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la feuille volante

Articles de hervegautier

  • IL N'Y A QU'UN AMOUR

    N°897– Avril 2015

    IL N'Y A QU'UN AMOURDominique Bona - Grasset.

    Rien en prédisposait Émile Herzog (1885-1967), jeune fils d'une riche famille normande et industrielle à devenir écrivain. Certes il avait renoncé à des études littéraires qui auraient pu être brillantes pour se consacrer à l'entreprise familiale et partageait son quotidien entre entre cette activité et ses nombreuses maîtresses. Les femmes étaient alors pour lui une récréation et une source de plaisirs mais quand il rencontra Jane-Wanda de Szymkiewicz (Janine), une jeune russo-polonaise âgée de 16 ans, non seulement il en tomba éperdument amoureux mais la racheta littéralement à sa mère, en fit une femme entretenue, la mit en pension en Angleterre pour terminer son éducation et finit par l'épouser, elle qui n'avait ni dot ni trousseau et dont la famille était surendettée. Une fois l'épouse d’Émile, Janine, se révèla sous un tout autre jour, capricieuse et frivole et même volage puisque sur les trois enfants qu'ils eurent ensemble, deux ne seraient pas de lui. Une septicémie l'emportera à l'âge de 31ans et Émile portera douloureusement le deuil de celle qui fut réellement la femme de sa vie et qui se maria d'une manière prémonitoire sans doute… en noir ! Le succès attire les femmes; déjà célèbre et désormais libre, Émile rencontre Simone de Caillavet, aussi parisienne, calculatrice et froide que Janine était brûlante, provinciale et désespérée. Devenu écrivain à succès, il épousera cette femme de lettres divorcée, déçue par son précédent mariage et qui l'admirait. Au mariage-passion succédera un mariage de raison, Simone, en véritable infirmière du cœur, s'attachant à lui faire oublier Janine et devenant sa secrétaire, sa collaboratrice, sa conseillère littéraire autant que son épouse. Pourtant, malgré tous ses efforts, l'amour s'éloignera petit à petit du couple et même s'il a épousé Simone, Émile qui a eu pourtant sinon des passades à tout le moins des passions pour d'autres femmes, n'est jamais parvenu à oublier Janine.

    Il est maintenant célèbre sous le nom d'André Maurois, académicien et écrivain à succès. Il fait des conférences dans le monde entier et c'est à l'occasion de l'une d'elles, en Amérique du Sud, qu'il rencontre Maria Rivera, une jeune actrice péruvienne. Leur liaison sera courte mais passionnelle. Avec elle il connaîtra la volupté, la fulgurance dans l’amour. Il naîtra même entre Simone et elle, le temps de la jalousie passée et malgré la distance, une sorte d'amitié épistolaire, entre complicité et perversité.

    Toutes ces femmes qu'il aimera d'une manière passionnée symboliseront sa quête du bonheur, mais d'un bonheur impossible à atteindre. Elles se retrouveront dans les personnages de ses romans qu'elles nourriront de leur présence et de leur vie. Elles feront de lui, sans même le vouloir un écrivain mais aussi un homme devenu étranger à lui-même, déçu par l'amour qu'il recherchait à travers elles.

    Comme toujours Dominique Bona, qui est aussi romancière, excelle dans les biographies et cette chronique a depuis longtemps été attentive à son œuvre. Ce livre est non seulement fort bien écrit mais aussi richement documenté jusque dans les moindres détails. Elle cite scrupuleusement les références épistolaires et analyse pertinemment les romans d’André Maurois où elle note nombre d'allusions biographiques. Cette œuvre n'est ni un roman puisque tout y est vrai ni une biographie au sens stricte ; l'auteur dit elle-même qu'il s'agit d'une ballade amoureuse dans la vie de cet homme qu'on a, il est vrai, un peu oublié même s'il fut et est encore un monument de la littérature. En outre, nous avons ici un tableau de la bonne société du début du siècle, l'atmosphère des salons littéraires, des années folles et de l'entre-deux-guerres.

    Outre que c'est une interrogation que j'ai toujours menée à titre personnel (le soutien d'un auteur par l'amour qu'il peut trouver autour de lui et qui nourrit son œuvre), j'ai été passionné, comme toujours, par cette lecture et même fasciné par la personnalité de Maurois qui, entre destin, liberté et hasard, cherche à travers toutes ses femmes un sens et une raison à sa vie. C'est l'esprit de l'exergue de Balzac « Il n'y a pas deux amours dans la vie de l'homme;il n'y en a qu'un seul, profond comme la mer, mais sans rivage ».

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ACHILLE AU PIED LEGER

     

    N°896– Avril 2015

     

    ACHILLE AU PIED LEGERStefano BENNIActes Sud.

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

     

    Achille est un jeune écrivain peu inspiré et en mal de chef-d’œuvre. Pour survivre s’est fait lecteur dans une petite maison d'édition du nom de Forge, par ailleurs au bord de la faillite à cause de la concurrence. Elle est comme il se doit dirigée par Vulcain (d'emblée de ton est donné). Il a aussi le malheur d'être insomniaque et quand il parvient enfin à dormir, il rêve que les auteurs qu'il est obligé de lire dans le cadre de son travail le poursuivent. Sa vie n'est donc un calvaire tout juste ensoleillé par son amour pour Pilar-Pénélope, une BTLSP, comprenez « une beauté typiquement latino sans permis de séjour », une plantureuse jeune fille très courtisée, ce qui ne l'empêche cependant pas de de répondre aux avances de Ciré, la secrétaire de la maison d'édition. Après tout il y a pire comme situation même s'il pouvait espérer mieux pour lui sur le plan professionnel. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes, selon l'expression désormais consacrée, jusqu’à ce qu'Ulysse reçoive un courriel envoyé par un certain Achille qui souhaite le rencontrer. On est déjà en pleine mythologie antique et cela en fait que commencer ! Sauf que le Achille en question n'a rien d'un valeureux guerrier, ressemble à un monstre cloué sur un fauteuil roulant, rongé par la solitude, constamment plongé dans une pièce obscure. Il ne connaît rien de la vie, ne connaît l'amour qu'en imagination et ses rares rapports aux autres sont faits de violence. Quant à Ulysse, il n'a rien de commun non plus avec le personnage d'Homère, c'est plutôt un anti-héros un peu ballotté par les événements. Pourtant, malgré ces apparences peu engageantes, un marché va être conclu entre les deux hommes que tout oppose : Si Ulysse lui raconte ce qu'il veut écrire sans être capable d'y parvenir, Achille sera sa plume, révélant ainsi une parfaite complémentarité entre eux. Achille vivra donc par procuration et trouvera ainsi un sens à son existence. Ainsi la vie de chacun va être transformée. Une amitié va naître entre eux mais une amitié dérangeante à cause des propos durs et méchants d'Achille, personnage à la fois cynique et intelligent, et de la bienveillance d'Ulysse, surtout quand leurs conversations abordent la sexualité. Nous avons droit à des séquences érotiques à travers les rêves et les fantasmes d'Achille. Les femmes sont belles, désirables et on sent Ulysse très amoureux de Pénélope même si Circé en le laisse pas indifférent, c'est le moins qu'on puisse dire. Il y aura quand même entre les deux hommes une véritable complicité où la perversité le dispute à la souffrance, à la tendresse et à l'humour.

     

    Ce roman baroque est véritablement prenant, à cause de l'univers de Benni, son humour décalé, son vocabulaire truculent qui me rappelle celui de Boris Vian (parfois aussi de Lewis Caroll), sa poésie si particulière malgré ou à cause des mots parfois crus, des situations salaces, son style agréable à lire et généreusement débridé (et sûrement bien traduit, ce qui en doit pas être facile). A travers les personnages, les situations, c'est aussi une critique de l'Italie contemporaine avec l'inévitable mafia, la franc-maçonnerie, le football, le non moins incontournable Berlusconi (pourtant jamais nommé) et ses scandales, les immigrés, la crises économique et les licenciements qu’elle induit et, évidemment les problèmes des maisons d'édition. On n'oubliera pas non plus de réfléchir sur l'inspiration, la peur de la page blanche, celle de la panne créatrice et de l'inévitable découragement chez les jeunes auteurs qu'on n'encourage guère, surtout dans les maison d'édition. Là aussi j'ai accroché et me suis retrouvé à titre personnel sur ce chapitre. De plus c'est, à travers une sorte de parabole, une tentative originale de réécrire la mythologie antique marquée par une certaine perfection et de l'adapter au monde de l'Italie d'aujourd'hui nettement moins ressemblant !

     

    J'ai rencontré Stefano Benni un peu par hasard, comme souvent, mais franchement je ne suis pas déçu. Son univers à la fois loufoque et fantastique me parle et m'a entraîné dans cette histoire jusqu'à la fin.

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • KADDISH POUR L'ENFANT QUI NE NAITRA PAS

    N°895– Avril 2015

    KADDISH POUR L'ENFANT QUI NE NAITRA PAS -Imre Kertész – Actes Sud.

    Traduit du hongrois par Nathalia er Charles Zaremba.

    Le kaddish, ce n'est pas comme on le dit souvent la prière des morts mais des endeuillés. Ainsi le titre prend-il tout son sens dans la mesure où l'auteur, refusant d'avoir un enfant, est endeuillé par sa propre décision.

    D'abord, il s'agit d'un soliloque, c'est à dire d'une réflexion face à soi-même couchée sur le papier par le truchement de l'écriture, une manière de fixer les choses. Le narrateur qui est juif est un traducteur qui a renoncé à être écrivain et qui entame une conversation avec M. Oblàth, un philosophe qui lui demande innocemment s'il a des enfants. Sa réponse est un « Non » catégorique à son interlocuteur et cela le bouleverse au point que, dans la nuit qui suit, il se remet à écrire, c'est à dire fixer ce soliloque sur la page blanche, avec pour thème cette négation. Cette conversation « entre deux intellectuels moyens » tourne donc autour d'un enfant qui aurait pu naître mais qui ne naîtra pas, une inexistence qui est le prélude à « son auto-liquidation consciente »,  le premier coup de pelle à cette tombe qu'il creuse pour lui dans les nuages avec sa plume! Bien entendu, cette réflexion intime sollicite sa mémoire et c'est tout naturellement qu'il évoque sa femme dont il est séparé depuis. Il refait à l'envers le chemin de leur amour, de leur bonheur qui bien que « considéré comme une obligation » ne fut pas au rendez-vous à cause de cet enfant qu'il lui refusa mais aussi cette impossibilité d'écrire ce roman qu'il portait en lui et qu'elle espérait comme la consécration de leur union. En réalité pour lui l'écriture était la marque de sa souffrance (suivant l'expression communément admise « je souffre donc j'écris ») et non la conséquence de sa liberté, et donc incompatible avec l'expression alors que pour elle, elle était symbole de la réussite littéraire. Il revient sur cet épisode de la liberté quand il évoque l'attitude de celui qu'il appelle « Monsieur l'instituteur »qu'il rencontre quand ils sont ensemble dans un wagon à bestiaux que les emporte vers les camps. Le narrateur, alors adolescent, est incapable de bouger, immobilisé par la douleur. Cet homme s'est chargé de lui apporter sa portion de nourriture mais disparaît un moment, happé par la foule. Le narrateur suppose qu'il se l'est appropriée pour augmenter ses chances de survie mais il réapparaît et la lui apporte, s'indignant de son étonnement. Il n'était pas obligé de faire ce geste qui illustre sa liberté intérieure et va à l'encontre de sa propre survie. L'auteur y voit même la marque de l'illogisme. Pour lui-même, le narrateur revendique sa liberté d'écrivain en refusant par avance toute intrusion dans son travail. Ainsi la propriété d'un logement. Il en va de même pour l'amour qui d'ordinaire est plutôt un moteur de la création artistique. Au contraire, à ses yeux, il est le symbole de l'attachement, l'inverse de la liberté qui pour lui est la seule source de création littéraire. C'est que, pour lui, l'écriture n'est pas exactement le reflet de la vie, sa façon d'écrire ce texte en est la manifestation et peut parfaitement, comme il le dit lui-même, être une fuite. Il y avait donc, au départ une contradiction (peut-être inavouable) dans leur union. Il avait bien tenté de l'exprimer en explorant son enfance dans une nouvelle mais ce fut un échec. De plus, pour lui, sa judéité reste quelque chose de laquelle il est prisonnier. Son épouse qui est juive et dont les parents eux-mêmes ont connu Auschwitz comptait sur lui, sur son écriture, pour se libérer de ce poids, alors que lui entendait faire cette démarche en solitaire. En outre, il lui a refusé cet enfant dont la femme qu'elle est avait envie sans doute parce qu'on ne pouvait pas donner raisonnablement la vie après avoir vécu l'Holocauste. Il ne le pouvait pas non plus à cause de ce mariage raté auquel il met cependant fin. Du coup il est lui « le mauvais juif » par rapport à cette « belle juive », de 15 ans sa cadette qui fut son épouse. Il n'empêche, cette liberté qu'il revendique en tant qu'écrivain se manifeste pleinement dans ce « non » opposé à la fois à Oblàth et à son épouse.

    Ainsi, peut-on imaginer que ce kaddish s'adresse aux vivants en leur enjoignant de vivre malgré tout. S'il avait eu cet enfant, l'auteur aurait, d'une certaine façon prolongé sa propre existence, mais peut-on vivre et transmettre la vie dans un monde qui a enfanté Auschwitz? Comment croire à la beauté et à la grandeur de cette humanité quand on a assisté à sa si profonde déchéance? L'auteur sait qu'il peut avoir un enfant mais le refuse pour provoquer une prise de conscience et un acte de mémoire dans une société si encline à l'oubli, pour l'inciter à se souvenir des martyrs qui ont payé de leur vie le seul fait d'être juif et qu'il est indispensable d'en garder la mémoire pour que cela en se reproduise pas. Ce texte est pourtant une sorte de prière, solitaire, longue et tortueuse, qui se conclue par un « amen ». Il est une longue négation de la vie qui ne peut être vécue pareillement après les horreurs des camps. Il adresse cette prière à Dieu comme une excuse de ne pas pouvoir jouir pleinement de la vie qu'Il lui a donnée à cause de ce qu'il a vécu et de cette paternité qu'il refuse. J'ai personnellement lu ce livre avec les yeux d'un désenchanté et je suis, moi aussi, bien enclin, moi aussi, à désespérer de cette humanité que les philosophes nous ont présenté souvent comme humaine et humaniste.

    Le texte est dense, labyrinthique, douloureux, la phrase est longue, pesante, désarticulée, disloquée, écartelée en multiples digressions, ce qui n'en facilite pas la lecture. Qu'est -ce à dire ? Cela veut-il montrer l’intensité de la souffrance ou au contraire la difficultés de s'exprimer [avec ce texte il dit creuser sa propre tombe « dans les nuages », son « auto-liquidation »] Je choisis d'y lire une sorte d'attirance vers la mort de celui qui n'est pas vraiment sorti d’Auschwitz et qui n'en sortira jamais, une sorte d'accomplissement de sa judéité dans la mort. Il a connu l'horreur des camps [et aussi la joug soviétique en Hongrie après la guerre] et puise dans cette mémoire qui nourrit sa réflexion jusqu'à désirer la mort à la fois terme normal de la vie mais ici vécue comme une libération de la souffrance pour celui qui traîne sa vie comme un fardeau. Cela me rappelle le suicide de Romain Gary, laissant pour toute explication ces quelques mots « Je me suis enfin exprimé complètement ». Ainsi me semble -t-il que ce kaddish est certes pour Dieu, pour cet enfant qui en naîtra pas de lui mais aussi et peut-être surtout pour lui, pour obtenir cette paix dont parle cette prière et qui est impossible!

    J'avoue avoir lu ce livre parce qu'il fallait sans doute avoir eu connaissance de ce texte, de ce message exprimé par un écrivain majeur et couronné par le Prix Nobel en 2002. Il est animé des mêmes angoisses à la fois sur le destin des juifs, sur l'horreur de la Shoah et sans doute aussi sur la culpabilité d'y avoir survécu. J'ai bien conscience que mon commentaire est largement en-deçà de ce qu'à voulu ou pu exprimer l'auteur, que je n'ai peut-être rien compris et qu'il peut parfaitement être contesté.

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • STEFAN SWEIG

    N°893– Avril 2015

    STEFAN SWEIG Dominique BonaPerrin.

    D'emblée l'auteure définit Sweig comme un mystère. Comment se fait-il que cet écrivain talentueux des années trente, grand bourgeois cultivé, polyglotte, sensible et discret au point de ne pas s'engager, citoyen du monde, continue-t-il de tant fasciner les lecteurs ? Est-ce la noirceur de son œuvre qui se marie si bien avec notre époque tourmentée ou l'espoir d'une amélioration reste possible ?

    Quand il naît en 1881à Vienne, la ville comme le pays est multiethnique et cosmopolite. Fils d'un industriel juif mais élevé dans la laïcité il se prépare à une vie facile en rêvant de sa vocation d'écrivain. A l'époque Vienne est une ville paisible et musicale, carrefour de toutes les cultures mais une cité immobile mais le jeune Stefan est impatient de vivre. Étudiant il réside à Vienne puis à Berlin où il connaît la vie de bohème bien qu'il ait toute sa vie été rentier et à l'abri du besoin, renonce temporairement à son œuvre pour devenir traducteur, voyage aussi en Europe où il rencontre les grands esprits de son temps avec qui il se lie d'amitié. Il renoue pourtant avec l'écriture et c'est d'emblée le succès. Ce début de siècle est marqué par le progrès et Sweig s’enthousiasme pour la vie et pour la paix. C'est un européen et un pacifiste convaincu mais déjà la guerre couve. Il écrit pour le théâtre, a de nombreuses secrètes et éphémères liaisons amoureuses. C'est un bel homme, distingué qui tombe amoureux d'une femme mariée, Friderike, mère de famille et romancière qui divorce pour lui et qu’il épouse dans des conditions pour le moins originales. Il en divorcera en 1938 pour épouser Lotte, sa cadette de 27 ans. Même s'il considère la femme comme un apaisement autant qu'un plaisir, il la craint, la considère comme une tentatrice qui profite de la naïveté des hommes, la compare au serpent de la Bible. Il n'en a pas moins, tout au long de sa vie, de nombreuses et éphémères liaisons amoureuses avec des amantes de passage. Pourtant les femmes dont il parle dans toute son œuvre, ne lui porteront pas bonheur. Pour autant il refusera de donner la vie, d'être père.

    La guerre qui éclate va d'abord remettre en cause son idéal européen de paix puis au fur et à mesure, l'affermir et aiguiser sa lucidité politique. Déclaré inapte au service, il s’engage quand même dans une unité de vétérans chargée de la propagande mais le conflit fait voler en éclats à la fois son idéal de paix et ses amitiés étrangères. Il condamnera finalement cette guerre fratricide et criminelle. A la fin du conflit, il devient biographe, rencontre Freud qui aura dans son œuvre créatrice une importance déterminante. Le nazisme qu'il perçoit rapidement menace la paix en Europe et l'Anschluss achève ce qui lui reste d’illusions, il perd sa nationalité, et même s'il a un passeport anglais, il reste un juif errant et se réfugie au Brésil où il met fin à ses jours en compagnie de sa femme. Même s'il doute de lui en permanence, il est un écrivain adulé qui aime la vie et son travail, mais qui n'oubliera pas d'aider les jeunes auteurs. Il voyage dans le monde entier mais la littérature commence un peu à le fatiguer au point qu'il songe à l'abandonner.

    Cet ouvrage remarquable, richement documenté et fort bien écrit, comme toujours chez Dominique Bona, éclaire d'un jour nouveau cet auteur majeur qui a toujours été pour moi énigmatique. En ce qui me concerne je suis toujours interrogatif à la fois sur le destin de cet homme et sur sa mort. Lui qui choisit volontairement de ne pas s'engager, finit toujours par prendre position, ne serait-ce qu'intellectuellement[Peut-on vivre sans s'engager?]. Est-ce au nom du plaisir ou du refus de responsabilités qu'il refuse de donner la vie, de ne pas avoir de descendance ? Je suis toujours étonné voire bouleversé par le destin de ceux dont la vie s'arrêtera avec eux, qui n'auront, volontairement ou pas, personne après leur mort pour honorer leur mémoire [il est vrai que son œuvre suscite largement ce mouvement]. Sa mort aussi m'interpelle dans la mesure où elle a été volontaire , lui qui avait tout. Était-il à ce point désespéré qu'il décidât d'en finir alors que la Thora dont il ne respectait pas cependant pas les préceptes et la simple morale interdissent le suicide ? Pourtant, bien qu'il soit foncièrement laïc, la judéité baigne son œuvre. S'est-il senti trahi par son époque, par ses amis, par ses idéaux, la vie s'est-elle vengée de lui avoir trop donné, refusait-il simplement de vieillir(il a 60 ans en 1942) , l'être sensible qu'il était avait-il besoin d'un soutien  que sa deuxième épouse, malade chronique, ne sut ou en put pas lui donner ? Interrompre ainsi délibérément un parcours aussi exceptionnel est un geste, un engagement intime qui m'interpellent chez cet amoureux de la vie !

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ÇA S'EST FAIT COMME ÇA

    N°894– Avril 2015

    ÇA S'EST FAIT COMME ÇA Gérard DepardieuXO éditions.

    Avec la collaboration de Lionel Duroy.

    Pas vraiment désiré le Gérard, le troisième enfant d'une famille pauvre de Châteauroux entre les aiguilles à tricoter de sa mère, Lilette, qui veut le faire passer et les bitures de son père Dédé. C'est vrai qu'il ne devait pas naître mais il ne sera pourtant pas le dernier, lui qui à huit ans aidera aux accouchements de sa mère. Au moins comme cela il sait comment naissent les enfants ! Les parents sont tellement pauvres qu'ils ne peuvent payer ni à l'école ni à l'église, ce qui fait de lui très tôt un exclus qu'on vire de partout. C'est aussi parce qu'il est pauvre qu'on l'accuse d'un vol qu'il n'a pas commis. C'est le début de la délinquance, des petits trafics qui le mènent en prison mais, heureusement pour lui il rencontre des gens biens, et toujours confiant dans sa bonne étoile part pour Paris, découvre le théâtre et même s'il ne comprend pas grand-chose au texte, goûte la musique des mots. C'est une révélation. Tout va s’enchaîner à partir de cela, les rencontres déterminantes, la confiance qu'on va lui témoigner, les cours et le travail de la diction, la magie des mots, la passion pour la scène, la découverte des grands auteurs, le cinéma, la culture, le succès, la consécration... mais ce qui m'a frappé c'est aussi une grande solitude, une solitude comme un refuge !

    J'en ai été sans doute le premier surpris mais j'ai lu passionnément ce récit et j'ai été bouleversé par la sincérité de ses propos. A chaque chapitre, c'est quelqu'un qui se livre et qu'on découvre, quelqu'un dont la vie se retrouve un peu dans les personnages qu'il incarne au cinéma. Il les habite d'autant plus qu'il a peu ou prou vécu leurs expériences, qu’il partage avec eux un peu d’intimité. J'ai découvert, sous la carapace médiatique, malgré l'image qu'il veut donner ou celle qu'on lui prête quelqu'un qui se confie sans fard sur l'amour, l'ivresse, l'argent, la célébrité, l'échec, la solitude, la souffrance, la vieillesse, la Russie, la mémoire, les morts, le deuil... Le texte est écrit sans recherche, comme il s'exprime, mais franchement cela en m'a pas gêné, au contraire, cela m'a parlé peut-être davantage que ce que j'ai l'habitude de lire, simplement parce que j'en ai apprécié la spontanéité, l'authenticité. Nous connaissons tous Gérard Depardieu pour ses excès, son culot, son sans-gène parfois, son refus de se plier aux lois de la société... Et puis après ! Ce n'est assurément pas parce qu'il est connu qu'il peut tout se permettre, qu'il peut faire passer avant tout sa liberté, ses caprices parfois, mais c'est peut-être là une façon de se protéger ! Qu'il se mette à nu sur les pages blanches d'un livre, qu'il épluche sa vie, qu'il confesse ses erreurs, ses errances, ses insuffisances, qu'il s'exprime sur les jugements qu'on porte sur lui, qu'il parle de son mariage raté, de ses amours manquées, de ses ruptures, de ses nombreux enfants qu'il n'a pas toujours su comprendre et retenir, qu'il admette ne pas avoir fait d’études quand la plupart des gens qui nous entourent se vantent d'avoir hanter l'université et s'invente des diplômes qu'ils n'ont jamais eu, je trouve cela plutôt courageux d’autant que personne ne lui demandait rien. Il a eu de la chance, il est peut-être l'objet d'un miracle, tant mieux pour lui, d’autant qu'il n'avait au départ rien pour faire ce métier de comédien, mais ce que je retiens c'est qu'il aime la vie, n'a jamais perdu espoir dans cette bonne étoile sous laquelle il est né, lui, l'ex-voyou analphabète, l'autodidacte qui a appris dans la vie tout ce que l'école en lui a pas dit, lui, devenu un monstre sacré. Ce livre aide à le comprendre lui et son destin exceptionnel.

    Je n'ai aucune volonté de pénétrer dans l'intimité des gens connus pour le seul plaisir du scandale ou du voyeurisme, mais quand ce livre est sorti et qu'il en a parlé à la télévision, j'ai vraiment eu envie de le lire et pour une fois le hasard n'a pas guidé mon choix. Il m'a semblé qu'il y avait là autre chose qu'un coup de pub. Je n'ai pas été déçu et, en effet, c'est un bonhomme qui ne laisse pas indifférent, un sacré talent et un sacré parcours !

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PYRAMIDE DE GLACE

    N°892– Avril 2015

    LA PYRAMIDE DE GLACE Jean-François Parot – JC Lattès.

    Nous sommes en février 1784 et il fait froid, un froid qui fait augmenter le prix des denrées de première nécessité et active la colère populaire même s'il y a, dans les villes, un élan sporadique de solidarité des plus riches vers les plus humbles. Dans les campagnes, les loups sortent des forêts, terrorisent le peuple et on cherche vainement des raisons à ce changement climatique exceptionnel. A Paris, le bon peuple qui, quelques années plus tard s'élèvera contre l’autorité royale et la personne du roi (et celle de la reine) témoigne son attachement à Louis XVI en érigeant dans les rues des pyramides de glace et de neige en son honneur. Le dégel qui rend les rues de la capitale encore plus repoussantes et malodorantes, révèle, dans une de ces élévations éphémères, le cadavre nu d'une femme préalablement assassinée dans des conditions mystérieuses. Pourtant, le fait que cette jeune femme ressemble à s'y méprendre à la reine Marie-Antoinette est-il un signe des bouleversements à venir? Qu'elle ait été trouvée à proximité de la maison du président du Parlement de Paris est-il révélateur, tout comme cette mise en scène macabre ? Le libelle obscur qui accompagne cette découverte plonge les enquêteurs dans un abîme de réflexions. Voilà donc pour Nicolas le Floch, commissaire aux affaires extraordinaires du royaume, et pour ses habituels et parfois inattendus collaborateurs, une enquête qui promet d'être pleine de surprises. Comme d'habitude, ses investigations mettent à jour les vices et travers libertins de l'élite aristocratique de la société et cette enquête ne fera pas exception. Elle se déroule sur fond de mépris de la noblesse pour le peuple qu'anime un profond désir de changement, lui permet d'en rencontrer encore une fois les bas-fonds mais aussi des nobles dépravés qui ne reculent devant rien pour satisfaire leurs vices. Pour cela il croisera nombre de personnages qui apporteront leur pierre à la manifestation de la vérité mais aussi le mystificateur Cagliostro et Rétif de la Bretonne toujours aussi énigmatique mais qui a une connaissance très précise des mœurs et des gens de la haute société.

    A la cour, le roi se préoccupe davantage d'un vol de porcelaine de Sèvres prisée par la reine autour de qui les intrigues et critiques vont bon train. Louis XVI, malgré sa volonté d'améliorer le sort des plus pauvres, se caractérise par son incapacité à gouverner, sa naïveté naturelle, ce qui, malgré lui le coupe des masses populaires. Face à la montée de la contestation que les philosophes des Lumières ont largement inspirée, Nicolas est quelque peu tiraillé entre sa fidélité aux souverains, ses origines nobles et son aspiration naturelle qui le pousse vers le peuple dont son fidèle Bourdeau incarne bien cette volonté d'émancipation. Sartine, ancien lieutenant général de police et ami de Nicolas, même s'il a été remplacé par Le Noir, s'ennuie dans sa toute nouvelle retraite, mais continue à garder un œil sur les affaires du royaume et s’intéresse toujours de très près aux enquêtes du commissaire Le Floch. Il se pourrait donc bien qu'il ait sur cette affaire où la sorcellerie, la politique étrangère, le déficit grandissant du Trésor et peut-être ce fameux vol de porcelaine dont l'ombre plane de plus en plus sur cette enquête, des informations particulières, d'autant que les cadavres se multiplient et qu'un prince du sang pourrait bien y être compromis. Tout cela n'a évidemment pas échappé à ce grand serviteur du royaume.

    Cette enquête labyrinthique où se mêle crimes passionnels, intrigues politiques, affaire d’État, jusque dans l'entourage immédiat de Louis XVI entraîne comme toujours le lecteur dans un Paris fascinant et inquiétant. Les recettes de cuisine, le style à la fois agréable à lire, délicieusement suranné et plein de suspense de l'auteur contribue comme toujours à un dépaysement agréable et bienvenu.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE PREMIER QUI VOIT LA MER

    N°890– Avril 2015

    LE PREMIER QUI VOIT LA MERZakia et Célia HERON – Versilio.

    Nous sommes en 1956, quand l'Algérie était encore française, dans un village perdu de la plaine agricole de la Mitidja près de Blida. La narratrice, Leila, 8 ans, une petite arabe, d'une fratrie de 5 sœurs et 2 frères fait partager au lecteur sa vie quotidienne et familiale faite de jeux, de travaux domestiques réservés aux filles, d'une cohabitation paisible mais juxtaposée avec les Français, de rituels et d'interdits religieux musulmans, de soleil, de sirocco, un décor bucolique... Cela commence doucement, au rythme d'un éphéméride, puis soudain les temps changent, s'accélèrent, avec la présence des soldats, les attentas, le couvre-feu, les arrestations arbitraires, le départ des pieds-noirs, l'indépendance, le pays à construire... Leila s’éveille à l'instruction, à la vie qui évolue. C'est une jeune fille brillante qui ne craint pas de s'adapter, de s'affirmer, de contester les idées reçues surtout en matière de religion. L'université va lui ouvrir les portes de la connaissance jusque là réservée aux européens. Elle aborde cette émancipation à travers la culture et grâce aux intellectuels français favorables à la paix, à la décolonisation, à l'indépendance et prend ainsi conscience de l’émergence d'une identité africaine. Son évolution personnelle croise celle de son pays et du continent africain. Nous assistons au paradoxe qui met en perspective des danseurs africains à demi-nus applaudis…par des femmes voilées. Elle parfait même cette démarche en voyageant à l'étranger, en venant plusieurs fois en France sous l'égide de la culture et de la santé y rencontre l'amour libre et est bouleversée par les enfants algériens sourds et les problèmes que pose pour eux l'abandon du français et l'implantation de l'arabe comme langue officielle. Sa vie se poursuivra par un mariage mixte avec un français malgré l’opposition paternelle inévitable, la naissance de deux filles, la vie en Algérie. L'histoire est en marche avec ses évolutions, la présence pesante et liberticide de l'Islam intégriste dans la vie quotidienne, la violence des « fous de Dieu », l'intolérance, l'intransigeance de l'ordre moral et finalement le refuge en France, le déracinement.

    Le style est ordinaire au début, comme celui d'une enfant mais au fur et à mesure que Leila grandit, la phrase s'affirme, le style devient plus fluide. Dans les deux premières parties du récit c'est Leila qui parle. Dans la troisième partie, il y a une alternance de narrations entre elle et d'autres dont ses filles (la police d'impression change en fonction des locuteurs). Ces dernières ont grandi, vivent en France, n'ont aucune mémoire de l'Algérie où elles en sont jamais allées, ne parlent pas arabe et s'étonnent même de ce qu'elles apprennent au sujet de ce pays bouleversé. Même s'il reste un mystère pour elles, il est aussi une sorte d'aimant, une interrogation autant que le silence de Leila qui y répond est une source de culpabilisation pour elle. Reste le problème de l'identité, du droit à la différence pour ces jeunes filles qui sont de plus en plus écartelées entre deux cultures et deux pays.

    Au départ j'ai lu ce récit assez laborieusement, à cause du thème de la guerre d'Algérie déjà de nombreuses fois traité où à cause du commentaire que je m'étais engagé à écrire dans le cadre de « Masse critique », mais, au fur et à mesure de ma lecture, j'ai réellement pris plaisir à parcourir cet ouvrage émouvant écrit à quatre mains. Le conflit armé est ici à peine évoqué au profit de l'itinéraire personnel de Leila qui remet en cause l'image traditionnelle de la femme maghrébine. Il met en lumière l'évolution de cette petite fille arabe de 8 ans qui grandit dans un pays qui s'émancipe de la France, acquiert son indépendance mais tombe sous la domination politique et économique de la Russie, sacrifie sa liberté et connaît à nouveau la violence et les meurtres. Le lecteur suit son éveil à la connaissance à travers l'éducation scolaire, sa volonté de s'émanciper en tant que femme des événements qui fondent la nation algérienne mais aussi et peut-être surtout de s'opposer à ce qui est le lot des femmes dans la société maghrébine, leur dépendance servile par rapport aux hommes qui fait d'elles de véritables esclaves, le refus des mariages arrangés avec la complicité des familles, la remise en cause des préceptes de la religion musulmane mais aussi la résistance au prosélytisme des religieux catholiques.

    Comme beaucoup métropolitains de ma génération, je n'ai vécu le conflit algérien qu'en pointillés, à travers les images des actualités cinématographiques, les conversations d'adultes, les idées reçues mais aussi de l’afflux au quotidien de gens qui avaient tout perdu et devaient recommencer leur vie dans un pays qui était certes le leur mais qu'ils ne connaissaient pas, de leur accent, de leurs coutumes... Il y eut, certes des réactions de rejet, d'abus, de racisme ordinaire surtout à l'encontre des Arabes, des harkis survivants qui pourtant avaient fait le choix d'une France qui maintenant les rejetait.

    Ce récit retrace 50 ans de souvenirs de nostalgie, de mélancolie.

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA METAPHYSIQUE DES TUBES

    N°889– Avril 2015

    LA METAPHYSIQUE DES TUBES – Amélie NothombAlbin Michel.

    J'avoue que j'ai eu du mal à entrer dans ce livre, une première tentative, il y a quelques mois s'était déjà soldée par un abandon dès les premières pages. Je l'ai déjà dit dans cette chronique, je lis Amélie Nothomb pas vraiment par intérêt mais pour ne pas ignorer une auteure qui fait partie de la littérature, m'en faire une idée et ainsi pouvoir en parler. Au vrai, le titre me paraissait un peu énigmatique. En réalité elle parle d'elle, ce qui, pour un écrivain est une source d'inspiration plutôt classique. Elle le fait entre le jour de sa naissance et sa troisième année alors qu'elle habite au Japon où son père est consul de Belgique. Elle insiste sur la vie végétative qui est celle de tous les nourrissons qui avalent la nourriture à un bout et défèquent à l'autre. Là non plus ce n'est guère original et de là a se comparer à un vulgaire tube, il n'y a qu'un pas qu'elle franchi aisément. De là à en faire une métaphysique, je ne voyais pas trop. Petite dernière d’une famille comportant déjà un frère et une sœur, elle est regardée comme un enfant-dieu, ce qu'elle apprécie, une petite princesse mais dont la plus clair de l'activité se limite à celle d'un tube. Sauf qu'elle ne se manifeste pas et ne consent à s'éveiller à la vie que vers deux ans et encore par le miracle d'une barre de chocolat, belge évidemment. Pour autant, elle décide unilatéralement de devenir japonaise et non pas occidentale, mais bien entendu quand même capricieuse. Elle reste cependant une petite fille qui promène sur le monde qui l'entoure un regard étonné, inquiet, interrogateur, naïf... Pour cela elle s'appuie sur Nishio-san, une servante pauvre qui l'aimera alors que Kashima-san, une autre domestique mais ancienne aristocrate déchue la méprisera, la haïra, et à travers elle l'occident vainqueur de la 2° guerre mondiale.

    Elle fait connaissance avec l'eau, ce qui au Japon est un élément important, mais y ajoute pour elle-même des digressions sur le trépas, fait son apprentissage patient et cruel parfois de cette vie et imagine peut-être ce qu’elle lui réserve. Les diverses expériences de la narratrice lui font côtoyer la mort ce qui l'amène à prendre conscience, malgré son jeune âge de l'importance de la vie et de sa fascination pour le suicide ce qui me paraît être plutôt une réflexion d'adulte. Que nous ne soyons que les usufruitiers de notre propre vie me paraît être une révélation évidente mais étrangère à la petite enfance.

    Mais les tubes la-dedans, il me semble qu'on en était loin. Ils reviennent peut-être à l’occasion d'un cadeau d'anniversaire sous la forme de trois carpes koï qui, pour elle y ressemblent dans la mesure où toute leur vie se résume à la quête de nourriture. Elle renouera avec ce concept de « tube » « qu'elle n'a jamais cessé d’être » à travers une expérience personnelle un peu surréaliste. Pour elle comme pour tous, le temps passera et elle sera scolarisée à l'extérieur, c'est à dire à être chassée de cette manière de « jardin d'Eden » de l'enfance surprotégée qui a été la sienne jusque là. Je veux bien que l'enfance soit unique mais la dernière phrase « ensuite il ne s'est rien passé » m'étonne un peu.

    Que reste-il de ma lecture, le livre refermé ? Je sais gré à l'auteure de m'avoir fait découvrir une partie de la psychologie japonaise qui m'était inconnue, par exemple le fait pour un nippon de ne pas vouloir sauver la vie d'autrui pour la seule raison que ce dernier en serait obligé toute sa vie et perdrait ainsi une parcelle de sa liberté. Je en connaissais pas non plus le Nô, ce chant typique japonais. Ce roman qui se veut parfois humoristique, jubilatoire mais aussi dramatique à l'occasion a l'intérêt d'être, comme à chaque fois, écrit simplement et facile à lire. Je l'ai dit j'ai eu du mal à entrer dans ce roman, mais je n'ai peut-être, une nouvelle fois, rien compris.

    ©Hervé GAUTIER – Avril 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE BAR SOUS LA MER

    N°888– Mars 2015

    LE BAR SOUS LA MERStefano BENNIActes Sud.

    Traduit de l'italien par Alain Sarrabayrouse.

    D'emblée, le lecteur est invité à entrer dans ce recueil de nouvelles un peu étrange. En effet, le narrateur raconte une rencontre, un soir, au bord de la mer. Il aperçoit un vieil homme qui entre dans l'eau. Croyant à un suicide, il tente de le sauver mais se retrouve, à sa suite, dans un bar sous la mer où chaque client se met à lui raconter une histoire plus abracadabrantesque que la précédente, tissant dans ce lieu incertain une sorte de halo mystérieux, entre surréalité et cuisine gourmande. Ce sont d'ailleurs les personnages qui sont dessinés sur la couverture du livre. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires mais aussi un chien, sa puce et, bien entendu, une sirène. Chacun y va de son récit, aussi déjanté qu'irréel, et dessine un univers labyrinthique où le sérieux le dispute à l'humour, sans qu'on sache exactement faire la part des choses… Mais cela a-t-il vraiment de l'importance ? L'auteur ne fait évidemment pas l'économie d’une galerie de portraits dont les noms improbables vous transportent dans un ailleurs assez indistinct où les animaux parlent et se transforment à l'envi mais où j'ai trouvé mes marques sans aucune difficulté.

    On y fait des découvertes bizarres comme ces animaux qui vivent entre ces pages et qui sont friands de mots. Vous avez bien compris, ils les mangent ! Certains ont une appétence particulière pour les consonnes redoublées, les signes de ponctuation ou les verbes désormais inusités, quand ils ne s'attaquent pas à la syntaxe ou aux verbes conjugués à l'imparfait du subjonctif ! Cela donne évidemment un texte complètement fou, des jeux de mots, des phrases un peu bouleversées à l’architecture bousculée … J'ai bien aimé aussi « Le samedi porno du Rex », pas pour son côté salace d'ailleurs absent, mais seulement pour l'humour du texte.

    Le style est jubilatoire, enjoué, burlesque, s'attachant, son lecteur dès la première ligne sans que l'intérêt suscité dès l'abord ne disparaisse. Le texte est « cultivé », plein d'enseignements, léger et les thèmes traités le sont d'une manière originale, témoin cette version très personnelle de Moby Dick ou cette visite forcée et nocturne dans une mystérieuse maison au bien étrange occupant. L'auteur ne néglige aucun détail dans la description des situations ou l'évocation des personnages, use volontiers de l'analepse, ce qui contribue à tisser un décor qui, peu à peu, devient familier au lecteur.

    Stephano Benni est un remarquable conteur. Il distille des histoires extraordinaires sans être morbides, extraterrestres, extra humaines dans lesquelles je suis entré de plain-pied avec délice. Je ne sais pas si le monde dans lequel nous vivons tous m'est à ce point indifférent voire désagréable mais l'univers de Benni que j'ai juste entraperçu ici me plaît bien et je m'y réfugie volontiers. J'embarque avec lui dans son voyage et j'ai plaisir à explorer, à son invite, cet univers onirique d'invétérés raconteurs d'histoires, un peu mythomanes quand même et pour le moins décalés et je suis sûr que, avec moi, vous en redemanderez ! D'ailleurs, cette incursion dans un lieu sous-marin, un bar où, dit-on les langues se délient plus facilement, les relations se tissent plus aisément, serait-elle pour le lecteur une invitation à se maintenir dans un lieu intermédiaire, une sorte de monde fait de mots, d'idées et de situations différentes du nôtre, une manière d'être autrement, une antidote bienvenue à notre quotidien ordinaire, une sorte de chance donnée à chacun des clients de révéler sa vision du monde ?

    C'est vrai que dans ce recueil, nous ne sommes pas exactement sur terre !

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BLEU TATOUAGE

    N°887– Mars 2015

    BLEU TATOUAGEMarie Causse – L'Arpenteur.

    Une petite ville de province, ni plus calme ni plus agitée qu'une autre, une commissaire divisionnaire presque en retraite, Catherine Blondet, que Bébert, le bistroquet qui fait face au commissariat, [il y en a toujours un qui ne céderait sa place à personne à cause de la fidélité de la clientèle] s'obstine, comme tous les policiers de son service à l'appeler « Monsieur », le cadavre d'une junkie et une enquête qui débute chez Benoît, un petit dealer qui aimerait bien qu'on le laisse mener ses petits trafics tranquillement, des querelles de personnes entre collègues, tout y est pour planter le décor d'un polar. C'est bien dans une poubelle qu'on a retrouvé le corps de la pauvre fille et chacun s'accorde à penser que c'est un véritable gâchis qu’une fille aussi jolie et aussi jeune meurt de cette façon, surtout que les circonstances en sont assez énigmatiques.

    Je veux bien qu'on en rajoute un peu dans l'originalité en décidant que ce minable dealer est un « lettré » parce que son appartement « déborde de livres » alors qu'il est un étudiant de plus qui a mal tourné, un intello raté comme il y en a beaucoup. Je veux bien qu'on noircisse le trait sur la légendaire inculture des gardiens de la paix et sur leur manque d'éducation, tout cela fait un peu cliché et n'apporte pas vraiment de valeur ajoutée au décor. J'aurais bien aimé en savoir un peu plus sur la complicité que Benoît avait avec les livres par exemple même si ce jeune homme devient indic ce qui n’est pas vraiment une qualité et le mettra toujours en porte à faux. Il a une copine, Florence qui, comme il se doit est une jolie femme que peut-être Benoît en mérite pas.

    L'auteure fait une intéressante tentative dans le domaine de l'analyse des personnages. On suit Catherine Blondet, célibataire un peu inhibée, son parcours dans la police et aussi dans la vie, ses souvenirs, son enfance, son addiction au tabac, le regard des hommes sur elle aussi et sa relation un peu fantomatique avec un compagnon qu'on en rencontre pas vraiment. Cela aurait pu donner lieu à des développements peut-être passionnants mais tout s’arrêtent bien trop vite. C'est souvent Benoît qui a la parole, comme si c’était lui qui était chargé de l'enquête. D'ailleurs, est-ce à cause de sa nouvelle fonction de « balance » ou à cause de l'attachement qu'il pouvait avoir avec Lucie dont il était accessoirement le fournisseur qu'il choisit de mener sa propre enquête ?

    Le style est bien celui du polar, même s'il n'est nullement obligatoire d'adopter pour cela un vocabulaire marginal, mais après tout cela ne me gêne pas et colle bien avec ce genre littéraire. Ce roman est par ailleurs facile à lire. D’ordinaire, je suis assez amateur de romans policiers, surtout quand ils n'évoquent le sexe, la violence et la sang qu'avec parcimonie. J'y préfère volontiers les études psychologiques de personnages. Au début, j'ai accroché mais j'ai vite changé d'avis à cause sans doute des nombreux images convenues auxquelles ce roman fait allégeance. Seul l'épilogue a retenu mon attention.

    Pour autant, je lui donne volontiers rendez-vous une prochaine fois

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TU N'AS PAS TELLEMENT CHANGÉ

    N°886– Mars 2015

    TU N'AS PAS TELLEMENT CHANGÉMarc Lambron - Grasset.

    Dès la lecture du titre et des premières lignes on se rend compte qu'on va avoir affaire à un texte intimiste.

    En effet le narrateur, Marc, choisit d'évoquer Philippe, son frère cadet, mort en 1995 à l'âge de 34 ans. Il refait son parcours brillant malgré la maladie qui se déclarera à l'âge de 26 ans et qui le torturera pendant 8 années, jusqu'à sa mort. Le mal n'est jamais nommé[le narrateur lui donne le nom de « virus-oursin »], cette maladie qu'un acronyme a simplifié en quatre lettres qui à l'époque sont synonymes de mort devant l'impuissance de la médecine, le lecteur en comprend vite la nature et l'issue qui, en l'absence de thérapie ne faisait, dans ces années, aucun doute. Elle était la conséquence d'une contamination qu'on opposait volontiers aux maladies génétiques, résultat du hasard de l'ascendance. On instillait là l'idée d'une faute, une sorte de punition divine puisque aussi bien nous baignons malheureusement dans un contexte judéo-chrétien et le sida était un peu assimilé à la peste du Moyen-Age. Malgré cette issue certaine, Philippe se jettera dans la vie avec passion et dans métier de banquier comme s'il devait prendre sa retraite au bout de sa carrière. Marc analyse finement les relations difficiles qui ont existé entre ces deux frères pendant leur jeunesse. Ils avaient tout pour se rencontrer et faire ensemble leur chemin mais ils ont choisi, volontairement ou au hasard des circonstances, de n'en rien faire et de s'ignorer. Seules ces quelques années de souffrance les ont réunis comme du temps perdu qu 'on cherche désespérément à rattraper et c'est Marc, l'aîné, qui a survécu à son cadet. Pendant leur jeunesse, un réflexe de protection de l’aîné sur son frère se manifeste mais sans forcément l'idée de complicité. Elle ne viendra que plus tard, avec la maladie, quand celle-ci aura fait le vide autour de Philippe, l'espèce humaine ayant horreur de tout ce qui n'est pas dans la norme. Le narrateur saisira cette occasion qu'il sait ultime pour lui dire tout l'amour qu'il a pour lui, même s'il le fait dans une grande solitude.

    Très tôt dans le récit, le lecteur apprend que Philippe qui était un séducteur, est amené, sans doute la mort dans l'âme, à éconduire une jeune fille désireuse de l’épouser parce qu'il avait soit la connaissance, soit la prescience de ce qui allait lui arriver. Ce détail est surprenant et me paraît ne pas ressortir de la seule technique de l'écriture. A titre personnel, je ressens cette affirmation comme une intuition intime de son propre destin, formulée sous une forme sibylline, soit volontairement soit plus sûrement dans des termes spontanés, mais qui portent en eux un futur programmé. J'ai souvent noté qu'elle est l'apanage des gens qui vont mourir jeunes.

    Marc refuse la réalité au début, la maladie de son frère et sa mort annoncée. C'est un combat qu'il mène, perdu d'avance, une malédiction injuste, un anachronisme, une chose inadmissible et révoltante. Quant à la contamination qui a précédé la maladie, il la juge absurde, de l'ordre du gâchis ! Pourtant Philippe choisit, par réaction, de jouer le jeu de la vie, de la carrière tout en gardant en silence son secret face aux autres, à leurs bassesses, à leurs vengeances, à leurs petitesses qui caractérisent bien l'espèce humaine. Pourtant l'inévitable dépression se manifeste comme une réaction face à la réalité.

    La différence entre les deux frères ressort aussi à la fin du récit, en ce sens que Philippe n'ayant pas laissé de descendance ne souhaite pas non plus laisser de traces après sa mort, choisissant l'incinération « sans stèle », c'est à dire sans endroit pour se recueillir, laissant aux vivants la seule arme de la mémoire. Dès lors on mesure l'importance de ce récit et la démarche de son auteur. A la fin du texte, le narrateur révèle que Philippe avait un ami, ce qu'il n'avait pas mentionné jusqu'à présent, soulignant, surtout à l’époque où les mentalités n'avaient pas encore évolué, qu'il était marginal mais surtout original et singulier. Marc ne sera dès lors plus le seul a pleurer l'absent ! Il nous révèle aussi que son frère était mélomane et cherchait dans la musique, celle de Mozart, des réponses à ses questionnement intimes sur la mémoire, la faute, les alliances parfois douteuses au cours des générations !

    J'ai lu ce livre comme une sorte de contrition du narrateur qui prendrait le lecteur comme confesseur. Marc a attendu vingt années avant d'écrire ce texte, comme quelque chose qu'on porte en soi, qu'on veut garder ou qui ne peut sortir. Le texte est tellement personnel que l'auteur confie au lecteur qu'il ne souhaite pas faire la promotion de ce livre. A mes yeux cela met l'accent sur une manière de paradoxe : L’auteur est écrivain et s'exprime donc par les mots. Il souhaite rendre hommage à ce frère trop tôt disparu. Il y a donc une nécessité de l'écriture comme une catharsis mais aussi une volonté pudique et personnelle de garder le silence, de ne partager cela parce que cela est trop intime et de l'ordre de la confidence. On sent l'auteur qui ressent lui aussi les affres de la mort, partagé entre la nécessité de cet acte de mémoire pendant qu'il en est encore temps et ce combat intime qu'il mène contre lui-même, contre les mots !

    Je suis entré de plain-pied dans ce témoignage poignant, peut-être parce qu'il parle de la mort qui est notre lot à tous mais plus sûrement parce qu'il retrace un parcours qui certes n'a pas été le mien directement mais qui m'a rappelé, toutes choses égales par ailleurs, quelques détails personnels. Les termes sont pudiques, pleins de tendresse, les phrases simples, l'écriture émouvante, sur le mode mineur de la confidence. Au début les chapitres sont normalement écrits et plus le texte avance plus il est haché, en courts paragraphes, comme les derniers soubresauts de la vie !

    J'avoue que je ne connaissais pas cet écrivain pourtant académicien (je suis loin de tous les connaître), au parcours brillant et couronné par le prix Fémina 1993 (« l'œil du silence »). Il retiendra sûrement à l'avenir mon attention.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • DE TOUTES LES RICHESSES

    N°885– Mars 2015

    DE TOUTES LES RICHESSESStefano Benni – Actes sud

    Traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli.

    La vieillesse est un naufrage avec son lot de douleurs, d'abandon et de solitude. Enfin pas pour ceux qui savent nager surtout quand ils ont soin de pratiquer la natation avec une bouée. C'est un peu le cas de Martin, vieux misanthrope, ancien universitaire, philosophe et poète par vocation, la septantaine, retiré dans un village perdu dans les Apenins. Ses soutiens sont efficaces : Il mène une étude sur un poète oublié baptisé « l’Enchaîné » qui habitait une maison voisine, écrit lui-même des poèmes, parle aux animaux du bois derrière chez lui qui lui répondent volontiers et a avec son chien des rapports quasi-humains. Ainsi s'engagent entre eux un dialogue un peu surréaliste, souvent cultivé, mais à chaque fois aussi savoureux que les mondes parallèles dont il tisse les contours pour lui seul et qu'il habille de légendes. Et d'ailleurs il n'est pas seul, ses amis eux aussi sont originaux. C'est Virgile alias Voudstok, son voisin, « un hippy un peu flapi », Remorus, qu'il ne prise pourtant pas tellement, une sorte d'épouvantail sur le retour, infâme lèche-cul et capable de tout pour un peu de notoriété. Apparemment, rien ne pouvait bouleverser cet ordre établi sauf qu'un jeune couple vient s'établir en face de chez Martin. Lui, qu'il surnomme le Torve, peintre raté, alcoolique et propriétaire d'une galerie qui peine à décoller, ne lui fait pas beaucoup d'effet. En revanche elle, Michelle, qu'il baptise « La princesse des Blés » à cause de sa longue chevelure dorée l'inspire davantage, d'autant qu'il rapproche son image de celle de la légendaire jeune fille du lac tout proche mais surtout parce qu'elle lui rappelle quelqu'un qu'il a bien connu, même si cela fait longtemps. Lui comme elle sont un peu déçus par la vie et c'est sans doute ce qui les rapproche. Alors Martin oublie la vieillesse, la solitude et c'est reparti pour les sentiments et pourquoi pas pour l'amour !

    J'ai bien aimé l’architecture de ce livre pris au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque où chaque chapitre s'ouvre sur un poème ludique, j'ai bien aimé le style (la traduction?) alerte, humoristique, poétique et aussi la façon dont il règle ses comptes en passant avec le monde universitaire, celui de la politique et de l'art, sans oublier la société des hommes. J'ai surtout bien aimé ce professeur retiré du monde, un vieux fou qui fait semblant de croire une dernière fois à l'amour, qui combat comme il peut la vieillesse et tente d’apprivoiser la mort. Pour compenser ce qui est un manque définitif, il se refait un monde imaginaire et y entre de plain-pied. C'est vrai que ce qu'on imagine est forcément plus beau que ce qu'on voit et cela ne coûte d'y mettre des êtres bien différents de ceux du quotidien. Il y invite à sa guise tous ceux du monde extérieur, leur prête un rôle qui les étonnerait eux-mêmes dans ses histoires, leur fait dire des choses qu'ils ne diront jamais, leur fait faire des gestes qu'eux-mêmes ne distribueraient pas autour d'eux, mais qu'importe. Cette démarche est celle d'un rêveur solitaire qui combat à sa manière son manque d'être. Je suis de tout cœur avec lui ! Il dépare pas dans ce décor même si, à son âge tomber amoureux est un peu anachronique et si Michelle ne peut que lui échapper. Cette fable sur la fin de vie, avec son cortège de regrets, de remords, de renoncements, de souvenirs qui resurgissent, avec au bout la mort est finalement une réalité à laquelle nul n'échappe.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio

    N°884– Mars 2015

    Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio - Amara Lakhous- Acte Sud

    Traduit de l'italien par Elise Gruau.

    Lorezzo Manfredini, surnommé « Le gladiateur », a été retrouvé mort, assassiné dans un ascenseur d'une résidence de la Place Vittorio, un quartier de Rome situé non loin de la gare Termini et habité par de immigrés. Cet homme, un jeune italien, était peu recommandable, à la fois violeur et violent, une véritable emmerdeur pour les autres habitants de cet immeuble, mais sa mort déclenche une prise de conscience à propos de la cohabitation entre Italiens et étrangers au sein de ce quartier, comme si le microcosme qu'est cet ascenseur était l'occasion de cette réflexion. Au même moment, un de ses voisins, Amédeo, disparaît sans raison. Il n'en faut pas davantage pour faire peser les soupçons de certains sur ce malheureux mais cela ne fait pour autant pas d'Amédéo un assassin, lui qui est si apprécié dans ce quartier, actif dans l'intégration des étrangers, tolérant et défenseur des plus humbles. Cet événement donne donc l'occasion à chacun, et ils sont nombreux, de donner son avis, « sa vérité » comme aurait dit Luigi Pirandello. Même jusqu’au commissaire de police Bettarini pour qui Amédéo qui a italianisé son nom(Ahmed) et dont l'histoire présente des zones d'ombre, même pour sa compagne, est forcément suspect ! On se demande même s'il est véritablement italien. Heureusement, Amédeo lui-même, par le biais d'écrits (ses « hurlements ») laissés par ses soins, prend la parole, comme pour rectifier et préciser les chosesComme il se doit c'est ce policier qui, malgré la multiplicité et la complexité des témoignages, apportera la solution. En tout cas ces différentes interventions révèlent le racisme ordinaire, la peur de l'autre… Et puis à Rome comme dans toutes les capitales du monde sans doute, on est toujours l'étranger de l'autre, même entre nationaux. Là aussi il y a un « nord » et un « sud » et les querelles de clochers ne manquent pas. Et d'ailleurs, au cours de leur histoire, les Italiens eux-mêmes ont été des immigrés, victimes de l'intolérance et du rejet des habitants du pays qui les « accueillait ». Ils sont maintenant dans le rôle du pays « accueillant » et c'est pour eux l'occasion de tirer les leçons de leur expérience. La diversité est incarnée par le nombre d'intervenants, pas moins de dix, depuis l'épicier bangladeshi, la bonne sud-américaine, la concierge napolitaine, l'étudiant hollandais, le professeur de faculté et j'en passe. Chacun donne sa version des faits et surtout à la couleur de son esprit ce qui laisse évidemment la place à la mauvaise foi, aux idées reçues, à l'ignorance des cultures, le repli sur soi, au rejet de l'autre...Tel est sans doute le message délivré par l'auteur qui trouve ici un cadre romanesque bienvenu puisque, comme lui, Amédéo est un algérien immigré en Italie. J'y vois personnellement une manière de catharsis

    J'ai apprécié l'écriture fraîche, entrecoupée de riches références culturelles, de l'algérien Amara Lakhoust dans cette enquête à la fois policière, sociale mais également satirique et ce d'autant plus qu'il l'a écrite d'abord en arabe pour ensuite la transcrire en italien puis la faire traduire en français. A en croire l'auteur, l'Italie ne serait pas vraiment une terre d’accueil ! Et puis après, je ne suis pas bien sûr qu'en général on aime voir son pays envahi par des étrangers. La France elle-même, dont la réputation est d'être un « melting-pot », fait de tolérance et d'acceptation de l'autre n'a pas toujours, au cours de son histoire, fait montre de cette ouverture qu'on lui prête, l'amnésie étant la propre de l'espèce humaine.

    Ce court roman, par ailleurs primé a fait l'objet d'une adaptation cinématographique et je serai volontiers attentif à l’œuvre de cet auteur.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ANGEL BABY

    N°883– Mars 2015

    ANGEL BABY – Richard Lange- Albin Michel.

    Traduit de l'américain par Cécile Deniard.

    Rien en va plus entre Luz et Rolando dit « El Principe » (Le Prince), un cruel narcotrafiquant à Tijuana (Mexique). Depuis plus de 3 ans, il la tabasse, la drogue, la viole, la tyrannise et elle décide donc de s'enfuir sur un coup de tête avec pour tout bagage une poignée de dollars dérobés dans le coffre et un colt 45. Dans sa fuite elle tue même deux personnes à la solde de cet homme qui lance un tueur à sa poursuite. C'est qu'elle l'a épousé tout en lui cachant l'existence d'Isabel, sa fille restée à Los Angeles chez sa tante Carmen. Elle n'a qu'une idée en tête, traverser la frontière toute proche et la rejoindre. Cela commence donc sur les chapeaux de roues, un peu comme dans un film américain. Même si sa vie avec Rolando a été un enfer et que ses hommes de main la poursuivent, Jéronimo, dit l'Apache, un truand tout dévoué à Rolando et Tracker, un flic tordu et corrompu mais qui de plus en plus regrette de s'être laissé entraîné dans cette affaire, elle a quand même la chance de rencontrer dans sa fuite, Malone qui lui fait traverser la frontière. C'est un personnage à la fois intéressé, sympathique mais aussi énigmatique, poursuivi par son passé et dépendant de l'alcool. Il représente dans tout ce panel de déjantés, partagés entre l'argent et le meurtre, la seule note réconfortante dans cette aventure.

    Le lecteur vibre au rythme de ce roman échevelé, craignant pour la vie de Luz mais aussi sympathisant avec Malone, finalement aux petits soins pour elle et désireux de l'aider jusqu'au bout.

    Angel Baby, c'est le titre de la chanson qu'elle chantait à Isabel, sa fille. C'est peut-être plus que cela en réalité puisque, au cours de ces 300 pages, le lecteur qui aurait volontiers prit Luz pour une femme facile, opportuniste, plus volontiers attirée par l'argent, va rencontrer une femme bien différente, prise entre la pauvreté la peur et le désespoir. Depuis qu'elle a abandonné Isabel aux bons soins de Carmen, elle est partagée entre le remords et les illusoires prières pour qu'il ne lui arrive rien et qu'elle puisse la retrouver. Ce roman est d'ailleurs plus qu'un thriller, comme la couverture suggestive le donne à penser, c'est une véritable étude de caractères menée à travers des personnages qu'on aurait tôt fait de mal cataloguer et le lecteur pénètre malgré lui dans le monde un peu obscur de Richard Lange. Ce roman pourrait être regardé comme une chasse à l'homme (à la femme) effrénée et impitoyable, aux multiples rebondissements, comme dans les meilleurs romans noirs américains, faits de trahisons, de chantage, de dollars, de violence, de drogue et de sexe, mais il est entrecoupé de moments pleins de souvenirs, de complicité et de tendresse surtout entre Luz et Malone.

    D'ordinaire, j'avais, par goût, par culture, par réaction, que sais-je, l'habitude de me réfugier dans l'art et plus spécialement dans les livres, face à un monde de plus en plus déshumanisé. Cela constituait mes lectures habituelles plutôt paisibles. J’avoue que je ne connaissais pas cet auteur ni ce livre ni son atmosphère glauque et gore, avant que « Masse critique » ne contribue à cette ouverture sur une autre littérature[merci aux Éditions Albin Michel de me l’avoir fait parvenir directement]. Pour en faire partie, nous savons que l'espèce humaine n'est pas fréquentable. Que la littérature prenne en compte cette caractéristique, qu'elle peigne la société telle qu'elle est, qu'elle montre un changement rapide, surtout dans le mauvais sens, je ne vois pas ce qu'il y a d'anormal. Après tout, depuis que le monde existe, les hommes n'ont eu de cesse que de s’entre-tuer, de se trahir, de s’autodétruire. La société dans laquelle nous vivons, celle des États-Unis mais aussi la nôtre, est de plus en plus faite de violences, d’escroqueries, de trahisons, de meurtres, d'hypocrisies et elle ne fait rien contre cela puisqu'elle en est bien souvent l'organisatrice, l’instigatrice ou même la complice et je comprends assez mal dans ces conditions le concept de « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles en toutes occasions. En réalité je ne regrette pas cette lecture même si mes goûts vont plutôt vers autre chose, une écriture plus poétique par exemple, que je n'ai pas vraiment retrouvée ici.

    Quoiqu'il en soit, je respecte ce parti-pris d'auteur qui me donne sûrement envie de redécouvrir d'autres œuvres de Richard Lange.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Un héros

    N°600– Novembre 2012.

    Un héros – Félicité Herzog - Grasset.

    Victor Hugo voyait son père comme un héros, mais je ne suis pas bien sûr que les Vendéens de 1791 dont il mata la révolte partageaient son admiration pour son « sourire si doux ».

    Je ne sais pas pourquoi, mais j'aime assez qu'on fasse tomber les mythes qui, le plus souvent sont hypocrites. La famille, à laquelle on trouve par ailleurs beaucoup de qualités et qui est aussi un pilier de la société, est un des thèmes qui se prête à ces mises au point, surtout quand elles sont nourries par ceux qui ont été les victimes innocentes et surtout impuissantes des ces potentats familiaux qui trouvent ainsi le moyen d'y étendre leur autorité malsaine tout en tissant, à leur seul bénéfice, une image forcément favorable. C'est sa fille, Félicité, qui se charge de cette tâche d'autant plus ingrate qu'elle s'attaque à la statue du commandeur, son propre père, Maurice Herzog. Pour le commun des mortels, cet homme est un ancien résistant, un alpiniste accompli, vainqueur de l'Anapurna en 1950 et même si cet exploit a été enjolivé et contesté, il reste celui dont les doigts ont été amputés par le gel dans cette aventure, l'homme de lettres aussi qui en tira un best-seller. Secrétaire d’État à la jeunesse et aux sports du général de Gaulle, il garde l'aura de ce titre qui fait de lui un homme politique respecté, grand-Croix de la Légion d'Honneur. Le père devenu fasciste avec le temps, fut un séducteur impénitent, un père absent et démissionnaire, indifférent et lointain, plus impliqué dans les fonctions officielles et ses succès féminins que dans sa propre famille. Il dit d'ailleurs à Félicité «Tu es ma fille mais tu es une étrangère », un père abrupt, inattendu parfois quand il s'adresse à sa fille en la photographiant et lui déclare sans équivoque, l'avant-bras dressé « Tu verras ma petite, comme toutes les femmes, c'est cela que tu aimeras, un sexe dur qui te fera bien jouir ». Il est vrai que ce n'est pas facile d'être la fille d'un héros à ce point reconnu, un personnage public couvert d'honneurs et qui entretient, de son vivant, sa propre légende.

    Face à lui, une mère, malheureusement en charge de deux enfants qui lui échappent de plus en plus, peu regardante elle-même sur la fidélité conjugale, elle est davantage faite pour l'enseignement public que pour l'éducation de ses propres enfants.

    L'auteure, née en 1968, tente de se libérer par l'écriture d'un contexte familial qu'elle présente comme délétère «  Je n'étais qu'un petit garçon manqué que la familiarité libidineuse de mon père confortait dans son choix de comportement ». Il reste une « énigme insupportable », son frère aîné Laurent, schizophrène, paranoïaque, mort à trente quatre ans d'un infarctus après avoir été « vagabond des étoiles », « promeneur du monde », enfermé petit à petit dans une maladie qui fera de lui un jeune homme déstructuré qui est persuadé d'être la victime d'un complot international. Dès sa disparition, on ne parle plus de lui et son père n'ira jamais sur sa tombe peut-être parce qu'il ne sera plus jamais « l'enfant sublimé qui devait répondre par miroir aux canons parentaux ». Pour Félicité, il avait été longtemps ce frère, adulé, jalousé et craint, nanti d'un avenir brillant et chargé par avance de perpétrer la lignée alors qu'elle n'était cantonnée que dans un rôle secondaire par ses parents. Le frère et la sœur, que tout oppose sont deux-écorchés vifs mais Laurent, plus violent va finir par plonger dans la marginalité puis dans la folie que personne n'avait vue venir. Face à cette famille, Laurent et Félicité sont des « manants » dont l'adolescence a été rendue infernale par un duel fratricide. Ensemble ils sont les héritiers privilégiés mais abandonnés d'une famille d'aristocrates, les grands-parents, duc et duchesse de Brissac d'un côté et la dynastie industrielle Schneider de l'autre. Ses grands-parents maternels, Vieille France, antidreyfusards et arc-boutés sur leur arbre généalogique ont pactisé avec l'Allemagne nazie, mais sa mère, Marie-Pierre, agrégée de philosophie, choisit pour premier mari un jeune inspecteur des Finances, résistant et juif. Elle épousera ensuite Maurice Herzog dont elle divorcera également.

    Il reste à Félicité à entrer véritablement dans la vie. Peut-être à cause du parcours raté de son frère qu'on destinait à la banque ou peut-être parce qu'elle est enfin libérée de l'emprise de cette famille, elle entre comme analyste chez Lazard à New York. Elle connaît cet univers impitoyable de la finance internationale où tout n'est que rentabilité et déshumanisation. Pourtant cette nouvelle vie l'aide à oublier son passé, à tourner la page et à s'installer dans un nouvel univers où elle trouve sa place « Je damais le pion à mes fantômes existants ou futurs, mes faux et mes vrais héros, en m'arrachant brusquement à mon amas de mémoire putride ...J'avais obtenu une place dans une autre fratrie».

    Le véritable héros de ce roman, ce n'est pas le père dont elle livre une image différente de celle que l'histoire a retenu, mais le frère qui a pour elle marqué sa vie de son existence courte mais intense comme le font généralement ceux qui meurent jeunes. Dans ce livre, l'auteure règle ses comptes avec ce père qui ne correspond pas à l'image qu'il avait lui-même tissée autour de lui. Il n'y a rien d'étonnant à cela, d'autant qu'elle le fait avec talent. Ce que je retiens aussi, c'est l'image de ce frère, alternativement surexposée ou floue qui se transforme à la fin en fantôme perpétuellement présent.

    L'éditeur range, par commodité sans doute, ce livre dans la catégorie « Roman ». Ce n'en est pourtant pas un. Non seulement l'auteure a le courage de ne pas avancer masquée en offrant à son lecteur une fiction, une autobiographie qui ne voudrait pas dire son nom, mais surtout elle affronte l'hypocrisie familiale et ses trahisons autant que le lourd passé qu'elle génère, rend hommage à ce frère à la fois redouté et regretté.

    J'ai bien aimé ce livre, notamment parce qu'il est bien écrit. L'écriture, pour celui qui la pratique est une libération et, pour le modeste lecteur que je suis, elle est un plaisir et c'est important.

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2012.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PASSION D'EDITH S.

    N°882– Mars 2015

    LA PASSION D'EDITH S. – Maryse Wolinski- Seuil.

    Hannah Herder, journaliste, révolutionnaire, juive, athée embarque comme tant d'autres en ce mois d’août 1942 vers les camps de la mort. Elle rencontre par hasard Édith Stein (1891-1942), allemande, féministe, juive comme elle mais philosophe et surtout convertie au catholicisme et devenue carmélite sous le nom de sœur Thérèse Bénédicte de la Croix.

    Au cours de ce voyage Hannah ne cesse de questionner Édith sur son engagement religieux, sur l'absence de dieu dans l'épreuve que tous sont en train de vivre, surtout l'abandon du peuple juif, sur le renoncement à son rôle d’intellectuelle. Elle entraîne avec elle d'autres juifs qui s'étonnent de la conversion de Sœur Bénédicte, lui reproche d'avoir ainsi voulu se cacher, d'avoir trahi le peuple juif même si, sur son habit conventuel, elle porte quand même l'étoile jaune. Elle justifie que c'est la philosophie qui l'a amenée au Christ qui est l'unique but de sa vie et ne cesse de proclamer qu'elle n'a pas pour autant renier sa judéité tout en affirmant sa foi au Christ, ce qui peut paraître paradoxal. Dans le même temps, elle veut comprendre ceux qui se sont convertis au christianisme par opportunisme, pour éviter les exterminations du nazisme. Elle est également confrontée à une autre contradiction en la personne de Susanna, convertie elle aussi au catholicisme, mais qui a choisi l'action plutôt que la vie contemplative.

    Hannah est un peu le double laïc d’Édith dans sa démarche et malgré l'admiration qu'elle peut avoir pour elle, la provoque volontiers, comme pour l'éprouver. La comparaison de leurs deux attitudes est saisissante. Dans le huis-clos de ce wagon surchauffé et inconfortable qui les emmène vers la mort, Édith prie et encourage les occupants, même si personne ne connaît l'issue de ce voyage, même si la mort rôde autour d'eux. Ils font preuve tour à tour de solidarité, d'indifférence puis franchement de sauvagerie ce qu’Édith tente de combattre. La prière sera cependant leur dernier rempart contre la souffrance et la mort. Elle sent investie d'une ultime mission inspirée, dit-elle par Sainte Thérèse d'Avila dont la lecture de la vie présida à sa conversion.

    A l'aide de nombreux analepses, l'auteure revisite la vie de cette femme d'exception à la personnalité écrasante qu'elle affirmera non seulement dans ce wagon mais dont elle a toujours fait preuve en toutes circonstances, jusque devant les fonctionnaires du Reich et devant des SS. Elle évoque une Édith à la fois énigmatique et romanesque, ses amours contrariées, ses origines bourgeoises qu'elle a choisies de contester, son refus de la religion juive et des convenances sociales, sa découverte de la philosophie, son opposition à sa mère, son destin qui s'est heurté au fascisme. L'auteure y ajoute quelques éléments de fiction notamment au niveau des dialogues et de l'ambiance dans le convoi. Édith trouve dans ce dernier voyage une manière de renouer avec la foi et surtout, comme elle l'a fait depuis sa conversion, de jeter des ponts entre judaïsme et christianisme. Édith se présente avant tout comme une authentique mystique, en totale communion avec Dieu dont, malgré les questions pressantes qui lui sont adressées, elle porte à chaque instant témoignage tandis que les autres occupants sont davantage attentifs à leurs conditions de vie précaires à l'intérieur du wagon. Face aux prières de la religieuse, à sa totale humilité devant la volonté de Dieu, Hannah préconise l'action pour la survie. Dans ce microcosme du wagon qui prend au fil du récit des proportions énormes, on va à la rencontre de l'espèce humaine, entre humanisme, égoïsme et bestialité. L'auteure la présente en permanence comme une femme désireuse de s'affirmer catholique malgré ses apparentes contradictions.

    Morte à Auschwitz, sœur Thérèse sera canonisée par Jean- Paul II en 1998.

    Un autre thème également abordé dans ce roman, sous les reproches qu'Hannah adresse à Édith, mériterait sans doute d'être discuté. C'est celui des relations, difficiles à l'époque, entre la religion juive et les catholiques. Je me souviens du discours officiel de l’Église romaine qui voyait les Juifs comme le peuple déicide au motifs qu'ils avaient envoyé Jésus à la mort. Cette position a été corroborée par le silence assourdissant du pape Pie XII qui, face à la Shoah et malgré les informations précises et concordantes fournies par le clergé européen a persisté dans son inaction au motif qu'il ne voulait pas mettre en porte à faux les catholiques d'Allemagne où il avait été nonce apostolique. Je remarque également que, malgré cette inobservation du message de l’Évangile, ce pape est toujours en instance de canonisation. Quant à Édith, elle doit bien avouer que malgré sa qualité d'intellectuelle reconnue et son appel au Pape, elle s'est heurtée au silence pontifical. Son action en faveur des juifs est donc restée lettre morte, ce qui peut la faire passer pour complice aux yeux d'Hannah ! Dès lors une seule action est recevable à ses yeux, celle du sacrifice ultime.

    Avec ce roman émouvant, l'auteure entre de plain pied dans la réflexion sur le sens de la vie, de la foi, de l'engagement religieux face au danger et à la mort. Elle choisit de rendre compte de ce témoignage humain et religieux hors du commun, de cette passion mystique d’Édith pour le Christ, de son amour supérieur pour Dieu par rapport à celui qu'un homme peut lui offrir, de ses épreuves ainsi acceptées et offertes comme une prière et qu'elle choisit de mettre en perspective avec la passion et la mort de Jésus. C'est un témoignage réellement bouleversant !

    Cette œuvre a donné lieu à une adaptation théâtrale.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN COEUR BIEN ACCORDÉ

    N°881– Mars 2015

    UN COEUR BIEN ACCORDÉJan-Philipp Sendker – JC Lattès.

    Traduit avec l'autorisation de l'auteur à partir de la version anglaise de Kevin Wiliarty par Laurence Kiefé.

    Julia Win, la narratrice, d'origine birmane, la quarantaine, est une brillante avocate à Manhattan. Elle est aussi une femme épanouie mais solitaire avec une seule amie, Amy Lee, artiste peintre. Elle se met a entendre une voix féminine étrange qui lui posent des questions pour le moins personnelles sur sa vie. Il n'en faut pas davantage pour la troubler durablement au point qu'elle manque d'entrer dans la folie. Elle pense qu'un retour en Birmanie peut lui apporter une réponse et elle y retrouve son frère, U Ba. Là, c'est un autre monde, des gens bien différents de son quotidien et dix ans se sont écoulés depuis son dernier voyage dans ce pays. Seules quelques lettres échangées avec lui ont entretenu cette relation. Sous la conduite de ce frère pourtant malade, Julia apprend la vie tragique de Nu Nu, une femme poursuivie par le malheur mais aussi celle de Thar Thar, son fils. Ce sont deux êtres dont on dit qu'ils sont nés sous une mauvaise étoile, que malgré eux, ils attirent le malheur et qu'ils sont l'objet, jusque de la part de leurs proches, d'une volonté de destruction. Et pourtant ils survivent alors qu'on imaginerait qu'autant d’épreuves ne peuvent que se conclure par la mort qui serait pour eux une libération. Ce récit est réellement pathétique et aucun détail en nous est épargné. Hasard des rencontres, Julia croise un homme qui pourrait bien être Thar Thar. Il n'est pas un moine comme il en a l'apparence mais réalise à sa manière une sorte de syncrétisme entre le christianisme et le bouddhisme, se consacre aux plus défavorisés que la société rejette. Il pratique, à travers le pardon et l'amour, un sorte de dévotion à un dieu universel autant qu'un art de vivre. La métaphore du cœur désaccordé, comme le serait un instrument de musique, prend alors tout son sens. L'auteur met en avant l'amour mais aussi le pardon qui génère la liberté pour celui qui le prononce [« Pour pardonner, il faut aimer et être aimé. Seuls ceux qui pardonnent peuvent être libres. Quiconque pardonne n'est plus prisonnier. » déclare-t-il].

    C'est un peu comme si la voix qu'elle entendait sollicitait à travers elle le pardon de Thar Thar. A travers son exemple et son enseignement, Julia en tire des leçons pour elle-même, réfléchit sur le destin, accepte de mener une vie différente de celle qu'elle avait à New-York, de prendre son temps, de vivre au quotidien comme une Birmane à travers des gestes simples, de remettre en question ses certitudes, de perdre ses repaires américains et ses valeurs occidentales, de retrouver peut-être ses croyances religieuses oubliées… Comme elle, le lecteur reçoit cette leçon de sagesse orientale et explore les arcanes du cœur humain. Du coup, Julia accepte de confier à cet homme l'objet de sa quête et la voix qui torturait sa vie se tait, lui procurant une sorte de plénitude intérieure. Entre eux naîtra une sorte de complicité basée sur la connaissance commune, un amour même mais qui n'a rien à voir avec une de ces passades new-yorkaises que Julia a pu connaître dans sa vie d'avant. Ce qui les unit est de nature quasi-religieuse et procure à Julia une certaine paix de l'âme qui naît autant de la vie spartiate qu'elle mène pendant ces quelques semaines birmanes que de la découverte de ce frère qu'elle n'avait jusqu'alors qu'entraperçu. Ce bouleversement intervenu dans sa vie donne à penser que non seulement elle abandonnera ici le fardeau qu'elle porte mais qu'on imagine pas qu'elle puisse vivre ailleurs désormais.

    C'est un roman dépaysant mais surtout une sorte de voyage initiatique que Julia mène comme une quête personnelle même si je peux personnellement avoir une notion différente du pardon. En ce qui concerne le récit de la vie de Nu Nu puis celle de Thar Thar, cela peut paraître appartenir à une fiction, l'auteur noircissant le trait pour servir l’histoire et ainsi apitoyer le lecteur. En réalité le malheur existe qui s'accroche à certains êtres sans aucune raison et martyrise leur vie alors qu'il en épargne d'autres. Trop d'épreuves imméritées qu'on a du mal à justifier autrement que par un mauvais karma, peuvent effectivement bouleverser les plus solides.

    Avec un art consommé du suspens et une écriture fluide,[même si le texte original a pu être écrit en allemand et a dû passer par une version anglaise avant d'être traduite en français] l'auteur entretient l’attention et l’intérêt de son lecteur jusqu’à la fin. Je suis personnellement entré complètement dans ce roman notamment dans le récit des destinées de Nu Nu et de Thar Thar. Cela m'a paru appartenir à une réalité différente de celle parfois faussement idyllique qu'on rencontre dans les romans.

    J'ai eu plaisir à découvrir à cette occasion un auteur jusqu'à là inconnu.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES FLEURS D'HIVER

    N°880– Mars 2015

    LES FLEURS D'HIVER – Angélique Villeneuve- Phébus.

    Nous sommes en octobre 1918 et, quand ce conflit a fait tant de morts, rentrer chez soi vivant est un événement exceptionnel. Toussaint y retrouve sa femme Jeanne et sa fille Léonie. Quatre années pendant les quelles elles n'ont connu que les privations, le dur travail d'une ouvrière, le froid, la maladie. Lui, blessé après quelques mois de conflit était au Val de Grâce, il se montrait rassurant sur sa santé mais bizarrement demandait à Jeanne qu'elle ne vienne pas le voir. Elle avait respecté ce souhait, imaginant le pire. Il rentre maintenant chez lui à l’improviste mais porte en permanence un large bandeau sur le visage, c'est « une gueule cassée ». Il restera silencieux, se cachera de sa propre épouse pour ne pas lui révéler sa mutilation.

    C'est un roman qui s'inscrit dans la somme de ceux qui ont été publiés en l'honneur des cérémonies commémoratives de la Grande Guerre. Pourtant, il ne parle pas de la guerre de tranchées, de cette boucherie générale et inutile mais, au contraire de l'amour de Jeanne pour Toussaint. C'est en effet un authentique roman sur le couple, sur la famille. Non seulement Jeanne n'a pas oublié son mari pendant tout ce conflit, lui est restée fidèle, ne l'a pas trompé comme beaucoup d'autres l'ont fait, profitant de leur nouvelle vie et de l'absence de leur mari, mais surtout elle continue de l’aimer en silence malgré sa blessure et cette image muette et dégradée qu'il donne de lui. La joie que cette famille connaissait avant la guerre fait maintenant place à une autre ambiance faite de gêne, de non-dits, d'un pesant silence… et Léonie doit aussi accepter cette nouvelle situation malgré son jeune âge. Toussaint, de son côté, tente de garder pour lui sa nouvelle image saccagée. Jeanne devra l'accepter, l’accompagner dans son retour difficile à la vie comme lui-même devra reprendre pied dans un monde plus vraiment fait pour lui. Et elle le fera parce qu'elle aime cet homme, tout simplement et puisera dans cet amour la force de ne pas le regarder comme un étranger. Elle mesure aussi toute la complexité de sa situation quand sa plus proche voisine et amie a perdu son fils unique à la guerre.

    C'est un livre délicat, pudique sur l'acceptation de l'autre que les événements ont transformé malgré lui. C'est vrai qu'on n'a peu abordé le thème douloureux de ceux qui ont été marqués définitivement dans leur chair par ce conflit. Ils étaient vivants mais portaient jusqu'à la fin la marque visible de tous de leurs souffrances. Ils ont dû, malgré eux, affronter le regard des autres entre fausse compassion et voyeurisme. C'est aussi un formidable roman d'amour, peut-être un peu trop idéalisé mais en tout cas porteur d'espoir.

    L'auteur évoque également la vie quotidienne de « l'arrière », entre cérémonies de commémoration pour les « morts au champ d'honneur » et privations de tous ordres, surtout pour les plus humbles, le spectacle douloureux des mutilés rencontrés au hasard du quotidien.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'URGENCE ET LA PATIENCE

    N°879– Mars 2015

    L'URGENCE ET LA PATIENCE – Jean-Philippe Toussaint - Éditions de Minuit.

    Après pas mal de romans publiés et sans doute d'autres seulement écrits, l'auteur éprouve le besoin de faire le point sur son matériau de prédilection, les mots, et la façon de les utiliser, l'écriture. Il dissèque à travers son œuvre personnelle ce phénomène à la fois manuel et intellectuel, entre dans le détail, analyse le processus de création littéraire au regard de ces deux caractéristiques qui peuvent être contradictoires, voire inconciliables ou complémentaires : l'urgence et la patience.

    Au milieu, il place l'inspiration comme une grâce extérieure, d'aucuns la qualifieraient de divine, mais l'urgence est là qui la commande et il faut respecter son rythme, ses exigences, sa fragilité aussi. II souligne, avec pertinence, l’importance du travail et aussi de la lecture des autres auteurs (pas n'importe lesquels cependant) mais aussi les lieux qui selon lui sont propices à l'écriture. Pour lui ce sont les hôtels qui ne sont pas forcement des édifices de pierre mais qui peuvent parfaitement être des constructions purement mentales (il parle de « fonctionnalité fictionnelle »). Bref, l’écrivain dans tout cela, dans tout ce chambardement intime, paraît être bien frêle face à la page blanche et à ce bouillonnement d’où sortiront des mots et des chapitres. Si on veut faire la démarche de publier ce qu'on écrit (et c'est bien naturel) il faut aussi faire preuve de patience, mais pas la même, face aux éditeurs. Il ne faut oublier non plus que l'écriture en se laisse pas dominer facilement, la patience est aussi nécessaire dans les périodes incontournables d 'abattement et de dépression.

    A titre personnel j'ai toujours été fasciné par le phénomène de création artistique (et spécialement littéraire). D'où cela vient-il ? Pourquoi cela s'applique-t-il à quelqu'un qui en s'y attend pas, qui n'a rien fait pour cela alors que d'autres ont fait des études et des efforts pour écrire et n'y parviennent pas ou mal. J'avoue que je souscris assez à cette conjugaison entre la patience et l'urgence mais j'ai toujours été interpellé par ce moment extraordinaire et fugace qu'est l'inspiration qui se manifeste au hasard, le jour ou la nuit et surtout quand on s'y attend le moins( à la réflexion je n'ai jamais cru que cela avait une dimension divine). Il faut cependant impérativement s'y soumettre faute de perdre définitivement ce qu'elle nous offre. En outre j'ai toujours été frappé par cette sorte d'extériorité qu'on éprouve quand on se soumet à ce processus créatif, qu'on y fait allégeance au point d'abandonner ce qu'on fait pour répondre à cet appel qui peut durer des heures ou quelques secondes. Je l'ai toujours, peut-être à tort, rapproché de ce mot de Rimbaud « Je est un autre ». J'ai souvent ressenti à titre personnel cette impression assez étrange d'être en dehors de tout cela, de tenir le stylo certes, de mettre mon nom en tant qu'auteur, mais de n'avoir avec ce moment excitation et d'exception que nous nommons la création qu'une lointaine parenté.

    J'avais déjà lu Jean-Philippe Toussaint comme un écrivain (La Feuille Volante nº 405 « La vérité sur Marie »). Sa démarche d'essayiste est intéressante et enrichit ma réflexion personnelle sur l'écriture.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • PHOTOS VOLEES

    N°878– Mars 2015

    PHOTOS VOLEES – Dominique Fabre – Éditions de l'Olivier.

    Jean, la soixantaine vient d'être licencié de la société d'assurances dans laquelle il travaillait depuis quelques années. Divorcé sans enfant, il est seul au monde et doit réorganiser sa vie à cause de ce licenciement. La recherche d'un hypothétique travail, les négociations pour son départ, l'éventualité d'une instance au prud’hommes, les recherches éprouvantes et un peu désespérées à  Pôle emploi, la préparation d'une fin de vie fragile et solitaire l'occupent un moment. Il fouille dans ses affaires et retrouve de vieux clichés du temps où il était photographe professionnel. Du coup son passé lui revient à la figure, toute sa vie avec sa jeunesse, ses amis, ses parents, ses amours, les vivants, les morts… A travers ces clichés en noir et blanc, il revoit sa vie, la revisite, y jette un regard nouveau comme si c'était pour la première fois. A cause de ces moments passés, Jean se retrouve toujours face à lui-même, il a perdu tout espoir de s'unir à une autre femme et va devoir seul affronter les problèmes d'argent du fait de cotisations anciennes non payées et surtout de solitude, de certitude de ne plus servir à rien ni à personne, de n'être plus rien. Petit à petit, il revient à la photographie et aux lieux urbains qui ont marqué sa vie, dans les rues, dans les bars là où on y rencontre des inconnus qu'on en reverra plus ou des amis perdus de vue mais qu'on revoit par hasard. C'est peut-être grâce à la photo qu'il parvient à remonter la pente, à revivre à peu près normalement.

    L'auteur aborde le problème des seniors licenciés brutalement parce qu'ils coûtent trop cher et en sont pas assez performants dans une société qui maintenant les rejette sans beaucoup de ménagement. Jean connaît ainsi un problème d'effacement, celui qu'on lui impose à cause de son âge mais aussi celui qu'il s'impose à lui-même, désireux qu'il est d'être transparent parce qu'il n'est plus rien. Il aborde aussi la solitude qui, peu ou prou nous menace tous quand arrive la vieillesse parce que le temps passe sur nous et en nous et chaque photo est un jalon même si elle souligne la fuite du temps. Il le fait sur un mode mineur mais avec une certaine pudeur mais surtout avec la mélancolie qui pointe sous ses propos.

    A la fin du livre, Jean connaît une histoire d'amour dont le lecteur en sait pas si elle débouchera sur quelque chose de sérieux et contribuera ainsi à sa renaissance. Cet épilogue en forme de point d'interrogation me plaît bien et va dans le sens du climat général du roman.

    Le style est simple, dépouillé, un peu ennuyeux cependant. J'ai achevé ma lecture sans trop savoir ce qui m'y poussait. J'ai ressenti une tristesse profonde, comme celle de Jean, le narrateur qui se débat comme il peut dans cette nouvelle vie. Je me suis un peu retrouvé dans cette situation, soit qu'elle se soit vérifiée quelque peu dans le passé, soit que mon imagination féconde me projette dans l'avenir.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CONCERTO POUR LA MAIN MORTE

    N°877– Mars 2015

    CONCERTO POUR LA MAIN MORTE – Olivier Bleys Albin Michel.

    Mourava est un petit village perdu dans le fin fond de la Sibérie centrale, le long du fleuve Ienisseï, entouré d'anciens goulags recouverts maintenant de végétation, un village « pauvre et malfamé » abandonné de tous, une sorte de décharge à ciel ouvert au sol perpétuellement gelé. Bref, un endroit qui n'attire pas vraiment les hommes, juste une soixantaine d'âmes en peine le peuple, avec pour seule consolation la vodka. Faute de mieux, elle est une panacée et sa consommation trouve sa justification dans n'importe quel événement du quotidien, mais cela ne concerne pas Vladimir Golovkine, l'éboueur, qui n'a qu'un rêve, quitter ce trou perdu pour la ville voisine et on le comprend. Pour ce faire il guette le bateau qui s’arrête, rarement d'ailleurs, au village. Faute d’argent, il se contente de le regarder passer et un beau jour en descend un musicien français, Colin Cherbaux, qui débarque avec son piano. Cela peut paraître bizarre mais il est venu ici soigner un mal étrange ; à chaque fois qu'il entame le concerto n°2 de Rachmaninov, sa main droite se crispe.

    J'avoue que je ne connaissais pas cet auteur avant d'ouvrir ce livre et c'est encore une fois le hasard qui a conduit mon choix, guidé il est vrai par une critique favorable. J'ai eu pourtant un peu de mal à entrer dans cette histoire, celle de deux hommes complètement différents qui se rencontrent dans ce petit village du bout du monde. Chacun d'eux poursuit son rêve : Colin, le pianiste, vient ici (on se demande bien pourquoi ici), accompagné de son instrument pour recouvrer l'usage de sa main droite et reprendre son activité professionnelle. Vladimir lui, sait qu'il n'a pas sa place à Mourava et ne pense qu'à une chose, s'en évader. C'est un peu l'image de chacun d'entre nous, celle de la condition humaine, quand nous poursuivons un but qui se révèle parfois être une chimère. Ces deux hommes tendent vers un but en évitant de tomber dans l'instinct grégaire symbolisé entre autre par la vodka dont chacun ici fait un usage plus qu'irraisonnable. Même si cela fait un peu cliché dans ce contexte, c'est au moins significatif comme l'est aussi sans doute la galerie de portraits et le décor sibérien que nous offre l'auteur. Colin fait une rencontre improbable mais qui va transformer sa vie et Vladimir continue à nourrir ses propres illusions qui ne manqueront pas à se muer en désastre, mais il n'hésite pas à tenter ce qu'il croit être sa dernière chance. La numérotation particulière des chapitres incarne ce cheminement individuel.

    Nous sommes dans un roman, dans une fiction, c'est à dire dans une histoire inventée où tout est différent du monde réel et laisse une place à l'absurde. La rencontre de Colin et d'Oleg est surréaliste et la technique employée par ce dernier est vraiment inattendue, mystérieuse même. Nous entrons donc de plain-pied dans une fable mais là n'est pas la difficulté. Je ne sais pas pourquoi, mais, le livre refermé j'ai un sentiment mitigé, à cause peut-être de l'épilogue, cet incontournable « happy end » qui conclue si bien un récit onirique mais qui correspond si mal à la réalité. Je dois le dire, je m'attendais à autre chose et j'ai même été un peu déçu même si j'ai poursuivi ma lecture jusqu’à la fin avec une certaine curiosité. Cela vient peut-être de moi, de mon état d'esprit aujourd'hui, de l'ambiance générale morose qu'une fable même géniale ne peut, à mes yeux, exorciser.

    Je suis peut-être passé à côté d'un chef-d’œuvre, je reconnais volontiers qu'il est poétique, bien écrit, bien documenté notamment au niveau de la musicologie et agréable à lire mais une légère déception fait partie de mon impression.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • MARIUS

    N°876– Mars 2015

    MARIUS – Marcel PAGNOL - Éditions Pastorelly.

    L'année 2015 est celle de l'anniversaire de la 120° année de la naissance de Marcel Pagnol. L'occasion pour moi de relire la trilogie marseillaise d'un auteur qui, lorsqu’il publia cette pièce en 1929, ne se doutait sans doute pas qu'il aurait une telle notoriété mondiale.

    C'est vrai que le Marseille qu'il nous présente n'existe plus. Ce qui nous est évoqué ici est fait de clichés un peu faciles sur la ville et sur ses habitants, leur peu d'attirance pour le travail et autres idées reçues. En évoquant le microcosme de ce quartier on revoit le film, on entend l’exubérance, l'accent traditionnel (on associe définitivement ses personnages à Raimu et à Charpin), le pastis et les bars à marins, les magasins d'accastillage qui sentent le goudron et les voiles, le pont transbordeur, le « fériboite », les bateaux en partance, les petites boutiques couleur locale, les ragots, l'ostracisme gentil envers ceux qui ne sont pas de cette ville, les gens du nord. On n'échappe pas non plus aux incontournables histoires de cocuages, plus drôles quand cela arrive aux autres qu'à soi-même, non plus d'ailleurs que cette inévitable propension que nous avons tous à idéaliser les gens quand ils sont morts et à oublier les turpitudes dont ils s’étaient rendus coupables de leur vivant. Entre Marius et Fanny, il y a l'amour, certes mais pour lui c'est aussi l'appel du large et de l'aventure qui va prévaloir parce qu'il est jeune et que nous sommes dans un port, parce qu'elle l'y pousse aussi un peu, peut-être pour l'éprouver. Pour elle l'argent et tout ce qu'il procure n'est pas non plus à négliger...Il y a aussi ce désir d'un vieux et riche barbon pour une jeune fille jolie mais pauvre et cette paternité qu'il acceptera plus tard alors même qu'il sait n'y être pour rien, cette volonté de sauvegarder les apparences, la sauvegarde de ses intérêts, la volonté d'avoir une descendance pour l'héritage... En plus on ne peut oublier l'incontournable partie de cartes, la confection surréaliste et arithmétiquement contestable du « picon-citron-curaçao », les quiproquos, les répliques savoureuses, la camaraderie entre entre voisins qui tourne facilement au vinaigre sur un mot jeté au hasard mais qu'on raccommode autour d'un verre. Pourtant, au-delà de l'humour et de la carte postale que nous avons tous aimé dans cette pièce, il y a quand même autre chose qui tient davantage du drame et même de la tragédie que de la comédie. C'est que, en faisant tout cela il peint simplement la condition humaine, celle qui existe et qui existera toujours.

    La fin n'est pas vraiment drôle si on veut bien en convenir et tranche sur l'ensemble volontiers léger et caricatural. Elle est révélatrice de l'espèce humaine avec tout ce qu'elle a de déplaisant, de détestable... C'est toujours un peu comme cela chez Pagnol, cette espèce de vision des choses volontiers amusante puis ce sont des vérités glissées presque entre les lignes.

    A l'époque, Marseille c’était un peu la porte de la Méditerranée, l'aventure maritime, les voyages, l'ouverture sur le monde. Je me demande ce qu'il écrirait aujourd'hui s'il revenait, quand cette ville est davantage synonyme de trafics en tous genres, de mafia, de meurtres quotidiens, d'absence d'autorité de l’État ...L'insécurité est telle que les habitants des quartiers n'osent même plus sortir de chez eux de peur de prendre une balle perdue en faisant leurs courses, craignent pour leurs enfants... pas vraiment un art de vivre ! Il y a certes le vieux port, la Canebière, la beauté et l'histoire de cette cité cosmopolite, le soleil, le farniente, le mistral mais quand même, les choses ont bien changé !

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • JARDIN D'HIVER

    N°875– Mars 2015

    JARDIN D'HIVER – Thierry Dancourt – La Table ronde

    Avec qui Pascal Labarthe, le narrateur, avait-il rendez-vous à Royan, au cœur de l'hiver dans cette ville qu'il ne connaît pas, peuplée à cette période de l'année uniquement par des retraités ? En outre, il y vient par le car et loge dans un hôtel un peu anachronique qui ne comporte qu'une seule chambre. Ce n’est pas comme en été où se pressent tant d'estivants dans cette citée qui ne date que de la fin de la 2° guerre mondiale, où il n'y a pas la moindre vieille pierre. Ici c'est la mer et seulement elle qu'on vient visiter, dont on vient profiter, avec le soleil et le farniente, évidemment.. On dirait qu’il débarque ici avec toute sa richesse, une valise et une machine à écrire...Et c'est presque dans une ville fantôme qu'il arrive.

    Dans cet établissement L’hôtel Océanic, dont le nom ne brille guère par son originalité, il rencontre le client attitré de cette unique chambre, Serge Castel, un voyageur de commerce sur le déclin. A la suite de rapides présentations entre eux, on apprend que Labarthe est écrivain-documentaire, précise-t-il, par opposition à écrivain-artistique qui a surtout écrit quelques rébarbatifs fascicules destinés à la population préadolescente. Il vient à Royan pour un rendez-vous, un simple rendez-vous... Le tableau se complète avec ce patron d'hôtel qui ne parvient pas à fermer un établissement qu'il a pourtant un peu de mal à gérer malgré son unique chambre, ce voyageur de commerce, « sans voyage ni commerce » avec son éternelle Player's éteinte au coin des lèvres et cet autre homme amateur de sandwichs au pâté, de journaux périmés et de séjours prolongés dans la bibliothèque municipale ! Ils semblent tous être sortis de nulle part et être carrément hors du temps. Dancourt en rajoute un peu avec cette photo en noir et blanc aux bords dentelés qu’accompagnent quelques mots, comme un souvenir. A l'aide de nombreux analepses, l’auteur balade son lecteur dans le temps, de l'occupation allemande à nos jours, dans cet hiver royannais.

    Ce qu'il vient chercher après tout ce temps, il nous le dévoilera au fur et à mesure des chapitres aux couleurs un peu grises, décrivant avec minutie cette vacuité de l'hiver dans la station balnéaire, ces volets fermés, ces villas vides, ces jardins à demi en friche, ces pins maritimes...Elle correspond à l'état de son âme. Mais que vient-on chercher dans une telle ville à la morte saison sinon ses souvenirs, son passé ?

    L'amour est un sentiment particulier. Il nous lie à une autre personne pour un temps ou pour longtemps et la mémoire ne garde pas forcément la trace de ceux qui n'ont fait que passer dans notre vie. J'ai le sentiment que Pascal n'est pas un de ces séducteurs, un de ces hommes pour qui les femmes ne sont que des proies, qui sont capables de n'importe quoi pour obtenir leurs faveurs et qui, une fois la victoire acquise, les oublient et les fuient. Non, lui, c'est un sentimental. Certes, la passade parisienne qui l'a lié quelques années auparavant à cette jeune femme anglaise, Helen, était un amour de contrebande puisqu’elle était mariée. Elle avait fini par disparaître de sa vie aussi facilement qu'elle y était entrée... Quant à Pascal, il ne parvient pas à la gommer de sa mémoire, au point de refaire le chemin à l'envers, pour en retrouver sinon la trace à tout le moins la silhouette dans une villa de Royan qu'elle a jadis habitée, avec pour seule boussole un cliché d'un autre âge. Elle devient dans sa tête l'image de la femme idéale entre les berges de la Seine et le littoral charentais. Quant à Abigail Lulamae, au nom imprononçable, elle fait figure d'amour de substitution.

    J'ai lu ce livre pris au hasard sur les rayonnages d'un bibliothèque, comme souvent. Ce n’est pas mal écrit, l'écriture est fluide, les mots distillent une petite musique nostalgique. Le livre refermé, il me reste une impression bizarre, pas vraiment mauvaise. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose mais je ne suis pas vraiment entré dans ce roman, j'ai pourtant poursuivi ma lecture, peut-être par curiosité, peut-être parce qu'il se déroulait à Royan, une ville qui ne m'est pas étrangère et qui pour moi aussi est porteuse de souvenirs.

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ASPARAGUS

    N°874– Février 2015

    ASPARAGUS – Fred Léal - POL.(2013)

    Ah, le service militaire ! Maintenant qu'il n’existe plus on peut toujours le regretter parce qu'à l'époque où il était obligatoire on faisait ce qu'on pouvait pour l'éviter en obtenant une dispense parce qu'on connaissait quelqu'un de bien placé ou en usant d’expédients plus ou moins efficaces, censés exempter son bénéficiaire d'un séjour sous les drapeaux. On en parlait souvent négativement et même parfois avec humour, évoquant des adjudants courtelinesques, des parcours du combattant épuisants, des manœuvres parfaitement inutiles. C'était du temps perdu, parfois en y trouvait des amitiés solides et le sens de la solidarité, l'occasion, avec le temps qui passe d'évoquer sa jeunesse... mais il ne laissait pas indifférent. C'était encore, dans l'esprit de nos grands-parents une période initiatique incontournable sans laquelle on n'était pas un homme tant qu'on avait pas fait « son régiment ». C'était en tout cas une source de souvenirs qui marquaient la vie.

    Son passage dans l'armée en tant qu'aspirant-médecin appelé à Cayenne dans le glorieux corps de la Légion étrangère a inspiré à Fred Léal « Selva! », son premier roman (2002). Un peu plus de 10 ans il récidive sur le même thème, mettant en scène Rod Loyal, un aspirant-médecin qui rencontre sous ces contrées tropicales un jeune vétérinaire, Jean-Charles Hérisson, dit Charlie. Ce dépaysement fera du bien à Rod puisqu'il vient d'être largué par sa petite amie. Avec Charlie, ils vont passer cette période réglementaire sous la forme d'une vie de garnison amicale et complice, cependant ponctuée de bassesses ordinaires et hiérarchiques comme cette institution de la République en avait le secret quand il s'agissait de faire peser sur les appelés tout le poids de leur vie transitoire sous l'uniforme. Avec, évidemment l'ennui, une forme de solitude malgré le mode de vie plus libre plus fantasmatique mais, avec en plus le sentiment d'être inutile. Les distractions sont rares, à part le cinéma et les incontournables beuveries. Quant aux missions, dangereuses parfois, elles ont au moins l'avantage de familiariser l'auteur avec la faune locale, mygales, serpents et autres fauves qui ne se caractérisent pas par un gros potentiel de sympathie.

    L'auteur ne manque pas d'évoquer la vie militaire, certes originale parce qu’équatoriale et légionnaire, l'esprit de corps et le secret qui entoure la moindre enquête, mais il est aussi un fin observateur du spectacle qui l'entoure, y va de sa critique, dénonçant les trafics en tout genre, la misère, plus grande ici qu'e'n métropole mais aussi la pollution, le désert sanitaire local, la santé précaire qu'on soigne à la gnôle et peut-être aussi l’indifférence générale. Il en profite pour mêler son expérience de jeune médecin à son propos mais fait quand même un constat accablant et inquiétant de la situation. Le sérieux du témoignage ne saurait être occulté par la fantaisie qui guette le lecteur à chaque coin de phrase, un peu comme un sourire farceur face à une situation contre laquelle, seul, on ne peut rien.

    Sous sa plume, le lecteur croise aussi les écrivains Maurice Roche, Hélène Bessette que, je l'avoue bien humblement, je ne connaissais pas. Et Asparagus la-dedans ? Un de ces êtres qu'on croise par hasard, délicieux mélange de poésie et d'amour de la vie, bref quelqu'un qui impressionne ! Allez, devinez, ce n'est pourtant pas difficile ! Pourtant, ce livre est un hommage posthume.

    Sur le plan de l'écriture, de l'architecture du roman, c'est un peu difficile à suivre pour un lecteur qui, comme moi aborde pour la première fois cet auteur. Je n'étais pas vraiment préparé à cette forme éclatée, mais peu importe, elle constitue son originalité et ce n'est pas moi qui m'en plaindrait. J'avoue que j'ai été surpris par ce livre, peut-être parce qu'il sort des sentiers battus de la littérature, en constitue une récréation bienvenue. Se moquer de l'armée comme de l'espèce humaine est certes facile mais fait toujours recette. Le jeu sur les mots, les acrobaties verbales ne m'ont pas laissé indifférent surtout quand quand ils sont teintés d'un humour de bon aloi. C'est un peu une folie mais, à chaque fois que je lis un texte écrit sur ce thème, je me remémore cette phrase dont j'ai oublié l'auteur « Soyez fou mon fils, dans l'a vie on ne l'est jamais assez »

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA MAISON ATLANTIQUE

    N°873– Février 2015

    LA MAISON ATLANTIQUE – Philippe Besson – Juillard.

    Au départ, une maison au bord de la mer en été où un père, brillant avocat d'affaires, retrouve pour quelques jours son fils, après quelques années de séparation et pas mal d'épreuves ; C'est donc une résidence secondaire, pleine de souvenirs. Tout aurait dû être pour le mieux, une période de vacances avec son farniente, son soleil mais, évidemment ce huis-clos familial un peu forcé augure mal de la suite. Dès le départ on sent bien une atmosphère tendue entre le fils qui est aussi le narrateur et son père, Guillaume, et cette « unité de lieu » donne aux faits évoqués la dimension d'une tragédie où les souvenirs, forcément mauvais, ne vont pas tarder à ressurgir. On convoque le passé, parfois par la seule force de sa mémoire, parfois en l'habillant de mots, mais c'est le silence qui dès lors prévaut avec ses regrets, ses remords, ses aventures d’adolescent, ses fantômes, celui de la mère notamment. Le présent aussi s'invite avec ses vieilles rancœurs. Avec lui reviennent les vieux démons du père, divorcé depuis quelques années et qui ne peut croiser une jeune et jolie femme sans vouloir la séduire. Cécile, la femme du couple qui s'installe en voisin, sera pour lui une proie, parce qu'il décèle chez elle une fragilité dont il va jouer, et profiter. Elle montre aussi une sorte d'envie mal refoulée, une appétence pour la liberté, une volonté peut-être de profiter de la confiance aveugle d'un mari trop amoureux, trop naïf, trop candide. Et puis c'est l'été, la saison des amours éphémères, des aventures sans lendemain... Ce n'est certes pas original comme situation mais ce n'est pour autant pas un banal vaudeville à la Feydeau et tous les éléments du drame sont en place avec cette mécanique implacable où la chance semble être du côté des fautifs, ce qui augmente le malaise. Ce genre de situation est d'une banalité sans nom, n'honore guère les participants qui, pour quelques moments de fugace plaisir et un très hypothétique amour vont remettre en cause leur vie mais bien souvent aussi celle des autres ; son issue, on l'imagine, ne va pas briller par sa nouveauté. ( « Les histoires d'amour se terminent mal en général » , air connu). Celle-là, dont l'auteur nous offre avec un vrai sens du suspens, les moindres détails et les états d'âmes du narrateur, n'échappera pas à la règle.

    Ainsi, cette période de vacances qui était censée rapprocher le père de son fils va contribuer à les éloigner l’un de l'autre, définitivement. En effet, les années de renoncement, d’indifférence, de trahison vont revenir d'un coup et charger cette atmosphère de haine. Durant toute la durée de ce roman, on sent le fils, le narrateur, un peu paumé dans le monde de son père qui, à l'évidence n'est pas fait pour lui. Il le sait, il en est le spectateur, n'en sera jamais l'acteur mais déplore aussi les victimes de son prédateur de père, son attitude à la fois désinvolte et égoïste.

    Il y a une dimension de culpabilisation constamment rappelée par le narrateur dans ce texte par rapport à ses silences devant de donjuanisme paternel et les souffrances vécues par sa mère et qui l'emporteront. Personnellement, je me suis toujours inscris en faux au regard de cette vision judéo-chrétienne des choses qui empoisonne la vie des gens. Il y a peut-être autre chose. Le narrateur se rapprocherait bien de Cécile qui ne lui est pas indifférente et dont l'âge lui paraît beaucoup plus compatible avec le sien, mais il est supplanté par son père plus entreprenant, plus attirant peut-être ? C'était un peu comme si le différent entre le père et le fils, latent jusqu'à présent, prenait ici une dimension différente, plus passionnelle, plus rituelle, le fils sortant enfin d'une adolescence prolongée et le père faisant perdurer un peu artificiellement une vie de séducteur sur le déclin. Dans cette relation de dupe, le mari, Raphaël, « cocu magnifique » tant moqué par le théâtre de boulevard, me paraît être carrément mis de côté et joue le rôle d'un mari honnête qui ne voit rien des turpitudes (habituelles?) de sa jeune épouse. On ne sait même pas faire vraiment la différence dans son attitude entre la volonté de ne rien voir, d'être accommodant, voire lâche et celle de témoigner à Cécile une confiance aveugle. On dirait volontiers qu'il se la fait « voler » mais mais c'est ramener cette dernière à un simple objet passif qu'on peut s'approprier alors que d'évidence elle joue un rôle actif dans cette relation adultère.

    Ce n’est pas dans mes habitudes, mais je voudrais dire un petit mot sur la couverture de ce livre. Certes elle fait aussi partie du roman mais elle n'a, le plus souvent, que des fonctions attractives et des fins bassement commerciales. Ici, j'y vois peut-être autre chose. Elle représente un tableau du peintre américain Edward Hopper dont cette chronique a déjà parlé. Y figurent une maison au bord de la mer et un voilier ce qui va bien avec le titre. Compte tenu de l'attachement du peintre pour la Nouvelle-Angleterre et le cap Cod, on peut penser que ce paysage s'y rapporte. Le roman lui se situe en France, dans une ville balnéaire sans autres précisions. Ce qui me paraît important, c’est le rapprochement entre le peintre et le romancier. Avec « L’arrière-saison »(La Feuille Volante n°604) et aussi dans un certain nombre d'articles, Philippe Besson a clairement établi cette « parenté » artistique. C’est peut-être à cause de cela que je les associe maintenant tous les deux et que lorsque j'ouvre un de ses romans, ce sont les images et l’ambiance distillées par les toiles de Hopper qui me viennent à la mémoire.

    Une autre chose est intéressante et qui vient des différentes interviews où l'auteur précise que cette histoire n'a rien d'autobiographique mais qui au contraire est un œuvre de fiction parfaitement inventée. Le père dont il est question n'est pas celui de l'auteur comme l'atteste la dédicace non équivoque. Besson se pose donc ici en un véritable raconteur d'histoires. C'est en effet tout un art de tisser sur le néant de la feuille blanche un décor, une trame quasi-policière et une vrai étude psychologique des personnages tout en tenant en haleine son lecteur jusqu'à la fin. Il nous régale avec son habituel style à la fois fluide, simple, facile et agréable à lire qui distille une petite musique pleine de nostalgie et de sensibilité.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • 16, RUE D'AVELGHEM

    N°575– Mai 2012.

    16, RUE D'AVELGHEM Xavier Houssin – Éditions Buchet Chastel.

    Ce roman est, si on en juge par les dédicataires, Angèle et Joseph, un peu un devoir de mémoire, mais pas au sens d'une obligation mais un peu comme ce qu'on faisait à l'école, une composition, une rédaction, pour ne pas perdre le souvenir de ceux qui nous ont quittés parce que les morts ne le sont jamais autant que lorsque les vivants ne pensent plus à eux.

    Le narrateur nous les présente, ces gens sans histoire qui habitent Roubaix l'adresse indiquée sur la couverture du livre. Lui, Joseph Lapierre, ancien combattant le la Grande guerre, ancien chauffeur de maître est un ouvrier modèle qui aime son travail, respecte le patron, va à la messe, ne fait pas grève et ne fréquente pas les cafés, un homme humble, père de famille nombreuse qui n'a pas réussi comme on dit maintenant. C'est lui qui a choisi cette nouvelle maison, c'était son idée, parce que dans la précédente on était un peu à l'étroit. C'est vrai qu'avec huit enfants il faut de l'espace ! C'était un peu une folie, une grande maison inoccupée depuis si longtemps, avec tous ces travaux et le loyer qui doublait. Comme le propriétaire était le directeur de la filature, il s'était endimanché pour la visiter. Angèle, sa femme n'était pas d'accord, mais elle s'est résignée, comme toujours. Après tout c'est lui le Pater Familias, celui qui commande et dont on ne discute pas les décisions. Et puis il y a le jardin, le potager et bientôt le poulailler pour améliorer l’ordinaire, et même, pour lui, une salle qui sera son jardin secret, son univers où il bricolera, où il se retirera.

    Dans cette maison, les enfants grandissent et l'Histoire semble extérieure à elle, le Front Populaire, la deuxième guerre mondiale, les restrictions, la libération, tout cela semble étranger à cette famille qui vit sa vie avec ses petits bonheurs et ses grands malheurs, les deuils, les maladies, les révoltes intérieures, les enfants qui s’affranchissent de la tutelle parentale et partent faire leur vie ailleurs, dans les ordres ou dans la société, qui ont à leur tour des enfants, la retraite qui vient et la maison qui se vide, les souvenirs, les regrets, les remords. ..On s'occupe comme on peut avec les fêtes de quartier, l'accordéon et les moules frites en se persuadant, sans trop y croire, que la vie est belle et qu'elle va durer longtemps.

    Puis c'est la solitude à deux, le jardin où les fleurs succèdent aux légumes, la salle à manger au rez de chaussée qui sert de chambre à coucher parce qu'on ne peut plus monter à l'étage, puis la mort qui s'installe, petit à petit, la Camarde qui emporte Joseph et quelques années après Angèle et la maison qu'on détruit pour faire un parking, une page qui se tourne, des vies qui s'évanouissent...

    Ce roman c'est une musique pleine de sensibilité, de tendresse, de poésie, de mélancolie aussi. Une évocation simple de la vie dans ce petit coin de France que ces gens n'ont jamais quitté ou si peu, une chronique douce-amère, un bon moment de lecture en tout cas.

    ©Hervé GAUTIER – Mai 2012.http://hervegautier.e-monsite.com









  • LA BALLADE DE WILLOW

    N°871– Février 2015

    LA BALLADE DE WILLOW Jamie Ford – Presses de la Cité.(2013)

    Traduit de l’américain par par Isabelle Chapman.

    Avec deux « l », ce qui donne, dès le titre la dimension poétique de l'ouvrage. La traduction du titre original « Songs of Willow Frost » est bien rendue.

    Nous sommes en 1934 à Seattle, aux États-unis. William Eng est pensionnaire depuis cinq années dans la très stricte institution du Sacré-Chœur où sa mère, Lui Song l'a abandonné au plus fort de la crise économique. Il avait alors 7 ans. Il n'est d'ailleurs pas le seul et pas mal de ses camarades d'infortune ont connu le même sort. Pour eux, seule une adoption peut leur permettre d'échapper à cet enfermement ou le très hypothétique retour de leur parents. Devant le peu de nouvelles, le garçon avait fini par se faire à l'idée que sa mère était morte. Les distractions sont rares dans l’établissement et un jour, par hasard, au cinéma, il reconnaît le visage de sa mère dans la bande annonce, ce qui bouleverse le gamin. Elle se fait appeler maintenant Willow Frost et a entamé une carrière de danseuse après avoir été chanteuse de rues puis de danseuse dans un speakeasy, activités brusquement interrompues par un internement dans un asile psychiatrique. Il décide donc de s'échapper pour la rejoindre.

    L'auteur nous balade dans Chinatown et dans Seattle dont il nous détaille l’histoire et la géographie évoque les traditions chinoises et la crise de 1929 qui ressuscita les instincts mortifères de certains et qui obligea les familles pauvres à se séparer de leurs enfants devenus une charge. Il ne nous épargne rien du parcours difficile de Lui Song devenue Willow Frost, de l’impossibilité de vivre une vraie histoire d'amour avec Colin, un chinois, future vedette de cinéma, qui est éperdument amoureux d'elle mais qui sera lui aussi victime des traditions et des obligations familiales. Nous assistons à son combat de « fille-mère » ce qui à l'époque était fort mal vu dans une Amérique puritaine et dans la société chinoise, surtout quand cela touchait les gens du spectacle. Il nous parle de l'amitié qui existe entre William et Charlotte, la petite aveugle de l’orphelinat qui finira par refuser son départ avec son père. En réalité il nous fait partager le destin de Willow et de son fils, tous deux marqués définitivement par la malchance qui amène la mère à se sacrifier pour garder son fils mais qui est quand même forcée de l'abandonner. Il dénonce les mauvais traitements infligés aux enfants dans cet orphelinat par des religieuses désireuses sans doute de leur faire payer les erreurs de leurs parents et surtout désireuses de se débarrasser de leur pensionnaires quand un opportunité se présente. Du point de vue documentaire, ce roman est intéressant, précis dans ses descriptions et ses évocations, en revanche, je n'ai guère retrouvé la dimension poétique promise par le titre. J'ai même mis quelques temps à entrer dans l'histoire et ce n'est que vers la fin que les images décrites m'ont paru plus touchantes, plus émouvantes, que ce roman est véritablement devenu bouleversant. L'auteur mérite cependant d'être regardé comme un véritable conteur.

    Une question est soulevée par ce roman, c'est celle de la culpabilité que peuvent ressentir les enfants ainsi abandonnés par leurs parents. Cette vision judéo-chrétienne, cultivée pendant des siècles par la religion catholique, dans le seul but de déstabiliser les hommes et de compliquer leur vie qui l'est déjà assez, m'a toujours paru hors de la réalité et pour tout dire inutile. Cette affirmation qui n'ajoute rien à l'existence des humains qui ne font ici-bas qu'un bref passage, mérite d'être combattue.

    Un autre thème est celui de la malchance qui accable certains et en épargne d'autres. Cela me rappelle ce mot de Blaise Cendras « La chance on ne l'apprend pas, on l'a ». Ce roman me paraît l'illustrer parfaitement. On y donne bien entendu l'explication qu'on veut !

    Un autre point soulevé par ce roman est le pardon, d'ailleurs à peine esquissé. Pour être accordé il doit être sollicité et Willow ne fournit à William qu'une explication sur sa conduite, pas une véritable demande d'absolution. Certes son fils lui pardonne mais elle ne le sait pas. Seule la suite nous le laisse deviner. Le roman se termine sur cet « happy end » qui tombe bien mais ne correspond malheureusement pas toujours à la réalité de la vraie vie, mais nous sommes dans une fiction, n'est-ce pas ?

    .©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Les merveilles.

    N°872– Février 2015

    Les merveilles.

    Un film d'Alice Rorhwacher – Grand prix au Festival de Cannes 2014.

    Nous sommes en été, en Italie et plus exactement en Ombrie ou en Toscane, dans une famille d'apiculteurs. Les parents, la quarantaine, semblent être venus à la terre par idéal ou par l'utopique volonté de vivre loin des villes. On les imagine anciens étudiants ou salariés en rupture de ban et qui ont préféré le retour à la nature. Les abeilles sont le symbole de cette démarche écologiste. Ils sont un peu en marge de la société, un peu anar aussi, habitent loin du village dans une maison délabrée, vivotent du miel... Lui est allemand, un peu gueulard mais sympathique et pas violent, il adore ses quatre filles et va jusqu'à leur offrir un anachronique chameau...Elle est italienne, et un peu déçue de cette vie. Chez eux on parle le français, l'allemand, l’italien. S'y ajoute, pour les vacances, Coco, une jeune femme au moins aussi paumées qu'eux et chacun aide comme il peut le couple dans son activité agricole.

    L'été, c'est agréable, on dort dehors, on s'occupe des ruches, on se baigne dans le lac tout proche. C'est une vie simple, au grand air où l'argent n'a pas le rôle principal. Pourtant la pollution et les pesticides menacent la survie des abeilles et l'exploitation qui n'est plus aux normes européennes devra fermer bientôt. L'aînée, Gelsomina, est la seule de la famille à avoir la tête sur les épaules. On songe évidemment à la même Gelsomina dans « La Strada » de Fellini, aussi attachantes l'une que l'autre. Adolescente, elle s'éveille à la vie et devrait être insouciante mais elle est présentée comme “le chef de famille” à l'éducatrice. C'est en effet elle qui s'occupe de tout à la maison et dans l’exploitation, elle sur qui se repose son père, surtout quand on vient leur amener un jeune délinquant que la justice souhaite réinsérer. Elle voit dans ce placement un apport d'argent qui aiderait la famille à vivre un peu mieux. Elle s’inquiète aussi de l'avenir en se demandant si sa mère sera là quand elle aura 60 ans !

    La Toscane est aussi la patrie des Étrusques, ce peuple à la civilisation avancée, conquis par les Romains. Une équipe de télévision vient dans la région pour le tournage d'une émission,”Le pays des merveilles”, à propos de ce peuple. Les fermiers des alentours sont invités à y participer . Gelsomina, appâtée par la récompense (une croisière et beaucoup d'argent) et contre la volonté de son père, inscrit sa famille. Entre l'adolescente et la présentatrice-vedette (Monica Belluci) déguisée en prêtresse ou en fée aux cheveux couleur d'écume, naît une véritable complicité. Elle souligne le second visage de la personnalité de Gelsomina sensible à la féerie des choses notamment quand elle boit le rayon de soleil dans la grange.

    En l'absence des parents, partis sans doute vendre leur miel au marché local, un responsable de l'émission visite l'exploitation. Ils sont choisis pour y participer mais malgré Gelsomina et son spectacle d'abeilles, c’est un voisin qui remporte le prix. C'est aussi avec sa complicité que le garçon délinquant, profitant du tournage de l'émission, choisit de disparaître. Dès lors les ennuis avec l'Administration commencent et les parents doivent liquider l'exploitation et partir. C'est une page de leur vie qui se tourne et on imagine la suite, morne, désargentée, désillusionnée . C'est le retour à une vie plus conventionnelle, un idéal qui s'effondre.

    C'est le deuxième long métrage d'Alice Rohrwacher. C'est un film à la fois poétique et humble, réaliste, brut et même spartiate. Sur le plan technique c'est une forme d'écriture cinématographique particulière, tournée vers la nature, loin du monde informatisé et uniformisé que nous connaissaons actuellement, à l'inverse de la violence et du sexe qui caractérise souvent le cinéma d'aujourd'hui.

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  • LE CHEMIN AUX OISEAUX

    N°870– Février 2015

    LE CHEMIN AUX OISEAUX – Nadine Brun – Cosme Baudoin –B.D.- Seuil.

    C'est une fable qui met en scène, à la campagne, une petite fille qui assiste, sans peut-être le savoir au début à la séparation de ses parents. Elle ne voit plus son père que le week-end et son départ est associé au vol des oiseaux. D’ailleurs, quand il ne revient pas le dimanche, les oiseaux désertent le paysage. A travers l'histoire que lui raconte sa mère demeurée seule, elle revit cette désertion des adultes et compense par la découverte d'un prince charmant aux yeux bleus qui lui aussi cherche sa bergère dont il fera une princesse. C'est tout un univers de petites filles qui est ici reconstitué. Elle en est l'acteur et cherche de toutes ses forces à se cacher la vérité qu'elle a sans doute comprise. A travers cet épisode, elle apprend l'absence et la solitude, soulignés par cette maison posée au milieu de nulle part, loin du village et de l’école. Son univers se fragilise, bref elle grandit peut-être un peu plus vite que sa copine Maud qui ne semble pas vivre le même drame. D'ailleurs elle ne comprend pas vraiment au début cette histoire de prince.

    La petite fille gardera pour elle cette épreuve et probablement, bien des années plus tard en sera encore bouleversée au point que sa vie à elle ne sera peut-être plus la même. Les adultes lui ont volé un peu de cette enfance à laquelle elle avait droit et il lui faudra bien vivre avec ce fardeau.

    Le récit ne porte aucun jugement. Après tout, quand presque deux mariages sur trois se terminent par un divorce, il n'y a pas lieu de se cacher la réalité et la déguiser est une erreur. La petite fille qui a compris ce qui arrive à le droit de se bâtir un monde parallèle et de refuser la réalité. Le thème, pourtant très difficile pour un enfant, est traité avec nuances et poésie. Les visages sont doux mais le drame qui se tisse est souligné par le graphisme volontairement noire et à grands traits.

    Le livre refermé, j'ai très envie de laisser aller mon imagination, de donner une suite à ce texte au nom de cette loi non écrite mais qui pourtant trouve souvent sa réalisation. C'est celle de la reproduction du modèle. Cette petite fille restera avec sa mère parce que c'est comme cela, continuera à croire au prince charmant et aux oiseaux, c'est à dire à un homme qui la rendra heureuse parce qu'elle estime qu'après l'épreuve du divorce de ses parents et peut-être de compagnie d'hommes que sa mère avait choisis pour concubins éphémères, elle ne devait absolument pas reproduire ce modèle dans sa vie. Elle va grandir, devenir une femme, choisir ce mari et quand elle l'aura trouvé elle décidera que c'est là une « belle rencontre ». Elle se mariera donc, aura des enfants ... Les choses humaines ne sont jamais simples et surtout jamais définitives, personne n'est à l’abri d’une mauvaise surprise qui remet tout en question. Le modèle qu'elle voulait précisément éviter s’imposera brutalement à elle. Comme sa mère elle divorcera et l'exemple se perpétuera comme s'était normal que cela se fît et ses enfants se réfugieront dans le merveilleux mais peut-être plus sûrement dans la délinquance et dans la drogue ou peut-être pire, transformant la vie qui est unique en un lamentable gâchis alors même qu'elle aurait voulu de toutes ses forces l'éviter.

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  • LA BOULE NOIRE

    N°869– Février 2015

    LA BOULE NOIRE Georges Simenon Le livre de Poche.

    Nous sommes dans une petite ville des États-Unis dans les années 50. Walter Higgins y mène une vie paisible de père de famille nombreuse et de directeur de supermarché. Il s’implique même à titre bénévole dans divers activités au profit de la collectivité. Bref, c'est quelqu'un dont on peut dire qu’il a réussi socialement et qu'il est heureux dans cette vie autant qu'on peut l'être et que c'est un type bien. A un détail près cependant, il s'est mis dans la tête d'être membre de Country Club, une association locale de notables qui rejette systématiquement sa candidature sans raison apparente et le fait à travers un vote anonyme qui se manifeste par la présence d'une seule boule noire déposée dans l'urne le soir du scrutin. Il n'a pourtant rien de commun avec ce club mais son appartenance consacrerait sa réussite. Ce refus, manifesté pour la deuxième année bouleverse Higgins. C'est peut-être pour lui plus qu'une question de principe puisque même au pays du rêve américain où la réussite personnelle est célébrée comme une vertu, il lui semble que ce qu'on lui reproche ce sont ses origines pauvres, son père absent sa mère alcoolique, destructrice et délinquante. Pour en être arrivé là, il a dû gravir tous les échelons d'une société qui le lui avait pas fait de cadeaux puisqu'il était parti de rien. Si on lui a confié la direction du magasin, c'est qu'il avait fait ses preuves, débutant comme livreur. En lisant cela le lecteur songe immanquablement à un paranoïaque qui rejoue la grande scène du complot. C'est pour lui tellement révoltant qu'il veut tuer les membres de ce club qui lui refusent l'entrée. Pire peut-être, il découvre qu'au sein de ses activités bénévoles où il s'impliquait pourtant beaucoup, son avis importe peu et on le tient pour rien. Il démissionne donc même si cela peut avoir des conséquences sur son chiffre d'affaires et sur sa situation. Pourtant cette histoire d’appartenance à ce club n'a vraiment aucune importance mais il le vit comme quelque chose d'injuste. Le déroulé des événements le fait pour autant revenir à une réalité plus terre à terre, le fait grandir, lui fait prendre conscience des choses et les relativiser.

    J'observe quand même que Higgins a bénéficié du soutien sans faille de sa famille et de ses employés, ce qui se révèle à la fois rassurant et salvateur dans une situation qui aurait pu devenir criminelle. Pourtant quand on a le sentiment d'être exclus d'un groupe et en ressent une certaine solitude.

    Cette histoire de boule noire a probablement une dimension maçonnique, le terme blackbouler vient de là. Mais au-delà de cette remarque qui ne trouve pas ici sa véritable résonance, ce roman, écrit dans les années 60 prend une dimension très actuelle. Il nous est tous arrivé, dans notre vie familiale ou professionnelle d'être l'objet d'injustices qu'aucune raison ne motivait. Elles nous étaient infligés discrétionnairement soit par quelqu’un qui ne nous aimait pas ou ne nous aimait plus, soit par simple jalousie. En tout cas, la personne qui faisait ainsi acte de malveillance avait une volonté farouche de nous faire du mal, de nous détruire, d'autant plus forte qu’elle ne reposait sur rien d'autre que sur cette faculté de profiter d'une situation de supériorité supposée et parfois temporaire, basée sur la fortune, la position sociale ou hiérarchique. Le pire sans doute était la lâcheté puisque cette situation délétère était couverte par l'anonymat, l'hypocrisie, la mauvaise foi...

    Simenon, ce n'est pas seulement les romans policiers où le commissaire Maigret exerce avec talent son pouvoir de persuasion, de déduction et démasque à chaque fois le coupable. J'ai dit dans cette chronique combien j'aimais cette ambiance un peu glauque tissée dans cette série. C'est aussi un écrivain de romans psychologiques et je suis entré, pour des raisons personnelles sans doute, dans ce processus qui m'a parlé d'autant plus que le style est fluide, agréable à lire.

    Ce roman a été adapté pour le télévision dans un film de Denis Malleval (2014) diffusé sur France 3 le mercredi 17 février 2015. Le comédien Bernard Campan, qu'on connaissait dans un tout autre registre, donne ici toute sa mesure dans cette dramatique.

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  • TRAITE SUR LA TOLERANCE

    N°868– Février 2015

    TRAITE SUR LA TOLERANCE – Voltaire - .Gallimard.

    Voltaire est sans doute l'écrivain français dont la pensée et la personnalité ont le plus largement rayonné à l'extérieur comme à l’intérieur de son pays même si on ne retient bien souvent de son œuvre que « Candide ». Il a incarné ce qu'on nomme « Le siècle des Lumières » qui a annoncé le grand changement de la Révolution et quand on parle de lui on pense inévitable au Français à qui ses personnages ressemblent. C'est vrai qu'il s'est largement mis à dos pas mal de ses contemporains, les religieux, les jésuites et les jansénistes surtout, les militaires, les juges, les écrivains, les philosophes... C'est que l’homme était volontiers frondeur, doutait systématiquement des choses établies et ne manquait jamais d'exercer son esprit critique en dénonçant l'absurdité du monde. Il était avant tout attaché à la raison, à la liberté et à son corollaire, la tolérance. Dès lors qu'il avait posé cela, l'histoire lui fournissait la matière à polémiquer, à dénoncer toutes les formes d'intolérance et il ne pouvait que combattre la religion et l'injustice. Il ne devait donc pas laisser passer l'occasion donnée par l'affaire Calas, ce protestant toulousain condamné à mort et exécuté parce qu'on le soupçonnait d’avoir tué son fils qui voulait se convertir au catholicisme. En réalité le fils Calas qui s'était déjà converti, s'était pendu parce qu'il ne pouvait devenir avocat à cause de sa confession protestante. Cette interdiction était la conséquence de la politique de Louis XIV aggravée d'ailleurs sous son successeur. L'intolérance avait ainsi non seulement provoqué le suicide du fils mais par le biais de la condamnation prononcée par la justice, l'exécution du père contre toute logique. Ainsi le fanatisme du peuple attisé par l’Église, généra l’intolérance donc l'abus de pouvoir du tribunal au mépris de la vie. C'est Voltaire seul et déjà âgé (il a à l'époque 70 ans, il mourra à 84 ans)qui obtiendra sa réhabilitation après trois ans d'efforts. C'était pour lui combattre le fanatisme des deux religions, catholique comme huguenote, mais aussi l'iniquité de la justice qui le condamna. Ainsi dans la première partie de son ouvrage montre-il combien, dans l'histoire, l'intolérance et le fanatisme religieux se sont révélés néfastes pour la société. Dans la seconde partie, s'adressant aux sectaires de toutes les religions puis aux chrétiens, il plaide en faveur de la tolérance(« Moins de dogmes, moins de disputes; et moins de disputes moins de malheurs : si cela n'est pas vrai, j'ai tort ».) autant qu'il prône une religion naturelle qui, loin des dogmes qui divisent, a pour effet de rassembler les hommes, de les unir. Voltaire mena le dossier comme un avocat de la défense, combattant la vérité officielle mais son action ne s’arrêta cependant pas là et il ouvrit aussi largement aux victimes les portes de sa demeure de Ferney. Ainsi le libertin, le dilettante, le courtisan, le philosophe, le pamphlétaire, laissèrent-ils la place au polémiste qui agissait au nom des droits de l'homme avant la lettre et il milita par une action engagée en faveur de Sirven, du Chevalier de La Barre, de Montbailli, de Lally-Tollendal. Cet ouvrage, ainsi que d'autres qui suivront, réclament également une réforme de la justice, l'indépendance et la formation des juges et non plus l’achat de leur charges, la preuve de la culpabilité et l'abolition de la « question », des peines proportionnées aux crimes et aux délits...

    La tolérance qu'il réclame et qui sous-tend évidemment à la liberté d'expression, ne trouve pas à s'appliquer seulement contre les fanatiques religieux qui assassinent tous ceux qui ne pensent pas comme eux mais aussi à l'encontre de tout ce qui s'oppose à la liberté de penser quelque forme qu'elle prenne et de quelque bord qu'elle vienne. Ce livre prend actuellement un relief tout particulier et le pamphlet qu'il mène à son époque contre les catholiques et plus précisément contre les abus de l’inquisition, est aisément transposable aujourd'hui. Voltaire ne fut certes pas le premier ni le seul à combattre l'instinct grégaire et la pensée unique mais il fut un véritable « lanceur d'alerte » qui suscita dans l'opinion une prise de conscience contre l'injustice et l'intolérance. Son influence s'est manifestée dans bien des domaines et il eut, sans le savoir, beaucoup de disciples. C'est aussi l'esprit de l'auteur du « Traité sur la Tolérance » qui renaît aujourd'hui dans cette affirmation qui a fleuri dans les rues et dans les médias français. Malheureusement ces attaques contre la liberté ont tendance à se reproduire dans les démocraties que le fanatisme religieux attaque parce qu'elles sont justement plus tolérantes. Être Charlie c'est aussi un peu être Voltaire.

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  • SUR LA TRACE DE NIVES

    N°867– Février 2015

    SUR LA TRACE DE NIVES – Erri de Luca - Folio.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

    Nives, c'est Nives Meroi, alpiniste italienne née en 1961 qui s'est rendue célèbre avec l’ascension de l'Everest en 2007 en étant la première femme à avoir conquis 10 sommets de plus de 8 000 mètres. Accrochés à la montagne, au cours d'un bivouac, un dialogue s'engage entre elle et de Luca. Cela nous donne, au hasard de la conversation où se mêle les souvenirs de l'auteur, une évocation du vent, présenté comme une personne, des sherpas oubliés de l'Himalaya qui usent leur vie de misère à aider les occidentaux, plus riches qu'ils ne le seront jamais à escalader la montagne. Face à la nature sauvage et grandiose des cimes, c'est le sentiment d'humilité qui l'emporte, avec la fatigue, le manque d’oxygène, la mort qui veille, observe l'alpiniste en profitant de ses moindres faux-pas. L'orage prend ici des dimensions dantesques dans le vide des ravins et lui rappelle les bombardements de Belgrade où Erri s'est installé volontairement pendant la guerre de Yougoslavie pour être du côté des assiégés. Les cimes qui rapprochent l'homme de Dieu favorisent la réflexion et ce sont des versets de la Bible dont il est un lecteur et un traducteur attentif qui lui reviennent autant que les inévitables considérations sur « la conquête de l'inutile » qui permet surtout de se retrouver soi-même, de faire le point sur son existence, loin de la recherche du succès. L'ascension et la descente d'une montagne s’apparentent à un travail de Pénélope qui fait et défait son ouvrage. C'est un acte éminemment solitaire, de confrontation avec la difficulté et l'inconnu qui le renvoie à son travail d'écriture pour l’inspiration et la page blanche devant laquelle il est assis.

    Les éléments, leur force, sont le miroir de la fragilité de l'être humain face à une vie dont nous ne sommes que les pauvres usufruitiers. La nature peut à tout moment précipiter l'alpiniste dans l'abîme, se venger de le voir ainsi fouler et violer son territoire. Le fait pour l'homme de savoir que son existence est à ce point dérisoire, qu'elle ne tient que du hasard et sûrement du miracle le ramène à une vision plus pragmatique des choses et du rapport aux autres. Dès lors, le respect du prochain, le geste naturel d'entraide et de solidarité, l'attention et l'amour qu’on lui porte prennent une dimension plus humaniste, plus humaine. Les pages sur la complicité, la passion qui unissent Nives et Romero, son époux, sont une véritable énergie pour elle et un rempart contre sa fragilité. Leur attachement commun et quasi amoureux à la montagne est révélatrice de cette démarche à la fois rare et exceptionnelle. Les mots, poétiques et d'une belle résonance minérale, comme sait les faire chanter l'auteur surtout quand il évoque les cimes et des abîmes, donnent ici à ce livre une vraie dimension d'invitation au respect de la nature, création divine qui est notre patrimoine commun, imprescriptible et inaliénable, la préoccupation constante de ne rien laisser derrière soi qui puisse la salir, la polluer.

    Ce texte rend hommage à cette femme face à ce milieu très masculin voire machiste de l'alpinisme. J'y vois personnellement une véritable reconnaissance à la fois de la fragilité et de la volonté de marquer son temps, son passage sur terre, sa « trace », simplement en y faisant ce qu'on aime, parce que c’est pour cela qu'on est ici, mais aussi dans le respect de l'autre. J'ai aimé ce livre qui n'est pas un roman mais un long dialogue dont la montagne mais aussi la vie révolutionnaire et engagée de l'auteur, ne sont que le prétexte. Mises à part des anecdotes d'ascension qui me laisse un peu indifférent(je ne suis qu'un homme de la plaine et du littoral), ce fut un bon moment de lecture à cause de la limpidité poétique de son écriture.

    L'ai-je déjà dit dans cette chronique, la démarche d'écriture et de création d'Erri de Luca, son parcours personnel altruiste et ouvrier qui sous-tend sa création littéraire exceptionnelle mériterait bien une distinction moins confidentielle que celles obtenues jusqu'ici.

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  • L'AFFAIRE NICOLAS LE FLOCH

    N°866– Février 2015

    L'AFFAIRE NICOLAS LE FLOCH- Jean-François Parot – 10-18.

    Être bien en cours et commissaire de police au Châtelet, chargé des affaires extraordinaires, ne met pas Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil, à l'abri de tout, au contraire ; Il va d'ailleurs en faire l'amère expérience quand sa maîtresse, la capricieuse mais fort jolie Mme Julie de Lestrieux est retrouvée empoisonnée à son domicile. Cela tombe plutôt mal, il était chez elle le soir du meurtre et naturellement les soupçons se portent sur lui d’autant que les indices l'accablent et que la rumeur enfle, d'autant qu'il serait devenu son héritier par testament ! On veut sans doute compromettre un protégé du roi Louis XV et à travers lui menacer l'équilibre du royaume ? Il ne peut donc mener l'enquête que Sartine, Lieutenant général de police, malgré l'estime qu'il lui porte, confie à son fidèle ami l'inspecteur Bourdeau, tout en conseillant à Nicolas de se faire voir à Versailles et de faire la cour aux dames. C'est sans doute mal connaître le commissaire qui sur le conseil de son ami va au contraire se cacher sous un déguisement... pour mieux enquêter et tant pis s'il doit mettre de côté ses états d’âme et agir dans l'ombre pour faire éclater la vérité. Le mystère s'épaissit autour de cette mort et non seulement Nicolas apprend que sa maîtresse l'a sans doute trompé, qu'elle n'est pas exactement celle qu'il croyait, mais pas mal de personnages étranges gravitent autour de cette affaire et les domestiques, pourtant fidèles n'apportent aucune information fiable, pire peut-être l'un d'eux meurt empoisonné jusque dans la prison où il était incarcéré. C'est que, dans cette enquête comme dans les autres, les morts suspectes se multiplient, compliquant ainsi les investigations. A cause de cette affaire et un peu malgré lui il va pourtant voyager jusqu’en Angleterre pour une intrigue un peu rocambolesque où se mêlent pamphlets, politique, amours, espionnage, et croiser l'ombre énigmatique du chevalier d’Éon, celles de Mme du Barry et de Beaumarchais. Sa vie va être menacée avec complots et chantages, manœuvres machiavéliques, mais toujours ses amis veillent pour sa vie, son honneur et surtout son innocence.

    Dans cet épisode, Nicolas, confronté à des changements à la tête de l’État et à la promotion de Sartine son protecteur, est quelque peu dubitatif, les services qu'il a rendus au défunt roi ne suffiront pas assurer son avenir. Pourtant à titre personnel, il a tout lieu d'être satisfait : lui-même enfant naturel mais légitimé par son vrai père le Marquis de Ranreuil, va croiser un jeune homme maintenant adolescent, fruit de ses amours passées avec la Satin, ce fils qui lui tombe du ciel va suffire à lui rendre sa joie de vivre. Ces aventures un peu tumultueuses se passent dans une atmosphère de la fin du règne d'un monarque vieillissant et dans une ambiance délétère où le colère du peuple monte de plus en plus, annonçant une période plus mouvementée. Dans cet épisode, je n'oublierai pas Mouchette, la petite chatte qui ici entre dans la vie de Nicolas et mérite bien de figurer au rang de ses amis.

    Comme à chaque fois, j'ai apprécié cette fiction où l'auteur mêle avec bonheur des personnages historiques et fictifs, précise des points de l'Histoire et parfois aussi des faits avérés qui ont fait partie du quotidien de l'époque. J'ai aimé l’intrigue policière avec son suspens, l'étude des personnages qui, malgré la période révolue, sont l'image constante de la condition humaine. Le style, fluide, agréable à lire et qui, grâce à des artifices de vocabulaire et de grammaire parfois un peu surannés, transporte le lecteur dans ce XVIII° siècle qui m'a toujours fasciné. Encore une fois le dépaysement fonctionne en replongeant le lecteur dans cette période. Ce livre, comme les autres du même auteur dont cette chronique s'est déjà fait l'écho, m'a procuré un bon moment de lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE DERNIER ETE D'ALAIN FOURNIER-

    N°865– Février 2015

    LE DERNIER ETE D'ALAIN FOURNIER- Michel Barranger – Bernard Giovanangeli Editeur.

    Henri-Alain Fournier a 27 ans en août 1914. Son premier roman « Le Grand Meaulnes » qui vient de paraître, a manqué de peu le Prix Goncourt, il vit une passion amoureuse avec une belle maîtresse et a devant lui une future carrière d'écrivain à succès, jetant les bases de sa deuxième œuvre, « Colombe Blanchet », qu'il ne pourra malheureusement pas achever. Pourtant il pressent la guerre qui vient, et selon une affirmation qui m'a toujours étonné, veut la faire comme combattant alors qu'on lui offre un poste d'officier d’état-major. Il n'est pourtant ni militariste ni revanchard mais il a aussi l'intuition qu'il n'en reviendra pas ! C'est donc comme sous-lieutenant de réserve, incorporé au 288° Régiment d'infanterie, qu'il quitte le sud de la France pour le front de l'Est, mais il n'a plus que quelques semaines à vivre et cet été sera pour lui, comme pour beaucoup d'autres, le dernier de sa vie. Du point de vue stratégique, il sera la victime de cette éphémère mais meurtrière guerre de mouvement, avec d'incessantes attaques et contre-attaques qui a marqué le début du conflit. Y succéderont quatre ans de guerre de position, symbolisée par les « tranchées ». Déclaré « Mort pour la France », le lieutenant Fournier a été décoré à titre posthume de la Croix de guerre avec Palme et de la Légion d'Honneur. Il est tombé comme son ami Charles Peguy et leur nom figure sur le mur du Panthéon dans la liste des écrivains morts pendant la Grande Guerre.

    Je ne sais pas pourquoi j'ai pris ce livre au hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque. Peut-être à cause du nom et de la photo d'Alain Fournier, écrivain qui avait bercé mon enfance avec son unique roman, peut-être à cause de la polémique qui avait soutenu son exécution sommaire par les troupes allemandes et son inhumation à la va vite dans une fosse commune, ce qui aurait constitué un crime de guerre. Cette controverse, née de la découverte en 1991 du lieu de la sépulture sommaire des soldats tués, est maintenant heureusement close. Je ne sais pas pourquoi, je m'attendais à un ouvrage littéraire mais en réalité ce livre est un travail respectable d'archiviste qui s'appuie sur des témoignages de soldats, des rapports d'officiers retraçant les derniers moments de l'écrivain berrichon. Il a été, selon l'auteur, fauché le 22 septembre à la tête de la section qu'il commandait, en combattant ; l'espérance de vie des officiers subalternes, marchant devant leurs hommes en opération, était, à l’époque des plus brèves. Dans cet ouvrage on apprend les mouvements de troupes, ce qui peut intéresser un historien spécialiste de l'armée (ce que je ne suis pas), on prend connaissance des différentes relations parfois contradictoires dans les deux camps, des événements de cette journée avec tout ce qu'elles peuvent avoir d'approximation compte tenu de la violence des combats, de l'honneur du régiment, du devoir de réserve, de la volonté de cacher des éventuelles bavures ou manquements au devoir de combattre...

    L'auteur du présent ouvrage, Michel Baranger, a été pendant quinze années le secrétaire de l'association des amis de Jacques Rivière et d'Alain-Fournier, Jacques Rivière étant le beau-frère de l'auteur du « Grand Meaulnes ».

    Le style qui n'a rien de littéraire et ce livre s'attache simplement à rendre hommage à cet écrivain mort héroïquement. Il remplit parfaitement son rôle.

    Ce livre historique est publié l'année du centenaire de la Grande Guerre et s'inscrit effectivement dans ce mouvement de la mémoire.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES HEURES SOUTERRAINES

    N°864– Février 2015

    LES HEURES SOUTERRAINES- Delphine de Vigan – JC Lattès..

    Il faut en effet être désespérée pour aller consulter une voyante dont le métier, largement rémunéré, est de porter la bonne parole à ceux qui viennent la rencontrer. C'est ce que fait Mathilde, veuve, qui élève seule ses trois enfants, cadre d'un grand groupe, et, depuis 8 ans collaboratrice efficace de Jacques, le grand patron. Bien sûr, il y a sa famille mais elle se consacre à fond dans son travail, comme il convient à un salarié investi de responsabilités, mais depuis quelques mois elle prend conscience qu'on veut l’éliminer, la détruire à coups de brimades, de réflexions désobligeantes, de coups bas, d'humiliations sans qu'elle ait mérité en rien cette mise à l'écart et ce harcèlement moral. C'est sans doute pour cela qu’elle a voulu connaître son avenir immédiat et quand la cartomancienne s'écarte des habituels propos lénifiants et se fait plus précise, lui annonçant, pour le 20 mai, un bouleversement dans sa vie, forcément elle s'accroche à cette perspective, y croit et fonde sur elle beaucoup d’espoirs !

    A l'autre bout de Paris, Thibault, urgentiste depuis 10 ans, vient de terminer un week-end amoureux avec Lila que pourtant il va quitter parce qu'elle ne l'aime pas. Professionnellement, c'est plutôt la routine qui mine sa vie et il a choisi de s'abrutir dans son travail pour exorciser sa solitude, son manque d'amour, pour ne plus penser à cet accident stupide qui, il y a quelques années, l'a privé de deux doigts mettant fin à son rêve de devenir chirurgien.

    Pour eux, chaque moment de ce présent triste et déprimant est une occasion de se remémorer leur passé, les bons et les mauvais moments, leurs parcours, leurs espoirs déçus par cette vie qu'ils voyaient autrement. Chacun de leur côté, Mathilde et Thibault vivent leur vie au quotidien, la détresse des gens et cet amour impossible pour lui, l'abandon au travail pour elle avec en prime le regard fuyant de ses collègues, leur absence de soutien parce que le maintien de leur emploi est le prix de leur silence et tout le monde de l'entreprise qu'elle croyait connaître qui se dérobe devant elle. Même si elle ne le veut pas, elle songe à la prévision de cette pythonisse parce que nous sommes effectivement le 20 mai et elle guette chaque événement et ses conséquences sur sa vie.

    Ces deux personnages ne se ressemblent en rien, ne se connaissent pas, mais le lecteur se dit que, bien entendu, ils vont se rencontrer, tomber amoureux et on connaît la suite... A moins que ! Ils ont assurément en commun un mal de vivre et une solitude qui les suit comme leur ombre, un désespoir destructeur. C'est une évocation sans concession et tout à fait réaliste du monde du travail et de notre société contemporaine déshumanisée. Au-delà de ce que cette fiction évoque, le monde dans lequel nous vivons est une réalité. Il est fait d'exclusion, de racisme, de communautarisme, de chômage, de solitude, de violence... J'observe que l'actualité récente a mis en exergue un salutaire élan de solidarité et de révolte contre la barbarie, le terrorisme et en faveur de la liberté d'expression. C'est plutôt rassurant mais cela a été récupéré par les incontournables instances politiques au nom du « vivre ensemble » et des « valeurs de la République ». Mais qu'en est-il réellement quand cette société qu'on habille volontiers de vertus humanitaires voire humanistes, met en évidence, quand elle ne la favorise pas, cette volonté individuelle de détruire son semblable au nom de la réussite personnelle, du « toujours plus », ou de je ne sais quelle pulsion délétère sans oublier la nécessaire hypocrisie qui cache tout cela. Qu'on le veuille ou non, notre société est ainsi faite et qu'un auteur talentueux en dénonce les travers sous couvert d'un roman ne me paraît ni anachronique ni inutile.

    Comme toujours j'ai apprécié le style fluide et facile à lire de Delphine de Vigan et je sais gré aussi à l'auteure d'avoir évité le trop facile « happy end » qui n'existe que dans les romans et pas dans vraie vie.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • NO ET MOI

    N°863– Février 2015

    NO ET MOI- Delphine de Vigan – JC Lattès..

    Moi, c'est Lou Bertignac, une adolescente de 13 ans, en classe de seconde, surdouée, qui s'ennuie un peu en classe et mène une vie plutôt rangée. Son professeur la charge de faire un exposé et elle choisit d'évoquer la vie d'une SDF qu'elle a rencontrée par hasard et pour qui elle a ressenti une sorte d'empathie. No, c’est Nolwenn, cette jeune femme de 18 ans qui sera le sujet de son intervention. Cela tombe bien, c'est dans l'air du temps même si le sujet, pourtant un vrai problème de société, est un peu dur pour Lou. Qu'importe elle prend la chose à bras le corps. Malgré le gouffre qui les sépare Lou va prendre contact avec elle pour enrichir ses réflexions et son exposé sera un succès. Inévitablement, cette relation va entraîner des confidences réciproques et une volonté de la famille de Lou d'arracher No à sa condition. L'auteur évoque le quotidien de la jeune marginale autant que celui de Lou qui se livre à des expériences personnelles bizarres et fréquente Lucas, une sorte de cancre de 17 ans. Au sein de sa famille il y a un équilibre instable né du deuil d'un enfant et d'une profonde dépression de la mère et chacun fait ce qu'il peut pour exorciser ces épreuves. Ce genre de situation fait toujours naître, chez l'être humain, des réactions inattendues et Lou, malgré son jeune âge se sent comme investie d’une mission. Non seulement elle veut protéger sa mère mais elle étend cette protection à son père, à Lucas et évidemment à No. Grâce à cela peut-être, la mère sort petit à petit de la dépression, se reconstruit en s’intéressant à No qui elle-même fait des efforts pour échapper à la rue.

    J'ai ressenti dans ce texte une sorte de malaise, de solitudes vécues indépendamment par chacun. Celle de Lou qui est dans une bulle à cause de sa différence mais est comme fascinée par Lucas qui est amoureux d' elle, celle de la mère à cause de la dépression, celle du père qui fait ce qu'il peut pour surnager dans tout cela, celle de Lucas qui est l'objet au collège d'un ostracisme de son professeur, qui est constamment dans la provocation et qui s'enfonce de plus en plus dans cette situation, celle de No qui vit mal sa condition et son histoire de marginale.

    C’est une belle histoire, bouleversante mais réaliste comme celle qu’on peut rencontrer au quotidien même si la fiction lui donne une dimension quelque peu utopique, mais après tout peu importe. Elle fait naître des amitiés sincères qui font découvrir à Lou la vraie dimension du quotidien, la réalité de la dureté de la vie, l’évidence que rien n’est jamais acquis et que tout peut basculer du jour au lendemain pour chacun d'entre nous. Le sujet, malheureusement de plus en plus d'actualité, est traité sans grande complaisance et gomme un peu l'éveil à la sexualité qui est celui de Lou. Cela aussi procède des quelques pas dans le monde extérieur qu'elle commence à faire et on se demande comment elle gérera toutes ses découvertes futures même si on ne se fait pas beaucoup de soucis pour elle. Pourtant, il lui faudra admettre que tout n'est pas aussi simple et idyllique que dans son monde personnel, qu'il ne suffit pas de vouloir une chose pour qu'elle se réalise, qu'autour d'elle le décor a quelque chose d' artificiel, de temporaire, de brutal aussi où le rêve n'a pas sa place.

    Le style est simple, sans recherche, spontané, bien dans le ton des personnages évoqués et fort agréable à lire. Le livre refermé, j'ai le sentiment d'avoir lu un livre témoin de son temps et un peu naïf à la fois, j'en ai poursuivi la découverte en me demandant comment cela allait finir et avec l’intuition qu'il pouvait se poursuivre à l'infini.

    J'ai découvert Delphine de Vigan un peu par hasard et j'avoue que je continue la lecture de son œuvre avec une certaine curiosité.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES JOLIS GARCONS

    N°862– Février 2015

    LES JOLIS GARCONS- Delphine de Vigan – JC Lattès..

    Emma est une jeune femme fantasque, manifestement en manque d'amour, excitée, d'aucuns diraient même nymphomane. La trentaine un peu désabusée, elle narre à la première personne, presque sur le ton de la confidence, son histoire intime avec trois hommes qui ont marqué sa vie. Ils sont aussi différents entre eux qu'ils sont différents d'elle mais aucun ne souhaitent demeurer avec elle. Ils se contentent du rôle d'amant, la laissant à sa solitude, à sa lucidité, à sa souffrance intime, à son désespoir. Tout n'est chez elle qu'illusion, l'illusion de l'amour.

    C'est un recueil de trois nouvelles qui retracent ces trois expériences. Quand elle parle de Mark Stevenson qu'elle dépeint comme un avocat célèbre, marié mais finalement peu attentif à sa présence, puisque lorsqu'elle l'évoque c'est plutôt le mot absence qui revient sous sa plume Mais c'est aussi et peut-être surtout le manque d'amour qui affecte leur relation. Cet homme est assez énigmatique dans sa relation avec Emma et avec les femmes en général. La narratrice parle même d'inexistence, de leurre, sans qu'on sache si cela est né de l'attitude de Mark ou de la trop grande attente d'Emma. Le lecteur comprend qu’au moment de cette narration, elle est devant un psychiatre dans le contexte un peu dramatique d'une séance de paroles qui ne sera peut-être pas salvatrice et même peut-être douloureuse. Le suspens est savamment entretenu et l’épilogue surprend un peu quand même, malgré les indices semés au cours de cette évocation. J'avoue avoir été sensible à cet épisode.

    La deuxième nouvelle met en scène Ethan Castor, un homme qui aime le corps des femmes, ce pour quoi on ne saurait lui faire de reproche puisque, à mon avis, si Dieu existe, la beauté des femmes est bien ce qu'il a réussi le mieux dans la Création. Il est aussi écrivain et sa relation avec Emma n'a duré que trois jours, une passade de plus avec un autre homme marié ! Ici le ton est plus léger, primesautier même.

    Pour le troisième récit, Emma jette son dévolu sur un animateur de télé-réalité, Milan Mikaev, et vit avec lui quatre mois tourbillonnants. Mais si dans les deux premiers textes elle semblait être un peu passive, là elle prend les choses en mains... jusqu'à les refuser. De ces deux derniers récits, j'ai eu l'impression d'être le spectateur de la superficialité du milieu littéraire et audiovisuel parisien, mais il est vrai que je ne suis qu'un provincial peu habitué à cette vie.

    Je ne sais pas pourquoi, mais le livre refermé, le titre ne me parle plus, le terme « joli » ne peut à mon sens qu'être réservé aux femmes (c'est là il est vrai l'avis d'un homme) mais alors que j'avais bien aimé « Jours sans faim » et « Rien ne s'oppose à la nuit »[« la feuille volante n°860-585], je serai ici un peu plus nuancé. Je peux retenir de ce livre l'immense vacuité de la vie, l'impossibilité de l'amour avec l'Autre qui n'existe sûrement que dans l'imaginaire ou la force du hasard mais, à part peut-être la première nouvelle de ce recueil, et malgré un style fluide, j'ai vraiment eu l'impression de m'ennuyer à cette lecture.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BILL ET HILARY CLINTON - le mariage de l'amour et du pouvoir

    N°861– Février 2015

    BILL ET HILARY CLINTON - le mariage de l'amour et du pouvoir – Thomas Snégaroff. Taillandier.

    Est-ce le hasard ou le destin qui fait se rencontrer des êtres dont les routes n’avaient aucune chance de se croiser ? Cette rencontre peut engendrer un parcours désastreux ou exceptionnellement brillant ; pour Bill et Hilary, c'est plutôt cette deuxième solution qui a prévalu. Tout, en effet, les opposait : elle était née dans une famille aisée, traditionnelle mais dure du nord de l'Amérique et lui avait connu un foyer déchiré au parcours cahoteux et désargenté dans le sud. Elle était naturellement républicaine et lui était démocrate, tout aussi naturellement enclin à défendre les droits des noirs malgré ses origines sudiste(n'a-t-on pas dit de lui qu'il était le premier président américain noir?). Leurs caractères aussi étaient différents, elle était plutôt austère dans sa jeunesse alors que Bill avaient un charisme affirmé mais aussi une grande propension à la culpabilisation, au mensonge et à la manipulation. C’est cependant l'université et la passion pour la politique qui va les réunir. Dès lors, leur sort est lié et leur parcours commun peut commencer. Il sera émaillé de succès, d'échecs, chacun vivant les faiblesses et les fêlures, les ambitions ou les déceptions de l’autre avec courage et résignation, souvent seuls dans l'adversité mais toujours ensemble, Hilary restant dans l'ombre de la carrière politique de Bill, le soutenant inexorablement. Ensemble ils suivront l'évolution de leur pays jusque dans ses bouleversements, ensemble ils parcourront le même chemin qui mènera Bill à la magistrature suprême puisque l'ambition est le véritable moteur de ce couple !

    Avec un tel appui, Bill pouvait effectivement envisager la carrière époustouflante que ses dons naturels lui laissaient entrevoir. Las, nous sommes aux États-Unis où on est très pointilleux sur la morale. Si le divorce est souvent évoqué entre eux, ce qui nuirait à la carrière politique de Bill, les aventures extra-conjugales dont ce dernier ne peut se passer jettent une ombre définitive sur son avenir. L'itinéraire de Bill est jalonné de frasques, de toquades plus ou moins torrides, c'est un véritable séducteur, et c'est une passade, « une relation inappropriée » avec Monica Lewinsky qui le mènera au bord de la destitution, mais toujours Hillary est avec lui, et malgré tout œuvre dans son ombre sans lui ménager son aide et son soutien, en gardant cependant sa personnalité, mais avec pour seul objectif la Maison Blanche. En effet, il y a entre eux une sorte d'équilibre marqué par les adultères répétés de Bill, contrebalancés par l'attitude de son épouse qui les lui reproche parfois véhémentement mais finit par les expliquer et les pardonner officiellement, par amour mais aussi par intérêt, malgré les humiliations publiques qu'elle doit supporter. Elle qui au départ n'a aucune chance dans la politique parie sur lui, soutient sa carrière, ferme les yeux sur ses incartades, et donc reste avec lui puisque plus qu'une complicité qui prend parfois une dimension surréaliste, c'est une véritable symbiose qui gouverne leurs relations. Lors du deuxième mandat de Bill, elle acceptera de rester en retrait, pour ne pas lui nuire ! Aux États-Unis, le rôle de l'épouse d'un homme politique est prépondérant dans sa réussite. Bill et Hilary répondent à ce paradigme où se mêlent l'amour, la conquête du pouvoir et l'attente de son tour à elle tant il est vrai que « l'ambition de l'un est nourrie par la sacrifice de l'autre » .

    C'est un livre très documenté, agréablement écrit, riche de détails sur la vie des Clinton qui n'hésite cependant pas à contredire les mémoires écrits par chacun d'eux. Il est admis en effet que, comme tout personnage de premier plan qui relate son parcours, ils mentent un peu et se chargent eux-mêmes de tisser leur propre légende.

    J'ai toujours été personnellement fasciné par le destin exceptionnel d'hommes et de femmes qui ont marqué leur temps, qui sont sortis de l'anonymat, qui ont été servis par les événements et ont su en profiter. Bill et Hilary ne font pas exception d'autant que sa carrière à elle n'est probablement pas terminée et qu'elle sera sans doute locataire de la Maison Blanche, pour la deuxième fois, mais avec le premier rôle !

    ©Hervé GAUTIER – février 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CONVOI POUR OSLO

    N°78

    Septembre 1991

    CONVOI POUR OSLO – Henri Queffelec – Editions Stock.

    L’Histoire ne retient que les hauts faits, gomme les zones d’ombre, élude les actions humbles, les incertitudes pour ne conserver que le réel, l’établi, l’indubitable et le consacre par la mémoire collective. Il n’y a pas de place pour les états d’âme, les hésitations… Pourtant l’auteur fait observer que les Grecs avaient donné à Clio, muse de l’histoire, une fille qui était celle de la poésie, c’est à dire de l’imagination…

    Avril 1940. Hitler décide d’envahir la Norvège. Il le fait à sa manière, sans déclaration de guerre, en pleine nuit, par une flotte de guerre naviguant tous feux éteints. Non seulement cette escadre, forte du plus récent bâtiment de guerre de la kriegsmarine (Le Blücher) viole les eaux territoriales norvégiennes, mais encore elle prend l’initiative des hostilités et coule un garde-côte… Au fond du fjord, Oslo, la capitale et l’espoir d’occuper rapidement le pays et de s’emparer de la personne du roi.

    Dépourvu d’armée, ce peuple vivait dans une sorte d’expectative poétique face à l’embrasement de l’Europe. Sa neutralité rassurait et le sérieux le disputait à l’attente.

    Avant d’arriver au fond du fjord, l’escadre allemande s’avance vers le petit fort d’Oscarborg sommairement armé de canons hors d’âge que les services de renseignements allemands ont réputés inoffensifs. Là, l’Histoire donne rendez-vous à un homme, Ericksen, colonel d’artillerie qui a connu dans ce pays neutre davantage de servitudes que de grandeurs militaires. Il connaît bien les atermoiements des politiques, plus soucieux de leur carrière que de l’avenir de la Patrie. Il connaît aussi sa faiblesse face à l’extraordinaire puissance de feu ennemie. Il sait aussi où est son devoir, celui de défendre le sol natal.

    Dès lors, il sait qu’il vit un moment d’exception, un de ces moments décisifs qui transcendent les hommes de bonne volonté et font qu’ils sont exactement eux-mêmes, qu’ils sont réduits à l’accomplissement de leur seul devoir et qu’ils l’exécutent dans une sorte d’état second. « A certains moment, il faut agir » dit avec une simplicité paradoxale le colonel Ericksen !

    En face, le commandant du Blücher, lui aussi fait son devoir de soldat, mais on se méfie de lui, et on le flanque d’un supérieur hiérarchique et surtout d’un général SS. Certes, il obéira aveuglément aux ordres, mais non sans avoir attiré l’attention de « ses gardiens » sur les erreurs stratégiques du Fürher ce qui fait douter de la qualité de son national socialisme. Non seulement la marine allemande ne sort pas grandie de cette manœuvre mais encore le Blücher, au nom de l’invincibilité décrétée par Hitler lui-même est mis en avant avec une artillerie mal réglée et une insuffisance de gilets de sauvetage. « Les Norvégiens ne tireraient pas » avaient affirmé les Services Secrets allemands… C’était compter sans la détermination d’Ericksen qui fit son devoir tout comme le commandant du Blücher. La destruction du cuirassé allemand n’empêcha pas la Norvège d’être occupée par l’Allemagne mais le roi eut le temps de fuir pour organiser la résistance.

    A partir d’un fait réel et pratiquement inconnu de nous, Henri Queffelec a écrit un roman exceptionnel où il parle certes de la Norvège, mais surtout de l’homme face à son devoir et jette sur lui un regard de poète et de philosophe. Il évoque aussi l’histoire du III° Reich, sa façon d’agir et de porter la guerre partout en Europe et de la détermination d’un homme qui seul s’oppose à l’invasion de son pays.

    Si son exemple avait, à l’époque, été plus suivi, le sort du monde en eût été changé.

    © Hervé GAUTIER.

  • JOURS SANS FAIM

    N°860 – Février 2015

    JOURS SANS FAIM Delphine de ViganJ'ai lu.

    C'est le premier roman de Delphine Le Vigan publié en 2001 sous le pseudonyme de Lou Delvig. Il s'agit d’une œuvre autobiographique retraçant le combat contre l'anorexie et la guérison d'une jeune fille de 19 ans, Laure. Au pas de la mort, elle choisit de se laisser guider par un médecin qu'elle idéalise.

    Derrière le jeu de mots, qui veut aussi signifier la longueur de ce combat, ce que je retiens dans ce roman c'est qu'il ne fait pas dans le pathos ni la complaisance comme cela aurait pu être le cas. C'est au contraire un lent itinéraire vers la guérison qui nous est ainsi proposé sans pour autant cacher les souffrances que cette maladie occasionne. C'est aussi un parcours personnel, la recherche raisonnée des causes, le choix de la vie contre le basculement vers la mort quand le mal s'est si bien installé dans le corps qu'il est sur le point de gagner, un ultime sursaut, une fantastique lueur d'espoir... C'est un peu comme la dépression, le mal du siècle, elle est souvent regardée comme une façon d’être à la mode, qu'on a tôt fait de stigmatiser comme la volonté, surtout pour les jeunes filles, de ressembler à un mannequin de magazine. Cela séduit mais aussi détruit, silencieusement... Les médias en parlent beaucoup et la minceur reste encore aujourd'hui un des critères de la beauté féminine. Pourtant, malgré tout ce qu'on peut dire, on ne choisit pas d'être anorexique, c'est l'expression d'un mal-être et les ravages de cette maladie sont autant psychologiques que physiques.

    Ce récit s'étale sur trois mois d'hospitalisation où il est non seulement question de ce mal mais aussi des relations difficiles avec sa famille puisque, comme dans la dépression, le milieu social et familial a une grande importance. Ses parents divorcés, père remarié et mère internée jadis pour folie y ont aussi leur part . Dans cette démarche il y a également un jeu un peu malsain de Laure, une sorte de volonté de tricher, peut-être malgré elle, qui fait croire à son entourage qu'elle mange, qu'elle est donc tirée d'affaire, souhaite s'en sortir et sortir de cet univers protégé. Pour cela elle feint, ment, a recours à des expédients ce qui, finalement met en évidence sa fragilité. C'est aussi un combat contre elle-même, mais peut-être aussi, inconsciemment, une volonté de se livrer aux souffrances de ce mal qu'elle n'a pas choisi mais qui l'a choisit, elle ! Une démarche complexe donc. C'est une sorte de journal intime où l'auteur se livre jusque dans les moindres détails de ce parcours personnel, entre elle et le médecin. Il y a aussi une sorte de confrontation, une démarche différente entre Laure et Fatia, une jeune femme qui ne cesse de rechuter, avec Anaïs qui elle aussi peine et finit par jeter l'éponge et quitter l’hôpital. Je remarque cependant que l'écriture est pour Laure un exutoire, une catharsis à la fois bienvenue et bienfaisante. De cela aussi procède sa guérison, même si elle est précaire.

    Le sujet est grave mais le style est épuré, fluide, un peu comme si les mots étaient calqués sur l’aspect physique de Laure et suivaient la lente progression vers la vie.

    J'avais particulièrement aimé « Rien ne s'oppose à la nuit «  (La Feuille Volante n° 585). La lecture de cette première œuvre confirme cette bonne impression et m'engage à poursuivre dans la découverte de ce réel talent.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CODE 1879

    N°555 – Février 2012

    CODE 1879 – Dan Waddell - Éditions Rouergue noir.

    Traduit de l'anglais par Jean-René Dastugue.

    Cela commence plutôt mal en ce matin d'hiver pour l'inspecteur principal Grant Foster et pour son assistante, le lieutenant Heather Jenkins : on vient de trouver, près d'un cimetière londonien, le cadavre d'un homme poignardé et qui, apparemment, a eu les mains amputées avant de mourir. De plus, le meurtrier a pris la précaution de graver sur le corps de sa victime une inscription énigmatique faite de chiffres et de lettres dont notre limier ne tarde pas à s'apercevoir qu'elle fait référence à la généalogie. De plus, sur son portable, le dernier numéro composé est : 1879. Il n'y a pourtant pas de mobile apparent mais les recherches menées à partir de l'indication tailladée sur la peau du mort font entrer en scène Nigel Barnes, un généalogiste professionnel, personnage étonnant et surtout désargenté ! Peu de temps après, d'autres meurtres tout aussi mystérieux et rituels donnent à penser qu'ils sont le fait du même assassin et qu'ils en évoquent cinq autres également mystérieux, perpétrés dans les bas-fonds du Londres victorien de 1879. On songe à un remake de Jack L'éventreur !

    A force de dépouiller les archives et les journaux de l'époque, ce qui ne fut pas un mince travail puisque les premières étaient imprécises et les seconds trop marqués par leur époque, les enquêteurs en arrivent à la conclusion que, par delà le temps, non seulement le meurtrier leur lance un défi mais surtout un avertissement : D'autres meurtres sont à venir et la police, pour peu que ses investigations et ses raisonnements soient pertinents, détient la clé de l'énigme ! Un peu comme s'il avait lui-même enclenché un compte à rebours macabre. Pire peut-être puisque peu à peu l'idée selon laquelle « le passé explique le présent » s'impose. Ainsi établit-on que la police de l'époque a, pour masquer son incompétence, largement contribué à faire condamner et exécuter un innocent par la justice victorienne pour les cinq crimes non élucidés. Il se pourrait donc bien qu'un descendant du condamné revienne pour le venger en s'en prenant aux membres actuels de la famille de ceux qui, à l'époque, avaient contribué à cette erreur judiciaire ! D'ailleurs, pour qu'il n'y ait pas de doute à ce sujet, le meurtrier prend bien soin d'évoquer par des similitudes les meurtres de 1879. Une vengeance hors du temps en quelque sorte !

    Foster ne pouvait guère s'imaginer, au début de cette enquête, qu'il y serait mêlé de si près.

    Je dois bien admettre que l'écriture est quelconque et proche des romans de ce genre, mais peu importe puisque le suspens est bien au rendez-vous de ce polar palpitant. Les personnages ressemblent sans doute à ceux qu'on s'attend à rencontrer dans un roman policier, flic un peu marginal à l'histoire personnelle mouvementée et même accro à l'alcool et au tabac, jeune femme délurée, généalogiste fauché mais érudit ... Cependant l'originalité de cette œuvre tient sans aucun doute à l'introduction de la généalogie alors que, aujourd'hui, on s'attend davantage à rencontrer des méthodes de police scientifique. Elles existent certes au cours de cette enquête, comme existe la drogue (le GHB pour être précis) mais la généalogie y tient une place à part.

    Entre les atermoiements, les difficultés et même les erreurs des policiers londoniens contemporains, le lecteur entre facilement dans ce jeu où on lui propose des allers et retours entre le XIX° siècle et aujourd'hui autant qu'une plongée dans cette Angleterre victorienne des bas-fonds. Je songe aussi au travail sans doute long et difficile que l'auteur a dû accomplir non seulement pour réunir de la documentation mais aussi pour distiller ainsi le suspens et retenir, jusqu'à la fin, l'attention de son lecteur.

    J'ai bien aimé cette œuvre, la première traduite en français, d'un auteur que je ne connaissais pas mais dont je lirai assurément les suivantes.

    © Hervé GAUTIER - Février 2012.

    http://hervegautier.e-monsite.com 

  • LA FETE DE l' INSIGNIFIANCE

    N°859 – Janvier 2 015

    LA FETE DE l' INSIGNIFIANCE Milan KunderaGallimard.

    Insignifiance : caractère de ce qui ne présente aucun intérêt, ce qui est quelconque, qui passe inaperçu, ce qui est futile et vain. Ce titre avait donc tout pour attirer mon attention puisque je me suis toujours considéré ainsi et puis je me suis dit que si Milan Kundera prenait la peine d'en parler c'était que cela, paradoxalement, avait quand même de l'importance !

    On peut, il est vrai tout trouver futile dans cette vie, l'exemple qu'il donne de Staline et de ses perdrix en est la preuve, mais il me semble quand même que, même si ce ne sont que des mots, discourir sur la beauté des femmes n'est pas insignifiant. Réfléchir sur la brièveté de la vie, sur la mort, sur la maladie, sont des thèmes qui reviennent souvent dans les conversations, nécessairement ordinaires et rire de tout, de nos déboires de pauvres humains, ne pas prendre au sérieux un monde que, malgré toute notre bonne volonté nous ne pourrons pas changer, est une chose plutôt salutaire.

    J'avoue avoir assez mal suivi ces cinq compères qu'on voit déambuler dans ce roman, leur refus de la vie, la haine entre le gens y compris dans le couple, la vanité des relations entre les êtres, la séduction, la prise de conscience que toute cette agitation qu'est la vie n'est rien, oui, mais et après ! Ce roman est certes une auscultation de l’espèce humaine à travers pas mal de digressions qui vont d'une anecdote un peu « humoristique » sur Staline à une pérégrination dans les jardins du Luxembourg en passant par un cocktail un peu surréaliste. Que les êtres soient des énigmes pour eux-mêmes et pour les autres, que la beauté des femmes soit une chose fascinante, qu'il soit vain de s'excuser constamment à cause du ridicule principe judéo-chrétien de culpabilité, que la vie soit une chose fragile qui peut à tout instant nous échapper, que cette espèce humaine soit définitivement entachée par la honte, la trahison, le mensonge, l'ennui, la mélancolie, cela oui, je veux bien mais l'obsession du nombril, même reconsidéré comme le summum du charme féminin, là, je décroche un peu. Était-ce une leçon de vie, une invitation à la regarder sous l'angle de la bonne humeur parce que tout ici pas est transitoire, absurde, sans grand intérêt et que nous ne sommes qu'usufruitiers de notre existence, pourquoi pas ?

    Le livre refermé, j'ai eu l'impression qu'il pouvait parfaitement se poursuivre à l'infini parce qu'il n'y a pas vraiment de trame romanesque. J'ai eu aussi le sentiment d'avoir voyagé dans un pays bizarre, un peu connu de moi et cependant où je n'étais pas le bienvenu. J'ai eu l'impression d'y avoir été une demandeur d'asile mais avec une sorte de retenue qui m'a fait m'interroger me demandant si j'y étais vraiment à ma place.

    j'avoue que j'avais aimé « l 'insoutenable légèreté de l'être ». Milan Kundera n'est évidemment pas pour moi un auteur mineur et je suis peut-être passé à côté d'un chef-d’œuvre, sans doute parce que je suis moi-même un insignifiant, probablement parce que je n'ai rien compris et que l'insignifiance n'est pourtant pas chez moi une fête.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LETTRE A MON JUGE

    N°857 – Janvier 2 015

    LETTRE A MON JUGE– Georges SimenonÉditions Rencontre.

    L'envie m'est venue de lire ce texte à la suite de l'écoute un peu hasardeuse, à la radio, de l'intervention du comédien Robert Benoît à qui Georges Simenon avait, quelques mois avant sa mort, donné gratuitement la possibilité d'adapter ce roman à la scène sous forme de monologue. Cette adaptation a été donnée en 2008 au théâtre du Lucernaire. Il s’agit d'un roman épistolaire écrit en 1947 quand il rencontre celle qui deviendra sa seconde épouse et dont il tombe fou amoureux.

    Depuis la prison où il est incarcéré pour le meurtre de sa maîtresse, Martine, le docteur Charles Alavoine, ex-médecin à La Roche sur Yon, installé ensuite dans le région parisienne, écrit à son juge d'instruction. Bizarrement cette longue missive est le pendant d'une instruction et d'un procès pendant lesquels il s'est assez mal défendu. Nous sommes dans les années 50 et il éprouve le besoin d'expliquer son geste qui effectivement est sans raison apparente. Son enfance a été gouvernée par une mère abusive qui, une fois qu'il est devenu médecin, continue de vivre dans la famille qu'il forme avec sa première femme et ses deux filles. Devenu veuf, il épouse Armande, une jeune veuve qui va bientôt se révéler aussi autoritaire que sa mère. Par hasard, 10 ans après, Charles rencontre Martine qui devient sa maîtresse et son assistante. Fou amoureux d'elle, il se montre jaloux, la bat puis l'étrangle. Il choisira la mort dans sa prison.

    Tout d'abord le narrateur s'adresse au juge en lui disant « Mon juge » comme on aurait dit « mon ami ». Cette forme de « familiarité » annonce sans doute le dénouement puisqu'il choisit de confier au magistrat ce qu'il n'a pas dit auparavant alors que tout est décidé pour lui. C'est aussi une manière de refuser l'opprobre d'une exécution. Ce roman n'est pas un polar. Il n'est pas besoin d'un commissaire Maigret pour dénouer les fils d'une énigme compliquée. Charles a avoué avoir tué sa maîtresse et qui plus est s'est mal défendu, un peu comme s'il recherchait sa mort. C'est certes un drame passionnel qu'à l'époque les tribunaux acquittaient lorsque le mari trompé tuait son épouse adultère. Ici, tel n'est pas le cas et Charles tue Martine par jalousie à cause des hommes qu'elle a connus avant lui. Son geste est d'autant plus inexplicable qu'il vit avec elle une vie apparemment sans histoire. Tout cela semble se passer dans sa tête mais il réclame à son juge de n'être pas considéré comme un fou, même s'il voyait dans cette Martine une femme double dont la personnalité et la vie antérieure l'obsédaient au point qu'il ne puisse pas les supporter. Ainsi, en tuant sa maîtresse, il tuait celle qui avait vécu avant lui. Autant dire que cette femme, trop maquillée, trop aguicheuse peut-être dans sa vie d'avant lui l'agaçait. Même si la question qui peut être posée est «  peut-on tuer par amour ? », même si pour un homme, être le premier dans la vie intime d'une femme est un fantasme, cela excuse-t-il le meurtre de cette dernière ? l'avocat a dû avoir du mal à défendre ce client, même s'il insiste sur le fait que la mort l'a serré vraiment de très près, celle de son père d'abord, suicidé, celle de sa première femme ensuite et ce n'est sans doute pas sans raison qu'il choisit la sienne. Il aurait pu plaider l'importance du hasard ou du poids de la solitude, de celui de la vie qu'il ne supportait plus sans Martine même si son existence antérieure où il n'était pas était pour lui insupportable... Charles est un faible, ballotté par les femmes mais c'est aussi, à l'exemple de ses propres parents, un être excessif, outrageusement possessif. Sa profession de médecin, à l'instigation de sa mère, vise surtout à le faire sortir de sa situation de fils de paysan, il devient ainsi notable, quelqu'un d'important qui peut ainsi avoir des exigences. Pourtant la mariage ne lui réussit guère, sa première femme meurt et la deuxième se révèle aussi autoritaire que sa mère. Il n'y a qu'une véritable femme dans sa vie, Martine, même s'il lui est arrivé de tromper ses épouses successives avec d'autres femmes, ce ne furent que des toquades, des opportunités qu’il n'a pas voulu laisser passer, rien de plus. Cette soudaine ingérence de l'amour-passion dans la vie de Charles qui ne l'avait guère connu auparavant a été à la fois une révélation et une révolution mais sa jalousie a précipité son geste meurtrier. Tels sont les arguments qui ont dû se bousculer dans la tête des jurés dont je n'aurais sans doute pas voulu faire partie.

    Simenon ce n'est pas qu'un auteur de romans policiers. Quand il choisit comme ici de faire dans le drame psychologique, il est bien meilleur et son style est toujours aussi agréable à lire.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES INNOCENTS

    N°388– Janvier 2010.

    LES INNOCENTS – Simenon (1971).

    C'est une histoire simple que nous offre ici Simenon.

    Georges Celerin a un bon métier, il est orfèvre à Paris et sa notoriété est grande. Il est associé avec un de ses amis, Jean Paul Brassier, marié avec Eveline, frivole et superficielle... L'affaire marche bien et avec les ouvriers de l'atelier l'ambiance est conviviale.

    Georges a rencontré par hasard Annette, une assistante sociale assez réservée et pas vraiment belle et l'a épousée. Ensemble ils ont eu deux enfants, Jean-Jacques et Marlène, forcément différents. Georges est béatement et égoïstement heureux, les enfants grandissent sans que leurs parents s'en aperçoivent, le temps passe et les affaires sont florissantes. Malgré une certaine aisance financière, Annette qui vit son métier comme un sacerdoce, a tenu à garder son emploi, mais leur vie conjugale semble terne et un peu en marge. En fait chacun à son centre d'intérêt et s'en accommode. Après tout, cela peut paraître banal!

    La vie aurait pu continuer à s'écouler, simple et tranquille, sans souci important, avec des projets en commun, le départ des enfants, mais là aussi, c'est le sens de la vie! Pourtant, par hasard, la mort frappe Annette, écrasée par un camion dans une rue de Paris. Tout bascule d'un coup pour ceux qui restent. Georges reste seul avec Nathalie, la domestique de toujours qui fait maintenant partie de la famille. Il est tenté de se laisser aller, pense au suicide, à l'alcool, mais pourtant l'avenir se dessine autrement et d'une manière favorable pour lui et son associé... Il faut bien que la vie reprenne et ses enfants ont encore besoin de lui!

    Il se met à penser qu'il a vécu vingt ans à côté de sa femme sans peut-être avoir pu la rendre heureuse. Son emploi d'assistante sociale n'était peut-être qu'une échappatoire? Cette prise de conscience soudaine lui donne à penser que tous les deux, malgré leur bonne volonté et à cause de leur métier, sont peut-être passés à côté de leurs propres enfants qu'ils n'ont pas pris le temps de voir grandir! Maintenant ils vont quitter la maison et le vide laissé par Annette va s'accentuer encore par leur départ à eux...

    Le hasard veut que Georges s'intéresse aux circonstances du décès de son épouse. Elle a été accidentée dans un quartier qui n'était pas le sien, dans un secteur où, d'ordinaire, elle n'exerçait pas ses fonctions et les témoins pensent qu'elle a délibérément cherché la mort, qu'elle sortait d'une maison inconnue... Il en conçoit des doutes et, vérifications faites, il obtient la preuve que que son épouse le trompe avec son associé, et ce depuis dix huit ans. Ce n'est pas une simple passade, mais une liaison durable faite de mensonges, d'hypocrisies et il doit bien admettre qu'il n'a rien vu, rien deviné de la trahison d'Annette, occupé à sa seule réussite, son seul bonheur, même si celui-ci était peut-être un peu convenu! Même Nathalie, dont la situation n'a pas échappé à son regard de femme, n'a rien osé dire. Comment l'aurait-elle pu?

    Découvrir que son épouse l'a trompé pendant si longtemps, s'est moquée de lui, de sa famille, de ses enfants avec un de ses amis est inacceptable, d'autant que celui-ci, sans enfant dans son ménage, peut parfaitement être le père de Jean-Jacques et de Marlène. Cette révélation posthume, si elle peut faire naître dans l'esprit de Georges une culpabilité éventuelle, n'en établit pas moins une certitude «  Annette est morte deux fois !».

    Face à cela, Georges se coupe du monde, laisse les choses aller à vau-l'eau pour finalement se séparer de cette associé volage qui lui part de son côté.

    Au-delà de l'histoire racontée, c'est un rappel que nous sommes mortels, que la Camarde peut frapper au hasard quand nous nous y attendons le moins, que « rien n'est jamais acquis à l'homme », que le bonheur est fragile, que la confiance est un leurre, qu'on est toujours seul...

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES ANNEAUX DE BICETRE

    N°389– Janvier 2010.

    LES ANNEAUX DE BICETRE – Simenon (1962).

    René Maugras est ce qu'on appelle un grand patron de presse, un homme qui parle avec les ministres et les responsables politiques, quelqu'un d'important, de décoré, un notable... Au cours d'un déjeuner pris avec des avocats et des médecins, des académiciens, il est victime d'une attaque et repose maintenant sur un lit d'hôpital à Bicêtre et il ne peut plus ni parler ni bouger.

    Lui qui était puissant, respecté, considéré, craint même, n'est à présent plus qu'une masse inerte, un hémiplégique. Il voit le monde depuis la position allongée et ne le domine plus comme avant, il le perçoit différemment. Bizarrement, il n'en est pas mécontent et c'est pour lui une prise de conscience, à cinquante cinq ans, de ce qu'est véritablement le décor qui l'entoure et que sa position sociale lui avait peu à peu masqué. Il rencontre certes les médecins qui l'entourent, qui sont ses amis et qui donc vont tout faire pour le guérir, mais aussi les soignants du service, simples agents anonymes qui s'occupent de lui, aperçoit, même s'il en est séparé par les cloisons de sa chambre particulière, les autres malades. Maintenant, il ne reste plus rien du grand personnage qu'il était auparavant. Il parvient même à porter de l'attention, voire des idées quasi-charnelles pour l'infirmière de nuit qui dort à côté de son lit.

    On ne réussi pas comme il l'a fait, dans cette société, sans compromissions ni trahisons. Son immobilité et peut-être l'éventualité de sa mort prochaine, font qu'il repense à ses amis disparus, qu'il repasse sa vie, se remémore ce qu'elle a été, laborieuse, hasardeuse mais finalement réussie, du moins au sens des critères sociaux et mondains. Il a peut-être eu de la chance! Ses origines modestes, ses deux mariages, sa fille infirme, née d'une première union et dont il ne s'est que très peu occupé, ses débuts dans l'existence, le fantôme de toutes les femmes qu'il a croisées... Ce séjour à l'hôpital l'amène à renouer avec sa deuxième épouse, Lina, qu'il avait entraînée dans une vie mondaine et artificielle, au service de sa réussite personnelle et qu'il n'a jamais fait l'effort de comprendre. Avec lui, elle n'est pas vraiment à sa place, à cause sans doute de ses origines populaires et a trouvé dans l'alcoolisme une compensation. C'est aussi l'occasion pour lui d'une introspection au terme de laquelle il reprend goût à la vie, à travers des mots jetés sur un petit agenda, la tentation de la solitude, une sorte de seconde naissance et il recouvre petit à petit l'usage de ses membres et de la parole.

    Les anneaux, c'est comme des cercles concentriques que fait dans l'air le son des cloches (titre originel du livre). C'est bien l'idée de la mort qui plane sur ce livre.

    Cet ouvrage retrace une affection dont a été victime l'auteur lui-même. Il tire donc de son expérience personnelle le sujet de ce livre. Le temps exceptionnellement long que Simenon a pris pour l'écrire, ce qui est rare pour lui, indique sans doute qu'il s'est lui-même beaucoup impliqué dans cette rédaction.

    J'ai eu quelques difficultés à entrer dans cet univers. J'en garde une impression mitigée.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'OEUVRE AU NOIR

    N°858 – Janvier 2 015

    L'OEUVRE AU NOIR Marguerite YourcenarGallimard.[1968] – Prix Fémina 1968

    L'auteur imagine un personnage, Zenon Ligre dans le cadre humaniste de la Renaissance et lui prête une vie de philosophe, de médecin, de voyageur et d’alchimiste. De telles caractéristiques ont aiguisé son esprit critique autant que son envie de se livrer à la publication de ses idées, ce qui n'a pas manqué d'indisposer la toute puissante Église. Il sera enfermé dans les geôles de l'Inquisition et se suicidera. L'auteur décline ce récit en trois parties (la vie errante, la vie immobile, la prison) et c'est pour elle l’occasion de nous présenter un homme apparemment ordinaire (c’est un bâtard) qui porte sur son temps un regard critique et cultive malgré les risques qu'il encourt, la liberté de penser et de s’exprimer. Ce défaut de ce qu'il considère comme un droit élémentaire le détermine à choisir sa mort au lieu de se rétracter. Il s'attaque à l'organisation politique de la société, à la religion mais aussi contribue à au progrès de la médecine en pratiquant les dissections de cadavres, formellement interdites par l’Église, aux expériences scientifiques et à l'alchimie ce qui l'amène immanquablement à s'opposer à l'obscurantisme de l'époque. Ses voyages lui font acquérir des connaissances, rencontrer des gens et échanger avec eux des idées ce qui fait de lui un homme éclairé, cultivé, tolérant mais peu prisé par le pouvoir en place et le tribunal de l'Inquisition le tient pour un magicien. L'auteure le met en présence de son cousin Henri-Maximilien, fils de banquier qui veut faire la guerre qui, même s'il est différent de lui a avec lui la caractéristique de quitter son lieu de naissance, Bruges, pour se frotter aux idées nouvelles. Zénon lui a fait le choix de la connaissance, de la culture ce qui fait de lui un homme d'exception qu'elle place dans un idéal humaniste.

    J'ai personnellement toujours apprécié le style de Marguerite Yourcenar comme un exemple du bien écrire notre si belle langue française. C'est encore une fois un texte somptueux, ciselé de phrases à la fois sobres et précises, rigoureusement construites, subtilement poétiques dans ses descriptions, riches d'un vocabulaire délicieusement suranné. Cette lecture est certes émaillées de citations latines maintenant peu usitées, fait certes appelle à des notions historiques précises mais cela me rappelle que la lecture, fût-elle dédiée à une œuvre de fiction, est aussi une manière d'apprendre. Elle est aussi une invitation à se remettre en question. Elle restera toujours pour moi un écrivain exceptionnel.

    L'expression « œuvre au noir » est, en alchimie, la première étape du « Grand œuvre » c'est à dire de la réalisation de la pierre philosophale permettant la transmutation du plomb en or mais aussi de produire la panacée qui guérit et ainsi de se ménager l'immortalité. Il est suivi par l’œuvre au blanc, au jaune et au rouge. Symboliquement, cette démarche vise à libérer l'esprit des idées reçues et des préjugés. Zénon, c'est l'homme qui cherche et qui remet en cause les croyances et les connaissances de son temps, qui prend aussi le risque de faire connaître à ses contemporains le résultat de ses investigations, dût-il lui en coûter la vie. Il est un personnage inventé par l'auteure mais son action n'est cependant pas sans rappeler celle de Giordano Bruno, d'Etienne Dolet ou Michel Servet, autant de personnages, en avance sur leur temps mais qui ont payé de leur vie leur discours et la qualité de leurs travaux.

    Zénon est certes un personnage fictif mais comme le note l'auteure dans une note de fin, il est, par ses soins, mis en perspective dans l'Histoire puisque non seulement il est censé naître en 1510 mais des épisodes de sa vie se réfèrent à des événements historiques. L'auteur me le pardonnera mais cela m'évoque Boris Vian qui déclarait « Cette histoire est vraie puisque je l'ai inventée d'un bout à l'autre »

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  • LETTRE A MON JUGE

    N°857 – Janvier 2015

    LETTRE A MON JUGE– Georges SimenonÉditions Rencontre.

    L'envie m'est venue de lire ce texte à la suite de l'écoute un peu hasardeuse, à la radio, de l'intervention du comédien Robert Benoît à qui Georges Simenon avait, quelques mois avant sa mort, donné gratuitement la possibilité d'adapter ce roman à la scène sous forme de monologue. Cette adaptation a été donnée en 2008 au théâtre du Lucernaire. Il s’agit d'un roman épistolaire écrit en 1947 quand il rencontre celle qui deviendra sa seconde épouse et dont il tombe fou amoureux.

    Depuis la prison où il est incarcéré pour le meurtre de sa maîtresse, Martine, le docteur Charles Alavoine, ex-médecin à La Roche sur Yon, installé ensuite dans le région parisienne, écrit à son juge d'instruction. Bizarrement cette longue missive est le pendant d'une instruction et d'un procès pendant lesquels il s'est assez mal défendu. Nous sommes dans les années 50 et il éprouve le besoin d'expliquer son geste qui effectivement est sans raison apparente. Son enfance a été gouvernée par une mère abusive qui, une fois qu'il est devenu médecin, continue de vivre dans la famille qu'il forme avec sa première femme et ses deux filles. Devenu veuf, il épouse Armande, une jeune veuve qui va bientôt se révéler aussi autoritaire que sa mère. Par hasard, 10 ans après, Charles rencontre Martine qui devient sa maîtresse et son assistante. Fou amoureux d'elle, il se montre jaloux, la bat puis l'étrangle. Il choisira la mort dans sa prison.

    Tout d'abord le narrateur s'adresse au juge en lui disant « Mon juge » comme on aurait dit « mon ami ». Cette forme de « familiarité » annonce sans doute le dénouement puisqu'il choisit de confier au magistrat ce qu'il n'a pas dit auparavant alors que tout est décidé pour lui. C'est aussi une manière de refuser l'opprobre d'une exécution. Ce roman n'est pas un polar. Il n'est pas besoin d'un commissaire Maigret pour dénouer les fils d'une énigme compliquée. Charles a avoué avoir tué sa maîtresse et qui plus est s'est mal défendu, un peu comme s'il recherchait sa mort. C'est certes un drame passionnel qu'à l'époque les tribunaux acquittaient lorsque le mari trompé tuait son épouse adultère. Ici, tel n'est pas le cas et Charles tue Martine par jalousie à cause des hommes qu'elle a connus avant lui. Son geste est d'autant plus inexplicable qu'il vit avec elle une vie apparemment sans histoire. Tout cela semble se passer dans sa tête mais il réclame à son juge de n'être pas considéré comme un fou, même s'il voyait dans cette Martine une femme double dont la personnalité et la vie antérieure l'obsédaient au point qu'il ne puisse pas les supporter. Ainsi, en tuant sa maîtresse, il tuait celle qui avait vécu avant lui. Autant dire que cette femme, trop maquillée, trop aguicheuse peut-être dans sa vie d'avant lui l'agaçait. Même si la question qui peut être posée est «  peut-on tuer par amour ? », même si pour un homme, être le premier dans la vie intime d'une femme est un fantasme, cela excuse-t-il le meurtre de cette dernière ? l'avocat a dû avoir du mal à défendre ce client, même s'il insiste sur le fait que la mort l'a serré vraiment de très près, celle de son père d'abord, suicidé, celle de sa première femme ensuite et ce n'est sans doute pas sans raison qu'il choisit la sienne. Il aurait pu plaider l'importance du hasard ou du poids de la solitude, de celui de la vie qu'il ne supportait plus sans Martine même si son existence antérieure où il n'était pas était pour lui insupportable... Charles est un faible, ballotté par les femmes mais c'est aussi, à l'exemple de ses propres parents, un être excessif, outrageusement possessif. Sa profession de médecin, à l'instigation de sa mère, vise surtout à le faire sortir de sa situation de fils de paysan, il devient ainsi notable, quelqu'un d'important qui peut ainsi avoir des exigences. Pourtant la mariage ne lui réussit guère, sa première femme meurt et la deuxième se révèle aussi autoritaire que sa mère. Il n'y a qu'une véritable femme dans sa vie, Martine, même s'il lui est arrivé de tromper ses épouses successives avec d'autres femmes, ce ne furent que des toquades, des opportunités qu’il n'a pas voulu laisser passer, rien de plus. Cette soudaine ingérence de l'amour-passion dans la vie de Charles qui ne l'avait guère connu auparavant a été à la fois une révélation et une révolution mais sa jalousie a précipité son geste meurtrier. Tels sont les arguments qui ont dû se bousculer dans la tête des jurés dont je n'aurais sans doute pas voulu faire partie.

    Simenon ce n'est pas qu'un auteur de romans policiers. Quand il choisit comme ici de faire dans le drame psychologique, il est bien meilleur et son style est toujours aussi agréable à lire.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BAIN DE LUNE

    N°855 – Janvier 2015

    BAIN DE LUNE Yanick LAHENS- Sabine Wespierser Éditeur. (Prix Fémina 2014)

    Le roman s'ouvre sur la découverte par un pêcheur du corps d'une jeune femme qui semble avoir échappé à la violence d'une longue tempête. L'homme qui l'a découverte ne comprend pas comme elle a pu survivre aux flots et c'est pour la jeune femme l'occasion de remonter le temps, d'évoquer l'histoire de sa famille qui commence par un « coup de foudre », celui qui bouleverse les sens et l'âme d'un homme d'âge, Tertulien Mesidor pourtant marié et père d'une nombreuse famille, quand il croise le regard d'une très jeune fille, Olmène Dorival, âgée seulement de 16 ans. Dès lors, rien ne compte plus, ni la différence d'âge et de classe sociale, ni la réputation sulfureuse de l'homme. C'est pourtant cette même famille Mesidor qui s'est attachée, depuis longtemps à spolier les Lafleur, dont descend Olmène et aussi les autres familles, de leurs propriétés foncières et de leurs richesses. Tertulien est un être abject que tous craignent. Pourtant, l'attachement de ces deux êtres que tout oppose est réciproque et il va bouleverser la vie de ce petit coin sauvage où s'accrochaient depuis toujours les idées reçues sur la soumissions des femmes et sur les hommes prédateurs. Entre eux il y a pourtant ce jeu de la séduction fait de l'envie de Tertulien, de la volonté d'Omène de le faire attendre, mais pas trop longtemps, pour lui accorder ce qu'il veut parce que cette union couronnée par une naissance la fera échapper à la misère mais pas à la fuite. Il y a aussi pour les hommes comme Léosthène, le frère d'Olmène, ces espoirs déçus, ses rêves de voyages avortés qui se terminent dans l'illusion d'un ailleurs à cause de la pauvreté du pays.

    Cette rencontre apparemment anodine va engager un siècle d'amour-haine entre deux familles, les Mésidor, des notables aisés, et les Lafleur, des paysans pauvres que la narratrice va évoquer à travers trois générations d'hommes mais aussi de vie faite d'incantations vaudou, de misère, d'insécurité, de bouleversements climatiques et politiques, de domination des hommes sur les femmes, d'accent créole, de cette histoire de l'île dominée par les Duvallier et leurs Tontons Macoutes mais aussi par les Américains ...

    Tout cela, plus le dépaysement d'une île lointaine, la douceur de l'air, l'évanescence des femmes, les vibrations de l'air tropical, la chance ou le hasard... le lecteur est d'emblée transporté dans un ailleurs, l' « anse bleue », faite de sable, d'eau et de sel et de soleil, un décor de carte postale mais que la réalité quotidienne enlaidit surtout quand la dictature des hommes s'en mêle.

    Il s'agit du 4° roman de cette auteur haïtienne de langue française. Le lecteur se perd un peu à travers ces évocations mais l’arbre généalogique de fin l'aide grandement à s'y retrouver. Ce prix consacre en tout cas la culture haïtienne un peu occultée malgré l’œuvre de Dany Laferrière et sa consécration, en décembre 2013, par son élection à l’Académie Française.

    J'ai lu ce roman comme un long poème plein d'images et de senteurs lointaines, de mots créoles, d'évocation de cette terre oubliée que les éléments et les hommes ont tant malmenée. C'est un plaidoyer pour les humbles, les pauvres de ce pays pauvre qui ne croient plus en rien ni aux hommes ni au dieu des chrétiens et à sa morale mais pour qui le seul rempart est le vaudou et la puissance des songes qui annoncent l'avenir. C'est une longue évocation des ancêtres, un livre fait de mystères, d'invocations magiques qui a le pouvoir de sortir le lecteur de son habituel univers romanesque.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CONTE BLEU

    N°856 – Janvier 2 015

    CONTE BLEU Marguerite Yourcenar – NRF.

    Il s’agit d'un recueil de trois nouvelles [« Conte bleu », « Le premier soir », « Maléfice »] écrits entre 1927 et 1930, Marguerite Yourcenar était alors âgée de 24 ans. Ces textes avaient été publiés pour partie dans différentes revues, « Le premier soir » dans « La Revue de France » en 1929, « Maléfice » au « Mercure de France » en 1933. Seul « Conte bleu » était inédit.

    Dans le premier texte, une jeune servante aide des marchands, âpres au gain, à récolter, à l'aide de son abondante chevelure, des saphirs cachés au fond d'un lac. Pourtant, malgré la richesse qu'elle leur procure, elle n'obtient rien d'eux ni partage, ni reconnaissance ni même pitié et ils la maintiennent dans sa condition ancillaire. Le deuxième texte, qui est la reprise d'une nouvelle écrite à l'origine par son père, met en scène deux futurs époux, Georges et Jeanne qui vont se marier par convenance sociale mais non par amour. C'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à une réflexion sur le bonheur et sur le sens de la vie, sur la volonté qu'on peut avoir d’en faire changer le cours ou de s'installer dans une certaine sécurité. Dans le troisième texte, Amande souffre d'un mal incurable contre lequel personne ne peut rien. Son fiancé, Humbert, Toussainte une vieille femme et quelques autres habitants du village décident de faire venir auprès d'elle un autre homme capable de détourner d'elle un éventuel mauvais sort qui lui aurait été jeté.

    J'ai déjà dit dans cette chronique combien l'art de la nouvelle est difficile et surtout quand il s'agit de publier des textes, le plus souvent écrits à des périodes différentes, soufflés par une inspiration pas forcément constante et qu'on doit réunir sous un même thème. Qu'est-ce donc qui unit ces trois récits, quel message peut-on en tirer ? « Conte bleu », veut sans doute dénoncer la cupidité des hommes face à l'accroissement de leurs richesses et leur indifférence face à ceux qui leur permettent de faire ainsi fortune. Veut-il rappeler qu'il est vain d'amasser des biens dans ce monde transitoire ou que le hasard peut se charger de corriger les injustices et les malheurs que les hommes sèment autour d'eux ? En tout cas, l'ambiance qu'il distille évoque les fables orientales. « Le premier soir » qui est peut-être une évocation biographique paternelle mais qui me semble plutôt être le premier chapitre d'un roman inachevé, évoque la nuit de noces de deux êtres finalement étrangers l'un à l'autre et qui menacent bien de le rester dans l'avenir. Dans ce texte il y a toute la fragilité de la beauté, de la jeunesse, de la candeur, du bonheur, de la vie mais aussi toute la persistance du l'hypocrisie, de l'indifférence, de la banalité qui existe déjà entre ces deux jeunes époux. Il oppose la figure de l'homme, désabusé et insensible face à la jeune fille, crédule, vierge et immature. « Maléfice » quant à lui introduit le mystère de la sorcellerie dans notre monde mais aussi l'absence d'amour qui s'insinue entre deux êtres dès lors que l'un d'eux va mourir. Pire peut-être l'amour une fois disparu, c'est une sorte d'indifférence voire une volonté de nuire puisée dans une forme de jalousie qui générera une pulsion mortifère. Une sorte de victoire de Thanatos sur Eros ! Algénare qu'on considére comme une servante à cause de sa pauvreté est présentée comme une sorcière capable de nuire simplement parce qu'elle le veut. En faisant le mal, ou en croyant le faire, elle sortira de sa condition inférieure, s’affirmera comme un être exceptionnel, alors qu'Amande est de toute manière promise à la mort.

    Même s'il n'est pas évident, le « fil d'Ariane » de ce recueil est bien là, dans la dénonciation de l'espèce humaine dont nous savons qu'elle n’est pas fréquentable et ce d'autant plus que nous en faisons nous-mêmes partie. Contrairement à ce qu'une littérature un peu naïve ou trop optimiste voudrait nous faire croire, l'amour est un sentiment qui ne dure pas et le faire rimer avec « toujours » est un leurre. J'y vois personnellement autre chose de la part ce cette auteur majeure de la littérature, une étude à travers trois récit apparemment indépendants les uns des autres de la femme à travers des images croisées et révélatrices.

    Ces textes sont écrits avec un style fluide et poétique qui sera, durant toute son œuvre, la marque caractéristique de Marguerite Yourcenar [J'ai toujours en mémoire le discours qu'elle prononça lors de sa réception à l’Académie Française en 1980].

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ÉLÉMENTAIRE, MON CHER VOLTAIRE

    N°854 – Janvier 2015

    ÉLÉMENTAIRE, MON CHER VOLTAIRE (Voltaire mène l'enquête)– Frédéric Lenormand – JC Lattès.

    On connaissait Voltaire comme philosophe, le voilà transformé en collaborateur de la police. La série « Voltaire mène l'enquête » et le titre du roman qui fleure bon Sherlock Holmes donnent le ton. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que, sous la plume de Frédéric Lenormand, François-Marie Arouet met son esprit en éveil pour découvrir les auteurs d'un crime. Nous sommes en 1734 et Voltaire vient de publier ses « Lettres philosophiques » vouées aux flammes et lui, s'il est pris, à un autre séjour à la Bastille car en matière de lettres, celles qu'il redoute le plus sont bien les « lettres de cachet ». Cela l'amène, pour sa sécurité, à se réfugier en Lorraine, alors duché indépendant de la Couronne, chez la marquise Émilie du Châtelet dont la beauté ne lui est pas indifférente. Elle est aussi une femme de sciences, un esprit éclairé, bref une personne d'exception à côté de qui il ne pouvait passer. Las, on vient de découvrir chez elle le cadavre d'une soubrette assassinée et la maréchaussée s'intéresse donc à elle. Pour les beaux yeux de sa protectrice mais aussi pour sa propre sécurité, notre philosophe se transforme donc en enquêteur, c'est à dire qu'il va se mettre à la disposition de René Hérault, lieutenant général de police, plus ou moins amoureux de la marquise, lequel va pourtant devoir, malgré ses fonctions, ignorer la présence et surtout les extravagances de Voltaire.

    Ses investigations vont le mener incognito à Paris dont il peut difficilement se passer puisque c'est la capitale du siècle des lumières mais aussi là où il exerce le mieux sa verve et son talent. Il va y croiser pas mal de personnages aussi bien dans les bas-fonds des bords de Seine que dans les salons les plus huppés. Pour investiguer tout à loisir, il ne manquera pas de changer de nom, de contrefaire sa physionomie, de se mettre dans des situations parfois rocambolesques. Grâce à son esprit et, il faut bien le dire à la chance, il mènera à bien sa tache tout en tirant, comme à chaque fois, son épingle du jeu. La solution de l'énigme réside pourtant devant les yeux des enquêteurs, à condition toutefois qu'ils soient capables de la voir et ce même si ces apparences sont des plus ordinaires. Quant à la manière de s'y prendre, Voltaire, toujours selon Lenormand, n'est jamais sans ressources. C'est pourtant notre philosophe qui la découvrira, évidemment ! C'est une fiction policière, plaisante et parfois échevelée, qui s'inscrit dans un siècle féru de curiosités et d'automates mais elle met en scène Voltaire qui est pour la France plus qu'un personnage emblématique puisqu'il est à mes yeux et pour toujours celui du « Traité sur la tolérance » et celui de l'affaire Callas.

    Depuis que je lis les romans de Frédéric Lenormand dont cette chronique s'est largement fait l'écho, je dois bien avouer qu'ils sont pour moi un bon moment de lecture non seulement à cause de l'intrigue mais aussi du dépaysement qu'ils procurent, le XVIII° siècle dont il est spécialiste m'a toujours attiré. Son style fluide, jubilatoire, où se mêlent agréablement l'humour et l'érudition, a toujours retenu mon attention. Il ne manque jamais d'ajouter à ses évocations et descriptions des détails culinaires alléchants, des aphorismes bien sentis et des remarques personnelles, pertinentes et impertinentes, que n'aurait assurément pas reniées Voltaire lui-même !

    J'avais bien aimé la série sur le Juge Ti ;celle qu'il consacre à Voltaire n'est pas moins passionnante et j'attends le prochain roman avec impatience. Comme Lenormand le fait dire à l’auteur de Zaïre « Quand on a trouvé une bonne histoire, il ne faut pas en changer ».

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com