la feuille volante

Articles de hervegautier

  • QUELQUES MOTS SUR GABRIEL GARCIA MARQUEZ [à travers trois livres]

     

     

    N°298– Avril 2008

    QUELQUES MOTS SUR GABRIEL GARCIA MARQUEZ [à travers trois livres]

    Je ne sais pas ce qui motive cette lecture effrénée de Marquez, sans doute l'inflation de ce qui se publie actuellement qui n'implique malheureusement pas la qualité de l'écriture et qui m'entraîne insensiblement à lire et à relire les bons auteurs, en tout cas ceux qui ont la particularité de m'étonner. Marquez est de ceux-là et les lecteurs de cette chronique savent l'intérêt jamais démenti que je lui porte. Il est un des rares qui peut raconter une histoire à partir de trois mots anodins en apparence mais qui captive son lecteur pendant plusieurs centaines de pages sans que l'ennui s'insinue dans la lecture. Le seul nom de Marquez retient mon attention. Plus sans doute que les autres auteurs, il s'empare de la réalité, que cela soit de sa propre vie ou de l'histoire, se l'approprie et en fait une fiction merveilleuse.

    Par exemple « Pas de lettre pour le colonel »[Editions Grasset] raconte l'histoire, sur fond de misère et d'improbables tribulations autour d'un coq de combat, d'un ancien combattant péruvien, colonel à 20 ans, qui attend désespérément, depuis de trop nombreuses années une pension d'ancien combattant qui ne viendra jamais, à cause du perpétuel changement de gouvernement, des restrictions budgétaires et surtout de l'oubli général...

    Dans le style du journaliste qu'il a été, Marquez évoque dans « Journal d'un enlèvement »[Editions Grasset] cette période délétère de l'histoire de la Colombie émaillée d'enlèvements, d'assassinats politiques, de terrorisme, d'attentats, de guerrilla, de corruption sur fonds de lutte contre les narco-trafiquants du cartel de Medellin, les complexités du pouvoir politique, des descentes meurtrières de police. Ce n'est pas à proprement parler un livre dans le droit fil des romans quelque peu baroques de Marquez. Ici, le registre est plus sobre pour évoquer l'angoisse, les espoirs des otages et de leurs familles. Ce livre pourtant publié en 1997 est malheureusement d'actualité puisqu'il évoque une triste habitude de la Colombie de pratiquer l'enlèvement.

    Avec « Le général dans son labyrinthe »[Editions Grasset] , je note que ce roman est dédié à Alvaro Mutis dont il a été longuement question dans cette chronique depuis sa création.] Marquez renoue avec son style teinté d'humour subtil que des formules laconiques soulignent à l'envi. Mêlant fiction et réalité, Il s'empare du personnage à ce moment précis et narre le dernier voyage du général Bolivar, héros de l'Amérique Andine, qui ayant quitté le pouvoir, part pour un exil sans retour et renoue avec ses souvenirs guerriers et glorieux, avec celui des femmes qui partagèrent fugacement sa vie. Il jette un regard désabusé sur ce que fut sa vie, mais aussi sur l'ingratitude de ses contemporains et sur la condition humaine, le sens de cette vie qui s'achève.. C'est que, après tant d'année à guerroyer contre les Espagnols, il entame, en compagnie de son hamac et de son fidèle serviteur, son dernier voyage, celui qui le conduira à la mort. C'est un récit à la fois émouvant et épique des quatorze derniers jours d' « El Liberador » qui voyait ainsi s'achever cette vie labyrinthique qui aurait pu être celle d'un paisible propriétaire mais que le destin a fait basculer. J'y vois l'hommage d'un Colombien illustre à un compatriote qui ne l'est pas moins.

     

     

     

     

  • Deux écrivains sud américains – Gabriel Garcia MARQUES – Alvaro MUTIS

     

    Je ferai à peu près la même remarque à propos de l’excellent roman d’Alvaro Mutis « Un bel morir » (GRASSET) qui retrace la vie aventureuse de Maqroll El Gaviero avec un art consommé de la narration.

     

    Ce personnage qui mène une existence folle et amoureuse sur tous les endroits malfamés du globe a tous les attributs du marin qu’il est. Pourquoi cependant est-il venu se perdre dans ce coin de la Cordillères et est-il devenu le complice un peu involontaire de trafiquants d’armes ? Pourquoi est-il innocenté par un militaire et va-t-il mourir dans les marais à la barre d’une mauvaise embarcation, un peu comme quelqu’un qui choisir de mettre un terme à un voyage trop long et fatigant, aux confins de la terre et des eaux, où on ne distingue pas vraiment l’un de l’autre.

     

    Il a donc posé son sac d’aventurier avec le souvenir de toutes les femmes qu’il a aimées.

     

    Il est de la race des héros mythiques qui n’en finissent pas de mourir et de ressusciter (n’a-t-il pas deux noms ?) et que personne, surtout pas l’auteur lui-même, ne peut ni ne doit tuer, même d’un coup de plume !.

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • Deux écrivains sud américains – Gabriel Garcia MARQUES – Alvaro MUTIS

     

    N°75

    Août 1991

     

     

     

    Deux écrivains sud américains – Gabriel Garcia MARQUES – Alvaro MUTIS

     

    Je n’ai vraiment aucun mérite à conseiller la lecture de « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marques.

     

    On ne se lassera pas de lire ce roman où le style n’a d’égal que les invraisemblables mais passionnantes aventures qu’il raconte. J’avoue, comme à chaque fois que j’ouvre un de ses livres que je prends le même plaisir à goûter son exceptionnel talent qui accapare le lecteur dès la première phrase et l’abandonne, un peu désorienté à la dernière en l’ayant entraîné dans un autre univers où le temps semble battre à un rythme différent du nôtre et où le destin des acteurs de cette grande épopée se déroule dans un microcosme à l’abri du reste du monde.

     

    Dans cette saga où les personnages paraissent vivre à la dérive dans une marginalité délirante, le quotidien le dispute au merveilleux avec toujours cette verve poétique si attachante.

  • L'OGRE - Jacques CHESSEX - Grasset [Prix Goncourt 1973]

     

    N°320– Novembre 2008

    L'OGRE – Jacques CHESSEX Grasset [Prix Goncourt 1973]

    Automne 1972, Jean Calmet, la quarantaine, célibataire, professeur de latin au lycée de Lausanne assiste, en compagnie de ses frères et sœurs et de sa mère, aux obsèques de son père, « le Docteur » Paul Calmet. C'était une force de la nature, aimant son travail, le vin, les servantes d'auberge et allant même jusqu'à dépuceler la jeune fille que son fils courtisait avec une gauche tendresse. Un « personnage » mais surtout le type même du tyran familial! Devant lui chacun a réagi à sa manière. La mère qui a vécu dans son ombre, soumise effacée et veule. La vie de Jean « aurait été une autre vie si elle s'était révoltée ». Il lui en veut de son attitude démissionnaire. Elle n'a été toute sa vie, face à ce mari abusif «[qu'] une espèce de vielle souris effacée et terrifiée ».Ses frères Étienne, l'ingénieur agronome avait fui cette famille et Simon, l'instituteur « le préféré de [la] mère » s'intéressait aux oiseaux, Hélène était devenu infirmière et Anne courait le monde et changeait souvent d'amants. Face à eux Jean, le cadet, avait choisi l'enseignement du latin. Il est un professeur aimé de ses élèves. Ils avaient tous quitté cette famille assassine, mais lui était resté, sans oser réagir, à la disposition de ce père qui l'avait tué à petit feu.

    De cet homme craint, aimé bizarrement, admiré, mais surtout honni, il ne reste plus que des cendres enfermées dans une urne que la famille va aller déposer dans un columbarium. Jean n'a pas tué son père comme il l'aurait voulu, mais ce dernier n'est plus rien. Le temps paraît suspendu et chaque instant consacré au choix des gestes est relaté avec une lenteur maladive et obsédante, noyé dans un faux chagrin de circonstance. Le mouvement qui présidait à l'action paternelle quotidienne trouve son « double-opposé » dans la description minutieuse de toutes des phases de la cérémonie! Il y a l'absence du père et avec elle une sorte de libération. Tout va enfin devenir possible, les réconciliations, les retrouvailles, tout ce temps perdu qu'on va enfin pouvoir gommer! La vie, en effet, continue, comme on dit, et avec elle le temps qui s'écoule, la beauté des femmes, la nature qui renaît, les cours qui reprennent. L'auteur distille cette certitude à travers des descriptions poétiques, lumière et émotions, ombres et images douces, amours volées avec cette « fille aux chat », nom donné par lui à cette jeune fille, étudiante aux Beaux-Arts, dont il devient l'amant maladroit et impuissant et qui le plongea tout de suite «  dans la joie mystérieuse et folle de Dionysos ». Cette image pose question par l'interprétation que le lecteur peut en donner. Ce n'est pas ici le Bacchus latin, dieu du vin de la vigne et de ses excès, mais le dieu grec, errant, de nulle part et de partout, né « de la cuisse de Jupiter [Zeus]» qui avait une place importante dans le rituel de la mort et de la renaissance. Il était lui, Jean Calmet, le fils modeste et égaré de ce Zeus tout-puissant, fils de son père, fils du « docteur »...

    L'épisode du café où Jean sort de ses gonds dans le seul espoir d'exorciser la présence latente de ce père mort qui pourtant l'obsède toujours, le dévore, est révélatrice. Même les exercices érotiques de Thérèse, sa partenaire ne suffisent pas à le guérir de ses obsessions! Il ne trouve son plaisir que dans la masturbation solitaire! L'entrevue chez le Directeur Grapp n'arrange rien. Il est un peu le substitut de son géniteur envahissant dont il évoque d'ailleurs la figure et qui lui parle comme un père! Pourtant il se réfugie auprès d'une prostituée, cette Pernette- Denise, elle -même porteuse de l'image du père, « féminin de Dionysos, la sœur, la fille, la compagne exaltée du divin! ». Cette substitution du Directeur prend toute sa mesure lors de la révolte des élèves qui révèle encore une fois la figure de Grapp, autoritaire, dominateur, colérique, comme le docteur Paul Calmet!

    Pourtant l'ombre tutélaire du géniteur continue à planer sur Jean. Sa vie entière lui revient à la figure, cette vie torturée par ce père qui n'a même pas respecté ses envies gauches d'adolescent, qui n'a pas su comprendre ses interrogations et ses craintes de l'avenir, qui l'a humilié. Loin de constituer une libération, la mort du père accentue au contraire l'emprise malsaine qu'il avait sur Jean. Son pouvoir s'aggrave au point d'être plus présent, plus dévorant que lorsqu'il était vivant. Il redevient cet « ogre » qu'il n'a jamais cessé d'être. Cette mort est comme un nouveau rendez-vous où ce père, plus présent qu'avant qui a toujours fagocité l'existence même de ce fils. A chaque instant de la vie de Jean, son père a été présent au mois en pensées, au point qu'il a annihilé chez ce fils toute la joie qu'il pouvait tirer de son quotidien. Que ce soit ses amours avec cette étudiante des Beaux-Arts, Thérèse, qui pourrait être sa fille, la maladie et la mort d'une de ses élèves, la rencontre fortuite d'un hérisson un soir d'été, ou la cérémonie prémonitoire du rasage, tout cela semble enveloppé par le regard du père omniprésent.

    A l'occasion d'une rencontre et d'un dialogue un peu surréalistes avec un chat, Jean prend conscience de sa propre mort, de son néant. L'auteur nous dit qu'il prend malgré tout conscience de son inexistence personnelle, de son défaut d'appétit de la vie et ce malgré la disparition de ce père enfin mort. Cette remarque est particulièrement affirmée dans l'épisode sans joie qu'il vit avec la prostituée.

    La jalousie que Jean ressent à la liaison de Thérèse et d'un de ses élèves ne suffit pas à le faire changer face à la vie, bien au contraire. Il revit, en quelque sorte et mutatis mutandis, l'échec qu'il a eu au temps de son adolescence avec cette jeune fille qui lui préféra son père. Cette relation révèle son impuissance et souligne encore davantage sa volonté de se sous-estimer, de se rabaisser à ses propres yeux. Il est l'archétype de celui qui ne s'aime pas! Sa mère elle-même ne peut rien face à son mal de vivre.

    Les femmes apparaissent comme pouvant être l'antidote à cette omniprésence du père mort mais finalement se révèlent incapables, même par l'amour qu'elles veulent lui donner, ou par leur seule présence, d'exorciser cette absence de goût pour la vie! «  Je suis donc fait pour souffrir » se répète-t-il comme en se complaisant dans cette affirmation, craignant peut-être que son père ne revienne pour l'anéantir tout à fait!

    Il ne peut effectivement plus réagir même face au manipulateur nazi auquel il ne peut même pas résister au point d'insulter son ami juif. Lâcheté ou désespérance, signe de décrépitude? Il se sent peu à peu happé par la mort sans pouvoir ou sans vouloir y résister, un peu comme si ce père décédé pesait encore sur son fils

    Comme j'ai eu souvent l'occasion de l'écrire dans cette chronique, la valeur d'un livre ne réside pas dans sa récente publication ni même dans les prix et distinctions qui lui ont été attribués. Seule la permanence du message qu'il renferme m'intéresse.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2008.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • RECIT D’UN NAUFRAGE – Gabriel Garcia MARQUEZ – Editions Grasset.

     

    N°158

    Juin 1993

     

     

     

    RECIT D’UN NAUFRAGE – Gabriel Garcia MARQUEZ – Editions Grasset.

     

     

    Il s’agit d’une histoire contée par un marin, un de ces hommes en perpétuelle errance qui ont choisi la mer pour fuir ou chercher quelque chose sans trop savoir ce que c’est.

     

    Le décor : la mer des Caraïbes qui a vu tant de navires disparaître et où le mystère s’épaissit à chaque naufrage.

    Le récit : après l’accident d’un destroyer de la Marine colombienne, l’histoire d’un homme qui se débat et survit sur un radeau à la faim, à la soif, à la peur, aux hallucinations, avec l’espoir de croiser un avion ou un bateau.

     

    Comme je l’ai déjà dit dans cette chronique, Gabriel Garcia MARQUEZ est un de ces écrivains qui prennent et passionnent leur lecteur dès la première ligne et ne l’abandonnent qu’à la fin du roman, grisé de dépaysement et toujours un peu déçu que le récit soit déjà terminé.

     

    En outre, il est de ces écrivains sud-américains dont le style possède cette musique, cette odeur, et cette chose intraduisible qui fait dire au lecteur qu’il a passionnément aimé un livre.

     

     

     

     

  • ET SI C'ÉTAIT VRAI - Marc LEVY - Robert LAFFONT.

     

    ET SI C'ÉTAIT VRAI – Marc LEVY - Robert LAFFONT.

    Que reste-il, le livre refermé? Une histoire d'amour surréaliste entre un homme bien réel, normalement constitué et le fantôme d'une femme médecin, décédée quelques mois auparavant dans un accident de voiture mais dont le corps continue de vivre dans une chambre d'hôpital, dans un coma dépassé, un projet rocambolesque d'enlèvement de ce corps avec la complicité active du « fantôme », une enquête policière à peine esquissée et déjà bouclée avec l'aide inattendue d'un policier aux portes de la retraite, et, à la fin, un « happy end » un peu facile!

    Je veux bien que l'intrigue se passe aux États-Unis, pays de toutes les extravagances, je veux bien que la fiction soit, par définition, un récit imaginaire où l'auteur fait naître l'intérêt de son lecteur par la qualité de son écriture, l'art de distiller le suspense jusqu'à la dernière ligne... J'aime ce genre littéraire pour cela! Je veux bien que cela soit le prétexte à un hymne à la vie, à l'amour, au merveilleux, mais aussi évoque la mort, la souffrance, le souvenir, l'absence insupportable de ceux qu'on a aimés et qu'on ne reverra plus... Ce sont là des choses qui ont trait à la condition humaine et qui parlent à chacun d'entre nous, mais quand même!

    Je n'ai pas aimé ce livre, ce qui y est décrit me paraît trop artificiel et sans réel intérêt malgré la phrase engageante de la 4° de couverture, répétée dans le roman : « Ce que j'ai à vous dire n'est pas facile à entendre, impossible à admettre, mais si vous voulez bien écouter mon histoire, si vous voulez bien me faire confiance, alors peut-être vous finirez par me croire et c'est important car vous êtes, sans le savoir, la seule personne au monde avec qui je puisse partager ce secret. »

    © Hervé GAUTIER – Janvier 2008.
    http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • DEUX ROMANS DE GABRIEL GARCIA MARQUEZ.

     

     

    N°146

    Février 1993

     

     

     

    DEUX ROMANS DE GABRIEL GARCIA MARQUEZ.

     

     

    J’ai déjà écrit dans cette chronique que la récente publication d’un livre n’était pas le seul critère d’intérêt pour le lecteur. L’ouvrage reste permanent et garde en lui sa part de rêve et de dépaysement. Il n’attend que l’amateur.

     

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    Ainsi ces deux ouvrages de Gabriel Garcia Marquez, La Mala hora tout d’abord qui a pour décor un petit village de Colombie écrasé de chaleur où s’abattent parfois des orages tropicaux qui balayent tout sur leur passage et transforment le fleuve tout proche en un impétueux torrent de boue. Il ne s’y passe rien sinon que dans ses rues et entre les murs de ses maisons enfle une rumeur qui se nourrit d’affiches anonymes apposées nuitamment... Elles apportent au village son lot d’incertitudes et de doutes…

     

    César Montero tue un matin l’amant de sa femme. Dès lors vont entrer en scène pendant dix sept jours le Maire, torturé par une rage de dents, le Père Angel, absorbé par les devoirs de sa charge… Cependant le temps semble s’écouler avec la lenteur qui sied à ces latitudes, mais ces cieux tourmentés ont aussi connu, il n’y a pas si longtemps la guerre civile avec ses querelles politiques , ses assassinats. L’absence de légitimité des gouvernants le dispute à la soif de revanche des opposants.

     

    Pourtant, on affirme bien haut que les choses ont changé, et ce, malgré les affiches qui ne révèlent rien qu’on ne connaissent déjà. Cependant les passions finiront par se déchaîner et la terreur reprendra comme avant.

     

     

    *

     

     

    Le second ouvrage, qui est aussi le premier de Garcia Marquez met l’accent sur un thème qui lui est cher, celui de la solitude. Des feuilles dans la bourrasque rassemble au début trois personnages autour d’un cercueil. Chacun donne libre cours à ses pensées. Ils évoquent le mort, un médecin qui vient de se pendre, un homme que tout le village exécrait parce qu’il avait un jour refusé de soigner des blessés et qui depuis vivait reclus chez lui.

     

    A cause d’une promesse l’un des personnages, un vieux colonel, va l’enterrer pour qu’il ne soit pas la proie des vautours. Il le fera malgré la haine du village de Macondo, jadis enrichi par une société bananière et qui maintenant n’est plus que l’ombre de lui-même…

     

    Cette impression de solitude est accentuée par les monologues entrecroisés des différents personnages. Le décor de ce roman, autant que le thème qui y est traité préfigurent déjà l’œuvre de Garcia Marquez.

     

    Ces deux romans sont publiés chez Grasset.

     

  • ONITSHA - Jean Marie Gustave LE CLEZIO - Gallimard

     

    N°318– Novembre 2008

    ONITSHA – Jean Marie Gustave LE CLEZIO – Gallimard.

    J'ai un peu honte de l'avouer, mais, jusqu'à la lecture de ce livre, je n'étais pas parvenu à entrer dans l'univers et le voyage de Jean Marie LE CLEZIO. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir plusieurs fois essayé!

     

    C'est un peu fastidieux de résumer l'histoire, pourtant c'est celle d'un jeune garçon de douze ans, Fintan, qui, en 1948, part pour l'Afrique, en compagnie de sa mère Maou, rejoindre à Onitsha son père qu'il ne connaît pas. Ce sera en même temps que la rencontre avec son géniteur, la découverte de ce continent également inconnu de lui comme il l'est de sa propre mère et qui va se révéler à eux. Fintan va en Afrique parce que son père le lui demande «  Je suis Geoffrey Allen, je suis ton père, viens avec moi à Onitsha ». Cette phrase est comme un leitmotiv dans ce roman. Il accomplit ce voyage de France jusqu'en Afrique en compagnie de sa mère, comme un parcours initiatique en mer, sur un vieux bateau, parenthèse nécessaire à cette transition entre deux mondes mais aussi, pour le jeune garçon de douze ans, cette envie d'écrire qui naît en lui et croît à mesure que lui même grandit. «  Un long voyage », tel est le titre de ce récit qu'il entame en même temps que que sa progression vers le port fluvial d'Onitsha sur le fleuve Niger. C'est une écriture naïve, naissante et un peu gauche, mais c'est là une manière de se délivrer d'une solitude née de l'enfance qu'il quitte en même temps qu'il abandonne la France. L'énigme ici s'habille d'un possible parallèle entre l'auteur et Fintan.

     

    C'est que de cette Afrique, chacun de ces trois personnages, rêve différemment. Pour Maou, il ne s'agira pas de cette vision un peu romantique qu'elle pouvait en avoir, mais elle se révèle à elle à travers des odeurs âcres, une nature sauvage et hostile, une société cruelle, raciale et torturée par la colonisation anglaise, dévorante, insaisissable parfois, loin de son rêve d'européenne. C'est pourtant dans un lieu différent de l'Europe qu'elle vit désormais et on imagine facilement que cela ne lui déplaît pas. Maou est amoureuse de son mari qu'elle part rejoindre, mais c'est aussi une femme énigmatique secrète et envoûtante que les autres hommes regardent avec envie.

     

    Pour Geoffrey, ce pays, c'est d'abord son métier à « l'United Africa », mais c'est aussi et peut-être surtout une géographie aux multiples légendes, celle de Méroë, ce royaume mythique qui aurait été fondé ici par Arsinoë une reine noire égyptienne, descendante des pharaons et qui le hante. Il partira pourtant d'Onitsha mais gardera jusqu'à sa mort l'obsession de cette quête «  Puis la lumière décroît, l'ombre entre dans la petite chambre, recouvre le visage de l'homme qui va mourir, scelle pour toujours ses paupières. Le sable du désert a recouvert les ossements du peuple d'Arsinoë. La route de Méroë n'a pas de fin »

     

    Il y a d'autres personnages non moins intéressants et quelque peu énigmatiques. Sabine Rodes, anglais marginal mais qui ne fréquente pas ses congénères, qui a l'intuition de l'effondrement de l'empire colonial et qui mourra avec lui. Son vrai nom n'est révélé qu'à la fin et il est peut-être le vrai père de Fintan. Il y a aussi Oya, pauvre fille sourde et muette, dans qui Geoffroy veut voir l'incarnation d'une reine noire...

    Il y a peut-être un autre personnage plus impalpable, l'Afrique qui se révèle à Fintan avec tout son décor, son atmosphère hors du temps à travers la pauvreté des africains réduits en esclavage. Pour lui cependant, elle est une terre de liberté et de grands espaces que Sabines Rodes lui fera découvrir.

    L'atmosphère générale du livre m'a parut apaisante, malgré le thème, à cause du style sans doute, à la fois dépouillé et simple, mais aussi narratif poétique et musical. Il vise simplement à ce que l'auteur soit compris de son lecteur. L'histoire est simple. Elle est donnée à voir au lecteur. Pourtant il s'agit, m'a t-il semblé, d'une révolte profonde dont a voulu parler Le CLEZIO.

     

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2008.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • LONGTEMPS JE ME SUIS COUCHE DE BONNE HEURE - Jean-Pierre GATTEGNO

     

     

    N°315 – Octobre 2008

     

    LONGTEMPS JE ME SUIS COUCHE DE BONNE HEURE – Jean-Pierre GATTEGNO [Acte Sud].

     

    Cela n'a l'air de rien, mais cet ouvrage illustre à sa manière très personnelle l'attrait, l'intérêt que peut susciter la première phrase d'un livre. Le quidam la lit, puis, sans raison, sans savoir pourquoi, il est happé par ce peu de mots, puis poursuit avec la deuxième ... et se surprend à pousser sa lecture jusqu'à la fin sans que l'ennui s'insinue dans sa démarche, transformant le moment consacré à la lecture, que d'aucuns regardent comme un perte de temps, en un moment de pur plaisir.

    Cette chronique s'est souvent fait l'écho de ces auteurs qui captent à ce point un individu que le hasard met en présence de leur livre, le transforment presque aussitôt en témoin passionné de leur voyage, lui prêtent cette merveilleuse ivresse des mots, bref en font un lecteur attentif, enthousiasmé par le récit et presque déçu d'arriver, sans s'en rendre compte, à la fin de ce roman qui lui a procuré tant d'agréments qu'il ne sait lui-même comment l'exprimer et se contente de dire que cela lui a plu. Cette grande économie de mots cache souvent une foule d'impressions à jamais inexprimées comme si c'était déflorer le livre que d'indiquer en quoi il a été à ce point attachant. C'est comme le fil d'un écheveau qu'on tire et qui se déroule en apportant à son curieux amateur un soudain intérêt.

    Ainsi Jean-Pierre Gattegno prend-il pour titre de son roman la première phrase mythique d'un roman de Marcel Proust. C'est plutôt une bonne illustration, sauf qu'en ce qui me concerne, je n'ai jamais pu lire l'auteur de « Du Côté de chez Swann »!

     

    Il y a l'histoire, celle d'un petit truand minable, Sébastien Ponchelet, que la prison met en présence d'un détenu cultivé et amateur d'art, voleur de tableau... et grand lecteur. Pendant sa liberté conditionnelle il travaille chez un éditeur parisien, mais son emploi de manutentionnaire rend sa vie terne. Pourtant, il va croiser dans le métro une femme à qui la lecture prête un regard pétillant et un manuscrit raturé et annoté qui va bouleverser sa vie et le faire pénétrer dans l'univers des livres. Cette femme, pourtant personnage furtif de ce récit, me semble avoir un vraie épaisseur avec sa beauté énigmatique, son indifférence feinte, sa compréhension de Sébastien. Je retiens une de ses phrases «  Voilà, je préfère l'amour des livres, même quand ils sont mauvais, il y a toujours quelque chose qui les sauve... ». Elle est le prétexte à l'évocation d'un autre monde qui jouxte celui de l'édition, de l'écriture, comme Sébastien peut l'être de la peinture également évoqué à travers une foule de tableaux... et avec son pendant, celui du faux.

    Même s'il ne lit pas ce manuscrit comme un passionné, ces quelques mots vont être pour lui le point de départ d'une réflexion, d'un questionnement introspectif. Les annotations et les corrections apposées successivement en marge d'un manuscrit ou d'un livre sont l'illustration d'une sorte de partition silencieuse, une discussion secrète dans un improbable huis clos entre deux personnes qui ne se connaissent pas et qui ne se rencontrerons jamais.

     

    Il y a aussi le style, direct et sans fioriture qui rend ce texte attachant.

     

    Cela rejoint un peu la remarque de Jean-Marie Le Cléziot, Prix Nobel de littérature 2008 qui, nouvellement couronné, conseillait simplement au reste du monde de continuer à lire des romans. Celui-ci fait partie de ces ouvrages qui sont autant de moments jubilatoires dont il serait dommage de se priver.

     

     

    © Hervé GAUTIER - Octobre 2008. http://hervegautier.e-monsite.com 

  • PATMOS et autres poèmes – LORAND GASPAR – Collection Poésie Gallimard.

     

    N°250 – Juin 2004

     

     

    PATMOS et autres poèmes – LORAND GASPAR – Collection Poésie Gallimard.

     

     

    J’ai toujours plaisir à célébrer l’anniversaire de cette modeste revue par la lecture d’un écrivain d’exception. Lorand Gaspar avait déjà accompagné le 23°, il sera donc le prétexte au 25°, et je ne peux que m’en réjouir.

     

    Comment le dire ? J’ai abordé ce livre comme un objet tout d’abord posé sur ma table, en le regardant, le tournant, le prenant en mains avant de l’ouvrir parce le moment de goûter son message n’était probablement pas encore venu. Mais quand le temps de cette communion intime avec le recueil s’est manifesté, il m’a fallu pouvoir abandonner toutes choses et me lancer, porté par cette musique et ce mystère parce que c’était maintenant et que l’instant d’après ce serait trop tard !

     

    Il faut peut-être entrer dans cet univers fait de fragrances, de sons, de couleurs par la porte des mots parce qu’il y a une douceur mystérieuse dans cette écriture, dans l’apaisant mouvement du langage qui berce l’âme, la subtile lueur d’une image simplement tissée dans la clarté de l’instant singulier qui est celui où le souffle de l’inspiration révèle sa force et la prête à celui qui est digne de la recevoir pour la transmettre à son tour par l’alchimie de notre si belle langue française aux autres êtres humains !

     

    C’est le miracle de la vie qui à chaque vers est célébré dans ce livre, c’est l'appel à une lecture neuve, à l’image de cette écriture libérée des entraves, habile à décrypter les pulsations de la nature dont le poète retisse lentement la réalité. Fragilité est ici écrit en lettres majuscules parce que l’auteur de « Sol Absolu » sait et nous rappelle que tout ici-bas est transitoire mais que peu d’hommes en prennent conscience. Sous sa plume, chaque son est une musique et les ongles grattent la portée invisible des cordes instrumentales pour en tirer quelque chose, plainte ou douce lumière, qu’importe. Seul le message compte ! C’est la vie qui gagne parce qu’elle est permanence, parce qu’il sait regarder, écouter et sentir, s’arrêter et perdre son regard dans l’immensité de la mer et du ciel, qu’il sait tomber sous le charme de l’imprévu. !

     

    L’auteur est bien un veilleur, un vigile attentif des lieux, sais les dire, les célébrer simplement qu’ils aient pour nom Patmos, Sidi Bou Saïd, Judée, Mer Rouge ou Saint Rémy du Val… C’est toujours le monde, celui de la Création dont il parle avec simplicité et respect. Face à lui, il sait être pudique, secret et assurément humble. Il sollicite les cinq sens avec en plus peut-être cet art des contrastes qui fait ressortir la vraie beauté des choses, l’usage de l’oxymore, l’opposition entre noir et blanc, froidure et chaleur, clarté et obscurité, le jour et la nuit l’occident et la Chine « à l’âme inoubliée ».

     

    Cet attachement à une maison dont les fondations ( « les amarres » s’enfoncent dans le sable ou la pierre n’est pas moins important car elle est un refuge, un espace qui favorise le repli sur soi pour mieux renaître à cette permanence de la vie. Elle est aussi un jalon, une borne, une sorte d’auberge du silence où se manifeste, ici plus qu’ailleurs sans doute les vibrations qu’il convient de quérir. Ici on porte témoignage, un témoignage intime de sensations et de sentiments en prenant soin de dire les choses, mais aussi en gardant secrètement des parcelles de ces mêmes choses parce qu’elles doivent rester inavouées et temporairement retenues, peut-être aussi parce qu’elles sont indicibles, parce que les mots ne sont pas encore prêts qui les exprimeront complètement. Ce long mûrissement auquel se prête le poète ne peut qu’enfanter des textes qui s’inscrivent dans la durée, dans le temps et dans la mémoire.

     

    Il y a une manière originale de nommer sobrement les choses, la lecture s’offrant simplement avec les nuances du poème en n’oubliant pas que la parole est délicate mais aussi source de vie, née entre deux néants, du silence d’avant et d’après les mots, simples vibrations dans l’air ou traces sur le papier, mais qui pourtant devient pérenne. Il compose son texte comme un peintre son tableau pointilliste, par petites touches, jouant sur les contraires, avec une prédilection peut-être pour le blanc aérien face au noir de l’encre mystérieux et inconnu. Les gris qui gardent la mémoire des formes sont revisités, éclaircis, imprimés fugacement sur les murs chaulés, empreints d’un silence chaud. Les différentes gammes de bleu se déclinent entre mer et ciel, jusqu’à la fumée vaporeuse et odorante de l’encens, du « bleu écaillé d’une barque » ou des « gris-bleus et des verts délavés » qui évoquent pour lui des variations musicales de Debussy.

     

    Il y a l’eau, celle de la mer, celle de la pluie, élément liquide extraordinairement lustral, fluide et matinal qui lave même le regard. La rosée où se lavent les mots, l’eau de mer « où le silence aussi s’entend » sur laquelle le pêcheur, « danseur ébloui sur une nappe de frémissements translucides » semble marcher, à la fois transparente de près et bleue de loin qui accompagne le bruit sec et répété du ressac qui meurt et renaît dans un mouvement d’écume ; cette clarté m’évoque la page blanche, à la fois vide et invite à la création, l’eau de la rosée, celle du torrent dont les eaux «emportent les mots (qu’il) cherche », celle du baptême qui « jaillit des jardins nocturnes du corps », celle de la source dans ce qu’elle a de virginal et de frais, née de la terre elle va vers la mer après ses noces avec la terre et les pierres, eau durcie en cristaux de neige, eau des sanglots, celle qui « tremble dans l’œil » aussi…

     

    L’art de l’hypotypose qui donne à voir une scène par la seule force évocatrice des écrits est présent chaque page avec aussi ce sens de l’image poétique. Il parle de « poignée d’écume » de « tout le rayonnement de midi moulu dans une poussière d’eau » d’ « une lame d’acier cru » ou de la « vendange du raisin de mer » « l’abîme muet du toucher », « la rugine du matin », les « Sons brodés par la nuit » ou des « grappes de pensées »… Il prête au lecteur attentif des visions fugaces, de brefs moments de vie, d’éphémères images d’un lieu avec juste ce qu’il faut de senteurs et de couleurs pour que la trame de la scène effleure l’imaginaire. C’est une sublimation de l’instant poétique dans ce qu’il a d’immédiat, d ‘unique et de bouleversant. Il y a dans ce moment tout chargé de mystères, malgré, ou peut-être à cause de son aspect quotidien et presque banal mais Ô combien précieux pour qui sait en discerner la richesse, une sorte de dimension à la fois bienvenue et impalpable un peu comme les calligrammes chinois tracés à mainlevée par Wang Mo. Il y a quelque chose d’intemporel aussi dans ces poèmes parce que la vie est unique et que les pierres du désert éclatés en sable par le gel, étaient, il y a bien longtemps, des montagnes. Dire les choses avec une grande économie de mots est bien l’apanage de notre auteur parce que les paysages prêtés au « regard » du lecteur possèdent aussi ce dépouillement !

     

    Il célèbre en la nommant « la pure jouissance d’être », ce « mystère d’être là » devant « l’agrafe d’or d’un feu », percevoir « le pain très blanc d’un cri » profiter du « goût exquis du rouget grillé aux herbes sur braise », regarder « l’irruption des martinets ivres d’un festin joyeux absorbés totalement par l’exercice de vivre ». Il y a une sensualité de bon aloi dans cette écriture, cette « étrange saveur de chair nue », ce « geste qui touche un instant le sombre jardin du corps ». Cet amour de la vie est aussi puisé aux « pépites » de l’enfance insouciante et innocente mais aussi tourmentée par les embûches du parcours à venir. Ce monde est là, face à soi qui attend d’être conquis, qui s’offre à la marque unique qu’on voudra bien y imprimer.

     

    Le livre refermé reste sertie dans l’âme du lecteur, et pour longtemps, cette marque poétique tissée de mer et de désert, de terre d’eau et d’air. Elle enchante par sa spontanéité, sa fraîcheur, sa claire densité, son humilité aussi.

     

     

    ©Hervé GAUTIERhttp://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

     

  • QUELQUES RÉFLEXIONS PERSONNELLES SUR Lorand GASPAR.

     

     

     

    N° 241 – Juin 2002

     

    QUELQUES RÉFLEXIONS PERSONNELLES SUR Lorand GASPAR.

     

     

    C’est donc avec un écrivain d’exception que je célébrerai cette année le 23° anniversaire de cette « Feuille Volante », devenue, au fil des années et par le fait des choses, non plus une revue mais une simple note de lecture personnelle. Qu’importe ! Seuls comptent le plaisir de lire, d’apprendre, de rêver, les rencontres littéraires qu’il m’est donné de faire et je me dois, simplement parce que j’en ai décidé ainsi, d’en rendre compte ici, même si cela consiste à avitailler ma seule mémoire !

     

    Je dois à ma vérité intime d’avouer ici, à ma grande honte, que Lorand Gaspar était pour moi un inconnu jusqu’à ce que mon regard croise quelques-uns de ses ouvrages sur les rayons d’une bibliothèque. Il se passe toujours de ces petits miracles qui me font ainsi découvrir ainsi des grandes voix de la littérature. Son nom ne me disant rien, j’ai eu l’intuition que « Carnets de Jérusalem » et « Journaux de voyages » n’allaient pas me laisser indifférent. J’ai toujours été un voyageur immobile et les livres ont été, de tout temps ma seule évasion. Mes origines charentaises ne se manifestent pas seulement dans le port des pantoufles du même nom ! Je suis casanier et je n’y peux rien !

     

    Et pourtant, ce médecin né en Transylvanie orientale partira très tôt servir dans les hôpitaux français de Jérusalem et de Bethléem. Il deviendra amoureux de ce Proche -Orient et des peuples qui l’habitent, de leur histoire chaotique. Ce sera « carnets de Jérusalem » ! Que me reste-t-il, le livre refermé de la relation de cette mission humanitaire. Un mélange étonnant, fascinant même, de curiosité, de dépaysement face à la beauté de ces paysages évoqués avec des mots simples, la solitude, le désert, l’aventure humaine transitoire et merveilleuse surtout quand elle est animée par la passion ! Sous sa plume, c’est une leçon d’histoire, non pas celle donnée par un professeur du haut de sa chaire, mais celle d’un humaniste qui refait le parcours historique de cette « Terre Sainte » qui paradoxalement a toujours été le théâtre de conflits et, où, peut-être plus qu’ailleurs sans doute le sang des hommes n’a cessé de couler et coule encore de nos jours ! C’est un peu comme si cette terre d’Islam qui est aussi juive et chrétienne et où devrait régner la tolérance et la paix a été vouée de tout temps à la mort, au combat, à la haine et au refus de l’autre…

     

    L’auteur se transforme en véritable guide, faisant découvrir à son lecteur attentif tout ce qu’un touriste nécessairement pressé ne voit pas, cherchant jusque dans l’étymologie les détail de la géographie. Il n’oublie pas non plus de parler des religions, de la faunes, de la flore, de l’architectures et des légendes… Et tout cela avec une poésie simple qui sourd des mots eux-mêmes et qui va si bien à ces régions où le temps ne compte pas, où les références du monde dit civilisé semblent se dissoudre dans ces paysages grandioses et arides. Ses mots sont les jalons d’un voyage initiatique, personnel et intérieur qui bouleverse le lecteur ! Moi qui n’ai jamais connu l’appel du désert, la beauté de ses paysages je dois avouer mon envoûtement « Il y a souvent sur ces pistes non tracées, dans cette navigation minérale à l’estime, un moment où de fil en aiguille les choses se compliquent, s’embrouillent. Une piste perdue non retrouvée, un puits pourri, un vent de sable tenace, les défaillances du véhicule quand on en est pourvu ; la moindre erreur, l’incident le plus anodin en apparence peut en entraîner d’autres. Sentiment d’être pris dans un enchaînement rigoureux, implacable. Le dépouillement, la désolation, la solitude découvrent la totalité de leur visage où le plus anodin de leur visage dont on ne percevait que la grandeur issue de notre imagination. L’immensité n’est plus de l’ordre de la beauté, elle n’est pas cette « grandeur » que l’on contemple. Tout devient terriblement concret, un réel auquel on ne peut plus se sentir extérieur et qui est l’élan même du mouvement, limité par d’autres, de notre vie »

     

    Cette étrange alchimie de l’écriture qui sera toujours pour moi un mystère se double de photos en noir et blanc, malgré ou peut-être à cause de la lumière qui règne dans ces contrées, également signées de l’auteur. Elles sont à l’égal du texte, pleines de talent de simplicité, de spiritualité même ! L’auteur nous rappelle que la nature humaine est complexe. A à la fois ange et démon, l’homme est capable du pire comme du meilleur, capable de tuer comme de soigner ses semblables au péril de sa propre vie avec la même foi et la même énergie, capable à la fois de créer les choses les plus magnifiques et de perpétrer les plus cruels massacres. Celui qui était allé là-bas dans un but humanitaire devient un messager de paix, de tolérance, d’amour, comme si cette terre avait le pouvoir de transcender les hommes, de les rendre tout à la fois poètes, bons…

     

    Dans « Journaux de voyages », il redevient cet arpenteur vigilant de la terre, gourmand de ses couleurs, de ses bruits, comme fasciné par le spectacle qu’elle lui donne, que ce soit en Afrique, en Asie ou ailleurs, simplement parce qu’il choisit sa destination, ses haltes qu’il décrit pour son lecteur en un long et délicat poème. Il use d’une langue aussi recherchée que les paysage qu’il traverse sans oublier de lui rappeler que malgré toute cette beauté qu’il y a la mort au bout du chemin parce que telle est la condition de l’homme.

     

    Quel genre d’être est-il, lui qui choisit des contrées où le temps ne compte pas, ne s’écoule pas a même rythme, où le nom des villes invitent à eux seuls au voyage, au dépaysement : Boukhara, Khîva, Samarcande où le passé se mêle au présent, où la poésie doucement chaude et intemporelle revendique sa place parce qu’il ne peut sans doute en être autrement. Il donne un autre univers à offrir en partage, une autre planète qui est pourtant la nôtre mais qui ne peut intéresser le voyageur pressé. Pour lui, c’est une autre image de ce monde qu’il veut évoquer, plus vraie peut-être et authentique, celle qui reprend possession de la pulsation de la vie, des choses simples, des gestes économes, des paroles rares mais pourtant riches de sens.

     

    La route de la soie est revisitée au pas lent des chameaux quand les avions survolent le monde à des vitesses supersoniques, que l’argent est roi que seule la réussite compte. C’est aussi l’Afrique avec son désert envoûtant ses habitants sur qui la civilisation, comme on dit semble n’avoir aucune prise…

     

    Dans ce livre, l’homme reprend presque subrepticement sa place qu’il n’aurait, au vrai, jamais dû quitter, mais ainsi va le monde, le progrès comme on dit ! Dans ces contrées, l’auteur lui redonne sa vraie dimension, le replace dans des paysages qui vivent au rythme du soleil et des prières, lui font retrouver la respect de l’autre, de son environnement, de Dieu peu-être si on veut le voir ainsi

     

     

    ©Hervé GAUTIERhttp://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • ROUGE BRESIL - Jean-Christophe RUFIN [Gallimard]

     

    N°313 – Septembre 2008

     

    ROUGE BRESIL – Jean-Christophe RUFIN [Gallimard].

     

    Nous sommes sous la Renaissance, en 1555, et le Chevalier de Malte Nicolas Durand de Villegagnon commande une expédition à destination du Brésil, et plus précisément pour la baie de Rio de Janeiro alors sauvage et inexplorée, afin d'y implanter une nouvelle colonie française face aux Portugais, mais aussi pour gagner des âmes, c'est à dire évangéliser les indiens qui peuplent ce qu'on appelle la « France Antarctique ». C'est donc à une authentique épopée, malheureusement avortée et oubliée de l'histoire de France, que l'auteur nous convie, comme en d'autres temps Jean de Lery ou André Thevet.

     

    C'est à travers les yeux de deux orphelins, Juste et Colombe, embarqués dans cette expédition pour servir d'interprètes auprès des tribus indiennes, mais qui eux, sont à l'improbable recherche d'un père dont leur mémoire conserve le souvenir et peut-être la légende, que ce récit nous est offert. L'auteur y réalise un véritable travail anthropologique mais aussi théologique dans la querelle qui oppose catholiques et réformés et montre comment les hommes peuvent faire prévaloir ce qui les divise contre ce qui devrait les réunir et combien les passions peuvent les changer irrémédiablement. Jugez plutôt, Villegagnon, tout pétri de christianisme et de culture antique, de chevalerie, d'humanisme tolérant va être transformé par ce voyage initiatique en acteur convaincu de la répression contre les protestants, faisant de cet épisode, avec quelques années d'avance, une répétition générale des guerres de religion qui déchireront la France.

     

    Ce récit nous donne à voir des paysages luxuriants de cette France des Tropiques, un peuple d'indiens, les Tupinanbas[ou Tupis], anthropophages certes, mais qui participent, par leur mode de vie, à la fois sensuel et sans tabous, à une vision d'un paradis terrestre perdu et soudain retrouvé. C'est un hymne à la nature, à la liberté, un appel au bonheur depuis longtemps oublié ou étouffé par les sociétés européennes, deux conceptions de l'humanité, colonisatrice, libératrice, mais finalement meurtrière des Européens, harmonieuse, naturelle et attirante des indiens. Le mythe du « bon sauvage » sera repris plus tard au Siècle des Lumières.

     

    Le titre, « Rouge Brésil » m'évoque, certes, un bois précieux, mais surtout le sang, la violence aveugle de la guerre du côté des Européens, l'anthropophagie traditionnelle au côté des indiens [l'auteur se livre à une intéressante déclinaison de ce concept vu du côté des blancs qui ont embrassé la cause des Tupis], mais aussi la passion pour ces contrées, les histoires d'amour contrariées ou qui se terminent bien ... Voilà pour l'histoire, mais il n'y a pas que cela.

     

    Les personnages, en réalité une véritable galerie de portraits, qui servent de guides au lecteur attentif sont à la fois l'image de la condition humaine dans tout ce qu'elle a de plus répugnant, mais aussi de plus attachant. L'auteur en fait une évocation où le réalisme et parfois le grotesque le dispute à l'émotion

     

    Je voudrais une nouvelle fois dans cette chronique, comme j'ai déjà eu l'occasion de le faire à propos d'autres auteurs, mentionner non seulement le récit qui nous est conté et qui nous entraîne dans un autre univers [l'aspect documentaire et documenté d'un récit est important pour le lecteur qui, à cette occasion apprend quelque chose, surtout ici où cet épisode est complètement occulté par l'Histoire], mais aussi, et peut-être surtout le style aux accents parfois voltairiens. Je veux redire ici que le bon usage de notre si belle langue française transforme le moment consacré à la lecture en une période de pur plaisir. Un humour subtil qui doit beaucoup à la litote, le dispute aux descriptions poétiques, le délicat emploi de la syntaxe, la richesse du vocabulaire, précis juste et recherché qui puise sa rareté, et donc son précieux sens, dans des termes qui empruntent beaucoup à un passé désormais révolu et donc inconnu. C'est déjà un voyage au pays des mots qui est lui-même un dépaysement prisé du témoin attentif. Il procède de cet enchantement que tout lecteur souhaite trouver dans un livre.

     

    J'ai lu ce roman avec délectation. Mon improbable lecteur ne manquera pas de m'objecter que je n'ai, pour cela aucun mérite, ce livre ayant, accessoirement, été couronné en 2001, par le prestigieux « Prix Goncourt ». C'est vrai, mais il voudra bien cependant considérer que ce n'est assurément pas cela qui a retenu mon attention autant qu'il pourra observer que, cette chronique étant avant tout marquée du sceau de la liberté et de l'absence de compromission de quelque nature que ce soit, j'y exerce un droit à la libre parole qui en fait le fondement. Ainsi ne me suis-je jamais gêné de donner des avis qui vont parfois à contre-courant de la mode ou de la pensée de plus en plus unique, même si, souvent, une distinction a accompagné la sortie de l'oeuvre commentée. C'est que, indépendamment de son talent littéraire, le parcours de Jean Christophe Rufin est déjà original. Pensez donc, médecin humanitaire, ce qui est soi n'est pas banal, puisqu'il traduit au quotidien l'action difficile de celui qui a vocation de guérir ou de soulager la souffrance, c'est à dire de mettre à la disposition des plus démunis sa faculté de les soigner, mais aussi voyageur-témoin, et on sait combien cela est de nature à nourrir la créativité de celui qui porte en lui cette merveilleuse faculté non seulement d'attester ce qu'il voit, mais aussi de créer un récit de fiction et, à cette occasion, de faire chanter les mots. Cette musique est toujours agréable à mes oreilles. Puis vint ce prix qui a heureusement contribué à distinguer celui qui menait une carrière de réflexion et d'action, puis cette nomination comme ambassadeur de France et, plus récemment, son élection à l'Académie Française. C'est là un cheminement tout à fait remarquable, un engagement personnel qui atteste à la fois de sa créativité littéraire, du regard qu'il porte sur le monde, du témoignage qu'il entend apporter à l'évolution des mentalités. « Rouge Brésil » procède de cette démarche.

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER - Septembre 2008.

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  • CE PEU DE BRUITS - Philippe JACCOTTET - Editions Gallimard.

     



    N°303 – Juin 2008

    CE PEU DE BRUITS – Philippe JACCOTTET - Editions Gallimard.

    Ce titre au pluriel n'est peut-être pas autre chose qu'une prise de conscience de la vanité des choses de cette vie, la certitude que, qui que nous soyons, nous ne sommes rien au regard du monde, de sa permanence et de sa durée. Nous faisons ici-bas un bout de chemin, si peu de choses, avec si peu de bruit et de si peu d'importance, même le chuintement des mots, des gestes et des couleurs...

    Quand on perçoit le bout du chemin et qu'on a l'intuition de cette fin que nous redoutons tous sans vouloir se l'avouer, qu'il n'y a peut-être plus rien à dire, et chaque mot se résume peut-être à un murmure, alors on cherche ailleurs, dans les visages et les livres des autres,comme on use d'une boussole, ce qu'on ne peut plus dire, ce qu'on n'a peut-être pas oser faire? Je salue quand même la culture autant que l'humilité de l'auteur!

    Philippe Jaccotet parle d'un monde qui s'en va, de ce « cœur presque fantôme » ou « plutôt du cœur [qui s'éloigne] de mauvais gré ». Je choisis d'y voir un fatalisme mal assuré, un amour de la vie contrarié et rien, pas même les paroles « mal maîtrisées, mal agencées... répétitives » ne pourraient valablement accompagner le voyageur devenu « une ombre de ruisseau ». Tout ce qu'on a pu vivre de vrai et de fort durant cette existence est insignifiant au regard « du mystère de la pérennité du monde avec cet espoir insensé de l'existence d'un autre monde, un au-delà incertain et hypothétique ». Son écriture est dénuée d'artifice, comme si ses mots, eux non plus, ne voulaient pas faire de bruit, les couleurs s'estompent peu à peu, comme la vie, il confie à l'écriture son intuition de n'avoir été qu'un quidam, un moment rapide de l'espace-temps jusqu'à l'infini mais à l'intérieur d'une vie d'homme lisse et sans histoire. Il parle simplement d'une chose simple, mais que pourtant, pour des raisons obscures et inavouées nous rejetons tous, la mort ou plus précisément le passage de la vie à la mort. Elle est inévitable et nous fait peur [Victor Hugo parlait du « noir verrou de la porte humaine »] d'autant que ce passage s'effectue le plus souvent dans la plus extrême solitude. L'homme, ce rien, face à lui-même, à ce qu'il a été, a conscience de ce qu'il laisse derrière lui [« Combien il est difficile d'arriver à renoncer à ce monde »] parce que dans le monde occidental la mort reste tabou. Il parle de « ce fond noir au dessus et au-dessous, du même vide » sur lequel poussent le désespoir, le regret violent de cette vie qui s'en va, le néant qui s'approche, qui attire comme un aimant, une impression de « fête qui s'achève », avec pour seul bagage la force des mots.

    Ce n'est pas le silence, juste quelques paroles chuchotées, mots écrits dans l'intimité de la nuit peut-être, de l'inspiration assurément, destinés à lui seul mais néanmoins partagés. C'est qu'il est question d'une idée obsédante du trépas. De cela on ne parle pas d'ordinaire, même pour soi ou alors à demi mots parce que, même si elle est inévitable, qu'elle porte la marque de la condition humaine, on la redoute même si on s'en défend. C'est d'abord la mort d'amis dont la disparition laisse sans voix, parce que la maladie torture la fin de vie et que l'épreuve ajoute à l'épreuve, mais que le poète parvient quand même à évoquer à la force des mots, la mort de sa chatte même « une petite âme aux chaussons de fourrure, peu de chose, mais quand même », animal familier de l'écrivain situé comme lui entre deux mondes, pas tout à fait de l'un, jamais vraiment de l'autre. Leur silence se complète et se comprennent dans cet équilibre chaque instant remis en question. La mort, qui qu'elle frappe, révolte toujours parce qu'elle est la fin de quelque chose que nous connaissons et le commencement hypothétique d'autre chose, avec cette immense interrogation d'un autre monde dont certains affirment qu'il est une réalité forte et intraduisible et que d'autres nient non moins farouchement. Devant cette simple mais terrible interrogation, il y a l'homme et l'écrivain qui n'a pour la combattre que l'arme de ses mots, défense dérisoire et combat perdu d'avance mais un combat juste, légitime et honorable qui tire son importante nécessité du le seul fait qu'il est désespéré.

    L'auteur se rattache à la beauté des choses, de la terre si souvent chantée, de la nature, des choses belles faites pour l'homme, au chuchotement de l'inspiration, cette voix venue on ne sait d'où et qui vous frappe ou plutôt qui se manifeste à vous dans le silence ou l'immatérialité de l'instant. Il en naît parfois un chef-d’œuvre ou parfois rien d'autre que du vent mais un vent qui vient d'un ailleurs insoupçonné et qui s'impose par sa seule force sa seule existence, s'installe et s'offre à tous comme le cadeau définitif et irréel de la vie « poème comme un reflet qui ne s'éteindra pas fatalement avec nous ».

    Cette écriture a cette fluidité simple qu'il puise sûrement dans la transparence de cette nature qui s'offre à ses yeux . A l'inverse de la prose qui est souvent précise, le poème lui reste sur le seuil des choses en ce qu'il offre au lecteur attentif un supplément d'inspiration pour lequel il prolonge pour lui et peut-être à son seul usage l'instant d'émotion de l'auteur, se l'approprie, le poursuit et le prolonge;

    © Hervé GAUTIER – juin 2008.
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  • CHANSONS DES MAL-AIMANTS - Sylvie GERMAIN - GALLIMARD.

     

    N°311– Août 2008

    CHANSONS DES MAL-AIMANTS – Sylvie GERMAIN – GALLIMARD.

    Que reste-t-il d'une lecture une fois le livre refermé? Des impressions, un avis qu'on a parfois du mal à exprimer avec des mots, un climat qu'on a ressenti ou habité pendant des dizaines de pages...

    Ce roman m'a laissé un goût étrange. J'avais pourtant déjà lu Sylvie Germain il y a quelques années avec « l'enfant méduse » [La Feuille Volante n° 75 d'août 1991]. Je n'avais pas eu envie de poursuivre la lecture de cette auteure. Ce roman m'a conforté dans mon impression première qu'un mot pourrait parfaitement caractériser : bizarre! Il y a l'histoire, bringuebalante, décousue, comme la vie de cette petite fille, crachée au monde par des parents qui ne voulaient pas d'elle, abandonnée au gré du hasard qui gouverne nos vies plus bien plus que nous voulons bien l'admettre et qui lui permet, très jeune, de croiser la condition humaine dans ce qu'elle a de plus repoussant, la méchanceté, le crime, l'exclusion, la mort. Cela vous mûrit avant l'âge une petite fille en lui volant son enfance, et déjà elle prend la mesure de ce que sera son existence d'adulte, celle d'une paria à qui la folie et l'ivresse sont interdites. Et de noter «  Je m'attendais à tout de la part du monde... La capacité de folie, de nuisance, le substrat de cruauté tapis en chaque être humain me semblaient si énormes que je sourcillais à peine quand tel ou telle passait à l'acte »

    Toute la magie de cet épisode de vie se résume à peu de choses : une grammaire latine, une bible, la partition d'un opéra, un masque, le galet d'un gave, autant de petits détails glanés au hasard de jours sans joie. En prime, il y a une virginité perdue, la recherche d'un amour impossible à travers des étreintes sauvages de lupanar, la prégnance des yeux de ce Frédéric, vagabond-dévoreur de passion, la fatalité de l'exemple qu'on reproduit, la bâtardise à venir pour un enfant pas vraiment voulu, l'avortement puis la certitude d'une stérilité future, la poursuite du temps à travers la mutilation des horloges, une façon comme une autre d'apprivoiser la mort qui nous attend tous.

    Je ne suis pas parvenu à entrer dans son voyage labyrinthique, peut-être à cause du style, peut-être à cause du récit, sorte de patchwork d'une vie dont les étranges morceaux s'entrechoquent. Trop de morts, peut-être une désagréable impression de tourner en rond, avec de trop fréquents retours en arrière, sorte de passerelles improbables entre les rognures de cet habit d'arlequin devenu trop grand, avec, en contrepoint, toute la souffrance du monde, de ce monde paraît-il si beau, de ce Dieu si bon, à ce qu'on nous a dit. Je n'ai pas bien saisi ce sourd combat «  entre la compassion et la révolte » non plus que les digressions sur St Bernadette et sur d'improbables visions oniriques et colorées.

    Ce retour à cette enfance contrariée, ce besoin viscéral de remettre ses pas dans les siens propres, un peu effacés cependant par le temps et les épreuves me renvoie à la solitude, la même que dans « l'enfant méduse ». Elle est pourtant puissamment évoquée à la fin avec cette mort consentie de Martin, pas vraiment un suicide mais un retour à l'état de néant qui nous attend tous, avec en plus une absence de sépulture, une négation de toute trace de vie, chair et os digérés comme si le corps et donc le souffle, n'avaient jamais existé, laissant aux bons soins des rapaces montagnards la charge de tout faire disparaître. « Porté disparu », la formule à quelque chose où se mêle le doute et le vide, comme quelqu'un qui s'étant échappé de cette existence en fraude, finira par mériter sa mort officielle, à l'ancienneté, faute d'avoir voulu un trépas officiellement reconnu, sorte de pied de nez à ce rien qui nous va si bien. J'ai apprécié cette complaisance dans la solitude et dans la douleur intime, sorte de « saudade » qui caractérise si bien l'âme portugaise.

    Vers la fin, mais vers la fin seulement, j'ai habité ce roman faisant miens les mots de l'auteure qui ne sont pas dénués de poésie « le progressif détachement que je sens s'opérer en moi, ce discret oubli de moi-même qui me vient au contact de cette terre rugueuse, de cet air limpide et dru, de cette eau toujours glacée, partout jaillissante, ruisselante, fracassée d'écume ou sculptée par le gel en hiver, et de ces bêtes lentes sans fin sonnaillant pour mieux rehausser le silence »

    © Hervé GAUTIER – Août 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Sheller en solitaire.

     

     

    N°257 Août 2006

     

     

    Sheller en solitaire.

    Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises dans cette chronique, la valeur d’une publication ne réside pas uniquement dans sa nouveauté. Ce disque a été réalisé en public en 1991 par Wiliam Sheller et reprend de nombreuses chansons restées dans ma mémoire.

     

    C’est quand même plus fort que moi, j’aime ces mots poétiques auxquels s’accrochent les notes claires d’un piano solitaire et complice. Ils font revivre l’enfance, difficile, nostalgique, la famille qui n’est peut-être pas celle qu’on avait espérée, qui ne correspondait pas tout à fait aux clichés admis «  Dans cette famille où les gens voulaient toujours tout remettre en cause », où la quête de l’autre est forte, interrogative, s’apparente à de l’amour ou à quelque chose qui y ressemble «  Et quand t’étais là, je ne savais rien dire, tu ne voyais même pas ce que ça voulait dire, quelqu’un qui tient ton regard aussi fort ». Chacun s’y s’affirme dans un rapport de force qui sera plus tard la règle d’un jeu adulte «  Fallait savoir passer devant mes frères qui jugent et s’interposent »[Basket Ball]. L’enfance est un bien transitoire où l’on engrange des secrets étranges qu’on est seul à connaître. Ils forment les souvenirs d’un monde à venir, en seront les rêves, les fantasmes, les remords aussi… « Le goût usé d’un souvenir de jeunesse qu’on tire d’une machine à cachous » [Petit comme un caillou] J’ai choisi d’y lire le tumulte, l’angoisse, la peur du lendemain, de la mort peut-être, de l’absence assurément, de l’incompréhension, à cause de la différence d’âge, de l’éducation qu’on doit accepter, des choses qu’on doit faire parce qu’elles se font, et que c’est ainsi«  Nicolas, il veut pas qu’on l’embête, tout ce qu’il a dans la tête c’est qu’ il veut rentrer chez lui, j’veux pas rester icii ».[Nicolas]

     

    Mais bientôt, l’adolescent se libère, prend sa vie à pleins bras, la vit avec le hasard pour boussole, pour carte, l’image fluctuante des nuages, respiration blanche sur le fond bleu du ciel, avec des rêves et des projets plein la tête, parce qu’on l’a lâché seul, en lui recommandant de se débrouiller «  On m’a bandé les yeux avant que j’ai vu le chemin, on n’a jamais dit viens, on m’a dit va où tu veux »… Alors pourquoi pas ici ?  [Un endroit pour vivre]. Avec en soi, chevillé à l’âme, la certitude de n’être pas grand chose dans cette grande comédie d’une société qu’on n’a pas choisie et dans laquelle on se débat « Je suis un homme de peu, je suis le fils de rien, on m’a bandé les yeux avant que j’ai vu le chemin ».[Un endroit pour vivre] avec aussi cette solitude qui fait partie du jeu, qu’on aime ou qu’on apprivoise, qu’on exorcise un peu «  je courre à côté d’un train qu’on m’a donné au passage, de bonheur … j’me sens toujours tout seul »[J’courre tout seul]. Il y a ceux qui réussissent et qu’on aime pour cela, qu’on envie, et les autres qui poussent des chimères sans consistance, parce que les mots sont du vent, ne bâtissent que des châteaux de sable, friables et éphémères. C’est qu’ils ne sentent pas bien «  dans ce mal foutu monde » où ils n’ont pas leur place. Leurs histoires d’avenir « ne tiennent pas debout », alors, on les voue à la désespérance.

     

    Il y a les jeunes filles qui deviendront femmes, aimantes ou indifférentes. Pour l’adolescent solitaire, elles vivent dans un autre monde, inaccessible, et les rêves deviennent fous «  moi je ne vois rien, je suis fier, et je suis fou de vous … elle s’en fout »[fier et fou de vous] « Est-ce tu sais que j’taime en pagaille, c’est comme un mal de vivre à la débraille » [Les mots qui te viennent tout bas].  Il en reste toujours un peu de ces timidités maladives qui laissent une grande place à la chance «  J’attendais toujours là debout, dans ce dernier coin qui me reste, que tu reviennes un jour passer devant chez nous » [Petit comme un cailloux ]. Parfois on peut aussi choisir de se trouver là, simple spectateur d’un décor «  Les filles de l’aurore… elles ont autour du corps de l’amour et de l’or que l’on peut jouer au dés ». On pense, avec raison peut-être, qu’on y restera toujours un peu étranger, alors on tresse des mots qui sont longtemps restés au fond de sa gorge, qui n’ont jamais pu être dits ; on les écrit, dans le silence de la page blanche et du crissement de la plume sur la feuille. Les phrases, qui parfois sont des vers, sont jetées au vent, au hasard, ou jalousement conservées dans les replis de l’âme, pour qu’elles ne soient pas perdues. Elles sont à l’image de la folie qu’on porte en soi, l’autre face de nous-même ! Mots-messages, confiés au vent comme une bouteille livrée aux vagues, avec cet espoir fou qu’ils seront reçus et compris. Ce ne sont plus de simple vibrations mais de véritables déclarations intimes « Jusqu’à chanter des mots où tu te reconnaîtras » [Un endroit pour vivre]

     

    La figure de la femme est présente, certes un peu idéalisée, un peu enivrante aussi. Elle accompagne cette vie, l’embellit peut-être. Sa conquête devient une quête intime et perpétuelle « J’ai gardé un mirage dans un drôle de cage, comme savent construire les fous… je t’ai cherchée partout » [Les miroirs dans la boue] 

     

    Quand même, la recherche du bonheur qu’on n’a pas connu est légitime, parce qu’on n’a qu’une vie, parce qu’on l’a juste entr’aperçu, comme une vision furtive, à travers les yeux des autres avec cette intuition prégnante, que ces joies existent mais ne sont pas pour soi [Je voudrais être un homme heureux] Alors on aborde ce monde et les gens qui le peuplent avec retenue, avec crainte, parce que cette quête reste empreinte de mystères, de doutes, parce l’amour procède de cette étrange alchimie où l’inconnu le dispute à l’espoir… « Et moi j’te connais à peine, mais ce s’rait une veine qu’on s’en aille un peu comme eux, on pourrait se faire, sans qu’sa gêne, de la place pour deux » [un homme heureux]

     

    La solitude de William Sheller n’est pas seulement celle du musicien face à son instrument, ses doigts effleurant parfois les touches noires et blanches, parfois les frappant littéralement. Mots et notes trahissent cet isolement, cet abandon, que la poésie distille. Il y a dans la musique et dans ce compagnonnage avec son piano quelque chose de doux et de violent à la fois. Avec ses mots poétiques, cela donne quelque chose de bien, un dépaysement, une complicité, un climat ...

     

     

     

    © Hervé GAUTIERhttp://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA TERRASSE DE LUCREZIA - Félicien Marceau - Editions Gallimard.

     

     

    N°161

    Juillet 1993

     

     

     

    LA TERRASSE DE LUCREZIA – Félicien Marceau – Editions Gallimard.

     

     

    Décidément, j’ai une préférence marquée, parmi tout ce qui se publie actuellement pour les écrivains qui ont de l’humour, surtout quand celui-ci est sensible dans les mots, dans l’ordonnance du propos, bref dans le style.

    Quand un roman est composé de phrases qu’il a plaisir à lire pour la simple raison qu’il les trouve belles, qu’elles sonnent juste et qu’elles sont frappées au coin du bon sens, c’est que le lecteur y trouve son agrément, que l’intérêt l’a accompagné dans chaque ligne e sa démarche de lecture ;

    Des phrases où les choses sont suggérées plutôt qu’elles ne sont dites, avec cette fantaisie savamment instillée dans les mots dont le choix lu-même et un ravissement, des phrases dont on ne découvre la réelle musicalité qu’en les lisant à haute voix, des phrases enfin qui font dire que leur auteur sert notre belle langue française par le seul usage correct qu’il en fait. Dès lors la lecture devient un moment d’exception…

     

    Lucrezia « était une de ces femmes dont on dirait que leur seule présence suffit à combler le présent, dont on dirait qu’elles n’ont aucun besoin de souvenirs et qu’elles les ont, une fois pour toutes jetés dans un puits. » C’est que cette femme jeune et belle qui arrive comme gardienne d’un immeuble cossu de la banlieue de Rome va, par sa seule existence, son seul sourire, révolutionner les habitudes de ce microcosme où, d’ordinaire, la coutume voulait que les co-propriétaires n’échangeassent entre eux que des politesses convenues et des attitudes mondaines …Mieux, elle va les faire se rencontrer, exister les uns par rapport aux autres, bref, servir de catalyseur à la vie intérieure de cette vieille bâtisse qui sans elle aurait été morne, sans joie, sans âme.

    Au long de ce roman dont l’histoire va durer une vingtaine d’années et verra Lucrezia s’imposer, tirer parti avec quelque impertinence de toutes les circonstances et finalement établir elle-même ses propres enfants, Félicien Marceau note pour son lecteur des remarques personnelles sur la vie romaine. Rome « est une ville qui n’intimide pas » selon lui, et c’est dans ce décor qu’il va faire évoluer Lucrézia et son inextinguible appétit de liberté.

    En fait, il flotte autour de cette femme un halo d’amour, d’amitié, d’ indépendance…

     

    Ce serait sans doute assez pour que lecteur y trouve son plaisir mais l’auteur ajoute nombre d’appoggiatures et de maximes en forme d’apophtegmes du genre «  L’esprit humain est si roué qu’il lui arrive de faire d’une interdiction une liberté et d’une impossibilité un moyen de défense. » « Il naviguait avec bonheur entre ces deux plaisirs, celui de frôler la tentation et celui de savoir que cela n’irait pas plus loin. » Autant de remarques qui prennent leur vie dans le regard mi-amusé mi-sérieux de quelqu’un qui s’est beaucoup penché sur la condition humaine, ses travers, ses hypocrisies, ses fantasmes…

     

    Dans ce livre Félicien Marceau évoque « la mauvaise passe que connaissent tous les écrivains, les journées entières où rien ne vient, où on n’écrit pas une phrase, une réplique sans en voir la lourdeur et la niaiserie. »

    Je n’ai pas assisté, bien sûr, à la naissance de ce roman, je n’en ai été que le lecteur attentif et passionné mais je gage que lors de sa conception l’auteur, l’auteur n’a pas connu pareille période néfaste.

     

    © Hervé GAUTIER.

  • LE TEMPS DE GRACE - Maria Judite de Carvalho - Editions de la Différence.

     

     

    N°228

    Juillet 2000

     

     

     

    LE TEMPS DE GRACE – Maria Judite de Carvalho – Editions de la Différence.

     

     

    Qu’est ce qui fait qu’un homme, Mateus Silva, sur terre temporairement comme nous tous, mais perpétuellement en transit partout où il passe et continuellement en regret, aspire à vivre seul alors qu’on nous rebat les oreilles avec un bonheur qui ne peut se vivre qu’à deux ?

     

    Il n’a jamais accepté les compromis que chaque homme doit faire avec la vie, ces petits arrangements qui la font, sinon belle, à tout le moins plus supportable. Il vit avec ses remords, ses deuils. Il n’a jamais réussi et ne réussira jamais, parce qu’il n’a pas le sens des choses ni des bonnes transactions, parce qu’il accepte sans broncher les petitesses d’un emploi subalterne, parce qu’il regrette sa mère, son père absent et volage, parti mourir au-delà des mers…

     

    De son enfance, il garde des images merveilleuses et irréelles, un peu comme celles d’un paradis définitivement perdu qu’on ne retrouvera jamais. Il en conserve aussi un diminutif de son nom, comme s’il n’était pas actuellement la même personne…

    S’il vend la maison de ses parents, désormais sienne, mais vide, déserte depuis longtemps et presque devenue étrangère pour lui, c’est moins pour gagner de l’argent que pour se forcer à tourner une page dans sa vie.

     

    Il évoque son camarade Ginho qui a réussi, lui, et qui fera sûrement un beau et surtout un riche mariage. Il revoie Dona Mercês, la mère de son ami, dont jadis la beauté le faisait rêver et sûrement aussi un peu fantasmer. Elle est désormais laide, vieille et a choisi d’oublier le temps où la moralité ne guidait pas sa vie et où elle était la maîtresse de son père. C’est peut-être à cause d’elle qu’il était parti et que son épouse était morte d’avoir été abandonnée ?

    Osorio, le mari de Dona Mercês, lui, se contente de gagner de l’argent et ne s’occupe pas du reste. La vie pour lui n’est pas autre chose que cela, faire des affaires…

     

    Mateus a une femme, Alberta, torturée par la maladie et qui veut voir l’Acropole avant de mourir. Elle est entrée dans sa vie presque par hasard et la quittera comme par effraction.

    Après cela ce sera la solitude mais sûrement pas la vie avec Natalia, la fille de Dona Mercês. Au début le lecteur peut supposer qu'elle est sa demi-sœur, celle qui serait née des amours illicites de Mercês et de son père mais il n’en est rien. Il la laissera cependant s’éloigner alors que tout était possible entre eux, une passade comme une vie plus stable qui aurait pu faire de lui le beau-frère de Ginho et lui assurer un avenir plus sûr…

     

    Nous ne sommes sur terre que de passage. Le temps s’écoule inexorablement et inscrit sa marque sur notre corps et creuse des rides sur notre visage… C’est là une des contingences de la condition humaine : nous vieillissons, mais s’il fallait recommencer sa vie, il y a fort à parier que nous ferions les mêmes choix !

     

    © Hervé GAUTIER.

  • JEUX DE MAUX - David Lodge [traduit de l'anglais par Michel Courtois-Fourcy] - Rivages.

     

    N°330– Mars 2009

    JEUX DE MAUX – David Lodge [traduit de l'anglais par Michel Courtois-Fourcy] - Rivages.

     

    L'actualité de l'Église brésilienne avec ses excommunications aussi anachroniques que révoltantes, l'attitude d'un Pape, ancien Grand Inquisiteur, oublieux du message de l'Évangile dont il est pourtant porteur, et qui soulève un tollé de protestations jusque dans les rangs de la hiérarchie épiscopale française, défraient actuellement la chronique. Nous vivons vraiment une époque formidable! Le hasard fait que j'ouvre le roman de David Lodge, qu'il monopolise mon attention et que je le lis avec avec plaisir, avec gourmandise même. Non, ce livre écrit en 1980 n'a pas vieilli, bien au contraire!

     

    Voilà un ouvrage qui parle, avec un humour de bon aloi, d'une « religion », le catholicisme, qu'on nous a fait passer pour la seule possible, parce que la seule vraie et incontournable en occident, mais qui a assurément provoqué, au moins chez les jeunes gens des années 50, fantasmes, terreurs intimes, renoncements, scrupules et sacrifices en tous genres qu' adultes ils ont largement eu le temps de regretter. Il parle de l'hypocrisie, des tabous qu'elle a engendrés, des culpabilisations qu'elle a entretenues dans les jeunes esprits autour de la masturbation féminine et masculine, de la virginité et de la manière de s'en débarrasser, de la jouissance sexuelle et de la découverte du plaisir qui étaient forcément bannis, mais aussi de la nature de Dieu, au passage un peu écornée, de la confession, de la transsubstantiation, de la communion, la peur de l'enfer [et de la dépression nerveuse qui pouvait aller avec], bref de l'Église, de ses rituels et de ses pompes largement entretenus par des générations de parents et une hiérarchie catholique attentive... Autant de thèmes qui ont interrogé, torturé, bouleversé les jeunes d'alors au point que certains d'entre eux [de plus en plus nombreux si j'en crois les statistiques], émettent des doutes sur le message, oublient le chemins des églises... ou se tournent vers d'autres religions!

     

    C'est vrai, j'ai lu ce livre avec plaisir. Il dénonce sur un mode plaisant et parfois badin, mais jamais caricatural, l'impact pesant de l'Église face à l'éveil d'adolescents à la vie et les embûches variés que la hiérarchie catholique a su y mettre au nom de la morale, des bonnes mœurs et surtout de l'organisation figée d' une société puritaine et autoritaire dont elle a toujours été l'alliée intéressée et que les jeunes fidèles, plus contestataires, ont su remettre en question quand ils sont devenus adultes. L'immobilisme dogmatique de l'Église catholique face aux grandes interrogations de l'humanité, de la procréation, du respect de la vie, de la contraception, du plein épanouissement de la sexualité individuelle reste une question d'actualité. Nous le voyons bien actuellement.

     

    A travers plusieurs personnages et leur vie sexuelle et familiale parfois difficile et en tout cas rendue avec force détails parfois amusants, l'auteur règle ses compte avec l'Église catholique, ses dogmes et ses interdits absurdes qui déstabilisent inutilement les individus. Cette atmosphère un peu délétère entretenue par elle au regard du péché, dont on nous rappelle à l'envi qu'il s'agit, en ce qui nous concerne d'un état permanent, n'est peut-être pas autre chose que la peur de l'enfer, la nécessaire obéissance aveugle aux paroles de Pape et leurs inévitables interprétations à la fois variées, hypocrites et partisanes qui nourrissent cet état de choses avec lequel chacun finit, un jour ou l'autre, par prendre ses distances.

     

    L'auteur prend soin de rappeler qu'il nous raconte une histoire, que nous sommes ici dans une fiction, que les personnages ne sont pas réels[bizarrement, il s'adresse directement à son lecteur et prend même congé de lui à la fin], mais le contexte dans lequel il les fait évoluer leur donne une virtualité bien actuelle! Il prend des références historiques citant abondamment l'encyclique « Humanae Vitae » ou le concile Vatican II... Il a cependant soin, et c'est sans doute nécessaire, de nous rappeler que ce n'est pas un roman comique. Dont acte!

     

    La société qui nous est proposée est anglaise, un petit groupe d'étudiants catholiques dont il suit le parcours, mais la transposition est aisée et même bénéfique car si cette église est universelle, comme on nous en a largement rebattu les oreilles, la réaction que peut faire naître son enseignement et son exemple ne l'est pas moins.

     

    Finalement l'auteur paraît appeler de ses vœux une église libérale, mais les événements actuels ne semblent pas aller dans ce sens et nous donnent à penser qu'il peut s'armer de patience!

     

    Hervé GAUTIER – Mars 2009.http://hervegautier.e-monsite.com

  • NOUS ALLIONS VERS LES BEAUX JOURS – Patrick CAUVIN – Editions J.C.LATTES.- RUE DES BONS ENFANTS – Patrick CAUVIN – Editions Albin MICHEL.

     

     

    N°67

    Juin 1991

     

     

    NOUS ALLIONS VERS LES BEAUX JOURS – Patrick CAUVIN – Editions J.C.LATTES.

     

    Au début, c’est un livre plein d’images d’enfance, de l’enfance universelle commune à tous, faite de pleins et de déliés, de lourds cartables, de caniveaux, de séances de cinéma et de premiers rendez-vous.

     

    Pour Paul Lévin, c’est l’amour du théâtre, la magie des personnages qu’on joue… Pour Victoria Shémin, la caméra c’est toute sa vie, tout son rêve… Elle sera actrice.

     

    En toile de fond, il y a l’atmosphère, le climat, celui de la guerre qui menace, qui éclate et s’installe, avec en prime l’étoile jaune, les camps où cet homme et cette femme qui vivaient en France, loin l’un de l’autre, sans se connaître se rencontreront. Ils sont juifs, et parce qu’ils sont acteurs professionnels on leur fait jouer un rôle dans un mauvais film de propagande destiné à prouver à la postérité que l’Allemagne nazie avait une conduite humaine vis à vis des populations civiles juives déportées. Pour eux c’est un sursis face à la mort, quelques jours à gagner sur la vie. C’est dans ce camps qu’ils vont se rencontrer, s’aimer, savoir qu’ils sont faits l’un pour l’autre depuis le début, savoir qu’ils peuvent, par la seule force de leur amour, de leur espoir en la vie administrer une superbe gifle à la face de leurs tortionnaires. De fait, la description de leurs souffrances est émaillée d’instants d’imaginaires folies, d’humour irréel pour conjurer la réalité.

     

    Le camp, c’est à dire la souffrance, le mensonge et la mort va réunir cet homme et cette femme car pour que le subterfuge ne soit jamais dévoilé et que reste pour les générations à venir et pour l’Histoire cette image du « Juif heureux » dans l’Allemagne nazie, tous les acteurs de ce film seront exécutés…

     

    C’est un livre bouleversant, à lire et à relire à l’heure où l’actualité remet en cause la réalité historique du génocide juif et où l’intolérance et le racisme refont cruellement surface.

     

     

    RUE DES BONS ENFANTS – Patrick CAUVIN – Editions Albin MICHEL.

     

    Comme dans une ancienne chanson de Bécaud, il y a des senteurs, des couleurs, la magie du Midi… « l’accent qui se promène et qui n’en finit pas… », avec, bien entendu, l’absinthe, les bars, les quartiers chauds, les soldats de la Coloniale, les voyous et les truands. Cette carte postale, c’est Marseille en 1922, avec ses légionnaires, ses marins en partance, son port, la porte du Moyen-Orient, de l’Afrique et du monde, le ventre des bateaux pleins de rêves, ceux de Marius, ses quais qui sentent bon la marée et le goudron frais, ses poissons qui vous apportent l’air du large, le soleil des dockers, les entrepôts, l’univers d’une enfance dans un port…

     

    Le temps passe, le pastis remplace l’absinthe mais les filles restent avec leurs souteneurs et leurs quartiers réservés. Le cinéma se met à parler et Pascal et Séraphine qu’un regard d’enfant avait uni et auquel ils resteront fidèles se mettent à grandir eux aussi.

     

    Avec une gouaille entrecoupée de moments de poésie forte, d’images belles et fraîches, Patrick Cauvin nous raconte à la fois l’histoire d’une ville et la saga d’un homme et d’une femme que tout sépare mais qui finissent par se retrouver malgré les vicissitudes de la vie. L’amour veille qui les réunira malgré la guerre, les ruptures, les risques, la collaboration et la Résistance, les trafics et les bombardements.

     

    Il reste le soleil, le soleil qui brille sur cette ville éternelle et sur cette « rue des bons enfants » où chacun se retrouve comme dans un refuge pour un conseil ou un rendez-vous.

     

    © Hervé GAUTIER

  • LES BOULEVARDS DE CEINTURE- Patrick MODIANO – Editions Gallimard.

     

    LES BOULEVARDS DE CEINTURE- Patrick MODIANO – Editions Gallimard.

     

     

    Le récit évoque la quête du père par son fils et les relations floues qu’ont ensemble deux êtres à un moment précis de leur histoire. Flous aussi les personnages qui gravitent autour d’eux, floue l’époque, flou le milieu dans lequel ils évoluent, floues aussi leurs activités…

     

    Le lecteur est invité à pénétrer dans ce microcosme le temps d’un roman, comme on regarde une photo-souvenir.

     

    Le fils part à la redécouverte d’un père surgi dans sa vie quand il était adolescent et qui bizarrement voulut le tuer… Depuis, dix années ont passé et le pardon a recouvert « cet épisode douloureux ». Ce père énigmatique qui étrangement ne le reconnaît pas, apparaît puis disparaît. Pourtant le chemin que fait son fils pour aller à sa rencontre s’inscrit dans une démarche d’amour filial exempte d’arrière-pensées. Leurs relations sont des plus distantes, agrémentées d’un voussoiement anachronique, comme deux étrangers…

     

    Le fils fera ce qu’il pourra, mais en vain. Il manque d’attache, de références et les souvenirs qu’il a avec cet homme sont trop vagues ou trop mauvais.

     

    Il y a dans ce livre, comme toujours chez Patrick Modiano une atmosphère caractéristique que j’aime retrouver à chaque fois.

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • QUARTIER PERDU – Patrick MODIANO – Editions Gallimard..Une Jeunesse – Patrick MODIANO – Editions France-Loisirs

     

     

     

    QUARTIER PERDU – Patrick MODIANO – Editions Gallimard..

     

    « C’est une grande folie, presque toujours châtiée de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à 40 ans ce qu’on a aimé et dont on a fortement joui à 20 ». Cette phrase d’Albert Camus trouve dans ce roman son illustration puisque Jean Dekker, Français, devenu Ambrose Guise, citoyen britannique et auteur de romans policiers, choisit, à l’occasion d’un rendez-vous d’affaire de revenir à Paris, à la rencontre de son passé.

    Comme toujours chez Modiano, il y a cette quête de soi-même, de ses racines, de ses souvenirs, de son identité… Ambrose Guise va croiser des fantômes d’amis disparus, de relations trop vites oubliées, de femmes aimées ou désirées…

    La vie nocturne, l’ambiance crépusculaire ajoutent au caractère secret de ce roman. Dans un Paris que l’été vide de ses habitants et qui n’est plus peuplé que de touristes étrangers en transit, la touffeur de Juillet fait prévaloir la nuit et sa fraîcheur.

    Mais, avant tout, le narrateur remet vingt ans après ses pas dans les siens propres, à la rencontre de ce qu’a été sa jeunesse, c’est à dire d’une époque révolue qui jamais ne pourra revivre, ni à travers les notes d’une chanson, ni dans des lieux désormais hantés par des ombres.

    Le passé s’impose pourtant à lui comme une obsession parce que vingt ans auparavant il a dû fuir Paris et sa jeunesse à cause d’un crime. Sa vie a basculé. Ce fut une autre existence, un autre nom, un autre pays, une situation brillante comme homme de plume ce qui précisément l’incite à remonter le temps qui désormais fait partie de ses souvenirs.

     

    Une Jeunesse – Patrick MODIANO – Editions France-Loisirs

     

    D’emblée, le singulier se conjugue avec le pluriel, puisqu’il s’agit de deux jeunesses. Celle de Louis, que le lecteur rencontre au sortir du service militaire. Il est accompagné de Brossier, sorte de voyageur de commerce rencontré au hasard d’un café à St Lô, celle d’Odile, jeune fille qu’un certain Bellune, chargé de découvrir, pour une maison de disques d’éphémères talents, rencontrera par hasard, alors qu’elle était bien la dernière personne qui pouvait attirer son attention…

    Odile devient donc chanteuse par hasard, mais Bellune ne supporte pas la rencontre avec son passé et choisit… Louis devient vaguement salarié de Brossier.

    Dans un Paris qui autour des personnages semble vide, ces deux êtres que rien ne prédisposait à se rencontrer vont faire connaissance, précisément au buffet de la Gare St Lazare, là où les gens partent, arrivent, transitent… L’univers dans lequel évoluent Louis et Odile paraît flou, surréaliste même. Leur situation est bizarre, comme sont étranges ceux qui les entourent… et ce qui leur arrive.

    A chaque fois le passé ressurgit à l’invite des paroles d’une chanson, de la fragrance d’un parfum, des couleurs d’une carte postale. C’est toujours cette ambiance surannée (et originale) qui ressort de ce roman. C’est aussi l’occasion de replonger dans le passé, pour Louis surtout, personnage central qui recherche désespérément la trace de ses parents, de son père coureur cycliste, de sa mère danseuse de cabaret, tous deux happés par une mort accidentelle.

    Pourtant, la jeunesse qui, pour la plupart d’entre nous correspond à une période d’insouciance et de joie reste pour Louis (et peut-être pour l’auteur ?) un paradoxe tout entier contenu dans la dernière phrase du roman : « Quelque chose dont il se demanda plus tard si ce n’était pas tout simplement sa jeunesse, quelque chose qui lui avait pesé jusque là se détachait de lui comme un morceau de rocher tombe lentement vers la mer et disparaît dans une gerbe d’écume. »

     

    L’écriture serait-elle pour Patrick Modiano une catharsis, un extraordinaire exorcisme ?

     

     

     

    © Hervé GAUTIER.

     

  • COMME UN ROMAN - Daniel PENNAC - Editions FERYANE - BP 314 78003 VERSAILLES.

     

     

    NOVEMBRE 1999

     

    N° 214

     

     

     

    COMME UN ROMAN - Daniel PENNAC - Editions FERYANE - BP 314 78003 VERSAILLES.

    *

     

     

    Cela va peut-être faire plaisir à Daniel Pennac, j’ai lu son livre, son « témoignage » puisqu’il appelle cela ainsi. Cela tombe bien puisqu’il y est question de... la lecture!

    Ce qu’il dit est intéressant et de bon sens, mais, qu’il me pardonne, ce n’est pas nouveau. L’étude comparée des mérites du livre et de la télévision par exemple. Quand j’étais au collège, il y a de cela bien des années, nous étions invités à comparer plutôt ceux du roman et du cinéma. Dans notre dissertation, lue et corrigée par un professeur « vieille France », il valait mieux, si nous voulions avoir une bonne note, préférer le livre à la facilité du film. Nous le savions et sans être outre mesure flagorneurs, cela nous permettait d’obtenir de lui une bonne note. Elle avait l’avantage de remonter la moyenne mensuelle!

     

    Il reprend donc tout depuis le début, depuis notre histoire personnelle (et collective) avec la lecture. C’est tout d’abord l’enfance et les histoires lues ou racontées par les parents avant de s’endormir, l’adolescence où on lit en cachette sous les couvertures... (je ne suis pas très sûr qu’actuellement la lecture donne lieu à ce genre de débordement. Cela c’était pour les générations précédentes!), l’âge adulte où les relations qu’on peut avoir avec le livre sont, soit passionnées, soit carrément distantes voire oublieuses.

     

    L’auteur en profite pour rendre un hommage appuyé à Georges Perros, poète mais aussi professeur qui a su transmettre à ses élèves le goût de la lecture et donc du savoir. Il nous parle aussi de ces improbables professeurs de Français qui savent faire passer le message... Pour ma part, et je ne suis sans doute pas le seul, tous ceux qui se sont invités pendant le cours de mes études m’en ont carrément dégoûté. Cela s’est arrangé plus tard mais je dois bien dire que ce n’est pas grâce à ceux que je continue d’appeler « mes maîtres » que je dois d’aimer la lecture et peut-être aussi l’écriture.

     

    Daniel Pennac se livre dans cet ouvrage à une analyse très fine de ce phénomène, détaillant les droits inaliénables et imprescriptibles du lecteur par rapport au livre et à son auteur. Celui de lire, de s’arrêter, de ne pas reprendre, de sauter des pages, celui de contester et de commenter (J’en suis heureux puisque je le pratique depuis plus de vingt ans dans cette chronique), ce que refusent, à tort pourtant, bien des auteurs, celui de se taire quand l’indifférence est la plus forte et rejoint la déception, celui de relire aussi pour un supplément d’enchantement, celui de faire un choix puisque là aussi la liberté existe et qu’un auteur qu’on juge mauvais peut à la fois être dénoncé comme tel et soigneusement évité!

    C’est une véritable charte du lecteur qui nous est ici détaillée.

     

    Il nous rappelle opportunément puisque, paraît-il, la lecture est en diminution actuellement, qu’elle est avant tout un espace de liberté et un plaisir dont chacun aurait bien tort de se priver.

     

     

    ©Hervé GAUTIER

  • CHAGRIN D'ECOLE – Daniel PENNAC - Editions Gallimard.

     

    N°304 – Juillet 2008

     

    CHAGRIN D'ECOLE – Daniel PENNAC - Editions Gallimard.

     

    Quand une amie m'a confié ce livre en m'en recommandant la lecture, le titre m'a enthousiasmé. Enfin, me suis-je dit, quelqu'un qui va parler du déplaisir d'être en classe, qui va exprimer tout le désarroi de ces potaches qu'on inscrit, parce que c'est obligatoire, dans une école ou un collège où ils n'ont rien à faire et où ils s'ennuient à longueur d'années scolaires et qu'ils n'aspirent qu'à quitter! Et quand l'amie à ajouté qu'il y était question de la « cancrerie », je ne pouvais qu'être intéressé, parce que, moi-même des chagrins (au pluriel) d'école, j'en ai!

     

    C'est donc avec un évident intérêt que j'ai ouvert le livre parce que, pendant de nombreuses années, j'ai été, moi aussi cet élève du fond de la classe qui collectionnait punitions et mauvaises notes et qui n'était capable de produire que de piètres bulletins de notes que ne rachetaient ni la gymnastique ni la musique. Enfin, me suis-je dit, quelqu'un qui ne va pas me faire rougir de mes authentiques quartiers de « cancritude ». C'est que j'en ai traîné pendant de si nombreuses années de ces pâtés sur mes cahiers d'écolier, de ces doigts éclaboussés d'encre, de ces annotations peu flatteuses et à l'encre rouge en marge de mes copies, de ces punitions pour un devoir mal fait...! Quelqu'un qui n'a pas honte de commencer ses phrases par «  Donc, j'étais un mauvais élève », quelqu'un qui ose donner dans quelque chose qui ressemble à la solidarité des cancres, qui me rappelle Prévert et ses élèves dissipés qui préféraient la fenêtre ouverte au tableau noir. Quelqu'un qui dissèque avec bonheur celui que des générations de professeurs ont sciemment délaissé, l'abandonnant à son ignorance à son absence d'avenir, dénonçant quand même ces petites avanies, ces vengeances, ces flagorneries, ces coupables compromissions aussi mais également sa solitude, sa honte secrète. Alors après des années des bahut largement agrémentées de colles, de renvois au point que le département est soudain trop petit, on se décourage et face à l'échec irrécupérable, à ce naufrage qu'on pense définitif on se met à songer à l'armée [engagez-vous qu'ils disaient!], à un meilleur établissement, on trouve des excuses et parmi elles l'inévitable complot des professeurs... et du désespoir des parents. Enfin quelqu'un qui ose parler d'autre chose que de la réussite sociale, financière, personnelle dont les médias se font si souvent l'écho, bref de ceux qui ont réussi et qui laissent complaisamment parler d'eux, de leurs diplômes, de leurs titres, de leurs décorations...

     

    Je me suis vite aperçu que l'auteur, également professeur, parle aussi, longuement et parfois sans complaisance, de son vécu professionnel, des élèves qu'il a eus, de l'expérience qu'il a bien dû, lui aussi, répéter dans sa classe, quand, du pupitre du potache il est passé à l'estrade de l'enseignant. Et lui de connaître à son tour les affres des cours bâclés ou des paroles prononcées devant une assemblée d'élèves dont l'apathie n'a d'égal que leur intérêt pour la fuite du temps et dont l'aspiration va plutôt vers les distractions du week-end à venir que vers Voltaire ou Diderot!

    Voilà qu'il se met à parler de la classe, de la technique, de la maîtrise de ses élèves, de l'ambiance délétère qu'on rencontre parfois dans les classes... Puis viennent les considérations sur l'école, les programmes qui évoluent, les temps qui changent, les grandes idées qui restent, l'échec et sa permanence, le niveau qui baisse et les bases qui manquent, la société qui change... Et voilà que le prof reprend le dessus sur l'écrivain et surtout sur l'ancien cancre, fait sa leçon de grammaire, décortique le texte et son vocabulaire, en profite pour glisser des aphorismes et des remises en cause sur le corps enseignant lui-même, parle de sa méthode personnelle pour amener les plus réticents à s'intéresser à l'école. Puis vient l'inévitable apprentissage « par coeur », ses mérites et ses faiblesses, débat depuis longtemps mené et jamais convainquant! Le lecteur entend parler non plus du cancre que fut l'auteur, mais du professeur-écrivain qui a réussi et qui est parvenu à s'extraire de sa condition de cancre, grâce, dit-il, à la maturité et à quelques maîtres plus charismatiques ou pédagogues que les autres!

    Franchement, il m'a semblé qu'on était loin du sujet, loin en tout cas de ce qui avait motivé mon appétit de lecture.

     

     

    © Hervé GAUTIER – juillet 2008.http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • POUR VOS CADEAUX - Jean ROUAUD - Editions FERYANE-BP 314 78003 VERSAILLES.

     

     

    NOVEMBRE 1999

     

    N° 215

     

     

     

    POUR VOS CADEAUX - Jean ROUAUD - Editions FERYANE-BP 314 78003 VERSAILLES.

    *

    C’est vrai qu’ils sont rares les écrivains qui savent m’émouvoir. Jean Rouaud est de ceux là.

    Et pourtant je n’aime pas beaucoup son style fait de phrases à n’en plus finir et dont j’ai du mal, parfois, à suivre le cours. Je goûte peu leur longueur excessive, leurs apartés... Cependant, je dois bien reconnaître que c’est un texte qui gagne à être lu à haute voix. On en apprécie davantage les nuances, l’humour, le sens de la formule qui font dire que, quand même c’est bien écrit!

    Il reste cependant l’émotion, à cause de cette ambiance lentement tissée, cette histoire qui vous prend aux tripes à force d’être simple, presque banale, mais qui devient passionnante par le miracle de l’écriture.

    Jean Rouaud à choisi de nous faire partager celle de sa parentèle, d’évoquer le passage sur terre de gens qui ne sont plus, mais dont, grâce à lui, le souvenir demeure.

    Mais qu’y a-t-il de plus ordinaire que l’histoire de cette famille avec ses secrets, ses moments d’orgueil, ses soupçons et ces instants de joie? Les personnages, certains falots, d’autres écrasants par leur présence même sont évoqués ici à leur tour. Le lecteur à l’impression de les avoir croisés, connus! Il devient, malgré lui le témoin des grands moments de leur vie, complice de leurs actions, compatit à leurs malheurs et à leurs peines.

    L’auteur a choisi celui de sa mère qu’il fait revivre au long de ces pages. C’est vrai que son vécu est simple, celui d’une épouse de commerçant en porcelaine d’un gros bourg du département de Loire Inférieure qui n’était pas encore Atlantique. Elle devient brutalement veuve à l’aube de la quarantaine et doit faire face au quotidien de trois enfants désormais à sa seule charge. Elle doit reprendre le commerce à son compte. Le lecteur partage son désarroi, son calvaire devant la solitude, le silence et les responsabilités auxquelles elle n’était pas préparée. Du même coup elle devient gardienne du foyer, chef de famille, chef d’entreprise, prend la place de ce mari dont elle devient le double malgré sa silhouette fragile.

    C’est qu’elle doit faire tout cela malgré son envie inextinguible de rejoindre son époux dans la mort... Elle porte ostensiblement son deuil au point de faire teindre en noir la totalité de sa garde-robe qui jadis fut plus colorée et refuse tout ce qui peut ressembler à une nouvelle vie, avec un autre homme par exemple. C’est que la fidélité pour elle s’entend dans la mort comme dans la vie.

    L’auteur nous décrit sa laborieuse remontée vers le monde des vivants pour pénétrer de nombreuses années plus tard, de l’autre côté de la vie aussi simplement qu’elle avait vécu, presque en silence.

    Cette mort est omniprésente autours des personnages de Jean Rouaud qui nous rappelle d’ailleurs que lorsqu’il prend la plume pour évoquer cette mère, elle a déjà plongé dans le néant de l’au-delà : « Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette ombreuse... »

    Sa vaste démarche d’écriture ressemble à un long travail de deuil, comme si chaque livre consacré à un des membres de cette famille n’avait d’autre but que d’éponger ses larmes, d’exorciser son chagrin au rythme des mots. C’est un peu comme l’exploration d’un cimetière dont chaque tombe est le prétexte à un roman, une sorte de saga dont chaque livre compléterait le puzzle.

     

    Jean Rouaud a été révélé par le Prix Goncourt qu’il obtint en 1990. Je m’en suis félicité au moment de cette distinction (La Feuille Volante n°55). Ce prix a souvent laissé un goût amer à ceux qui ont été ainsi distingués. Je suis heureux que, en ce qui le concerne, les jurés ne se soient pas fourvoyés.

     

    ©Hervé GAUTIER

  • DES HOMMES ILLUSTRES - Jean ROUAUD - Editions de Minuit.

     

     

    Janvier 2000

     

    N° 219

     

     

     

    DES HOMMES ILLUSTRES - Jean ROUAUD - Editions de Minuit.

     

    Qu’est ce qui pousse Jean Rouaud à parler de ce père, mort , c’est à dire somme toute encore jeune, mais dont la disparition entraîna celle de sa tante et du grand-père maternel, comme si la voie qu’il avait tracée vers le trépas devait impérativement être suivie par les membres de son immédiate parentèle.

    Il est, et peut-être uniquement pour son fils qui en retrace la vie, puisant dans les souvenirs de famille et les improbables archives, un « homme illustre ». Mais ces hommes illustres-là, nous en avons beaucoup connus sans qu’ils laissent dans la mémoire collective la moindre trace de leur passage sur terre.

    Ce genre de héros ne peut qu’avoir un caractère familial, à tout le moins si on veut bien gommer ce qu’il aurait fait de mal ou de moins bien.

    Ce récit sélectif ne me gêne pas, un homme reste un homme avec ses défauts et on n’en voudra pas à un fils de célébrer la mémoire de ce père tôt disparu. D’autant que les événements de la 2° Guerre mondiale aidant, on perçoit mieux les destins qui s’entrecroisent, ceux qui sont promis rapidement à la mort et ceux qui doivent y échapper parce qu’ils ont une mission à accomplir, une lignée à engendrer!

    Il n’est pas forcément facile de parler des siens, entre zones d’ombre et volonté de rendre hommage pour les faire en quelque sorte échapper à la mort. Que sait-il vraiment de ce père? Apparemment il n’a de lui que l’image d’un perpétuel absent, un être que la mort a prématurément arraché à l’affection des siens, d’un jeune homme qui a dû, comme beaucoup d’entre nous sans doute étouffer ses aspirations, composer avec son talent et ses ambitions pour s’engouffrer dans cette société où il fallait bien gagner sa vie, d’un homme qui se dévoile au hasard de la correspondance d’étrangers ou de témoignage d’amis qui l’ont connu.

    A-t-il rempli sa mission, ce fils qu’un roman et un prix ont rendu célèbre, de le faire revivre de cette vie étrange qu’ont les personnages de roman, de le faire sortir de cet anonymat de la mort, de lui redonner une image comme en ont les êtres qui ont un temps fait partie de l’humanité?

    Voilà donc, avec ce roman qui n’en est pas vraiment un puisqu’il est surtout et presque exclusivement autobiographique, une nouvelle invitation à visiter l’arbre généalogique des Rouaud, et cette branche-là porte le nom de Joseph, « le grand Joseph » dont il nous conte par le menu une large tranche de vie.

    Jusque là, le lecteur attentif et amateur de Jean Rouaud ne savait que peu de choses de ce père, tout juste une évocation mise dans la bouche posthume de sa mère dans « Pour vos cadeaux ». Nous le voyons, jeune d’abord, puis ensuite marié, père de famille, voyageur de commerce comme on disait alors, sillonnant la Bretagne au volant d’une voiture qu’il ne changeait après qu’elle eut passé la barre fatidique des cent mille kilomètres pendant que sous couvert du remembrement on en assassinait le cadastre.

    C’est presque un portait intime que ce fils donne de son père. Nous le voyons collectionner les vieilles pierres qu’il destine à l’édification d’une improbable construction, sorte de Facteur Cheval à qui la mort n’aurait pas permis de mener à bien ses projets architecturaux, nous le devinons bon père de famille, attentif au bien-être des siens et pour cela ne ménageant pas sa peine. Breton, peut-être, mais pas fervent catholique, concédant seulement à sa vieille bigote de tante une confession annuelle et une participation active aux cérémonies de la Fête-Dieu puisque sa présence à la messe dominicale était des plus raccourcies...

    Il faut dire que l’auteur ne se prive pas de se laisser aller à son penchant pour l’humour. J’ai parfois bien ri en lisant Jean Rouaud qui n’est pas un auteur triste malgré ce qu’on pourrait croire!

    C’est pourtant le registre de l’émotion qu’il choisit pour évoquer l’agonie de son père avec cette étrange et surprenante façon de s’adresser directement à son lecteur comme pour faire partager sa peine.

    La phrase est longue, parfois difficile à suivre. Dite à haute voix, elle rend rapidement l’élocution haletante, mais cela ne suffit pas, à mes yeux à classer Jean Rouaud parmi les auteurs difficiles à lire.

     

    © Hervé GAUTIER

  • LE MONDE A PEU PRES - Jean ROUAUD - Editions de Minuit.

     

     

    NOVEMBRE 1999

     

    N° 217

     

     

     

    LE MONDE A PEU PRES - Jean ROUAUD - Editions de Minuit.

    *

     

    Il y a des écrivains qui m’attirent et la simple lecture de leur nom inscrit sur le dos d’un livre offert sur les rayonnages de la bibliothèque municipale suffit à guider mon choix. Le hasard (peut-être pas ?) m’avait guidé vers la travée « R ». »Le monde à peu près » de Jean Rouaud ferait donc partie de mon prochain emprunt. C’est vrai que le Prix Goncourt était passé par là quelques années plus tôt et que j’avais, parfois avec retard, suivi cet écrivain, avec un évident plaisir.

    Le titre ne me disait rien. Tout au plus me suis-je dit que son auteur continuerait d’y exploiter ses deuils, de faire découvrir les branches de son arbre généalogique ou de se mettre en scène lui-même, ce qui, il est vrai m’avait toujours plu.

    J’avais encore en mémoire sa propre histoire, celle de sa famille et ses souffrances. Après tout, se raconter soi-même, y rajouter juste ce qu’il faut de merveilleux est une source inépuisable de création.

    N’était le style, parfois un peu compliqué et la phrase longue à suivre pour un lecteur moyen comme moi, j’aimais bien. Le texte me réservait quelques surprises. Le titre tout d’abord, dont je ne tardais pas à m’apercevoir qu’il évoquait pour Rouaud, la perception floue qui est celle des myopes. Cela cachait sûrement quelque chose. Allez savoir puisqu’il évoque son enfance, non seulement celle du collège de St Cosme, où il nous détaille à l’envi les brimades de ceux qu’on appelait, on se demande bien pourquoi « Les Bons Pères ». Elève plus besogneux que brillant et à l’occasion, familier des mauvaises notes, il dénonce les humiliations dont il a été l’objet de la part des professeurs.

    C’est vrai que l’enfance n’a d’intérêt que lorsqu’on l’a quittée. Elle est source de regrets parce que c’est la période de l’insouciance, du merveilleux, de la découverte... Malheureusement pour Rouaud, un lendemain de Noël le voit devenir orphelin de père et toute sa vie bascule. Comment pourrait-il en être autrement puisque désormais il va apprendre à vivre sans cet absent ce qui lui reste d’enfance.

    Il évoque, malgré son deuil et avec un humour qui va se nicher jusque dans les formules ses années de collège, ses improbables amours d’enfant, sa vie de collégien pauvre, avec, en fond de scène, le personnage de sa mère, à peine esquissé, que le lecteur retrouvera plus tard plus précisément dessiné dans « Pour vos cadeaux ».

    A mon sens, ici, plus que le deuil de son père, il s’agit de celui de son enfance et de son adolescence. Depuis le collège jusqu’à la faculté, il détaille son parcours avec cependant le détachement de celui qui n’a du monde qui l’entoure qu’une vision approximative. Il participe, à sa manière, au grand mouvement où on refait le monde, on croit que tout est possible, qu’on est tout près à voir, dans la survenance de chaque événement, un commencement d’exécution de cette entreprise...Il faut dire que la mode était, à l’époque à la contestation, à l’espoir de jours meilleurs, à la révolution populaire, bref à l’utopie! Pourtant, la déception existe, et pas seulement pour les autres. C’est sans doute ce qui a corroboré sa détermination originelle face au monde qui l’entoure : choisir de ne pas le voir!

    Quand même, le regard flou et apparemment vide qu’il promène constamment autour de lui ne l’empêche pas de distinguer avec une étonnante netteté le sourire de Théo, une élégante étudiante aux longs cheveux bruns qu’il croise un jour sur son chemin. Il s’est vite trouvé des points communs avec elle. Comme lui, orpheline de père, elle s’intéresse à ses écrits, une improbable fiction qui se veut un prolongement de la vie de Rimbaud. Dans le genre flou, là aussi, c’était réussi!

    Comme lui, Théo a le don des larmes qui se rencontre surtout chez ceux qui ont, très tôt connu le malheur. On pensera ce qu’on voudra, mais la chance qui ne sourit pas qu’aux audacieux n’oublie pas non plus les timides. De confidents on devient intimes, d’amis on devient amants sans presque s’en apercevoir. L’époque voulait cela qui prônait la liberté, surtout dans les moeurs. Cette rencontre et cette éphémère étreinte se terminent aussi vite qu’elles ont commencé, avec pour lui un chagrin d’amour, des souvenirs et surtout des regrets.

     

    C’est vrai que j’ai goûté son humour et son verbe truculent, ses aphorismes bien sentis, mais, au-delà des apparences, dans la série des deuils dont il est désormais le spécialiste patenté, c’est celui de son enfance et de son adolescence que l’auteur nous livre ici.

     

    © Hervé GAUTIER

  • LES CHAMPS D'HONNEUR - Jean ROUAUD - Editions de Minuit - Prix Goncourt 1990.

     

    MARS 1991

    N° 55

     

     

     

     

    LES CHAMPS D’HONNEUR - Jean ROUAUD - Editions de Minuit - Prix Goncourt 1990.

    *

     

     

    Dans ma quête incessante de bonnes lectures j’ai découvert, grâce, il est vrai, à l’Académie Goncourt, le roman de Jean Rouhaud. Je n’ai, bien sûr, aucun mérite à louer cet ouvrage déjà couronné par ce prix prestigieux, mais je m’en félicite cependant car mon lecteur m’accordera que je n’ai pas toujours partagé le choix de ce jury... Tant s’en faut! De plus, pour une fois qu’un jeune auteur est couronné pour son roman et que le prix ne va pas au traditionnel « Galligrasseuil », je pense que cela mérite une mention particulière.

     

    Au-delà de l’histoire racontée, ce qui a retenu jusqu’au bout mon intérêt c’est, ligne après ligne, le style à la fois précis et volubile de l’auteur où l’humour subtil s’insinue sans cesse. Il peint parfois un sourire complice sur les lèvres de son lecteur, l’amène sûrement jusqu’au bout du récit avec l’envie d’en savoir plus.

     

    C’est vrai qu’à juste titre, on commençait à déplorer que notre époque perde le goût de l’écriture, que cette dernière n’était pas seulement une succession de mots articulés en phrases qui, à mesure devenaient des chapitres et finissaient par faire un livre. Il devait bien y avoir quelque part des gens (des écrivains au sens vrai du terme) qui possédaient en eux un talent pour faire que ces mots qu’ils écrivaient ne soient pas seulement des signes. Il devait bien y avoir des magiciens qui pouvaient tenir en haleine leur lecteur par la seule force de leur écriture parce qu’elle était éminemment simple, poétique et subtile à la fois, et transformait la lecture dont on craint de plus en plus la disparition, en une partie de plaisir, une jouissance même!

     

    C’est vrai que ce roman est de ceux qui font que l’envie qu’on porte en soi de lire redevient elle-même, et que ce texte qui évoque si joliment les gens simples et humbles nous parle à lui seul. Bien que la progression de la phrase soit parfois difficile à suivre (c’est son style et il n’est point désagréable), il procède par petites touches successives et significatives pour évoquer les lieux et les hommes.

     

    Je l’ai dit sa phrase est largement émaillée d’humour, de drôlerie même, mais il reste cependant, le livre refermé, une atmosphère bizarrement triste, propre à ces gens qui n’ont pas d’histoire et dont l’auteur choisit de nous raconter la vie. Dans l’existence de cette famille, point de rencontre au sommet avec de grands personnages, point d’actions d’éclat! Rien que du quotidien avec ses joies, ses peines, ses sourires et ce petit côté amer que nous connaissons tous.

     

    L’émotion qui baigne tout ce livre éclate à la fin, ce qui explique le titre. Jean Rouaud a des mots simples pour évoquer « La Grande Guerre » qui reste dans l’inconscient collectif la plus cruelle et la plus dévastatrice, que l’homme s’est promis de ne plus recommencer mais qui reste cependant un modèle qu’on répète malgré tout à chaque fois à force de vouloir l’éviter.

     

    La guerre reste la guerre et les gens simples qu’il évoque en ont payé le prix tout comme ils ont versé leur écot au temps qui fuit et qu’on mesure à l’aune des enterrements et des souvenirs.

     

    ©Hervé GAUTIER

  • THE BEST OF PAOLO CONTE.

     

     

    N°265 – Janvier 2007

     

    THE BEST OF PAOLO CONTE.

     

     

    Paolo Conte, c’est d’abord la musique, une musique caractéristique avec sa voix rocailleuse et profonde comme les vallées et les montagnes de son Piedmont natal. Son parti pris pour le jazz ne se dément pas dans ce disque[ Sotto le stelle del jazz – Happy feet].

     

    Les chansons sont traditionnelles et ont fait depuis longtemps son succès [Gelato al limon, via con me, Azzurro…], accompagnées au  « piano forte » égrenant ses notes enivrantes et toujours avec cette couleur entraînante et dépaysante que prête le jazz et son rythme « Nouvelle Orléans »[Gong-oh]. Je n’oublierai pas non plus la Milonga qui ne l’a jamais laissé indifférent [Alle prese con una verde milonga ]

     

    A mes yeux, un disque, c’est comme un recueil de poèmes ou les textes ne sont pas choisis au hasard mais entendent faire passer quelque chose qu’il faut lire et découvrir avec sa propre sensibilité sous les notes et sous les mots.

     

    C’est la recherche de la femme, son double, son complément, une étrangère peut-être [Via con me - Elisir] mais aussi quelqu’un qui se situe à la lisière de l’incompréhension et de la complicité, la critique [Sparring Partner], la trahison et l’abandon peut-être, la solitude sûrement [Azzzurro] avec aussi un brin de nostalgie [Ho ballato di tutto], quelque chose comme un amour impossible et un regret du temps qui passe laissant derrière lui la cicatrice des souvenirs.

     

    C’est peut-être une vue de mon esprit, mais je choisis d’y voir une forme de révolte contre la solitude, le temps qui passe et avec lui toute chose, même les plus intimement et amoureusement vécues [Gelato al limon] parce que l’amour peut n’être qu’une passade, qu’une foucade et ne durer que le temps d’une glace au citron, d’une journée à la mer, que la vie transitoire et contingente n’est finalement qu’une comédie, qu’une illusion et qu’il n’en restera rien quand elle aura été rejointe par la mort.

     

    Cette évocation d’Hemingway, que je tiens personnellement comme le plus grand écrivain américain et assurément un témoin et un acteur de son temps, ne peut me laisser indifférent. Elle est à la fois un hommage à sa vie mais passe sous silence sa recherche constante de la mort qu’il finit par trouver dans le suicide. Je fais confiance à Conte pour tresser les mots dans une suite annoncée « Peut-être un jour, m’exprimerai-je mieux ? », dit-il à la fin de sa courte chanson.

     

    Cette existence, ce passage sur terre, n’est pas un long fleuve tranquille, cela nous le savions déjà, le doute et la déprime en font partie et l’image juste évoquée du « Mocambo » et son arrière goût d’échec vient nous le rappeler[Gli impermeabili]. Là, le rythme change, comme pour souligner cette différence d’approche.

     

    Je retiens aussi cette image fugace de cinéma, celle des journaux qui s’envolent [Bartali ], cette enfance à jamais enfuie et si bien invoquée à travers les images de Gênes, une ville et une chanson qui se confondent sous ses doigts et dans sa voix et qui reste pour moi un poème émouvant, un vrai chef-d’œuvre [Genova ].

    Son écriture m’a toujours paru délicieusement surréaliste[Gong-Oh – Sparring-partner…] et évocatrice de cette écume des jours qui nous envahit et parfois nous submerge. Paroles écartelées qui répondent à une musique parfois désarticulée où le musicien et le poète se confondent et se rejoignent pour un moment d’exception.

     

    Pour que le tableau soit complet, il lui ajoute une note de dérisoire [Quadrille] et aussi un soupçon de légèreté[ Happy feet]

     

    Ce qui manque dans ce disque apparemment enregistré en studio, c’est le public, son public qui accompagne si bien chacun de ses passages sur scène et qui sait lui témoigner son attachement et son admiration… mais c’est quand même un bon moment.

     

    © Hervé GAUTIER http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Paolo CONTE

     

     

    N°253 – Mai 2006

     

     

    Paolo CONTE

     

     

    Cela fait longtemps que sa voix rauque habite ma mémoire.

     

    Le hasard qui gouverne notre vie, la guide et parfois l’éclaire, m’a donné à découvrir ces derniers mois, les paroles de ses chansons et sa musique.

     

    Je suis un amoureux du jazz, un béotien amoureux, sans aucune connaissance artistique, musicale ou technique, mais cette musique m’émeut, me fait marquer le tempo et me transporte, malgré moi, sans un ailleurs indistinct dont les arcanes me sont à la fois complètement inconnues et agréablement enivrantes. Cette musique qui illumine mon quotidien, sans que je sache vraiment ce qui m’y attache, sans que je comprenne pourquoi, moi qui suis incapable de sortir un son agréable d’un instrument de musique et pour qui le solfège reste une écriture illisible, un langage étrange et surtout incompréhensible… Je n’ai pas non plus ces connaissances qui font reconnaître un morceau aux meilleurs aficianados. Non, rien de tout cela, mais j’aime simplement la façon très particulière dont Paolo Conte distille le jazz, son jazz ! Je ne l’ai jamais entendu ailleurs que sur disques mais je comprends pourquoi des foules se déplacent pour l’écouter !

     

    Et pourtant, le rythme que je retiens et qui me parle chez cet artiste, c’est moins le jazz que la musique mélancolique alliée à des paroles qui ne le sont pas moins et qui me plaisent peut-être davantage encore. Elles semblent écrites alternativement avec une encre diabolique, pleine de délire et de liberté au regard des règles académiques, parfois joyeuses, parfois tristes. Les notes semées sur son « piano forte » prennent une couleur plus sombre et nostalgique qui me plaît. Je choisis d’y lire les états d’âme d’un écorché vif par la vie, d’un poète aux amours impossibles qui poursuit inlassablement des chimères qui toujours lui échappent, des fantasmes distillés à travers l’image fugace des femmes entraperçues. Cela ressemble à une quête de quelque chose d’indistinct, situé ailleurs, loin de ces paysages gris et pluvieux d’un quotidien bien ordinaire qu’il barbouille de bleu, mais cette couche de mauvaise peinture ne tient jamais bien longtemps.

     

    Il me semble parfois incompris, parfois délaissé par les femmes qu’il recherche et dont il poursuit l’ombre jusque dans le souvenir comme seuls savent le faire les êtres timides qui s’en remettent au hasard, à la chance qui souvent les déçoivent. C’est comme s’il habillait sa détresse de mots, comme des incantations, comme si ces phrases subitement démembrées et juste suscitées, renouvelaient cette impression première, avec une grande économie de paroles, comme si elles ne voulaient pas venir se poser sur la blancheur de la page ? Il me semble un poète égaré dans un monde qui pourtant l’enchante, avec une lourde valise encombrante. Elle est pleine de désirs inassouvis, de regrets, de remords, de fantasmes, de souvenirs, d’échecs mal vécus, avec la nostalgie de cette enfance comme un pays définitivement quitté sans espoir de retour, mais qui laisse à la bouche un goût d’orangeade, ou de glace au citron, une journée à la mer ou une soirée au cinéma.

     

    Il me semble chercher quelque chose d’inaccessible et sait que sa quête est sans issue. Ses paroles sont parfois à peine chantées, comme si elles exprimaient une plainte qui imprime à l’âme quelque chose comme une empreinte en creux.

     

    Cette nostalgie qui sourd de ses notes autant que de ses mots me plaît bien parce que tout cela est dit plutôt que chanté en italien qui est la langue de la musique, avec en filigranes l’intuition de l’aspect définitivement dérisoire et transitoire des choses et de la vie. S’il rie parfois, c’est pour éviter d’avoir à pleurer sur tout cela !

     

    © Hervé GAUTIER  http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Paolo CONTE - « Elegia ».

     

     

    N°254 – Juin 2006

     

     

    Paolo CONTE - « Elegia ».

    (traduction française des textes par Doriana Founier)

     

    Je ne pouvais pas trouver meilleure compagnie pour le 26° anniversaire de cette petite revue qui survit comme elle peut, garde ses marques et son indépendance, avec cette volonté un peu folle qui est la mienne et qui m’étonne toujours, de trouver en elle une véritable raison d’exister.

     

    Dans un précédent numéro, je disais tout le bien que je pensais de Paolo Conte, je vais donc développer en insistant moins sur le jazz qui pourtant le plaît bien que sur la mélancolie qu’il distille dans cet album chanté en italien. C’est non seulement une langue musicale mais également un langage qui se prête à la nostalgie, une sorte de « saudade » portugaise que la voix rocailleuse du chanteur piémontais souligne en l’accompagnant au piano forte.

     

    Il y a, certes, cette « musique rouillée, noirâtre, teinte à chaud de brume-métropole » (Elégia) qui va bien avec ces « ténèbres magnifiques », avec cette quête impossible d’un chemin dans l’obscurité et le brouillard de cette vie décevante où même une maison chinoise peinte en bleu ne peut constituer une réponse, un havre de paix, où le hasard tient lieu de gouvernail, de boussole au milieu des étoiles, des villes étrangères et du temps qui s’en va. « Qui sait, qui sait, le navire passera, qui sait si là quelqu’un y montera… » (Qui sait !)

     

    Tout n’est qu’un décor, celui de la cité et des gens qui s’agitent, pressés par le temps qui fuit. Ils courent avec lui et après lui pour un peu plus d’argent, de considération, de reconnaissance… Et pourtant ce temps-voleur ( je traduirai peut-être « ladron » par voleur au lieu de larron, parce que le temps dérobe toujours quelque chose aux hommes, des moments de bonheur, leur jeunesse ou leurs illusions) est transitoire, fuyant ; il porte et enfante la musique qui elle aussi s’enfuit. Les notes s’envolent, se dissolvent dans l’air, se perdent dans la mémoire. Le temps assassin brûle tout sur son passage et Conte, sans doute, malgré son talent, son sourire et sa voix ne pèse pas lourd face aux rires moqueurs des femmes «  Ne ris pas, ne ris pas, serre-moi, serre-moi, parle-moi, embrasse-moi (Ne ris pas) – « Je ne suis qu’un poisson à frire, je suis né pour perdre, ma silhouette vacille et va… J’étais un livre à lire… et tu n’as su qu’en sourire » (Bamboolah).

     

    Il y a cette quête que j’imagine, moi, à jamais inassouvie, celle de l’amour impossible et inaccessible, parce que le véritable message qu’on porte en soi reste une énigme difficile à déchiffrer parce que ceux qu’on aime passeront éternellement à côté, parce que tout cela finit par donner le vertige et on avoue avec lui « Moi, je ne vole pas haut…je sens que ma vie va devenir un film, oui, mais, je l’ai déjà vu ce film, et je ne l’aime pas »   (Sandwich man). C’est un jeu souvent cruel, parfois envoûtant, quelquefois décevant. Il en reste une sorte d’aura, mais aussi des interrogations « tu avais jeté un charme autour de toi, toi, qu’est ce tu es pour moi ? »(Elégie), l’envie de tourner avec lui une page de sa vie lue et relue cent fois «  je laisse à mon enfance sensibilité et candeur… Je venais d’une vallée où le ciel s’assombrit dans la moiteur » (Elégie). Il a joué un rôle de clown-équilibriste maladroit de surcroît et qui recherche désespérément un peu de tendresse « Ne ris pas… nous sommes des anges ensorcelés par une allégresse infinie … serre-moi, parle-moi, embrasse-moi » (Ne ris pas). C’est effectivement un être incompris, égaré dans un monde auquel il est étranger, avec des espoirs fous, comme un trésor dérisoire «  je ne suis même pas du pays, j’ai une valise en carton… mais il y a dedans un bandonéon. »(Le royaume du tango), comme l’évocation de Frisco, ville étrusque… « chic et ambitieuse, comme un sofa de cretonne »(Frisco).

     

    Les mots de Conte viennent quand on ne les attend pas !

     

    Il y a aussi les regrets que nous inspire la vie qui passe et qui s’en va, le temps qui s’enfuit en laissant en nous une empreinte indélébile comme celle que laisse un mal, avec sa douleur et ses souvenirs en signant d’une cicatrice, marque plus claire sur une peau hâlée par l’existence, vivante, mais qu’on porte en soi et qui se rappelle constamment à notre mémoire comme une trace qui ne disparaîtra qu’avec nous. C’est une sorte de quête impossible, de quelque chose qui n’existe que dans notre imaginaire, dans nos rêves inaccessibles «  Tu es à la recherche d’un chemin… tu cherches la maison chinoise peinte en bleu », «  tu me demandes le chemin, mais la maison chinoise, tu ne la trouveras pas. »(La maison chinoise). Il y a le hasard, l’éternelle interrogation sur les choses de la vie et qui peuvent la faire basculer «  qui sait, qui sait, le navire passera, qui sait, si là, quelqu’un y montera » (Qui sait)).

     

    Je n’oublierai pas non plus les couleurs et leur opposition, celles de bleu, de l’indigo, symbole de la lumière et celles de la nuit, de la brume et de l’indistinct, du temps marron. Cela me paraît être le symbole parlant d’un contraste omniprésent au quotidien, bien plus qu’un artifice de vocabulaire, que de simples images…

     

    Conte est le personnage qui se situe à équidistance entre le dérisoire (« oui, mais moi, avec ma veste neuve, je ne travaille pas dans le music-hall. C’est là l’unique vérité… alors[ les gens] se vexent et puis t’oublient et la route continue »(La vieille veste neuve), l’humilité «  Bamboula, je suis un poisson à frire… je suis fou de toi, inutile de te le dire mais c’est plus fort que moi… je suis né pour perdre, ma silhouette vacille et va  »(Bamboolah), le doute « Qui sait, qui sait, le navire passera » (Qui sait) « peut-être tu ne m’aimeras pas, tu me rencontreras, tu souriras, mais tu ne m’aimeras pas »(Très loin), l’inconnu cher à Baudelaire et l’indistinct « Loin, très loin, c’est là que je veux me rendre dans les bras d’un musique qui arrêterait de parler, forte et pétomane, écrite par le diable, outrage manifeste au monde civilisé »(Très loin). Les paroles semblent comme éclatées, nées d’un douloureux accouchement sur la virginité de la page. S’exprimer est un acte respectable parce qu’il est authentique !

     

    Alors, face à ce combat, il est tentant de se laisser aller. L’écriture est un exutoire, mais pas seulement et la tentation est grande de l’inconnu qu’on dessine soi-même parce que l’image que ce monde nous donne de lui est pleine de contradictions, d’hypocrisies et d’incertitudes et que tout cela devient rapidement insupportable. Alors, on rêve à ce pays étrange « là-bas, là-bas, est ce que sont des personnages ou des rêves, oui, là-bas… ou est ce que ce sont des pensées perdues dans l’immensité obscure »(Qui sait). Il y a le sommeil qui ressemble tant à la mort qui est une délivrance « sommeil lointain…fais –moi voler de montagne en montagne, sans plus penser, sans rien comprendre, sommeil patriarche merveilleux, archaïque plongeon dans l’eau sombre… poudre de riz dans l’air qui vibre de charme magique… tu es une mandarine parfumée et sacrée, sommeil de nuages, sommeil de coupole, sommeil géant, sommeil éléphant »(Sommeil éléphant). Il permet toutes les libertés, toutes les audaces !

     

    Oui, chez Paolo Conte, la musique est envoûtante et parfois merveilleusement désarticulée mais il y a aussi les paroles, écartelées elles-aussi, celles du poète, amoureux et désespéré, écorché-vif et fragile. De la vraie poésie, comme je l’aime !

     

    © Hervé GAUTIER .    http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Paolo CONTE - « Concerti » (1985) «  Arena di Verona » (2005).

     

     

    N°255 Juillet 2006

     

    Paolo CONTE - « Concerti » (1985) «  Arena di Verona » (2005).

     

    Ce qui reste, en tout cas pour moi, d’un concert de Paolo Conte, c’est une impression, celle que me donne le musicien, parce que, avant tout Paolo Conte, c’est une musique, un style, un rythme, bref une originalité.

     

    Cette musique simple et émouvante, mariage heureux entre le saxophone et le piano [Parigi - La topolino amarante – Hemingway], clavier aux touches d’ébène et d’ivoire, de la couleur des notes de la portée, bois vernis du piano, miroir au tain sombre qui renvoie l’image virtuelle des doigts qui le caressent et en tirent alternativement des plaintes mélancoliques[Madeleine] ou un jazz entraînant[Boogie – La vecchia giacca nuova] accompagné par un orchestre talentueux et complice. La note bleue, « la blue-note », reste une quête qui plaît à mon oreille et qui, comme chaque recherche à cette dimension de hasard et d’exercice, de satisfaction et de remise en question. Il y a aussi cet instrument (à vent – à bouche ?) dont je ne connais pas le nom et dont il joue avec gourmandise. Les sons nasillards qui en sortent sont la prolongation de sa voix rocailleuse et envoûtante. Le public ne s’y trompe pas qui l’applaudit et certaines de ces chansons, « Come di », « Un gelato al limon », «  via con me », font maintenant partie du patrimoine italien. C’est un chanteur populaire au point que ses meilleurs enregistrements sont ceux qui sont réalisés en concert. Malgré la barrière de la langue, il y a quelque chose qui passe entre le public et lui, comme un fluide et la communion entre eux est complète. C’est que sa voix est unique, basse et un peu rauque. Elle va bien à son style.

     

    Il y a aussi les mots dont la musique non plus ne m’est pas indifférente. Ils procurent un supplément d’âme et d’images à l’auditeur attentif. Il joue sur l’opposition des couleurs alternativement sombres et claires [Il y a dans son écriture une symbolique forte, une opposition poétique. Je ferai probablement un jour cette étude] .

     

    Il y a tout un travail d’écriture sur les allitérations, même s’il est vrai que l’italien est une langue chantante par elle-même. Elle est dit-on, faite pour parler aux femmes, mais Paolo Conte nous parle des femmes avec émotion, talent et amour. Les mots sont évocateurs, en demi-teinte, suggestifs et le souvenir des moments souvent amoureux est à chaque fois fortement tissé (Parigi). Le non-dit suscité est très présent.

     

    Je suis réceptif à cette intention constante de marquer sa différence, de souligner son originalité, sa révolte contre les choses établies, rejetées peut-être ? Je sais que mon hypothétique lecteur va encore se dire que je suis un amoureux impénitent de la mélancolie, parce que l’amour existe mais n’est pas aussi bleu qu’on le voudrait (Bamboolah), pas aussi heureux non plus [« l’amour c’est comme le vent du nord qui balaye les jardins et ruine les rêves de récolte » - Ce n’est pas de moi, mais toujours trouvé ces mots pleins de bon sens et de beauté], parce que la vie est brève, que le hasard existe (Chissa) qui l’embellit ou la noircit, en tout cas il lui imprime sa marque plus souvent que nous voulons bien l’admettre, qu’elle peut être simple mais aussi autre chose, que la mort existe qui vient tout gâcher, que nous sommes mortels avant tout, que la solitude faut aussi partie du quotidien malgré les rencontres, que les souvenirs embellissent l’existence!

     

    Ce que je retiens aussi, ce sont ces images fugaces de cinéma, des journaux qui s’envolent, une glace au citron offerte à une femme, le thème de l’eau toujours récurrent, celui de la mer, de la pluie ou d’une douche chaude, celui de la ville avec ses bruits de vie, celui d’une journée passée à la mer, pour l’unique plaisir de rester seul à regarder autour de soi, de figer le temps sur le papier glacé d’une photographie… Ces paroles ne sont pas un simple habillage des notes, elles sont porteuses d’un véritable message, mélancolique (Il nostro Amico Angionilo), allégoriques (Diavolo Rosso) même si elles sont parfois déconcertantes, surréalistes même, comme s’il voulait garder ses mots pour ne pas les perdre (Hemingway) et insistent sur la mémoire des moments amoureux (Parigi), sur la dérision (La vecchia giacca nuova- La topolino amarante). Elle fait aussi partie de la vie, heureusement, et l’humour aide bien souvent à la supporter, surtout quand le poids du passé, des souvenirs est trop fort.

     

    © Hervé GAUTIER http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • PAULA – Isabel ALLENDE – FAYARD.

     

    N°275 – Juillet 2007

     

    PAULA – Isabel ALLENDE – FAYARD.

    (traduction Pierre Guillaumin)

     

    Avec ce livre, le lecteur replonge dans la généalogie de la famille Allende et dans l'extraordinaire plaisir ressenti à la lecture d'histoires que l'auteur excelle à raconter, mais, cette fois, ce texte est destiné à sa fille qui ne l'entend peut-être pas puisqu'elle est plongée dans un coma prolongé. Porphyrie, nom barbare qui évoque une roche rouge comme de sang! C'est le nom de cette maladie contre laquelle lutte sa fille Paula alors âgée de vingt neuf ans, mais maladie rare et qui n'intéresse personne. Sa mère l'accompagnera donc avec sa présence, ses mots, ses messages d'amour, ses soins...

     

    Pourtant, la lecture de ce livre m'a laissé une impression bien différente du précédent [la FV n°274] Le contexte est certes éloigné de « La maison aux esprits » et le style forcément moins jubilatoire, plus ordinaire, même quand elle évoquent les personnages de sa vie et sa vie elle-même avec son cortège de conquêtes amoureuses, ses périodes de déprime, ses échecs, ses contradictions, la genèse de ses l:ivres dont elle veut parler à sa fille. Mais il y a autre chose, une sorte de malaise que j'ai ressenti tout au long de ce livre. J'ai eu l'impression, fugace d'abord, puis qui s'est affermie à mesure que je tournais les pages, que ce monologue ressemblait un peu à quelque chose comme une relation qui n'avait existé qu'en pointillé entre une mère et sa fille et que, celle-ci étant au pas de la mort, celle-là voulait rattraper le temps perdu, lui dire tout en bloc alors que toutes ces choses auraient pu être distillées patiemment, avec complicité, avec un rythme différent peut-être?

     

    Puisque la mère redoutait la mort de sa fille, j'attendais peut-être inconsciemment qu'elle retraçât sa courte existence à elle pour garder le souvenir de son passage sur terre, mais rien. Il y a bien cette tentative « Tu veux que je te parle de la période de ton enfance... », mais rien sinon l'histoire immédiate du Chili avec les figures de Salvador Allende et de Pablo Néruda, symboles d'une démocratie assassinée... et la vie de sa mère « quarante neuf ans à toute vitesse... » sans autre but que « la poursuite d'objectifs aujourd'hui oubliés » et donc sans importance. Du temps perdu qu'on ne rattrape jamais! Elle le dit d'ailleurs elle-même « Cette fille qui est ma fille, qui est-elle? » ou encore « Ma fille m'a donné l'occasion de regarder en moi, de découvrir des espaces intérieurs vides, obscurs, étrangement paisibles que je n'avais pas encore explorés ».

     

    Je verrais plutôt dans ce témoignage l'illustration d'une des fonctions de l'écriture, celle qui exorcise la douleur de voir ainsi sa fille en souffrance et qui, peu à peu quitte ce monde sur la pointe des pieds, et de l'idée obsédante de devoir aller à l'enterrement de son enfant, d'être désormais seul, orphelin de lui, si l'on peut dire, et donc sans aucun avenir, proclamer aux autres qui soudain choisissent d'oublier jusqu'à votre présence parce que vous n'êtes plus dans la norme, que la mort est un injuste gâchis surtout quand elle emporte un être jeune!

     

    Il y a probablement une autre fonction insoupçonnée de l'écriture qui est celle de la miséricorde après la confession. C'est bien cela aussi, ce livre résonne pour moi non comme un récit mais comme des explications qu'on donne à sa fille dont la vie s'en va. l'auteur se justifie, apporte des réponses aux questions qu'elle suscite elle-même, affirme sans ménagement, cherchant dans tout cela une explication extralucide ou une révélation puisée dans le langage du tarot ou dans les arcanes des songes.

     

    Perdre un enfant est la pire épreuve qui soit, non seulement parce qu'on est seul à affronter cette tourmente, parce que le temps n'a rien d'apaisant, au contraire, et parce que cette douleur ne s'éteindra qu'avec sa propre mort! Le seul baume, dans ce triste bouleversement est l'accompagnement des siens, même si chacun vit cette épreuve à sa manière et comme il le peut. La parole aussi est apaisante et l'écriture procède de cette démarche. Cette forme de création permet l'évasion autant que l'exorcisme et les arcanes de l'inspiration produisent parfois des effets inattendus, étranges, déroutants pour celui-là même qui est censé en être l'auteur, parce que les livres sont un univers douloureux mais parfois s'écrivent tout seuls, quand nous nous y attendons le moins, parce qu'on le porte en soi depuis longtemps et qu'ils choisissent de naître tout seuls, insufflant à leur auteur un peu d'humilité. Il y a aussi ce tourbillon de l'histoire qu'on raconte mais qu'en réalité se compose elle-même au fur et à mesure que l'écriture s'en fait le témoin.

     

    Cette épreuve nous rappelle que, selon les mots d'Aragon « rien n'est jamais acquis à l'homme », que la mort frappe au moment où nous nous y attendons le moins, que c'est une des facettes de la condition humaine contre laquelle nous ne pouvons lutter. Alors, on se raccroche à tout ce qui peut être un point d'ancrage dans cette vie devenue soudain insupportable. On se dit que son souvenir ne nous quittera jamais, qu'il sera plus présent en nous que s'il était vivant... Ce genre d'épreuve transforment à jamais ceux qui la traversent. Elle suscite les choses les plus étranges où se manifeste à la fois l'inconscient, les croyances, la certitude d'avoir des réponses à ses questionnements les plus fous! Il y a aussi cette improbable volonté de voir dans le hasard qui gouverne nos vies, des signes auxquels on veut à toute force être attentif et dans lesquels on veut lire des significations...

     

    Il y a aussi ce rythme permanent et cyclique de la vie, comme si les événements étaient traçés à l'avance, les choses à jamais figées, l'inutile bataille perdue d'avance contre la mort et l'impossible troc de sa propre vie contre celle de celui qui va mourir!

     

    C'est pourtant un livre que j'ai lu avec passion, presque sans désemparer. Ce qui m'a le plus ému, c'est sans doute l'épilogue, la description des gestes et événements, comme en filigranes, qui accompagnent le départ de Paula pour une autre dimension. Paradoxalement peut-être, je ne l'ai pas ressenti comme quelque chose de triste mais plutôt comme un apaisement, avec tous les fantômes des parents disparus, les figures diaphanes des vivants présents ou absents!

     

    © Hervé GAUTIER - juillet 2007

    http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg

  • PAOLO CONTE - Monique MALFATTO – Poésie et Chansons - Seghers.

     

     

    N°260- Novembre 2006

     

     

    PAOLO CONTE - Monique MALFATTO – Poésie et Chansons - Seghers.

     

    Il est des artistes, des créateurs, qui, par hasard, un jour, nous bouleversent par leur talent, leur façon de s’exprimer ou simplement par tout autre chose qui fait qu’on s’intéresse à ce qu’ils font et aussi à ce qu’ils sont, pour l’unique raison que cela éclaire leur œuvre. Il est des livres qui lèvent des coins du voile dont les vrais auteurs se recouvrent, parce que leur vie, et donc leur œuvre, sont autre chose que ce qui doit être jeté en pâture aux médias, parce que cela est dans l’air du temps et répond à une demande des lecteurs avides … Celui de Monique Malfatto est de ceux-là. Je l’ai lu avec passion parce qu’il éclaire la poésie de Paolo Conte, en donne des clés de lecture, parce que, moi aussi, je suis sous le charme de ce chanteur-poète, à la fois secret et chantre de la condition humaine, avec ses joies, ses peines, l’implacable poids de ses contingences et le temps qui inexorablement s’enfuit !

     

    C’est un ouvrage captivant, trop bref peut-être et qui mériterait une suite. Grâce à lui, le lecteur attentif en sait davantage sur cet homme mystérieux et solitaire, à la fois baroque et réservé, catalogué comme crooner, séducteur peut-être, dont on ne retient souvent que le timbre si particulier de sa voix. Je l’avoue volontiers, ses chansons sont longtemps restées dans ma mémoire, à cause peut-être de l’harmonie naturelle d’une langue que je ne comprenais pourtant pas, à cause du son rocailleux de sa voix, des notes distillées par son « piano forte » qui elles aussi faisaient partie de mes souvenirs. Ces traces étaient restées, fortes et ténues à la fois. Je ne suis qu’un pauvre amateur, mais Paolo Conte n’était pour moi qu’un chanteur, qu’un musicien dédié au jazz des années d’avant-guerre, aux rythmes sud-américains, à la mélancolie de certaines de ses chansons…

     

    Ses textes traduits m’ont donné accès à cet univers si particulier, baigné à la fois de surréalisme et de quotidien, d’imaginaire créatif et de souvenirs personnels. Ils tissent un paysage secret et connu pourtant de chacun d’entre nous. D’une certaine façon ses mots agissent à la manière d’un révélateur, nous font découvrir ce que nous connaissons déjà, un effet-miroir en quelque sorte. Cette poésie, si loin de la prosodie, nous est donc, paradoxalement peut-être, parfaitement intelligible parce qu’elle porte en elle des moments de notre propre vie. Il met des mots et des notes sur une expérience personnelle, une idée, et c’est à chacun de nous qu’il s’adresse.

     

    Ses textes nous donnent un supplément de rêve autant parce qu’ils nous renvoient une image intime de nous-mêmes, entre nostalgie, mélancolie, solitude, déprime parfois et instants de folie, de fantasmes ou d’extrême bonheur. Chez lui, le dérisoire, l’humour, le disputent aux souvenirs d’enfance, aux silhouettes de femmes … la vie, tout simplement avec son cortège de doutes, d’échecs mal digérés, d’histoires d’amour jamais oubliées…

    Chez lui, point de polémique et d’engagement politique ou religieux. Il y a ailleurs des terrains pour cela et l’art souvent y perd !

     

    Un des grands mérites de ce livre est de donner la parole à Paolo Conte. Il nous raconte sa vie, son enfance à Asti, son attachement viscéral à sa terre natale, son parcours, ses passions, ses moments de galère, son amour du dessin, sa volonté d’être marginal, loin du show-biz et de son monde impitoyable, ses difficultés avec l’écriture, la souffrance face à la page blanche... C’est une manière de se livrer, mais avec tout ce qu’il faut de retenue, de droit au jardin-secret et de volonté de démystifier l’homme public qu’il est devenu autant malgré lui que de part sa propre volonté. Comme si tout cela était arrivé parce qu’il porte en lui des paroles que chacun attend, avec ce détachement et cet étonnement de celui qui enfante des chefs-d’œuvre sans vraiment s’en rendre compte. Ses spectacles, et les disques qui en gardent la trace, sont le témoin de cette complicité qu’il a avec un public international pour qui la langue n’est pas un obstacle, comme si, les mots et leur musique suffisaient à la compréhension du message naturellement universel et profondément humain. Qui prétendra dès lors que la chanson est un art mineur ? Elle permet au contraire de toucher le plus grand nombre de gens dans un siècle à la fois consacré à la communication et à l’abandon des valeurs culturelles traditionnelles et élitistes. Paradoxe peut-être chez cet homme qui confie volontiers sa timidité, qui s’exprime, son écriture en fait foi, toujours avec retenue et « Hésitation ».

    Il y a de la désespérance chez lui, parce qu’il est le témoin du passage de l’homme [et de la femme] sur terre, de l’aspect à la fois difficile et douloureux mais aussi sensuel de la vie, de la crainte de la mort... Un mot incarne cela à mes yeux, « le Mocambo », symbole de l’incompréhension, de la solitude, de l’échec malgré une réelle volonté, toujours contrecarrée, d’être autrement.

     

     

    Paolo Conte symbolise l’Italie au point que certaines de ses chansons font du patrimoine national. Ce ne sont pas des « chansonnettes » comme on a pu le croire au début mais véritablement une invitation à la réflexion mais aussi au rêve. Dans ce livre, il confie son attachement à La France, elle le lui rend bien !

     

    C’est aussi, et c’est bien, un livre qui offre des chansons traduites en français par Monique Malfatto avec un grand sens de la complicité. Elle précise « traduire les textes de Paolo Conte, ce n’est pas traduire en français, un texte italien. C’est traduire Paolo Conte ».

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER.   http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg

  • PAOLO CONTE LIVE

     

     

    N°258 - Septembre 2006

     

     

    PAOLO CONTE LIVE.

    (traduction des textes – Monique Malfato – Valter Unfer)

    Comme j’ai souvent eu l’occasion de l’écrire dans cette revue, la nouveauté n’est pas le seul intérêt d’une publication. Cet aphorisme personnel trouve ici, encore une fois, son illustration puisque ce disque résulte d’un enregistrement public au « Montréal Spectrum » le 30 avril 1988. D’ailleurs peu importe la date, restent les chansons, la musique et les textes qui n’ont pas vieilli et révèlent l’artiste.

     

    La musique tout d’abord. Le rythme sud-américain dépayse l’auditeur attentif, l’entraîne dans les pas d’un tango qu’on imagine argentin, cette danse énigmatique distillée par son « piano forte » mais aussi par le génial et complice saxophoniste qu’est Antonio Marangolo.

    Cette danse, aux origines controversées nous est revenue après avoir été réinventée dans les quartiers populaires de Buenos Aires et fait écho à « la milonga », chère à Conte, mais en est légèrement différente. A l’origine, elle permettait aux hommes venus faire fortune en Argentine de se mettre en valeur face aux femmes en nombre plus limité. Très rythmée, mais aussi érotique, ses pas et figures tiennent l’homme et la femme enlacés dans une sorte de lutte où la sensualité le dispute à la pudeur, la communion des corps à la tristesse de la mélodie. La danse reste un exercice difficile ou « le hasard est léger comme un léopard(où) les figures ont mille nuances », elle laisse parfois place à la rumba qui « est seulement une allégresse de tango »[Dancing]

     

    Les textes de chansons illustrent parfaitement cette atmosphère. Ils mettent en scène, comme toujours un homme et une femme qui, malgré toute l’intimité qui peut exister entre eux semblent demeurer étrangers l’un envers l’autre « Au rythme obscur d’une danse… la femme accueille ses souvenirs, même les plus bêtes et les plus balourds », comme si la danse avait ce pouvoir particulier de susciter le souvenir furtif de ses amants passés, des moments exaltants aussi bien que des erreurs, comme si le tango portait en lui cette contrition «  Il y a en elle une sorte de ciel, un vol qui justifie et pardonne toute une vie friponne »[Blue tango]. L’homme, lui, reste secret « Je suis toujours un peu distrait, plus seul et dissimulé »[Dancing]. Leur relation reste intime  « Dis-moi plutôt, auras-tu un peu de temps à me dédier dans cette nuit bleue ? » « retrouve-moi, repêche-moi, tire-moi au sort » [Bleu nuit], « Une seconde, je te prie, passe une main comme ça… au-dessus de mes livides… »[Les imperméables] «  Mais quelles mains, quelles belles mains, fais-les encore parler avec moi »[Bleu nuit],pourtant, les sentiments existent aussi, embellis par la mémoire « Elle est belle, je sais, le temps a passé mais je l’ai toujours dans la peau… » même s’ils sont empreints d’interdits et d’impossibilités « Mon amour pour elle guidera ses pas dans la joie et la douleur ce sont des sentiments de contrebande » [Mexico et nuages]. L’homme et la femme, dans les textes de Conte se livrent toujours à une quête sensuelle «  Il y a des yeux qui se cherchent, il y a des lèvres qui se regardent…il y a des jambes qui s’effleurent et des tentations qui se parlent »[Aguaplano], leur monde sont différents mais parfaitement complémentaires cependant. Les interrogations font partie du jeu de la séduction comme l’attente et l’envie d’immoralité « Que me donnes-tu, où m’emmènes-tu, me plairas-tu, me comprendras-tu ?… Donne-moi un sandwich et un peu d’indécence [Come me vuoi]. C’est une constante intéressante dans sa démarche créatrice où il y a une dimension de dépaysement mais aussi de volonté de «  décalage » comme le montre cette référence quasi constante aux bains et à la musique turcs puisqu’elle est pleine « d’enchantements, de détonations, de pétards » [Come me vuoi » .

    Cette fois, c’est en l’Amérique du sud qu’il convie l’auditeur, témoin privilégié de son voyage. Elle constitue, avec la méso-amérique un véritable continent plein de mystères et d’attirance, plein de musique, d’un art de vivre si différent de celui des Européens. Cela va de l’ « altiplano » à l’aspect grandiose et dépouillé, dont l’auteur se limite malheureusement à nous indiquer que « Dieu habite là, à deux pas », au climat tropical qui dispense une lumière « comme un suaire »[Amérique du sud], au décor comme « une arche entre le calme et la tempête »[Amérique du Sud].

     

    Ce disque entraîne l’auditeur attentif dans un autre monde fait de la musique et des mots de Conte. Un enchantement, comme toujours !

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER  http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • LA MAISON AUX ESPRITS – Isabel ALLENDE – FAYARD.

     

     

    N°274 – Juin 2007

     

    LA MAISON AUX ESPRITS – Isabel ALLENDE – FAYARD.

    (traduction Claude et Carmen Durand)

     

    Je le confesse bien volontiers, avant ce livre, je ne connaissais pas Isabelle Allende, mais mon irrésistible passion pour les écrivains sud-américains m'a tout naturellement entraîné vers elle. J'ai lu son livre avec gourmandise et intérêt, je n'ai pas été déçu! Faire des comparaisons, évoquer d'autres écrivains qu'on juge “cousins” à la lecture d'un roman est toujours un exercice à haut risque, parce que, sans renier l'apport de ses pairs, même s'il s'agit d'un premier roman[publié en 1994], l'auteur veut toujours être lui-même. La quatrième de couverture sacrifie à ce qu'on peut considérer comme une tradition. Eh bien, que mon improbable lecteur me pardonne, tout au long de la lecture de cet ouvrage, j'ai pensé à Gabriel Garcia Marquez! Ici, j'ai retrouvé sa verve intarissable, son sens du détail où l'humour le dispute à la précision du verbe.

     

    Comme lui, elle a ce don de l'écriture qui prend le lecteur au début du récit par une phrase courte et apparemment anodine, ici “Barrabas arriva dans la famille par voie maritime, nota la petite Clara de son écriture délicate”, et l'abandonne quelques cinq cents pages plus tard, émerveillé par ce qu'il vient de lire, étonné d'avoir pu être tenu en haleine par un récit rendu passionnant autant par un style jubilaitoire que par le sens consommé de la relation d'une histoire où jamais l'ennui ne s'insinue dans sa lecture, ou le réalisme le disputre au burelesque et parfois au tragique, et surtout un peu triste que cela s'arrête!

    Je dois également souligner que la traduction n'est pas être étrangère à cette complicité heureuse qui se tisse entre l'auteur et son lecteur.

     

    Isabelle Allende nous invite donc dans cette famille dont elle nous présente chaque membre à travers l'histoire de sa vie et les arcanes de son destin; elle le fait comme un témoin qui rassemble ses souvenirs pour les confier au papier, mais laisse Esteban Trueba, le grand-père qui va mourir, exprimer à la première personne et brièvement, ses états d'âme et ses remords.

     

    Il y a, certes, l'humour qui marque les choses, ce petit arrangement avec l'existence qui permet de s'en moquer. Elle paraît ainsi moins dure, plus acceptable, moins invivable. Il y a, aussi le compte rendu fait au lecteur autant qu'à soi même par l'auteur, l'histoire qui arrache un sourire intérieur en se disant que « voilà au moins quelqu'un qui écrit bien »... Mais quand même, il faut aller au-delà et bien des scène rapportées ne prêtent pas à sourire, bien au contraire. Le talent de l'écrivain force l'attention parce qu'elle rend compte de la réalité de la vie, qu'elle choississe de décrire un paysage désolé, la condition du petit peuple ou l'édification d'une fortune, la décrépitude d'une personne en fin de vie. C'est que l'histoire de cette famille, racontée sur trois générations se confond avec l'histoire de ce pays d'Amérique latine jamais nommé, mais que le lecteur identifiera facilement, surtout à la fin parce qu'il évoque désormais la démocratie assassinée, mais aussi parce que le nom de l'auteur y est également et définitivement associé. Elle y plante le décor, dans cette maison labyrinthique dite « du coin », elle est un peu une unité de lieu comme l'est aussi celle des « Trois Maria ». Esteban Trueba y traverse le temps, y bousculent les événements, les épousent en fonction de ses intérêts ou de ses convictions, entouré de ses bâtards, de ceux qu'ils appelle pompeusement « ses gens », de flagorneurs et surtout de femmes. Car les véritables personnages de ce roman sont des femmes, Rosa la belle qu'il ne put épouser, Clara la clairvoyante qui la remplaça, Blanca sa fille et Alba sa petite-fille, et même secondairement les soeurs Mora, Férula et Transito Solo... Chacune d'elles imprime sa marque, pèse sur ce qui fait la trame de cette histoire. Certaines d'entre elles ont des dons pananormaux et, invoquant les esprits des morts, les font réapparaître et lisent l'avenir dans leurs rêves. C'est à Alba, sa petite fille et non à un mâle, qu'il passe en quelque sorte le relais et la responsabilité de transmettre la vie et de faire perdurer la dynastie qu'il a fondée. C'est le souvenir de son épouse morte qu'il invoque avant lui-même de remettre son âme à la mort. Pourtant, au risque d'étonner mon lecteur, je dirai cependant que cette histoire est assez banale. Toutes les familles comptent dans leur sein des êtres uniques qui emplissent l'espace autour d'eux et parfois écrasent ceux qui vivent dans leur ombre. Ici, l'art de la romancière transcende les événements qu'elle rapporte, met en scène les personnages pour le plus grand plaisir du lecteur.

     

    Dans un roman, on prend la mesure du temps et de l'usure des choses, de la dimensions des personnages, de leur côté dérisoire et parfois ridicule. Le lecteur attentif comprend que le monde y est petit et que la vengence qui anime les êtres finit toujours par déverser son fiel, il assiste à la réalisation de cette fresque sans fard de la condition humaine, de ses grandeurs, de ses facettes cachées, pitoyables ou secrètes parfois, de sa force mais aussi de ses fragilités... comme dans toutes les sagas, il y a ceux qui réussissent et ceux qui lamentablement échouent, ceux qui s'adonnent aux plaisirs de la vie et qui lui brûlent des cierges, ceux qui préfèrent parler à Dieu et Lui offrir encens et prières, ceux qui veulent tout changer et ceux qui jettent sur elle le regard désabusé du spectateur blasé que rien n'étonne plus, ceux qui choississent de n'être rien qu'eux-mêmes... Au cours de ses chapîtres on célébre la vie mais la Camarde pousse son linceul... Par le miracle à chaque fois renouvellé des mots, les morts ressucitent et les souvenirs se débarrassent de leurs scories de malheur, s'habillent d'une douce patine.

     

    La vie, l'amour, la mort, ces thèmes éternels peuplent les romans depuis que l'écriture a été instituée comme support de la mémoire, des fantasmes et de l'imagination, comme moyen d'exprimer ses joies et d'exorciser ses peines, parce que, malgré les apparence, le livre est un univers douloureux où l'auteur modèle à l'envi d'évanescentes aquarelles, des esquisses sombres ou des dessins couleur sépia.

     

     

    © Hervé GAUTIER - juin 2007

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  • QUELQUES MOTS SUR JULIEN GRACQ [1910-2007].

     

    N°289– Janvier 2008

    QUELQUES MOTS SUR JULIEN GRACQ [1910-2007].

    Je ne veux pas ajouter aux compliments que la presse et des intellectuels ont formulés à l'occasion du décès de Julien Gracq.

    C'était un homme secret qui fuyait volontiers micros et caméras, le contraire d'un homme moderne, exactement ce qu'il ne faut pas faire actuellement si on veut briller de ce halo pourtant blafard mais tant souhaité, dans cette société où tout n'est que superficialité et apparences! Ce que je retiens de lui, essentiellement à travers deux livres, « Le Rivage des Syrtes » et « Le Balcon en forêt », c'est d'abord une écriture fluide qui servait si bien notre belle langue française. Elle a bien besoin, et plus que jamais aujourd'hui, de ces chantres à la fois discrets et inspirés qui savent lui rendre l'hommage qu'elle mérite et créer, à travers les mots, un complicité avec le lecteur attentif. J'ai apprécié cette musique délicate distillée à travers le léger feulement des mots, la précision des descriptions, la richesse du vocabulaire, la délicatesse des décors qu'il suscitait. Il y a dans sa créativité littéraire quelque chose d'insaisissable, d'attachant, à l'image de l'aspirant Grange qui, au début de cette « drôle de guerre » garde une portion de territoire sans savoir exactement ce qu'il fait là, ou Aldo, affecté à la surveillance d'une côte ennemie, qui donne au lecteur une sorte de vertige du néant.

    Il est vrai que cet écrivain discret avait été quelque peu oublié ces dernières années. Peut-être ne lui avait on jamais pardonné d'avoir refusé le Prix Goncourt obtenu pour « Le Rivage des Syrtes » en 1951, d'avoir aussi dénoncer toute sa vie la comédie littéraire que chaque auteur se doit probablement de jouer, cette sorte de suffisance intellectuelle, qu'il convient d'afficher quand on est un écrivain consacré, d'avoir été simplement, si je puis dire, un professeur de géographie, agrégé quand même, d'avoir fait une carrière modeste d'enseignant, de n'avoir jamais fréquenté les salons parisiens, leur préférant sa retraite de St Florent le Vieil, d'avoir choisi un éditeur peu connu, mais qui a su lui faire confiance au bon moment, au lieu des « éditeurs prestigieux » ou prétendus tels, dont l'un d'eux pourtant refusa la manuscrit du futur prix Goncourt, d'avoir suscité malgré lui la jalousie pour être, de son vivant, entré à « La Pléiade »? Allez savoir!

  • L'ETERNITE N'EST PAS DE TROP. - François CHENG – Albin Michel

     

     

    N°266 – Février 2007

     

    L'ETERNITE N'EST PAS DE TROP. - François CHENG – Albin Michel

     

     

    Je le confesse d'emblée, j'ai eu du mal à entrer dans l'univers de ce livre. J'ai cependant persisté dans ma lecture à cause de la notoriété de l'auteur ou de l'intérêt collectif qui se manifeste à l'endroit de son oeuvre. Je ne regrette pas ma démarche.

     

    Je ne déflorerai pas l'intrigue, laissant au lecteur l'opportunité de la découverte, du plaisir de partager un moment d'exception où le dépaysement le dispute au climat apaisant distillé par ce texte.

     

    Ce qui est évoqué ici, c'est une histoire d'amour contrariée, au XVII°, en Chine, sous la dynastie des Ming. Un jeune musicien croise le regard d'une demoiselle promise à un notable qui, usant de son pouvoir discrétionnaire et abusif fait bannir l'intrus qui pourrait devenir un rival. Histoire du pot de terre contre le pot de fer, vieille comme le monde et que chacun peut vérifier au quotidien,mais aussi évocation d'une histoire d'amour universelle. C 'est bien là, pour l'auteur, l'occasion de susciter, sinon d'explorer la sensibilité humaine mais aussi le mystère et le merveilleux de la femme...

     

    Bien des années plus tard, l'homme, Dao-sheng, revient, avec le secret espoir de revoir celle qu'il n'a jamais oubliée. Il est devenu moine, médecin et devin et pratique ses soins avec un talent reconnu. La femme, Dame Ying, est depuis longtemps l'épouse délaissée du notable. Les événements les rapprocheront et naturellement ils se retrouveront, même s'ils ont vieilli sur des routes différentes et connus des destins opposés...

     

    Ce livre est celui du souvenir qu'on garde toute sa vie d'un être aimé, surtout lorsque le quotidien n'est pas venu bouleverser l'ordre des choses que le hasard avait si subtilement et subitement établi, que les habitudes et la vie commune n'ont pas martelé, à les détruire, les sentiments amoureux...On a beaucoup moqué ce paradoxe qui veut que deux êtres qui s'aiment souhaitent passer leur vie ensemble alors même que ce geste a précisément pour effet d'instiller entre eux l'indifférence, et parfois davantage, c'est à dire exactement l'inverse du but recherché. Cheng nous parle d'une atmosphère différente où les gestes sont pleins de retenue, les paroles prononcées avec une grande économie de mots, les sentiments distillés avec une extrème délicatesse... Il tresse pour son lecteur, devenu témoin et même confident, un décor apaisé et apaisant quand tout autour de nous est urgence et efficacité, paraître plutôt qu'être, réussir et être reconnu et pour cela se compromettre, plutôt que demeurer soi-même... la littérature aussi, peut-être pour être en phase avec ce monde devenu de plus en plus inhumain, n'offre à lire que sexe et violence...

     

    Il ne faut pas perdre de vue que grâce au merveilleux univers du roman, le lecteur est transporté dans un monde différent du nôtre où la réussite sociale, l'argent, la notoriété n'ont pas la même valeur. Le temps s'écoule différemment parce que, plus que chez nous, la nature est une beauté à laquelle on porte attention, la vie est perçue comme une période transitoire où la patience est une vertu essentielle, où un dieu, peu importe lequel, gouverne le destin des hommes, où l'humilité n'est pas un défaut... Le temps n'a pas la même valeur et la mort n'est pas considérée comme un désastre. C'est que Eros n'est jamais très loin de Thanatos et la mort, justement, dans sa version humainement temporaire qu'est l'abscence, c'est à dire l'éloignement imposé par la vie, à deux êtres que tout devrait réunir, se trouve mise en échec par la pensée. Elle puise sa force dans cet attachement définitif qui les unit.

     

    Il y a aussi le symbole, tout en nuances et en finesses. C'est non seulement Dao-Sheng qui fait revenir miraculeusement Dame Ying à la vie par les manipulations et les incantations, mais c'est réellement leur pensée qui les unit et les réunit. Lorsque la mort survient, c'est en esprit qu'ils communiquent et se retrouvent dans cette autre vie promise par l'homme d'Eglise étranger; Là, rien ne les séparera plus et leur communion sera totale et parfaite. Alors, non, l'éternité ne sera pas de trop.

     

     

    © Hervé GAUTIER http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • Le dit de Tianyi – François Cheng – Éditions Albin Michel [Prix Fémina 1998].

     

    N°326– Février 2009

    Le dit de Tianyi – François Cheng – Éditions Albin Michel [Prix Fémina 1998].

     

    C'est une récit poignant par sa simplicité et surtout par son authenticité que nous offre François Cheng. C'est la relation d'une vie tourmentée, celle de Tianyi [peintre né en 1925], ingrate, pauvre, visitée par la maladie et la mort. La Chine traditionnelle du début du XX° siècle est très attachée à la famille. La sienne est évoquée, avec ces éléments valeureux, qui marquent un enfant, et ceux qui le sont beaucoup moins. Il évoque son père, instituteur devenu écrivain public et calligraphe et qui mourra quand le narrateur a dix ans. Ce que je retiens plus volontiers, au lieu des images d'hommes, son grand-père et ses oncles dissemblables ou attachants, ce sont les figures féminines, sa jeune sœur morte tôt, sa mère, illettrée, dévouée et charitable qui « pratiquait les vertus d'humilité et de compassion » du bouddhisme, ses tantes dont l'une d'elles était demeurée célibataire parce que la vie avait étouffée chez elle cette espièglerie naturelle, une autre qui ne faisait que de courtes apparitions et qui avait vécu un temps en France, une autre enfin qui se pendit pour ne pas avoir connu sur terre et pendant son mariage le bonheur auquel elle estimait avoir droit. Ce qui retient cependant mon attention, c'est le personnage fulgurant de Yumei, que le narrateur retient sous le nom de « l'Amante » et qui l'impressionne par sa grande beauté et son sens de la liberté. L'adolescent qu'il est à l'époque ne peut rester insensible à son charme et il s'éprend d'elle en secret. Son amour ira grandissant avec le temps et l'absence et il finira par regarder la femme comme inaccessible. Cet attachement à la femme se vérifiera également dans la personne de Véronique, musicienne française rencontrée à Paris, torturée comme lui par la vie.

     

    La seconde présence de ce roman est celle d'Haolang, l'ami d'enfance, communiste convaincu, le troisième élément du trio que le narrateur forme avec Yumei. Cette entente amicale à trois ne durera pas et, déçu par des gestes d'intimité qu'il surprend entre eux. Il en est bouleversé et déçu. A la faveur d'une bourse, il part pour la France où il mène une existence précaire, mais il trouve dans la peinture un baume à sa blessure mal fermée. Par Yumei, il apprend qu'Haolang est mort et décide de revenir en Chine, apprend que son amie s'est suicidée mais retrouve son camarade dans un camp de travail où il achève sa vie et lui confie ses écrits.

     

    Drame de l'amour et de l'amitié sur fond de guerre sino-japonaise et de révolution culturelle chinoise, choc de deux civilisations entre l'occident qui ne pense qu'aux richesses et la Chine qui fait une grande place à la philosophie et à la religion, à l'équilibre du monde. La figure du moine taoïste qui apparaît dans la première partie du roman symbolise ces valeurs. Dans l'évocation de la Chine de Mao, qui forme en quelque sorte son pendant révolutionnaire, cette approche change pour laisser la place à la souffrance et à la mort. C'est donc un itinéraire intérieur et personnel, dans une trame historique, que nous livre l'auteur.

     

    C'est aussi une quête impossible de la femme à travers les portraits esquissés de Yumei et de Véronique. Il oppose à sa propre vision du personnage féminin, magnifié à travers sa beauté, tissée notamment à travers la vision fugace de Yumei pendant ses ablutions, ces photos de femmes violées et cruellement humiliées pendant la guerre.

     

    C'est également le mythe du retour qui est évoqué ici, retour douloureux vers cette Chine défigurée par le communisme avec, en filigranes la quête de Yumei qui se révélera vaine. En cela l'auteur semble nous dire que la femme est à la fois idéalisée et inaccessible. Sa recherche est promise à l'échec parce que le destin de l'homme lui-même débouche sur une impasse.

     

    Pour autant, le narrateur enrichit son propos de développements passionnants notamment sur la peinture et la littérature occidentales. Il trouvera dans l'écriture, entendue à la fois comme une création et un acte de témoignage une manière de consolation à son mal-être intérieur.

     

    L'écriture en est limpide, agréable à lire, poétique et nostalgique à la fois, attachante, par l'émotion que suscite ce récit. François Cheng, en spécialiste de la culture, communique à son lecteur attentif, au-delà même du récit, sa passion pour la connaissance, la profondeur de ses réflexions notamment sur le destin de l'homme, ce qui en fait un œuvre profonde et d'une grande richesse, au confluent de l'orient et de l'occident. Il semble dire que la valeur de l'homme, la seule peut-être, réside dans l'art, dans cette extraordinaire faculté qu'il possède à la fois de porter témoignage de son vécu et donc de la condition humaine de le transcender pour en faire une œuvre universelle et unique.

     

     

    Hervé GAUTIER – Février 2009.http://hervegautier.e-monsite.com 

  • CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE. - Gabriel Garcia MARQUES - Editions GRASSET.

    N°53

    Février 1991

     

     

     

    CHRONIQUE D’UNE MORT ANNONCEE. - Gabriel Garcia MARQUES - Editions GRASSET.

     

    Il est des écrivains bénis qui captent l’attention de leur lecteur dès la première ligne et l’abandonnent à la dernière, perplexe mais ravi d’avoir tenu entre leurs mains un chef-d’œuvre. Gabriel Garcia Marquez est de ceux-là qui, avec « Chronique d’une mort annoncée » tient en haleine l’impatient témoin de cette histoire qui aurait pu se résumer en quelques phrases.

     

    A travers un enchevêtrement de faits, de contre-temps et de personnages, l’auteur nous raconte avec humour et un sens consommé du suspens l’assassinat d’un homme et sa préparation où la nécessité de laver l’honneur d’une femme le dispute à la fatalité.

     

     

     

  • LE BUREAU DES ASSASSINATS – Jack LONDON [1876-1916]– Stock.

     

    N°332– Mars 2009

    LE BUREAU DES ASSASSINATS – Jack LONDON [1876-1916]– Stock.

     

    Deux protagonistes principaux dans cette drôle d'histoire écrite par Jack London, laissée inachevée et terminée par Robert L Fish, un spécialiste de l'auteur d'après ses propres notes et finalement publiée de manière posthume en 1963.

     

    D'une part Yvan Dragomiloff qui dirige un syndicat d'assassins comme au meilleur temps de la prohibition américaine, de l'autre Winter Hall qui a recours aux services du premier. Jusque là, ça va et tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles comme on dit quand on a des lettres, sauf que, pour être un authentique thriller, cela ne peut se passer comme cela. Cette organisation criminelle veut bien exécuter ses victimes pour de l'argent, mais encore faut-il que ce meurtre soit justifié! C'est à dire que celui qui doit mourir doit avoir attenté à l'existence de la société en perpétrant des méfaits tels que leur auteur doit effectivement être éliminé... pour le bien de tous! C'est là une condition sine qua non sur laquelle cette organisation ne transige pas. On devrait d'ailleurs plutôt parler de « bureau des exécutions ». C'est déjà peu banal, mais là où cela se complique vraiment, c'est que cet Hall entend passer un contrat avec Dragomiloff... pour tuer ce dernier, et comme on est franchement en plein délire, ce contrat est accepté par celui-là même qui dirige cette association, autant dire qu'il va lui-même organiser son propre assassinat, tout en ayant notifié à son commanditaire son intention de ne pas cependant se laisser faire et de vendre chèrement sa peau. Cette idée l'enthousiasme même et quand l'autre s'en étonne, il lui déclare tout de go qu'il a accepté cela par goût de « l'aventure », pour rompre une routine devenue trop pesante! Et comme nous sommes en pleine fiction délirante, Dragomiloff accepte ce contrat parce qu'il le juge moral et répondant totalement aux critères mis en place par lui-même dans le cadre de ce bureau des assassinats. C'est donc Hall qui devient en quelque sorte le dirigeant par intérim de cette organisation composée, on le verra, non d'assassins comme on pourrait s'y attendre mais d'érudits plus obsédés par les idées, la logique et les engagements moraux que par le respect de la vie humaine. A leurs yeux, ces principes surpassent tous les autres, jusqu'à l'absurde!

    Pour compliquer le tout, Dragomiloff n'est pas exactement celui qu'il prétend être et a usurpé une identité... et bien entendu l'amour va venir aggraver en peu plus ce cas qui n'en avait vraiment pas besoin, en la personne de Grounia, la « nièce » de ce dernier dont Hall va bien entendu tomber amoureux! Là, cela devient franchement cornélien! Cette traque mortelle va-t-elle déboucher sur la destruction totale du « bureau », puisque, après avoir longuement hésité, chacun de ses membres se met en chasse pour éliminer celui qui en est le chef...et bien souvent y laisse sa vie.

    Voilà donc le décor planté qui est le point de départ de cette rocambolesque histoire pleine de rebondissements et d'interrogations intimes et existentielles de la part des membres de cette organisation qu'il faut lire jusqu'à la fin.

    Je dois dire que j'ai eu du mal, au début, à entrer dans cet univers romanesque. J'ai, cependant, une attirance particulière pour Jack London, pas seulement à cause de son talent littéraire qui n'est plus à démontrer, mais surtout parce que il était l'archétype de l'autodidacte. Il a été tour à tour marin, chercheur d'or, ouvrier, vagabond et j'aurais toujours une tendresse particulière pour ses hommes à qui la vie a réservé ses troubles, ses bouleversements, ses chagrins aussi et qui les ont sublimé dans l'art. Leur expérience protéiforme a nourri leur écriture qui vaut bien celle des intellectuels patentés. Elle est authentique parce que, non seulement ils savent prêter au lecteur le dépaysement de leur aventure, mais aussi parce qu'ils le font avec un naturel que seul les créateurs de leur trempe sont capables de recréer!

     

  • Histoire de La Rochelle

     

     

     

     

    HISTOIRE DE LA ROCHELLE – Ouvrage collectif sous la direction de Marcel Delafosse – Editions Privat.

     

     

    La Rochelle est pour moi plus qu’une ville et les liens personnels et affectifs que j’ai avec elle font que tout ce qui s’y rattache ne peut me laisser indifférent. L’histoire de cette cité, dans sa richesse et sa diversité ajoute à l’intérêt que naturellement j’y porte.

     

    Crée vraisemblablement aux alentours de l’an mil, elle n’apparut vraiment dans les faits qu’au XII° siècle où elle devint la principale citée de l’Aunis. Sans faire le résumé de cet intéressant et complet ouvrage, je dirai simplement que c’est une ville qui, entre guerres et paix a su rester fidèle au pouvoir central(Conformément sans doute à sa devise « Servabor rectore deo »), tout en étant jalouse de ses privilèges et de ses libertés. Tour à tour rebelle, sage et prudente, elle su affirmer son autorité tout en s’adaptant aux événements comme aux circonstances. Quand il a fallu montrer sa différence et son indépendance les rochelais l’ont fait savoir, à l’image de leur maire Léonce Vieljeux qui, malgré la défaite de 1940 s’est opposé, à sa manière à l’occupant allemand, ce qui lui a coûté la vie.

     

    Bien que privée d’arrière-pays et dotée de richesses limitées, essentiellement constituées pendant longtemps de vin, d’eau de vie et de sel, elle a su développer son port au cours des siècles jusqu’à devenir une place importante avec un apogée au XVII° et XVIII° siècle. A cette époque elle a été florissante même si une partie de sa richesse était due au « commerce triangulaire ».

     

    Entre protestantisme et catholicisme, elle est restée fidèle au message du Siècle des Lumières, c’est à dire tolérante mais toujours soucieuse de ses intérêts commerciaux. La Révolution y fut modérée, le XIX°calme et le XX° entre désastre économique et dynamisme retrouvé.

     

    Son architecture particulière en fait un lieu attachant.

     

    La ville que nous connaissons actuellement est l’héritière de toute cette histoire riche et mouvementée. Elle en est le digne témoin et porte en elle des promesses d’avenir qui la font se tourner résolument vers le XXI° siècle.

     

    Elle est, comme a pu le dire un édile « une ville bénie des dieux ».

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • QUELQUES MOTS SUR WALT WITMAN [1819-1892]

     

    N°287– Décembre 2007

    QUELQUES MOTS SUR WALT WITMAN [1819-1892]

    Je crois que c'est Saint Augustin qui demandait qu'on se méfiât de l'homme d'un seul livre. Walt Witman fut pourtant cet homme puisque son recueil de poèmes « Feuilles d'herbe »[Leaves of grass), même s'il ne fut pas son oeuvre unique [Il est moins connu pour Good by my Fancy, Spécimen Days and Collecte...], il reste qu'il est surtout célèbre pour ce recueil de textes souvent remaniés et réédité neuf fois de son vivant, parfois sans l'aide d'un éditeur. On ne sait d'ailleurs pas s'il s'agit de prose ou de poésie, tant sa prosodie emprunte la forme nouvelle pour son époque du vers libre, pourtant le film « Le cercle des poètes disparus » de Peter Weir [1989] a remis à l'honneur un de ses poèmes, écrit à la suite de l'assassinat d'Abraham Lincoln [Oh capitaine, mon capitaine]. Son style est à la fois baroque et les grandes envolées lyriques voisinent avec des banalités étonnantes et quotidiennes. Son écriture passe sans grandes transitions de phrases prétentieuses voire pédantes, à l'usage de mots argotiques, abstraits, voire des néologismes ou des mots créés à partir de langues étrangères ou d'onomatopées, pour repartir en évocations mystiques, usant d'une langue faite d'éléments hétéroclites donnant au lecteur une impression mitigée, déconcertante même, sans réelle différence entre la langue parlée et la langue écrite. C'est un peu comme si l'auteur se sentait grisé par les mots et leur musique. On a voulu en faire le précurseur des symbolistes en ce qu'il a voulu exprimer l'inexprimable puisqu'existe dans sa créativité des correspondances entre le monde matériel et spirituel. On a même été jusqu'à voir en lui l'annonciateur des surréalistes. C'est dire l'importance de cet écrivain qui ne laisse personne indifférent.

    On a beaucoup parlé de Witman, et il est vrai qu'il s'agit d'un grand poète américain, autodidacte et humaniste. L'expression peut d'ailleurs surprendre chez un peuple traditionnellement plus attaché à la recherche du profit et à la réussite sociale qu'à la culture et qu'à la poésie dont on sait qu'elles ne rapportent rien ou pas grand chose, mais c'est ainsi! Ce fils de fermier de Long Island s'est très tôt tourné vers l'écriture, comme journaliste d'abord, comme homme de Lettres ensuite. Il reste un écrivain spécifiquement américain qui croit en l'homme, en ses capacités de construire l'avenir dans le respect de la démocratie et la foi dans le bonheur sur terre et l'égalité entre hommes et femmes. Il était en cela tout à fait en phase avec son temps, mais aussi un précurseur notoire.

    C'est vrai qu'il a été un auteur controversé, mais il a évoqué l'humanité toute entière, ce qui a fait de lui un poète universel. Il a été un être complexe, comme nous le sommes tous, à la fois poète de la terre, du peuple, célébrant les valeurs physiques, celles du travail, de la vie au grand air et volontairement oublieux des barrières sociales, mais étonnament moderne et intellectuel. Pour autant son écriture trahit un être angoissé, désespéré parfois ou bizarrement optimiste, mais sans la souffrance et le mélange de sentiments que seule nous inspire la vie, il n'y a pas de création artistique, d'autant que son existence ne fut pas exempte de passions tumultueuses [on a même évoqué l'homosexualité] dont il parla.

    En cela, Witman était un être humain, avec ses passions, ses contradiction, ses doutes, ses espoirs et ses découragements. Il fut à la fois un écrivain mythique et mystique en ce sens qu'il parla de la vie sous toute ses formes, évoqua Dieu, source de toute création mais aussi force qui donne l'impulsion à toute l'humanité. Pourtant il n'était pas chrétien, mais célébra l'âme comme intimement liée au corps, aux sens. Il fut un visionnaire, chantre de la liberté et de l'égalité entre les hommes, désireux de voir d'avènement de « l'homme moderne »mais étonnamment individualiste, voire anarchiste parfois, un romantique et un prophète aussi!

    Un poète disparu et injustement oublié!

    © Hervé GAUTIER - Décembre 2007.
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  • LE ZEBRE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard – Prix Fémina 1988.

     

     

    N°25

    Février 1989

     

     

     

    LE ZEBRE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard – Prix Fémina 1988.

     

     

    Je ne veux pas ajouter au concert d’applaudissements qui a suivi la publication de ce livre, au prix qui l’a couronné et à l’avenir qu’on prédit à ce jeune écrivain…

     

    J’ai lu ce roman avec plaisir car le style est agréable, harmonieux mélange d’humour, de délicatesse et de cocasserie. J’ai même ri de bon cœur tant certaines scènes sont décrites avec un talent auquel le lecteur attentif ne peut rester indifférent.

     

    Pour moi, c’est un roman où l’amour dont il est question est fantasque et original mais c’est aussi, en filigranes, le livre d’une amitié entre deux hommes que tout sépare, la profession, la culture, le langage, la manière d’être mais qui se rejoignent dans des beuveries mémorables d’où surnage une idée fixe, celle d’aller hongrer « le claque-mâchoire mâle ». Leur histoire à eux s’apparente à une folie qui se manifeste dans des projets aussi incongrus que de faire voler un hélicoptère en bois ou de s’établir ailleurs, dans des contrées à la géographie incertaine. Le Zèbre ourdit-il quelque projet ? Aussitôt Alphonse lui emboîte le pas. Il est son ombre, son mentor, son extraordinaire complice au point que ce dernier acceptera de jouer après la mort de son ami le fantôme de celui-ci et d’exécuter à la lettre son testament amoureux tout entier contenu dans ces mots : « Je courtiserai ma veuve ! »

     

    Ces deux compères veulent être ailleurs tant le monde qui les entoure est étriqué, ennuyeux. Parfois, ensemble, ils s’échappent…

     

    Cette complicité, le Zèbre, décidément plus vrai que nature, la vit avec ses enfants qu’il entraîne dans son sillage et ses fantasmes prennent corps avec eux, dans la construction d’une machine à fumer avec son fils où d’un pied de nez constant qu’il inflige avec sa fille au gardien du cimetière.

     

    C’est vrai que l’histoire qu’il vit avec Camille, sa femme, est une persévérante mise en échec du quotidien, une remise en question des passions usées par le temps. Certes, l’histoire est prenante, passionnante, mais c’est un roman qui évoque une manière de désespoir qui ne veut pas dire son nom. Le Zèbre pourra rejouer tant qu’il le voudra la scène de sa première rencontre avec Camille, lui infliger une séparation, s’inventer des maîtresses à seule fin de la rendre jalouse, où, à coups de missives répétées lui composer un amant sans visage qui finira par la séduire et ainsi être à la fois le mari et le galant de cette femme d’exception qui ne pourra de toute manière n’être qu’à lui ! Il n’en fera pas pour autant échec au temps qui passe, qui use et qui détruit. La cartomancienne avait bien eu raison de lui dire qu’il n’était pas de ces gens qui vivent assez longtemps pour arborer une « carte vermeille » ! Homme d’exception lui aussi, il n’en est pas moins mortel, pas moins mangé par une maladie qui chaque jour diminue sa vie. Quoi d’étonnant à ce qu’il souhaite la vivre autrement ? 

     

    C’est vrai que malgré tout cet homme qui avait décidé que son chef-d’œuvre serait sa vie conjugale n’a rien perdu de sa passion pour sa femme. Il l’a menée jusqu’à son terme et même au-delà, citant indirectement Saint Augustin qui professait que celui qui a perdu sa passion a plus perdu que celui qui s’est perdu dans sa passion... C’est vrai aussi qu’il n’y a pas d’autre mort que l’absence d’amour et que pour retrouver cette manière de foi, il n’hésite pas, à la manière de la religion, à recourir aux rituels et aux reliques. Ne battait-il pas grossière monnaie de plomb à l’effigie de leurs deux mains enlacées ? Ne collectionnait-il pas ongles, cheveux et bas, tous pleins d’odeurs de Camille ? (Les odeurs ont une grande importance dans ce roman, elles reviennent au hasard des phrases comme les témoins privilégiés de présences…), n’a-t-il pas racheté la maison des « Mirobolants » à seule fin de lui plaire ? Et quand elle est absente, tout s’effondre autour de lui.

     

    Ces deux êtes vivent une passion hors du commun, mais le temps y a une grande importance, les guettent au détour du quotidien. Leur force est de le savoir et de vouloir que chaque jour soit une résurrection. De toute façon, la mort aura gagné, même si, par un hasard dérisoire, le Zèbre refuse de se laisser enterré dans une fosse trop petite pour lui et même s’il continue encore quelque temps à survivre pour Camille grâce à des artifices dus à la seule complicité d’Alphonse, même si on ne peut pas ne pas imaginer que sa mémoire demeure intacte dans l’esprit des gens de son terroir. Le Zèbre est un mortel !

     

    Par extraordinaire, la plume est là qui est un gage d’immortalité, et pas seulement pour les personnages de roman. 

     

    © Hervé GAUTIER.

  • Quelques mots sur Patrick MODIANO

     

    N°284 – Novembre 2007

    Quelques mots sur Patrick MODIANO
    [Vestiaire d'enfance – Du plus loin de l'oubli – Un cirque passe - La petite bijou (Gallimard).

    Quelques livres pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, avec pour seule référence le nom de l'auteur parce que, voilà bien des années, il a fait naître en moi un intérêt pour son écriture et pour sa démarche créatrice, un plaisir de lire qui, aujourd'hui encore ne se dément pas.

    Il est des univers littéraires dans lesquels il m'est impossible d'entrer, je le regrette toujours, surtout quand il s'agit de grands noms des Lettres, mais c'est ainsi, je n'y peux rien. Cela ressemble fort à un échec ou, à tout le moins à une occasion manquée. En revanche, le monde de Patrick Modiano m'intéresse, sans que je sache exactement pourquoi. Est-ce le style volontairement dépouillé, l'histoire qui pourtant est souvent des plus banales, des personnages ordinairement assez falots et sans réel parcours, mais j'entre de plain-pied dans ce domaine et j'y reste avec plaisir, jusqu'à la fin.

    Une tranche de vie, l'expression a quelque chose de convenu, une somme de moments apparemment anodins, de réflexions personnelles, tout un récit à la fois étrange et simple mais qui se révèle fascinant pour le lecteur attentif. Un décor fait de femmes qui passent, d'instants amoureux et furtifs, d'hommes en costume gris-muraille à l'aspect parfois inquiétant, d'énigmatiques compagnes vêtues en plein hiver d'une veste de cuir trop légère et d'espadrilles anachroniques, portant en bandoulière un sac de paille dans un pays de soleil ou un vieux manteau élimé qui lui évoque des souvenirs dans une ville sans âme, un narrateur un peu paumé qui marche au gré du hasard ou de ses envies, un contexte bizarre, digne d'un roman-policier...

    Avec le souvenir d'un prénom, d'un nom parfois, de la silhouette d'une femme, de gestes intimes tout juste esquissés, retenus et parfois timides, l'auteur déroule son histoire puis la reconjugue au présent sur le mode mélancolique, avec en toile de fond son enfance évanouie qu'il recherche... Je choisis d'y voir quelque chose de très humain, comme deux microcosmes, celui d'un homme et d'une femme qui ne parviennent pas à se rencontrer, malgré les apparences. Cela tient à l'histoire intime de chacun, du souvenir qu'on en conserve, du choix qu'on fait de l'oublier, de le faire vivre ou de l'abandonner, de l'intervention du hasard, un peu comme si chaque personnage se mouvait à la façon d'un fantôme, sans réelle consistance, dans un décor d'aquarium aux contours indistincts, malgré les références précise au décor et le cadastre de ce Paris que Modiano connaît bien.

    Cette lecture, par ailleurs attirante, fascinante même, me donne l'impression à la fois de la légèreté des mots, de la fragrance d'un parfum de femme, de travaux d'écriture en devenir, de projets de vie chaque fois remis à plus tard, de halls de gare où des voyageurs en partance suivent leur chemin comme des automates, de situations transitoires, de café improbables aux sièges de moleskine rouge, de grenadine d'enfance[la couleur rouge revient souvent sous la plume de l'auteur, comme un signifiant]. Le narrateur me paraît être une sorte de passager de la vie, égaré dans le quotidien et qui se laisse porter par lui, avec des rêves de voyage et de fuite pour une autre géographie, somme d'instants parisiens, juxtaposés, de dialogues faits de peu de mots, simplifiés à l'extrême, comme feutrés, qui entretiennent une ambiance mystérieuse et intemporelle où le malaise s'insinue parfois.

    Ces romans sont peuplés de gens qu'on reconnaît parfois des années après une première rencontre, souvent furtive et hasardeuse au point qu'il est impossible de retrouver le lieu et l'époque. Les scènes évoquées paraissent être des photos un peu floues. De ces femmes, a-t-il été l'ami, l'amant, le complice ou un lointain parent? C'est une épreuve pour la mémoire, une occasion de bousculer les convenances, la porte ouverte aux envies les plus folles...C'est comme s'il n'y avait pas d'histoire, pas d'intrigue ou plus exactement que le récit que l'auteur nous livre, ne devait jamais se terminer.


    © Hervé GAUTIER - Novembre 2007.
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  • bille en tête

     

     

    N°95

    Février 1992

     

     

     

    BILLE EN TETE – Alexandre Jardin – Editions Gallimard.

     

     

    J’ai déjà écrit qu’Alexandre Jardin est un des écrivains qui ont l’extraordinaire pouvoir de m’étonner (et ils ne sont pas si nombreux !). Raison de plus pour poursuivre l’étude de son œuvre. Après la lecture passionnée du Zèbre (La Feuille Volante n°25)et de Fanfan (La Feuille Volante n°61), quoi de plus naturel que de se pencher sur son premier roman écrit à 21 ans et qui ne m’a pas déçu.

    Comme toujours, cet auteur précoce accroche son lecteur dès la première ligne : « Chaque famille a son vilain petit canard. A la maison ce rôle me revenait de droit. Je fus expédié à Evreux en pension… Evreux, ville où l’on est sûr de n’avoir aucun destin. ».

    Dès lors, le ton est donné, le décor planté, celui de l’adolescence. Virgile, brisé par la mort prématurée de sa mère veut se battre contre cette absence mais on l’envoie sur la touche dans un pensionnat de province. Tracassé par son avenir, il s’y étiole. Nous sommes nombreux à être passés par ces affres et à avoir regardé pensivement les hauts murs d’un collège en se demandant comment on pourrait bien faire pour en sortir. Alors, un jour, il part à l’aventure, sans plan, avec le seul projet de s’échapper de cet univers malsain, des rêves d’adolescent de seize ans pleins la tête, des fantasmes aussi, l’envie de devenir grand et la certitude d’avoir rendez-vous avec le destin. C’est que, dans le langage des adultes, cela s’appelle une fugue que n’excusent ni le fait d’être à l’étroit dans sa peau d’enfant, ni l’intuition d’être appelé à des fonctions supérieures.

    Et puis, tout va très vite, coincé entre la volonté de conserver son enfance et celle de s’en débarrasser, il choisit Clara pour maîtresse. La chance le servira au début, à grands renforts de caresses. L’amour fou, il le connaîtra à seize ans, avec une femme qui aurait pu être sa mère (au moins la tradition est-elle respectée !) Alors, que voudrait-on qu’il fît en de telles circonstances ? Qu’il jouât ! Il joua donc son rôle, dans un costume manifestement trop grand pour lui. Il joua avec Clara au jeu de l’amour, avec son père à celui de l’adolescent gourmand de la vie, à l’affranchi aussi quand il déclara tout de go à une interlocutrice interloquée : «  Les femmes, c’est comme les voyages, ça forme la jeunesse ! ». Il joua aussi avec Jean, le mari de Clara, en mesurant à chaque geste le gouffre qui les sépare, comme il le fit avec l’un de ses professeurs, célibataire endurci à qui il expliqua, gigolo convaincu, les bienfaits d’avoir une maîtresse.

    Jouant de plus en plus mal son rôle, il voulait entrer dans la vie par la grande porte, celle des femmes…et vite, mais en ayant soin de garder une fenêtre ouverte sur son enfance.

    Tôt privé d’amour par la mort de sa mère, c’est vers deux femmes qu’il se tournera pour combler ce manque. Vers l’Arquebuse, sa grand-mère, chaud symbole de sa jeunesse insouciante et vers Clara sa maîtresse… Mais tout n’est pas si simple et les faits se chargent de vous infliger des désillusions comme on prend une claque. Le monde des adultes que Virgile veut si bien connaître est fait de compromissions comme celui des adolescents de rêves et d’élans spontanés. Parfois ils se rencontrent, mais rarement pour longtemps. Tout passe, les foucades comme les amours…

    Longtemps coincé entre deux mondes, il finira quand même par choisir celui des adultes qui s’offrira enfin à lui pour de bon, mais pas comme il l’avait prévu. La mort de sa grand-mère, l’abandon de Clara, deux symboles opposés et pourtant si semblables sonnent pour lui l’entrée dans la cour des grands.

    Il ne lui reste plus qu’à vivre et à travailler à Paris ou « l’air contient en suspension un grand nombre de particules d’ambitions. », qu’à vivre bille en tête.

     

     

    © Hervé GAUTIER.

  • FANFAN

     

     

    N°61

    Mai 1991

     

     

     

    FANFAN – Alexandre Jardin – Editions Flamarion.

     

     

    « On ne choisit pas ses parents… » chante quelque part Maxime le Forestier… Alexandre Crusoé, fier de son lignage, fait partie de ces gens pour qui cet anti-choix fut funeste. Quoi d’étonnant qu’il réagisse contre cette famille qui ne lui ressemble pas et se prenne d’amitié pour un couple de retraités à la personnalité truculente comme l’étaient les personnages d’un autre roman, Le Zèbre qui ne passa pas inaperçu (La Feuille Volante n° 25) ? Il y a d’ailleurs quelque cousinage entre ces deux livres, mais c’est une autre histoire…

    Les ouvrages d’Alexandre Jardin sont pleins de ces acteurs pittoresques dont on aimerait que la vie nous réserve plus souvent la rencontre, tant notre société est standardisée, insipide ou pestilentielle, tout entière vouée à la sacro-sainte réussite sociale.

     

    Enfant, il prenait sa famille pour un microcosme idéal, adolescent, il la découvrit malodorante et s’y sentit mal. L’image de la mère, et par conséquent de la femme en prit un coup de sorte qu’il choisit de ré explorer la passion à contre-courant, avec pour boussole les repères de « la Carte du Tendre » et pour étapes les délices de « l’Amour Courtois », mettant volontairement un frein à ses sens, préférant courtiser que courir la femme de sa vie, Fanfan. C’est qu’il la trouva, cette femme, grâce, bien sûr, au hasard, le même qui l’avait mis en présence d’autres femmes différentes avec qui il avait choisi de jeter sa gourme et de donner libre cours à ces mêmes sens qu’il voulait museler avec Fanfan.

    Le hasard mis donc en présence Alexandre et Fanfan et l’attirance mutuelle fit le reste, mais c’était sans compter avec le parti pris du premier et le véritable itinéraire romantico-rocambolesque qu’il voulait imprimer à leurs relations… Au moment de faillir et de succomber aux charmes de cette femme, il finit toujours par s’échapper… C’est que, à cette Fanfan qu’il entend garder pour lui, il veut donner l’amour sous les apparences de l’amitié, la passion avec les chaînes de la retenue. Tout cela tient du vertige autant que du fantasme, du merveilleux autant que de la concupiscence. Les femmes l’attirent. Il baise les unes, mais désire follement cette Fanfan sans la toucher, moins par réaction contre sa famille dissolue que par appétit des situations sentimentales hors du commun, ambiguës pourrait-on dire, puisqu’il est légitimement permis de douter de la virilité d’Alexandre, voire de son hétérosexualité.

    C’est qu’en présence de Fanfan, qu’il décrit comme un être sensuel, il veut retarder le plus longtemps possible le moment de l’étreinte où la passion la plus violente commence à se transformer immanquablement en routine potentielle. « Faire durer » est pour lui plus important que le reste et sa véritable jouissance est dans l’attente. L’espérance des caresses est à ses yeux supérieure au plaisir que procurent les câlineries. Tout cela le met en joie (le « Joy » des troubadours !) et comme chacun sait « Post coïtum omne animale triste ». Cette tristesse commencera, selon lui, dès le premier acte charnel et la passion qu’il éprouve pour Fanfan sera obligatoirement marquée par l’usure du couple. De cela aussi, il veut se prémunir.

    Il sait que Laure n’est pas la femme de sa vie et qu’avec elle il court à l’échec… C’est précisément pour cela qu’il veut l’épouser, pour mieux penser à cette Fanfan qu’il ne possédera jamais et qu’il pourra continuer à aimer platoniquement.

    Mais tout bascule et le marivaudage a ses limites comme le cœur ses secrets et après atermoiements et temporisations tout se termine… Mais je laisse le lecteur découvrir la fin qui est à la mesure du suspens entretenu tout au long du roman par un style à l’humour délicat et alerte de cet auteur qui redonne le goût de la lecture.

     

    Le sens de la formule, voire l’aphorisme distillé tout en nuances comble d’aise le lecteur le plus distrait et imprime imperceptiblement un sourire sur ses lèvres. Le style d’Alexandre Jardin a ses secrets que beaucoup d’autres ne connaissent pas et je ne crains pas de dire qu’il fait partie des écrivains contemporains qui ont le pouvoir de m’étonner… Et ils ne sont pas si nombreux !

     

    © Hervé GAUTIER.

  • BUREAU DE TABAC - Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

     

    N°277 – Juillet 2007

     

    BUREAU DE TABAC – Alvaro de Campos [Fernando PESSOA] Edition UNES.

     

    C'est sans doute une drôle d'idée et assurément un manque d'humilité de ma part que de vouloir présenter ce poète qu'on ne présente plus, de vouloir parler de lui dont on parle encore, et pour longtemps encore, d'oser commenter une partie de son oeuvre... Eh bien j'ose puisqu'il me fascine toujours, davantage peut-être par ce qu'il a été que par ce qu'il a écrit..

     

    C'est un bien étrange tableau que nous dessine Alavaro de Campos, alias Fernando Pessoa. Il est à la fois tout en nuances et plein de couleurs crues, de coups de pinceaux abrupts. La forme interpelle d'abord. Ce poème est écrit en strophes inégales et sans grande logique, alternativement descriptives (la rue)et introspectives (ses interrogations sur lui-même et sur le monde)en insistant toutefois sur ces dernières, sans beaucoup d'action, avec cependant des remarques de nature philosophique mais aussi inattendues, comme l'allusion au chocolat qu'une improbable petite fille est invitée à manger. L'auteur nous indique qu'il préfère cette friandise à la métaphysique! Cela laisse une curieuse impression de phrases juxtaposées et parfois contradictoires, comme nées d'une écriture automatique.

     

    Il semble que nous ayons affaire à quelqu'un de désespéré qui s'approche de sa fenêtre avec le sentiment diffus qu'il ne verra pas la fin de la journée. Nous n'avons pas de renseignements précis sur lui ni sur l'étage où se trouve cette ouverture, mais, j'ai l'impression qu'elle est au moins au premier, en ce sens qu'elle semble ouvrir sur un vide attirant. Cette impression suicidaire est corroborée par les idées fugitives qui sont couchées sur le papier, comme s'il était urgent de les exprimer au fur et à mesure qu'elles lui viennent. Tout commence par une sorte d'aphorisme [« Je ne suis rien »] qui évoque un sentiment d'impuissance, tout aussitôt suivi de son contraire[« Je ne peux vouloir être rien »], puis viennent pêle-mêle des remarques sur le monde auquel il appartient et qu'il va sans doute quitter. Il fait allusion à la mort, au destin, au temps qui passe, se dit lucide, perplexe, se déclare « raté » parce que le hasard ne lui a pas été favorable et il remâche ses échecs, que ceux-ci soient de sa faute [«  Je jette tout par terre comme j'ai jeté ma vie – J'ai fait de moi ce que je ne pensais pas et ce que je pouvais faire de moi, je ne l'ai pas fait  - J'ai enjambé la formation qu'on m'a donnée par la fenêtre de derrière »] ou simplement de celle du hasard [« Le domino que j'ai mis n'était pas le bon », pour aussitôt se demander s'il n'est pas au contraire un génie méconnu[« Génie? En ce moment, cent mille cerveaux se prennent en rêve, comme moi, pour des génies »], ce qui engendre une interrogation sur lui-même[« Que sais-je ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis? »], une sorte d'auto-suffisance de celui qui a toujours été incompris et qui dénonce le côté dérisoire de cette vie [« Toujours une chose aussi inutile que l'autre, toujours l'impossible en face du réel »]. Il se sent en ce monde « comme en exil», « comme un chien toléré par la direction parce qu'il est inoffenssif » avec la mort « qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes » et dont on ne sait, en cet instant, s'il la souhaite ou s'il la redoute.

     

    Son désarroi est grand qu'il exprime par des mots forts [« Mon coeur est un seau vide »]. Cet homme est un adulte et nous imaginons qu'enfant il avait déjà tissé des projets d'avenir qui ne sont maintenant plus que des souvenirs inconsistants [« Je porte en moi tous les rêves du monde »] Il a vu dans la vie une extraordinaire occasion de faire bouger les choses, de faire changer ce vieux monde, d'y laisser sa marque, mais ses rêves se sont révélés être des chimères. [« Combien d'aspirations hautes, nobles et lucides... ne verrons jamais la lumière du vrai soleil »] . En cela il est le reflet de la condition humaine. C'est un simple humain assujetti à la fuite du temps, à la vieillesse, à la mort, au destin « qui mène la carriole de tout sur la route de rien ». Pour lui cette prise de conscience génère un malaise [« Foulant aux pieds la conscience de se sentir exister, comme un tapis où trébuche un ivrogne »], un doute [« Non, je ne crois pas en moi » - « Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais qui je suis »] et rien d'autre ne pourra l'en guérir, ni les religions [Dieu?] ni même l'écriture et surtout pas la métaphysique qui « n'est que le résultat d'une indisposition ».

     

    C'est un être tourmenté, facette hétéronyme de Pessoa, à la fois conscient de son inexistence et porteur d'ambitions qu'il n'atteindra jamais, un paradoxe apparent. Il le sait et le déplore, le regrette aussi parce qu'on ne peut se satisfaire d'une telle image de soi-même, coincé entre réalité et rêve. C'est aussi un idéaliste qui fait prévaloir l'écriture et attend vainement le succès, la notoriété peut-être [« Je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte, au pied d'un mur sans porte qui chantait la chanson de l'Infini dans un poulailler »]. Il me semble qu'il entretient avec son écriture une relation à la fois salvatrice et malsaine en ce sens qu'il vit par elle et pour elle, mais la légitime notoriété qu'il en attendait n'a jamais été au rendez-vous où peut-être ressent-il une impossibilité de s'exprimer complètement? Dès lors, il en parle comme d'un « portail en ruines sur l'impossible » et allume une cigarette au lieu de prendre la plume, comme si, en cet instant, sa fumée, bleue et légère, valait mieux que tout!

     

    Il s'interroge sur l'inutilité de ce qu'il a écrit mais pense sérieusement à recommencer, fait allusion aux femmes qui consolent du mal de vivre pour revenir au spectacle de la rue, véritable toile de fond dynamique de cette évocation, au patron du tabac d'en face, à un client, à une cigarette qu'il allume, à la fille de la blanchisseuse qu'il pourrait épouser et ainsi être heureux. Ce client c'est « Estève-n'a-pas-de-métaphysique », et à qui tout son univers est étranger, il le connaît, le salue, c'est comme si la vie reprenait le dessus avec son quotidien, comme si la seule vue de cet homme suffisait à lui rendre l'envie de vivre.

     

    C'est le texte d'un désespéré que le spectacle simple du réel, la rue, la boutique du buraliste d'en face, le patron avec son cou endolori, le client qui est simplement venu acheter du tabac, fait reprendre temporairement goût à la vie. A tout le moins a-t-il décidé lui-même de lui donner dernière chance, même s'il avoue que ce monde lui et étranger, qu'il n'a rien à y faire. « L'univers s'est refermé sur moi sans idéal et sans espoir et le patron du Tabac a souri. »

     

    © Hervé GAUTIER - juillet 2007.

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  • LA SOUTANE ROUGE - Roger Peyrefitte - Mercure de France.

     

    N° 37 - Janvier 1990

     

    LA SOUTANE ROUGE - Roger Peyrefitte - Mercure de France.

     

    J’ai l’habitude de dire simplement mes coups de coeur pour un livre et une fois encore je ne manquerai pas à cette tradition, la nouveauté n’étant pas, à mon sens l’unique critère d’intérêt pour un ouvrage.

    Le roman policier est un art difficile à manier mais le lecteur puise son plaisir autant dans les arcanes de l’enquête que dans le style du narrateur. Ici, c’est un peu différent. C’est l’actualité vaticane avec tout ce qu’elle porte en elle de mystères qui sert de toile de fond à ce récit qu’on n’arrive pas à appeler roman puisque aussi bien l’imagination de son auteur donne aux faits qu’il relate des accents de possible vérité. Les libertés qu’il prend avec cette actualité ont certes un parfum de scandale mais il excelle à nous montrer comment à ses yeux l’information livrée en pâture aux lecteurs de journaux n’est elle-même qu’un épiphénomène qui puise ses sources dans un monde souterrain aux turpitudes inavouables.

    Il joue avec les faits et s’en joue, et même si sa plume est quelque peu assassine voire sacrilège, le lecteur passionnément attentif ne manquera pas de goûter et de se rassasier de l’incomparable style de cet auteur qui allie ici sa connaissance de la diplomatie et sa culture à un sens consommé de l’humour.

    Je ne connaissais Roger Peyrefitte que comme un auteur classique et l’appréciais comme tel, le hasard m’a fait découvrir une nouvelle facette de son talent. C’est passionnant!

     

    © Hervé GAUTIER

  • CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

     

    N°288– Décembre 2007

    CANCIONEIRO[Poèmes 1911- 1935] – Fernando Pessoa – Christian BOURGOIS Éditeur.

    Il n'est pas aisé de parler de Fernando Pessoa. Il est un paradoxe à lui tout seul. Modeste employé de commerce, citoyen qui n'a jamais cherché les honneurs ni la réussite, écrivain qui n'a jamais vraiment connu la consécration littéraire de son vivant, poète sans succès mais surtout pas sans talent, il reste l'écrivain le plus célèbre de la littérature portugaise. Pour cela, il est une énigme pour le lecteur et sans doute encore plus pour l'exégète, à cause notamment de l'existence des « hétéronymes », manifestation protéiforme dans son écriture et des nombreuses facettes de lui-même. Sa silhouette nous est connue, mais elle est fuyante, son ombre, au contraire, s'étend et n'en finit pas de questionner, mais ce ne sont pas ses poèmes qui apporteront une réponse. Ils suscitent, au contraire, bien des interrogations! Tout jeune, il a reçu l'empreinte de la culture anglaise victorienne, mais c'est en portugais, « sa langue », qu'il choisit de s'exprimer. Son style post-romantique et symboliste va du naïf au mystique en passant par l'érotisme, mais reste baigné par cette « saudade » qui caractérise tant l'âme portugaise. C'est un homme qui a sacrifié sa courte vie à une oeuvre immense mais quasiment inédite de sa propre volonté.

    C'est sous ce titre original et pratiquement intraduisible en français, mais qui évoque la musique, que Pessoa souhaitait publier sa poésie lyrique. Il n'en a pas eu le temps. Il s'agit ici d'une oeuvre « orthonyme », c'est à dire sous la seule signature de Pessoa et non sous le masque de ses nombreux hétéronymes, ainsi, qu'on y prenne bien garde, Pessoa est tellement complexe que lorsqu'il a décidé, comme ici, d'être son propre personnage, il tisse à nouveau, et à l'insu de son lecteur, un masque supplémentaire. En effet, ce qu'on peut interpréter comme une tentative de connaissance de lui-même, n'est peut-être pas autre chose qu'une couche supplémentaire de mystère que l'auteur rajoute. Cet ouvrage est organisé en trois temps «  Loin de moi en moi  », « Entre le sommeil et le songe » et « Sur le chemin de ma dissonance » qui sont des titre empruntés à Pessoa lui-même. Cette somme de poèmes, malgré l'impression première, possède une grande unité, celle de la recherche de soi-même et de la conscience de soi, à la fois plénitude et vacuité. Comment, en effet, concevoir que Pessoa puisse se définir lui-même en dehors des hétéronymes qu'il a si génialement créés et à qui il a insufflé la vie. On a beaucoup glosé sur « le cas Pessoa » qui a brouillé les pistes, ou, à tout le moins, défini ses propres aspirations littéraires et philosophiques à travers eux. Dédoublement de la personnalité, recherche véritable du moi ou simple exercice de style visant à une création littéraire certes originale mais avant tout intellectuelle ? Chaque hétéronymes a-t-il sa propre personnalité, sa propre vision du monde, sa propre sensibilité ou sont-elles autant de facettes de Pessoa. Pire, dans cette pléiade de poètes, seul Pessoa a existé réellement , a habité cette terre portugaise et y est mort, mais a-t-il été le géniteur de ces hétéronymes, ne les a-t-il crée que pour mieux leur insufflé une vie qu'il n'a pas connue et dont il a rêvée? Cela révèle-t-il de profondes contradictions, des apparences fuyantes ou une réalité insondable. En effet, son oeuvre est un constant affrontement entre deux réalités que les langues ibériques rendent parfaitement par la dualité de forme du verbe être, l'une transitoire[estar] et l'autre définitive [ser]. De plus Pessoa fait usage de l'oxymore qui est la forme de rhétorique des contraires.

    Il aggrave même son cas en analysant en quelque sorte sa créativité et en la caractérisant avec des mots. Pour lui, le poète est un « fingidor », celui qui feint, parce que la « saudade », cette nostalgie qui chez Pessoa prend sa source dans l'enfance perdue, trouve dans les mots du poète adulte, une tentative d'antidote.

    De tout cela naît pour le lecteur un véritable vertige qui peut s'expliquer dans la connaissance que Pessoa avait de l'astrologie, dans la certitude de sa médiumnité, à la fois celle du poète mais aussi celle des relations bien réelles qu'il a eues avec le mage anglais Aleister Crowley. Tout se tient et se manifeste en mots puisqu'on ne peut scinder le Pessoa poète du Pessoa passionné de sciences occultes, de société secrètes et d'hermétisme. Elles nourrissent son imaginaire et son écriture n'en est que le reflet.

    La notoriété de Pessoa est telle aujourd'hui que nombre d'exégètes notoires en font chacun une lecture différente, ce qui influence forcément le simple lecteur et qui bouleverse encore plus les pistes sinon de la compréhension, à tout le moins de l'appréhension de Pessoa. Et après tout qu'importe! Chacun d'entre nous lit Pessoa avec sa propre sensibilité et ce que nous en retirons nous regarde et nous comble. C'est là le signe d'un véritable écrivain.

    © Hervé GAUTIER - Décembre 2007.
    http://monsite.orange.fr/lafeuillevolante.rvg 

  • CONSTANTIN CAVAFY-Poèmes - Présentation critique par Marguerite YOURCENAR.

     

     

    N°198 - Mai 1998

     

    CONSTANTIN CAVAFY-Poèmes - Présentation critique par Marguerite YOURCENAR.

    Traduction du grec par Marguerite YOURCENAR et Constantin DIMARAS.

     

     

    Est-ce le hasard du calendrier qui nous a fait découvrir au Petit Palais la statue d'un Ptolémée en Pharaon, ces fondateurs grecs de la dynastie Lagide qui régna sur Alexandrie ou ma curiosité des choses de la littérature du Moyen-Orient? L’œuvre de Constantin Cavafy (1863-1933), poète grec né à Alexandrie et présentée par Marguerite Yourcenar ne pouvait me laisser indifférent.

    Cavafy lui aussi fut à la croisée de deux cultures exceptionnelles. Né à Alexandrie, il était d'origine grecque mais c'est dans cette ville qu'il passa la presque totalité de sa vie. Il n'en est pas moins considéré comme le plus grand poète grec contemporain. Cultivé et humaniste, il aurait pu être un aristocrate de l'écriture mais les vicissitudes de l'existence en décidèrent autrement qui firent de lui un courtier à la bourse puis un fonctionnaire au Ministère de l'Irrigation.

    La gloire ne viendra que tardivement pour cet auteur qui avait choisi de distribuer ses poèmes sur des feuilles au seul usage de ses amis. Ces cent cinquante-quatre poèmes ne furent publiés qu'en 1935, soit deux ans après sa mort et selon un ordonnancement qu'il avait lui-même préparé. Ce sont eux qui sont traduits et publiés ici. Ils constituent son canon.

    Il fallait bien toute la culture et le sens de la poésie de l'académicienne pour faire goûter au lecteur la beauté des poèmes de Cavafy. En bonne pédagogue, elle classe les textes selon trois critères: Les poèmes historiques, gnomiques et érotiques. Dans le commentaire qu'elle fait des poèmes historiques elle a soin, pour le lecteur peu versé dans l'histoire de replacer chaque texte dans son contexte notant au passage la liberté qu'a pu prendre l'auteur avec l'exactitude des faits, ce qui au vrai n'apporte qu'une précision technique.

    Elle montre que Cavafy était un lettré, un humaniste qui a fait honneur à la culture grecque même si, sous sa plume elle se teintait un peu d'orientalisme. Elle rappelle à l'occasion le climat levantin qui baigne ses écrits. Le problème du destin ne l'a pas laissé indifférent de même que dans les poèmes de caractères et ceux ayant trait à la politique il se montre sensible à la perfidie, au désordre, à l'inertie qui caractérisent l'histoire grecque qu'elle soit ancienne ou moderne.

    Marguerite Youcenar distingue ensuite les textes gnomiques qu'elle caractérise comme des "poèmes de réflexion passionnée" où le destin et la liberté se fondent, où Alexandrie est souvent présentée comme un être humain qu'il a passionnément aimé.

    Puis viennent les poèmes érotiques. L'auteur de cette présentation note d'emblée que Cavafy prend le parti de l'inspiration exclusivement pédérastique, ce qui pour le chrétien du XIX° siècle qu'il était a une dimension "actes interdits et désapprouvés" mais où la notion de péché est ignorée. Il y a, certes, l'emploi du "il" plus détaché mais il reste que ses poèmes sont toujours directs et personnels. Une remarque cependant, ces textes mettent toujours en scène des éphèbes jeunes dont il note souvent l'âge avec précision comme pour souligner la fuite du temps, de la jeunesse et des plaisirs que pour souligner peut-être qu'à travers le souvenir qu'il a gardé de ses émotions ces poèmes sont ceux de la maturité. L'auteur de cet essai insiste cependant sur le fait qu'à ses yeux ce ne sont là que des poèmes d'inspiration hédoniste ou érotique où Cavafy est souvent absent un peu comme si l'Alexandrin choisissait de colliger pour lui-même ces moments d'exception ainsi que le ferait l'amateur d'une collection précieuse. Ces poèmes sont autant d'occasion d'exercer une mémoire qui l'obsède. Il y a dans l'écriture de Cavafy une sorte de sagesse, de didactisme qui sont peut-être puisées dans la solitude du poète et de l'homme. L'apparente sérénité qui ressort de ses poèmes tient sans doute autant à la quasi-absence de révolte qu'à l'acceptation de la condition humaine qui est la sienne. L'académicienne a bien raison de noter que l'écriture de Cavafy est celle d'un vieillard avec cette dimension du silence et du secret. Il y a aussi chez lui une délectation de l'écriture qui, nous le savons est un plaisir et quel que soit le thème traité c'est à un exercice littéraire auquel il se livre avec passion pour nous faire approcher la notion de l'humain qui est la sienne. Car c'est bien d'une poésie humaine dont il s'agit, toute en nuances, en non-dits mais aussi distillée dans un vocabulaire à la fois précis et emprunt d'émotions que la traduction de Marguerite Yourcenar a su admirablement rendre.

    Je dois dire, à titre personnel que, le livre refermé il y certes les poèmes de Cavafy qui n'avaient pas d'emblée accroché mon attention mais aussi le texte de M. Yourcenar, son délicat scalpel, son sens aigu de la distinction et des nuances et sa constante passion de l'explication dans le respect de l'auteur et de ses émotions, son style à la fois simple et pur qui en fait un livre de référence sur le poète alexandrin. On retrouve ici ce qui a bien souvent été sa règle et qu'elle exprimait dans Mémoires d'Adrien "Un pied dans l'érudition...l'autre dans la magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un".

    Au moment ou l’œuvre de Constantin Cavafy, au cinéma comme à la télévision semble susciter un regain d'intérêt, ce livre publié en 1958 et réédité en 1978 mériterait bien quelque publicité.

     

    Notes personnelles de lecture - (c) Hervé GAUTIER