cadastre mondial. Des combats meurtriers s'y sont déroulés, les opposants aux Marines Américains pendant l'été 1944. A cette occasion l'auteur choisit d'évoquer la vie d'un officier américain, le lieutenant-colonel Pete Ellis, né en 1880, qui au début de sa carrière militaire s'était couvert de gloire, de galons et de décorations prestigieuses notamment pendant la Première guerre mondiale en France et qui est mort en 1923 sur une île également tenue par les Nippons. Auparavant, il avait fréquenté ces contrées maritimes en qualité d'officier puis ensuite d'espion américain ainsi qu'il se qualifiait lui-même et avait émis des théories militaires qui furent reprises pendant la guerre du Pacifique prônant notamment le principe du débarquement. L'ennui pour lui c'était que non seulement il était peu discret, ce qui est grandement dommageable pour un espion, mais surtout qu’il était alcoolique, deux choses qui ont peut-être précipité sa mort restée mystérieuse, dans une île tenue par les Japonais. Au cours du deuxième conflit mondial des combats meurtriers, inutiles et par ailleurs gommés de la mémoire collective, s'y sont déroulés.

     

    Il nous dévoile au long des pages la géographie, la faune faite de poules sauvages, de chiens, de rats, de serpents, de crocodiles de mer et de crabes de terre ce qui ne la fait pas spécialement ressembler à une île paradisiaque comme on pourrait s'y attendre. C'est bien de cette partie de son histoire, celle des combats qui s'y sont déroulés pendant la guerre du Pacifique, qu'il a choisi de nous entretenir. Il évoque non seulement la mort des soldats dans des combats sanglants mais surtout la peur qui précède les interventions, dans l'inaction, l'envie que certains ont de se suicider pour en finir plus vite et éviter ses souffrances et l'angoisse d'être tués par l'ennemi lors de l'attaque. Il s'appuie pour cela sur des récits d'écrivains qui ont participé à ce conflit, s'approprie leur histoire, évoque les inévitables faits d'armes de héros restés anonymes, des personnalités marquantes par leur originalité ou leur petitesse comme ce genre d'événements est de nature à les révéler...

     

    Il croise cette évocation avec un récit de voyage personnel, dans cette île en 2015 , avec ses petits détails et ses états d'âme dans et la revisite avec pour fil rouge les opérations militaires des Marines et les vestiges de la bataille qui s'y est déroulée alors qu'elle est plutôt réputée pour la plongée sous-marine. Il y ajoute des précisions historiques qui se perdent parfois dans une énumération inutile, des renseignement érudits et des épisodes, tels que celui du sauvetage des chiots, insignifiant sans finalement grand intérêt.

     

    J’avoue que lorsque j'ai pris ce petit volume, au hasard, sur les rayonnages de la bibliothèque, je pensais avoir affaire à un roman et le nom de l’auteur ne me disait rien. C'est en fait un récit de voyage, un reportage personnel agréablement écrit, avec parfois un regard ironique sur l'espèce humaine, où il nous détaille par le menu la géographie, l'histoire mais aussi le quotidien de ce voyage en insistant cependant sur les morts de cette guerre. Le livre refermé je me suis dit que j’avais certes appris quelque chose sur ces affrontements (et pas seulement), que les combats, pourtant sanglants qui s'y étaient déroulés, n'avaient servi à rien (comme bien souvent lors des guerres) et qu'ils auraient même pu ne pas avoir lieu sans que le sort du conflit en soit changé en quoi que ce soit. Le seule chose que peut m'émouvoir c'est l'évocation du sacrifice de ces jeunes gens dans un enfer guerrier. J'en garde un sentiment mitigé, pas vraiment mauvais mais pas passionnant non plus.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • apaise le temps

    La Feuille Volante n°1053– Juillet 2016

    APAISE LE TEMPS – Michel Quint – Phébus

     

    C'est bizarre les successions, parfois ça vous tombe dessus sans crier gare surtout si on n'a aucune parenté avec le défunt et qu'il s'agit d'une librairie hors d'âge située dans un quartier oublié de Roubaix, à l'heure de l’achat sur internet et des liseuses. En principe on songe aux droits exorbitants à payer, aux dettes, au stock invendable, au découvert bancaire et aux ennuis futurs… et on refuse. Yvonne, la patronne, célibataire sans enfant, vient de mourir subitement, instituant un client, Abdel Duponchelle, jeune professeur, son légataire universel. Mais, chose étrange, il accepte, par fidélité à sa mémoire, à son œuvre d'insertion en faveur des plus défavorisés, à cause d'une sorte de dette personnelle, parce que c'est un peu là qu’il a appris, lui l'arabe blond, à aimer la littérature, et qu'il est maintenant professeur agrégé de Lettres... Accepter, autant dire une folie, même s'il peut compter sur d'anciens clients pour l'épauler ! Le voila donc transformé en apprenti-libraire mais la faillite menace qui était déjà en embuscade du vivant d'Yvonne. Il va donc explorer ce fonds, en estimer la valeur et trouver, un peu par hasard des clichés oubliés puisque Yvonne avait abandonné son ancien métier de photographe pour reprendre la librairie à la mort de ses parents. Ainsi, et à sa grande surprise, le conflit algérien revit-il sur ces photos oubliées avec les inévitables coups de mains meurtriers de l'OAS, du FLN, du MNA, autant d’abréviations qui cachaient la violence, la lutte pour l'indépendance, les trahisons, les règlements de compte, les actes terroristes commis à Roubaix et leurs lots de morts, les harkis qui sont venus s'installer dans la région et la xénophobie qui va avec.

     

    Ce court roman, refermé, je suis un peu circonspect. Je ne suis vraiment entré, dans ce livre qui tient un peu de l'énigme policière, que dans les dernières pages. Il y a cette inévitable opposition entre Saïd, un client inculte mais qui cherche, à sa manière, à apprivoiser les mots, et Abdel, professeur de Lettres, tous deux arabes, une manière comme une autre d'illustrer ce combat contre illettrisme et peut-être aussi de consacrer la primauté de l'éducation dans ce combat qu'on considère bien souvent comme perdu d'avance. Saïd est un personnage étrange qui parle aux morts et, en greffier consciencieux, en tient la liste. D'elle viendra une forme d'explication à ce qui, au fil des pages, cultive une vraie ambiguïté. J'aime ces figures qui sortent de l'ordinaire. J'ai aimé aussi cette folie dont le seul but était de faire perdurer la mémoire d'Yvonne en n'abandonnant pas sa vieille librairie à l'encan d'une faillite. C'est l'occasion d'explorer les entrailles de ce commerce qui ressemble davantage à une bibliothèque avec ses archives qui parlent pour qui sait les écouter et les interpréter. On découvre au rythme des déblaiements ce qui n'est pas forcément beau à voir, qui bouscule un peu les idées reçues et gentiment entretenues, les amours contrariées par les événements, fait tomber les masques et s'effondrer les évidences. J'ai aussi apprécié le style abrupte et incisif de cet auteur que je ne connaissais pas. Michel Quint évite heureusement d'évoquer l'historique du conflit algérien mais réveille quand même, en filigrane, ce que furent ces « événements » meurtriers en métropole. Il fait ici une œuvre louable, à travers la réconciliation entre Saïd et Zerouane, le harki, traite à l'Algérie dans ce conflit.

    Je sais que nous sommes dans une fiction qui permet tout, où l'imagination est reine et le happy-end tentant, mais j'ai personnellement toujours été étonné qu'on veuille, à toute force, au nom de l’humanisme, de la vie qui continue...(ce qui est louable), réconcilier les ennemis d'hier. Il me semble que la rancœur existe, que la mémoire est tenace surtout si elle s'habille de douleur, de souffrance et de mort. Je ne suis pas bien sûr que cela ne soit pas à ranger au magasin des bons sentiments dont nous savons tous qu’ils sont artificiels, et, face à eux, les cicatrices d'une guerre ont du mal à se refermer. Je ne suis pas bien sûr non plus que tout cela soit apaisant, que le temps gomme les ressentiments mais si officiellement cela répond à une décision politique, à une amnistie inévitable. Les pays où tout le monde s'aime, s'entraide, où on choisit de tout oublier au nom de la fraternité, de l'apaisement, pour conjurer le passé, les trahisons anciennes, ça ne dure jamais bien longtemps, comme l'histoire que voudrait réécrire Abdel, avec le concours de Saïd et de Zerouane et les anciens clichés d'Yvonne. Quant au racisme anti-maghrébin, anti-arabe, si ancré dans notre pays, un rien le fait renaître. Les événements actuels le montrent malheureusement avec les attentats islamistes et les amalgames inévitables, inspirés et entretenus par des partis extrémistes dans une France qui se veut plus que jamais et malgré tout multiculturelle. Enfin, ce concept de réconciliation qui fleurit dans les dernières lignes de l'épilogue avec cette histoire de prostitution familiale ne m'a pas convaincu non plus.

    Un sentiment mitigé donc.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Leïlah Mahi 1932

    La Feuille Volante n°1052– Juin 2016

    LEÏLAH MAHI 1932 – Didier Blonde – Gallimard.

     

    Ce que c'est quand même que la hasard ! Lors d'une visite au cimetière du Père-Lachaise, le narrateur croise au columbarium une plaque funéraire avec une photo, celle d'une femme coiffée d'un turban, un nom, Leïlah Mahi et une simple date,12 août1932, celle de son décès sans doute. Cette pratique de l'incinération autant que celle de la personnalisation de sa sépulture n'étaient pas courantes à l'époque. Le portrait de cette inconnue le fascine tellement, ses yeux en particulier, que cette rencontre va être le point de départ d'une quête un peu surréaliste. Elle devait être bien fascinante cette femme et lui sans doute bien seul, puisque cette unique photo, volée dans un cimetière, l'obsède au point que même le temps qui passe ne parvient pas à lui faire oublier ce sourire qu'il n'a pourtant jamais connu dans la vrai vie. Est-il possible qu'une femme morte puisse bouleverser à ce point un vivant ? Une enquête s'imposait d'autant plus qu'un halo de mystère et de secrets semblait l'entourer, qu'elle avait, lors de son passage sur terre, fasciné bien des hommes, une véritable icône, l'objet de bien des légendes, de bien des fantasmes et continuait même, post-mortem, d'agiter quelque pervers maniaque. L’auteur laisse aller son imagination un peu délirante et même parfois teintée d'érotisme  ... Avait-elle été une danseuse de cabaret, coiffée à la garçonne comme la mode de l'époque l 'y invitait, une « grande horizontale » scandaleuse des Années Folles au destin nécessairement tragique, morte jeune comme il se doit ? Le hasard, toujours lui, lui révèle qu'elle était une « femme de lettre », auteure de deux bluettes qui n'ont pas passé l'épreuve du temps, publiées par un éditeur vite oublié… Son image obsédante a quand même réussi à traverser la subtile paroi des rêves de notre auteur mais ses investigations suscitent plus de questions qu'elles n'apportent de réponses.

     

    Se promener dans les cimetières peut être un signe de curiosités culturelles, de volonté d'honorer les morts ou de leur rendre hommage, mais aussi la marque d'obsessions morbides plus contestables. Sa curiosité l'invite à ce qui ressemble à une enquête quasi-policière à la recherche d'un fantôme dans un Paris oublié et il avoue lui-même « J’enquêtais sur une rêve », «Je suis le détective de la mémoire », ce qui laisse largement la place à des longueurs dans le texte, à l'imaginaire, à la lassitude… Pourtant, cet auteur que je ne connais pas semble s'intéresser aux femmes énigmatiques, inconnues ou oubliées depuis longtemps et que la mort a fauché trop tôt. Était-ce pour mieux se faire connaître lui-même ? Après tout pourquoi pas puisque le Jury Renaudot lui a décerné en 2015 le « prix de l'essai », précisément pour ce livre ! Est-ce une volonté à peine avouée de se confronter à la mort qui nous attend tous, d'y faire peut-être échec ? Allez savoir !

     

    J'ai lu cet ouvrage assez mince avec une grande curiosité, non pas tant à cause de la personnalité de cette femme qui méritait sans doute de retenir l'attention de l'auteur, mais surtout pour savoir pourquoi un homme vivant de nos jours peut ainsi « tomber amoureux » de l'image d'une morte. J'ai déjà dit dans cette chronique combien je comprends que les femmes, même de simples passantes, puissent ensorceler les hommes par leur beauté, mais j'avoue être assez imperméable au charme d'outre-tombe, surtout en ce qui concerne une inconnue. Cela dit, je suis toujours intrigué par le souvenir des morts confié aux vivants, de ceux qui survivent dans une mémoire, un portrait, quelques notes de musique d'une chanson qu'il ont composée ou les mots d'un roman ou de lettres dont ils sont l’auteur, autant de choses qui ne pèsent pourtant pas lourd dans nos cerveaux d'amnésiques. Aurais-je voulu moi aussi inconsciemment en savoir plus sur cette femme ? Je n'en sais rien et mon intérêt tout juste suscité est retombé à la dernière page à cause des archives défectueuses, de la mémoire collective défaillante ou de cet oubli si caractéristique de l'espèce humaine.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Et il dit

    La Feuille Volante n°1051– Juin 2016

    Et il dit – Erri de Luca – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    En principe j'aime bien les romans d'Erri de Luca, cette chronique s'en est souvent fait l'écho, et lire un de ses livres est toujours pour moi un plaisir. Pourtant j'ai lu ce texte comme une fable : l'histoire de ce guide de montagne qu'on retrouve épuisé après une course solitaire s'y prête particulièrement. L'auteur lui-même est un montagnard aguerri et le spectacle des hauteurs ne pouvait le laisser indifférent.   Dans ce décor on est forcément transcendé par ce qu'on voit, par la solitude, le danger, la nature potentiellement hostile qu'il faut regarder avec un œil attentif parce que la vie en dépend. On est attiré par le sommet autant que par le vide, on est amené à se surpasser soi-même pour une conquête gratuite, personnelle, anonyme. Ici, j'ai retrouvé avec bonheur le souffle poétique de son style, l'art des images, la beauté des paysages qu'il connaît bien et qu'il fait si heureusement partager à son lecteur… L'homme qu'on vient de retrouver est à demi mort, épuisé, terrassé par la fatigue et la faim, comme dans un état second. C'est un peu comme s'il revenait d'une autre planète, un miraculé, sauvé seulement par l'eau des nuages, un peu comme s'il était devenu un autre, que ce voyage avait quelque chose d'initiatique, l'avait transformé. Face à ses interrogations sur lui-même, sur son identité, son frère aîné est là pour l'inviter à reprendre pied dans le monde ordinaire des terriens. Il fait appel à sa mémoire individuelle, celle de leur enfance commune, du quotidien. C'est un peu comme si cet homme qui a tutoyé le sommet et qui a failli laisser sa vie dans cette entreprise, ressuscitait, connaissait une seconde naissance [la symbolique de la tente qui le protège, associée à l'image de la femme souligne cette idée] et il parle. Dès lors, la longue errance de cet alpiniste courageux et peut-être inconscient évoque celle du peuple d’Israël fuyant l’Égypte et la paroi montagneuse lui rappelle le message divin qui, dans le Sinaï, grava la loi de Yahweh.

    Les montagne ont toujours eu pour les hommes un caractère sacré et, dans cet univers minéral, sauvage, dépouillé, un être humain ne peut ressentir qu'une grande fragilité, qu'une grande humilité. De Luca connaît bien cette impression mais il est aussi un mystique, traducteur de la Bible et grand connaisseur de la religion juive. Il est donc normal que cet environnement lui rappelle le « Mont Nebo » d'où, selon la tradition hébraïque, Moïse qui n'a pas été autorisé par Dieu a fouler la Terre Promise a cependant pu l'apercevoir avant sa mort.

    L'homme reprend vie peu à peu, mais en même temps, entre dans une autre dimension, il devient une sorte de truchement divin, refait l'histoire du peuple d’Israël. Dès lors le texte prend une dimension biblique symbolique, revisite l'histoire de la délivrance du peuple d'Israël d’Égypte, sa pérégrination dans le désert en passant par le mont Sinaï jusqu'à la terre qui devait les accueillir, fait un parallèle entre l'eau salvatrice et la parole divine [« "Ils apprirent au pied du Sinaï que l’écoute est une citerne dans laquelle se déverse une eau de ciel, de paroles scandées à gouttes de syllabes." ], évoque la faute de la femme au jardin d'Eden, la malédiction qui pèsera sur elle pour la suite, l'expulsion d'Adam et d'Eve, leur destiné et leur descendance. Il réhabilite la femme, rappelle son rôle créateur de la vie, refuse de voir, comme le feront les religions par la suite, une condamnation à souffrir dans les douleurs de l’accouchement. Bien au contraire, il voit les femmes comme l'avenir de l'homme, comme le dira plus tard le poète, puisque la vie ne peut procéder que d'elles et qu’ainsi elles sont garantes de la pérennité du peuple d’Israël et donc de sa prospérité. Il rappelle que l'avenir de l'humanité réside dans l'amour, même s'il prend la forme d'un rapprochement charnel entre les hommes et les femmes. C'est bien en traducteur, en linguiste et même en exégète qu'il repense la Bible, commente le Décalogue... Il énumère les interdits édictés par Dieu au peuple élu, propose ses gloses, disserte sur ce qui est proscrit et sur ce qui est toléré, notant au passage les contradictions, souhaitant peut-être dans une sorte de bienveillante utopie que l'humanité s'inspire de ces commandements pour, dans une nouvelle morale universelle, devenir meilleure. Il assigne à ses paroles divines un effet miraculeux et les hommes font prévaloir l'amour qui guide leurs pas et inspire leurs actions mais n'oublie pas le destin des Juifs qui est d'errer par le monde, d'être sans cesse expulsés, victimes des pogroms et le la Shoah.

     

    Si j'ai goûté la style de l’auteur, sa poésie et la puissance de son verbe, je n'ai en revanche que très peu apprécié son message religieux même si je comprends qu'on puisse profiter de sa notoriété pour faire du prosélytisme. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose, à côté du message idéaliste porté par l'auteur et qui l'honore, mais ce livre me laisse quelque peu dubitatif au regard de la réalité de l'humanité.

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Astrid et Veronika

    La Feuille Volante n°1050– Juin 2016

    ASTRID ET VERONIKA – Linda Olsson – L'Archipel.

     

    Traduit De l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Mélanie Carpe.

     

    Veronika Bergman, trente ans, est écrivain. Elle a choisi la solitude dans un village de Suède pour écrire le livre qu’elle portait en elle depuis longtemps. Elle fait connaissance de sa voisine, Astrid Mattson, soixante dix ans, que tout le mode considère une sauvage. Tout les oppose : l'une est casanière et l'autre est une voyageuse et pourtant entre elles le courant passe, elles échangent des confidences, entre sensibilité et pudeur, se découvrent des points communs malgré la différence d'âge. Astrid a très tôt perdu sa mère et son père a abusé d'elle. Pour échapper à cet enfer elle s'est mariée avec Anders un homme qu'elle n’aimait et pour des raisons obscures elle a étouffé leur fille unique, Sara. La mort d'Anders la libère mais la solitude lui pèse. Veronika avait tout quitté pour James qu'elle aimait passionnément mais qui s'est tué en mer. Les deux femmes s'observent avec hésitation d'abord puis se se retrouvent dans la douleur, le deuil et leur amitié procède de cette situation délétère. Ce sont des blessées de la vie et chacune d'elles tente de panser ses plaies à sa manière, Astrid en se coupant du monde, Veronika en exorcisant sa douleur par les mots. Pourtant leur rencontre a quelque chose d'exceptionnel. Leur nécessaire connaissance réciproque suppose que, pour l'autre, chacune évoque son propre passé, même le plus secret. Dès lors, ce cheminement dans la sphère intime procède aussi du retour dans le présent, une manière de renouer avec le monde extérieur, de se couler à nouveau dans le quotidien et faire prévaloir la permanence et la continuité de la vie et la résurgence du bonheur.

     

    C'est bizarre mais j'ai lu ce livre à cause d'un engagement d'être (modestement) juré pour un prix littéraire, c'est à dire satisfaire à une obligation de lire un livre que je n'aurais peut-être pas choisi de moi-même puisque je ne connaissais pas cette auteure dont c'est le premier roman. Pourtant, je suis entré dans ce récit qui dès lors est devenu autre chose qu'une histoire racontée, que des mots écrits. Je me suis attaché à ces deux femmes de deux générations différentes, à leur façon de se protéger de cette vie qui aurait pu être heureuse mais ne l'a pas été à cause du hasard, du destin, des autres, allez savoir ! J'ai communié avec elles dans leur façon de réagir face aux épreuves qui ont jusqu’alors pourri leur passage sur terre. Pour elles, l'amour tant souhaité s'est enfui et ne reviendra pas. Face à cette certitude, pour Astrid c'est la recherche de la solitude et les larmes et pour Veronika c'est l'écriture, deux réactions parfaitement respectables, avec, en toile de fond, le chagrin et l'impuissance. C'est pourtant leur amitié réciproque qui les sauvent, une amitié bizarrement distante puisqu'elles se cesseront de se vouvoyer dans un pays où le tutoiement semble être généralisé. Astrid est de ces gens qui sont passés à côté de leur vie et à qui la malchance colle à la peau comme une ombre portée à un corps. Sa vie a été vouée au manque d'amour et elle l'a détesté au point qu'ayant été mère par hasard ou par obligation (il fallait bien donner un héritier mâle à son mari), elle a préféré tuer sa fille plutôt que de lui imposer une vie semblable à la sienne. Seule cette rencontre un peu pilotée par le hasard a permis à cette vieille femme qui attendait la mort comme une délivrance, de connaître un moment de répit. Elle qui n'aurait jamais été grand-mère a trouvé avec Veronika une petite-fille qu'elle ne pouvait imaginer. Veronika, quant à elle a réagi face à la mort de James en exorcisant sa peine par l'écriture, c'est à dire en faisant son métier d'écrivain, mais surtout en arpentant le monde. Cet épisode de sa vie la rapproche d'un père qu'elle avait un peu oublié. Pour elle aussi cette rencontre avec Astrid illumine sa vie et l’épilogue est un message d'espoir parce qu'il fait obstacle à l'oubli qui ne manque jamais de s'insinuer dans l'esprit des vivants. Ici, il y aura les mots imprimés qui malgré leur fragilité sont souvent plus solides que les murs. Cette maison qui était celle de la haine et du malheur devient le lieu d'un bonheur partagé et on peut imaginer que Veronika la peuplera de rires d'enfants ou au contraire sera la gardienne solitaire de la mémoire et répondra à l'appel de l’inspiration pour d'autres romans à venir puisque, pour elle, ce lieu s'y prête particulièrement et qu'elle porte encore en elle tant de choses à exprimer.

     

    Le livre refermé, il me reste des descriptions agréablement poétiques, une ambiance calme et apaisante, un style sobre et bien dans le ton du récit. Je n'ai donc pas passé un mauvais moment de lecture, loin s'en faut. J'ai même trouvé cette relation émouvante, une belle rencontre et un message peut-être un peu optimiste, mais qu'importe !

     

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Cent ans

    La Feuille Volante n°1049– Juin 2016

    CENT ANS – Herbjørg Wassmo – Gaïa.

     

    Traduit du Norvégien par Luce Hinsch.

     

    Comme le titre peut sembler l'indiquer, c'est une saga familiale sur quatre générations de femmes en Norvège septentrionale et plus spécialement dans les îles Lofoten. Celle de Sara Suzanne commence au milieu du XIX° siècle, suit celle de sa fille Elida puis de sa petite fille Hjørdis puis Herbjørg, l'auteure elle-même, toutes de la même lignée. C'est une chronique familiale, des vies qui se déroulent entre la mer et la ferme, mais c'est surtout un livre de femmes dont le destin est de se marier et d'enfanter. Ces portraits nous montrent des personnes courageuses, volontaires, résignées ou révoltées, avec chacune son caractère mais aussi des hommes rudes qu'elles ont choisis aimés et mérités. Ils ont fiancés époux , pères, tous marins ou paysans. D'eux sont nés de nombreux enfants (dix en moyenne par femme pour les premières générations) qui ont perpétré leur nom et leur mémoire mais de ces maternités répétées, les femmes en sortent épuisées pas forcément heureuses et souvent veuves, dédiées à une vie de labeur et de dévouement, entre prière et pauvreté, ayant abandonné leurs rêves de jeunesse et leurs légitimes aspirations de départ. Comme partout il y a des brouilles familiales et la vie qui côtoie la mort... L'amour est parfois au rendez-vous de leurs rencontres mais pas toujours. Comme on s'en doute la vie y est dure, ingrate, dans une nature hostile, parfois généreuse parfois moins, malgré la beauté rude des paysages et le progrès y arrive certes, mais plus tard et plus lentement qu'ailleurs. Ce récit n'épargne rien de ce qui est humain : amours déçus, conflits de couples, chocs de personnalités, ambitions ravalées, mariages d'amour ou de raison, deuils ...

     

    L'auteur nous raconte cette histoire sans omettre les détails parfois les plus anodins ou les plus exceptionnels, entre plaisirs et douleurs, un récit qui se déroule depuis l'intime jusqu'à l’épique. L'écriture de ce roman m'a paru par moments assez laborieuse, à cause notamment de la chronologie difficile à suivre mais j'ai apprécié d'en connaître un peu plus sur la culture norvégienne, sur l'histoire du pays. J'avoue bien volontiers que je ne connaissais pas cette auteure.

     

    A mon avis, écrire une saga n'est pas comme raconter une histoire romancée, c'est une démarche particulière où l'exorcisme tient une grande place et peut-être aussi la quête de réponses restées longtemps en suspens, de motivations personnelles, d'explications d'un choix particulier ... Certes il y a un souffle différent, une durée forcément plus longue, mais les finalités me paraissent autres, avec cette volonté, par le miracle de l'écriture créatrice, de porter témoignage dans un cadre familial, de donner à voir des personnages originaux, entre fiction et réalité, qui incarnent leur époque et s’inscrivent dans une lignée personnelle, peut-être aussi d'exhumer le souvenir d'hommes et de femmes, c'est à dire faire autant que possible échec à la mort et assurément à l'oubli, de rechercher des racines enfouies, oubliées ou occultées. C'est clarifier des psychologies ou des situations parfois taboues ou volontairement cachées, défendre un ancêtre injustement condamné ou rejeté de son vivant, lui prêter peut-être des sentiments qu’il n'a jamais éprouvés, éclairer un destin ou un point de sa généalogie resté obscur et s'inscrire soi-même dans cette ascendance familiale. C'est souvent parce qu'on porte en soi cette démarche particulière de l'écriture d'une saga qu'on devient écrivain, c'est à dire qu'on prend conscience de la nécessité impérative de poser cet acte qui tient, dans l'exploration d'un passé familial, à la fois de la création, du témoignage autant que de la volonté plus ou moins consciente, non pas tant d'aligner des mots, mais bien plus sûrement d'arracher quelque chose à la mort.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • In altre parole

    La Feuille Volante n°1048– Juin 2016

    In altre Parole – Jhumpa Lahiri. Ugo Guanda Editore in Parma.

     

    Comme le dit si bien Cioran " On n'habite pas un pays, on habite une langue" et c'est sans doute ce qui caractérise cette auteure, née à Londres en 1967 de parents bengalis, qui a suivi des études de littératures comparées à l'université de Boston pour ensuite s'installer à New York. Elle s'exprime donc en anglais, et c'est dans cette langue qu'elle a écrit "L'interprète des maladies" (Prix Pulitzer 2000) et "Un nom pour un autre" roman adapté au cinéma en 2007. Est-ce parce qu'elle a grandi dans l'état américain de Nouvelle-Angleterre, terre découverte en 1524 par l'explorateur Giovanni da Verrazzano qu'elle a choisi l'italien pour écrire ce témoignage ? Toujours est-il que Jhumpa a préféré s'exprimer dans une langue qui n'est pas la sienne à la suite d'une visite à Florence, cette merveilleuse ville de Toscane qui porte un nom de femme.

    Ce livre a été écrit directement en italien par cette auteur dont le parler maternel est le bengalis et qui s'est toujours exprimée en anglais. C'est l'évocation d'un parcours et d'une découverte de cette langue et de cette culture, à la fois puissants et fluides, parce que la motivation de tout cela est avant tout le désir, une sorte de besoin de s'exprimer et de penser autrement. D'emblée elle compare l'étude de l'italien à un bain dans l'eau d'un lac, à la fois un plaisir et un exercice d'apprentissage, une véritable métaphore assurément. Elle relate sa première rencontre avec cette langue, à Florence, un parler que certes elle ignorait où tout pour elle était à découvrir mais qui lui était quand même familier à cause sans doute de sa musicalité, du côté théâtral de cette ville et de ses habitants. Elle ressentait pour elle comme un lien affectif, un véritable coup de foudre. Pour autant les difficultés n'ont pas manqué de se révéler parce que rien n'est facile, il reste toujours des automatismes, mais l'attirance pour le pays et pour la langue a été la plus forte et ce furent d’autres voyages, une étude plus poussée chez elle à New-York puis une installation à Rome avec sa famille, malgré les difficultés de l'expatriation et bien sûr l'usage du langage. C'est presque naturellement qu'elle fit aussi la démarche d'écriture parce que sa qualité d'écrivain ne pouvait pas ne pas s'adapter à cette nouvelle manière de s'exprimer. De plus le fait d'écrire et plus spécialement en italien, est pour elle une sorte de révélateur, un peu comme si elle avait ainsi trouvé sa véritable identité, elle qui appartenait certes à deux cultures mais n'en avait peut-être aucune complètement. Suivent des remarques passionnantes sur l'écriture en général et plus spécialement sur la démarche qui a été la sienne, pas toujours reçues comme telles cependant.

     

    On peut traduire ce titre par « en d'autres termes » ou par « avec d'autres mots », une manière d'exprimer différemment une démarche qui non seulement est originale mais aussi qui procède d'un certain mystère, un peu comme si, à l'aide d'une sorte de mémoire héréditaire, c'est à dire étrangère à la sienne propre, et malgré les difficultés de toutes sortes, les doutes, la facilité apparente, la parenté avec le latin que, plus jeune elle pratiquait, elle remettait, avec beaucoup d'humilité, ses pas dans une dimension déjà connue, dans une sorte de vie antérieure...Elle confie au lecteur les divers obstacles qu'elle a rencontrés, les méthodes empiriques et pragmatiques qu'elle a adoptées pour en triompher.

     

    Cette démarche ne pouvait me laisser indifférent parce que, toutes choses égales par ailleurs, j'ai toujours, moi aussi ressenti une attirance irraisonnée pour l'italien, rencontré pourtant bien tard dans ma vie et donc avec davantage de difficultés, notamment de mémorisation. Je ne saurais dire pourquoi mais cette langue m'a toujours fasciné, même si je ne la comprenais pas. Et puis,il y a tellement d'Italiens qui parlent le français et peu de Français qui font l'effort de parler cette langue pourtant cousine que cela me paraissait une évidence que d'aller en ce sens. J'aime cette façon de s'exprimer, à la fois mélodieuse et légère que j'ai retrouvée avec plaisir dans les mots de Jhumpa, lus à haute voix comme il convient pour en apprécier la musique. Cela a été pour moi l'occasion de me remettre en question, d'y puiser peut-être des encouragements et de penser que, peut-être un jour, je serai capable, moi aussi, de rédiger cette chronique dans cette langue… Oui je sais, je rêve !

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Barcelona

    La Feuille Volante n°1047– Juin 2016

    BARCELONA Daniel Sanchez Pardos – Presses de la Cité.

    Traduit de l'espagnol par Marianne Millon.

    Nous sommes en 1874 à Barcelone, une ville mystérieuse, à la fois vivante, révolutionnaire, imprévisible et bouillonnante où Gabriel Camarasa vient de revenir après de six longues années d'exil à Londres pour s’inscrire dans une école d'architecture. Il fait la connaissance d'un jeune homme, étudiant comme lui : Antoni Gaudí, féru de spiritisme et de photographie, des projets plein la tête... Nous voyons les deux jeunes hommes devenus amis déambuler dans cette ville, dans ses bas-fonds comme dans ses mondanités, avec en arrière-plan un incendie prétendument criminel, une polémique politicienne au terme de laquelle la famille Camarasa, propriétaire du journal les « Nouvelles illustrées » serait revenue pour renverser la République et restaurer la royauté d'Alphonse XII. Des personnages émergent, Fiona Begg, l'illustratrice principale du journal et détective d'occasion (mais pas seulement), ancien amour de Gabriel et qui fascine aussi Antoni, l'énigmatique journaliste Victor Sanmartin, Sempronio, le père de Gabriel qui semble cultiver le secret, Eduardo Anreu, officiellement marchand d'art ruiné, émergeant du passé avec un scandale à propos d'une photo truquée, Gaudí lui-même, non moins mystérieux dans ses pratiques et fréquentations, Gabriel qui, dans tout cela fait montre d'une grande naïveté ... Quand Anreu est découvert assassiné et que tout accuse Sempronio, ce roman prend la dimension d'un thriller historique, haletant et passionnant où les rebondissements le disputent aux fausses pistes, où les tripotages succèdent au chantage, à l'utopie, à la conspiration politique, à l'anarchisme, à la drogue, aux rendez-vous nocturnes inexpliqués, aux manipulations, distillant ainsi un suspense entretenu par Antoni, sorte de dandy dont le rôle se révèle de plus en plus flou comme chef d'un clan de délinquants, coutumiers de trafics en tous genres mais pas uniquement. Lui-même se révèle un redoutable enquêteur très au fait de la situation, ce qui est inattendu pour un étudiant en architecture venu de la campagne de Tarragone. La mère de Gabriel, Lavinia, quitte à cette occasion son rôle d’épouse soumise et effacée pour faire face aux événements, quant à Gabriel, il est invité à sortir de son oisiveté coutumière, de sa position de « maillon faible » dans cette famille jusqu'alors apparemment bourgeoise. Cet assassinat qui ne sera d'ailleurs pas le seul, permet à chacun de se révéler, de laisser libre cours à son imagination où à ses aspirations face aux interrogations et aux événements mais aussi de prendre conscience des réalités, de se souvenir du passé et de découvrir l'autre qu'il croyait connaître ; bref les apparences, que Gabriel croyait immuables, n'en sortent pas indemnes. Au fur à mesure des chapitres, le lecteur découvre les arcanes d'un roman qui se déroule sur fond d'agitation politique, d'imbroglio policier et judiciaire, de luttes d'influence, de conflits d'intérêts dans ce pays « de poudre et d'encens, de tricornes et de clairons » où la restauration monarchique des Bourbon parait être la seule solution face à la déliquescence de l'éphémère 1° République. Les simples mendiants ont leur importance tout comme les ombres qui peuplent les quartiers interlopes de cette ville décidément bien mystérieuse et qui fourmille d'espions et de complices à la solde d'Antoni.

    C'est vrai que nous sommes dans une fiction qui autorise tout, c'est vrai aussi que la jeunesse justifie des positions parfois extrémistes que l'age adulte fait parfois évoluer, mais j'avoue que je n’imaginais pas Gaudí dans ce costume, lui dont l'histoire nous a légué l'image d'un homme valétudinaire et un peu utopique, à l'aspect modeste voire négligé, le catholique fervent et même mystique, l'architecte moderniste, génial et visionnaire qui imposa son talent créatif dans cette ville exceptionnelle, conférant un souffle nouveau à l'art, le futur bâtisseur de la Sagrada Familia Avoir choisi de de le faire revire, même sous ces traits inattendus, m'a bien plu.

    Le texte est agréable à lire, bien écrit, vivant (le texte est écrit à la première personne), plein de descriptions minutieuses et parfois poétiques, l'intrigue est bien construite et je sais gré à Babelio, dans le cadre de « masse Critique », et aux éditions Presses de la cité de m'avoir procuré ce bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER – Juin 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Ragionevoli dubbi

    La Feuille Volante n°1046– Mai 2016

    RAGIONEVOLI DUBBI Gianrico Carofiglio – Sellerio editore Palermo.

    Quand Margherita, la compagne de l'avocat Guido Guierrieri, dit qu'elle veut lui parler, ce dernier croit qu'elle attend un enfant. A quarante deux ans, il pense qu'ainsi sa vie peut prendre un sens nouveau depuis son divorce. Que nenni, on vient de proposer à son amie un poste à New -York qu'elle a évidemment accepté. Le voila donc seul dans Bari, avec ses rêves de paternité. Lui n'en continue pas moins son métier et on l'appelle pour défendre Fabio Paolicelli, un important trafiquant de drogue, qui, de retour de vacances en ex-Yougoslavie s'est fait prendre avec de la drogue plein sa voiture. Malgré les apparences, Fabio proclame son innocence. Guidi le connaît puisqu'il n'est autre qu'un dangereux fasciste dont les amis l'ont roué de coups dans sa jeunesse (il semblerait qu'il ait fait pire encore dans le domaine du crime). C'est un épisode qu'il n'a pas oublié. Ainsi refuse-t-il dans un premier temps cet office non sans plaisir puisqu'il tient sa vengeance surtout qu'un confrère, l’avocat Corrado Macri, peu regardant sur la légalité et qui avait accepté de le défendre, l'a finalement chargé, ce qui est étrange pour un avocat. Mais quand la compagne du détenu, Natsu Kawabata, une femme à la beauté renversante, sollicite son aide, il tombe sous son charme et ne peut qu'accepter. Ainsi se trouve-t-il dans une situation cornélienne, coincé entre la volonté de se venger et celle de défendre un homme pour les beaux yeux de sa femme et ce d'autant plus qu'il lui paraît que ce Fabio pourrait bien avoir été victime d'une manipulation et donc être innocent des faits qui lui sont reprochés. En outre, il ressent de la compassion pour la jeune fille du couple qui ne manquera pas de pâtir de l'incarcération injuste de son père. Il assurera donc la défense de son ancien ennemi. Pour se conforter dans son rôle d’avocat intègre qu'il est, il a recours, plus plus d'informations à son ami l'inspecteur de police Carmelo Tancredi, spécialiste des pires vices dont l'humanité est capable. Il lui apportera sa vision personnelle de cette affaire et éclaircira l'épisode un peu obscur de son précédent défenseur ce qui permettra à Guido de déstabiliser Macri .

    Pauvre Guido, il n'a jamais su résister à une jolie femme et il est vraiment tombé sous le charme de Natsu, mais surtout il doit se faire violence pour assurer une défense qu'il ne souhaitait pas. Certes il profite de la situation et la beauté de Natsu est un peu sa vengeance mais la présence de sa très jeune fille ne sont pas sans raviver ses rêves de paternité et sa volonté de revenir à la vie puisque le départ de sa compagne l'avait quelque peu abattu. Pourtant sa relation avec l'épouse de Fabio ne sera évidemment qu'une passade. Comme toujours j'ai apprécié l'humour de ce texte, l'analyse psychologique des personnages, le cheminement intérieur de Guido même si les précisions en matière de procédure et de droit pénal italien m'ont peu intéressé.

    C'est le troisième ouvrage que je lis de cet auteur et même si mon italien est encore un peu hésitant, la musique de cette langue me plaît toujours autant. J'ai apprécié le suspense distillé tout au long de ce romance et le personnage de Guierrieri. C'est quelqu’un de bien, conséquent avec lui-même, cultivé, intègre mais aussi toujours un peu malheureux en amour et qui, malgré l'adversité reste lui-même. Un homme très attachant finalement. J'ai bien aimé également le personnage du libraire insomniaque qui ouvre sa boutique la nuit.

    Ce texte a été traduit et diffusé par en France sous le titre «  les raisons du doute ».

    © Hervé GAUTIER – Mai 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]

  • Loin de Venise

    La Feuille Volante n°1045– Mai 2016

    LOIN DE VENISEMichèle Teysseyre – Serge Safran éditeur.

    Être né et avoir vécu à Venise est plutôt une chance. Parmi ceux que le hasard a désigné pour être citoyens de la Sérénissime, l'auteure choisit trois artistes dont les noms ont illustré leur art, mais elle les met en scène loin des fastes de cette cité brillante, avec leurs rêves de Carnavals, de canaux, de palais, de célébrité et de richesses. C'est d'abord un Antonio Vivaldi vieillissant, à Vienne, hébergé par une riche veuve, qui se cramponne à son bréviaire et à son chapelet, comme un viatique pour son prochain et ultime voyage. Lui qui fut « il prete rosso », flamboyant et adulé n'est plus que l'ombre de lui-même et évoque ses souvenirs comme on compose un concerto. Pourtant il trouve encore la force d'écrire un dernier opéra pour sa cantatrice préférée, la française Anna Giraud, ou plus exactement Girò, cela fait plus italien. C'est urgent, entre empressement et inspiration, le temps passe si vite !

    Rosalba Giovanna Carriera n'est pas née à Venise mais tout près, et dans une cité lagunaire. Elle vint en France pour y pratiquer ses portraits au pastel puis s'en est venue finir sa vie dans la cité des doges, entre gêne, oubli et inactivité. Elle devient chaque jour un peu plus aveugle à force d'avoir exercer son art mais personne ne le sait ; cela restera son terrible secret. Elle se révoltera contre ce mal, l’acceptera faute de mieux puis s’éteindra, parce que c'est notre lot à tous. Cette cécité l'éloignera du monde, de cette société vénitienne qu'elle aimait tant, où jadis elle brilla.

    Reste Giacomo Casanova, l'éternel vénitien, le prêtre manqué, à la fois ardent et libertin séducteur, espion, aventurier, écrivain, escroc, le prisonnier des « plombs » qui pourtant s'en évada comme on fait un pied de nez. Il termina sa vie comme modeste bibliothécaire du comte de Waldstein, coincé en Bohème entre des domestiques qui le molestent et un climat qui entame sa santé devenue fragile. Cette vieillesse solitaire, à peine égayée par des relations platoniques avec la fille du portier, lui fait fuir les miroirs, fussent-ils de Venise et rend urgente la rédaction de ses « Mémoires ».

    Triste fin de vies, partagées entre la solitude, les souvenirs de grandeurs et de succès, les rêves de séduction, les regrets et les remords aussi, que seule la création artistique parvient peut-être à adoucir. Image de cette condition d'homme qui n'épargne personne, quand les forces manquent, que les rides se creusent, qu'on s'accroche à un dernier espoir de mieux-être, que la mémoire se peuple de fantômes et qu'on devient fataliste… Quant à la Camarde, elle attend, tapie dans l'ombre parce que son heure arrive forcément. La vie est une comédie ou une tragédie, du théâtre assurément, qui fait passer l'acteur que nous sommes tous de l'ombre à la lumière puis de nouveau à l'ombre et nous fait oublier un temps un quotidien bien morne.

    C'est un livre fort bien écrit et agréable à lire, tout en nuances et qui évoque ces trois personnages illustres qui ont vécu dans cette ville d'exception. Je sais gré aux éditions Serge Safran et à Babelio (dans la cadre de masse critique) de m'avoir offert ce bon moment de lecture.

    © Hervé GAUTIER – Mai 2016. [http://hervegautier.e-monsite.com ]