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la feuille volante

Articles de hervegautier

  • La neige de l'amiral

    Avril 1992

    n°103

     

    La neige de l'amiral – Alvaro Mutis – Éditions Sylvie Messinger .

     

    Sous la forme d'un journal de bord rédigé sur du papier de hasard, El Gaviero nous relate sa remontée rocambolesque du fleuve équatorial Xurando à la recherche de l'argent. Comme toujours, il note sur lui-même son éternelle remarque « Je suis au plus haut point intrigué par la manière dont ma vie est une répétition d'échecs, de décisions erronées au départ, de voies sans issue qui, mises bout à bout seraient tout compte fait l'histoire de mon existence ».

     

    C'est encore une fois l'histoire d'un voyage, c'est à dire d'une fuite aux côtés d'un capitaine alcoolique et désespéré … et, par intermittence la compagnie d'un major énigmatique qui lui sauve la vie mais qui avait choisi d'abréger la sienne en venant vivre dans cette forêt « Ici ou là-bas, c'est la même chose, seulement ici, ça va plus vite ! » dit-il au capitaine qui le comprend.

     

    Le véritable but d'El Gaviero semble être les scieries situées aux sources du Xurando. Autour d'elles se bâtissent des légendes complaisamment entretenues par le lamaneur et le mécanicien du bord… puis, rapidement, tout cela perd de son intérêt.

     

    Dans ce voyage qui ressemble fort à un retour à ses origines inconnues, avec en toile de fond la Cordillère, il croise la mort, la sienne d'abord qu'il réussit à éviter, celle du capitaine ensuite qu'il découvre un matin, pendu… puis le naufrage fatal de l'esquif qu'il venait de quitter quelques heures auparavant.

     

    Dans sa tête demeure l'image d'une femme, Flor Estevez et de « la neige de l'amiral », établissement perdu dans la montagne qu'il retrouve vide et délabré.

     

    Ce livre est une approche supplémentaire du personnage d'El Gaviero, marin énigmatique et solitaire en perpétuelle errance, personnage romanesque mais Ô combien attachant dû au talent à chaque fois renouvelé du poète Alvaro Mutis.

     

    © Hervé GAUTIER.

  • D'ARGILE ET DE FEU

    N°992– Novembre 2015

     

    D'ARGILE ET DE FEU Océane Madelaine- Éditions des Busclats.

     

    Étrange récit que celui-ci qui se décline alternativement sur deux cahiers, le blanc où la narratrice, Marie, évoque son enfance dans la garrigue, ses parents morts, sa peur du feu qui les tua, la pension chez les sœurs, Pierre, son compagnon qu'elle suivit dans cette ville du nord, son travail d'enseignante puis son départ sans raison, seule, vers le sud, à pied avec chaussures de marche et ampoules douloureuses et pour seule boussole son envie de vivre autrement, de tourner le dos à sa vie d'avant, de changer pour l'inconnu, le hasard, l'inconfort... Sur le cahier rouge elle épelle la vie d'une autre Marie, qu'on nommait aussi Jeanne, la bâtarde, femme de terre et de feu qui a vécu au XIX° siècle et a choisi un métier réservé aux hommes dans lequel elle s'est imposée. Elle a jeté ses poupées pour modeler des écuelles, des pots, des pichets, préféré malgré son jeune âge les tours, la sculpture et l'émail au point d'imposer plus tard son style et d'apposer sa marque personnelle sur chaque pièce réalisée [« fait par moi, Marie Prat »]. Parce qu'elle a laissé des traces, elle la rencontre par hasard, à mi-parcours de son périple, se réfugie dans une cabane en planches et choisit de s'y fixer à cause de la couleur et des vertus de cette terre. Elle ne le sait pas encore mais ce terroir sera un jalon dans son voyage, peut-être aussi un but à cause de ce géomètre taiseux et énigmatique qu'elle rencontre là ou de ce rendez-vous imprévisible avec l'histoire de cette femme et aussi avec son destin personnel. Elle sera potière comme elle, un peu comme si, malgré toutes ces années, elle lui passait le relais. Elle apprend donc, s’approprie cet art populaire et quasiment brut dont elle ignorait tout, parvient à dominer sa peur du feu parce que les habitants du lieu l'incitent à reprendre l'usage du four laissé par Marie Prat. Ainsi le feu assassin devient-il pour la jeune femme, fécond, bénéfique, apaisant. Elle façonnera et cuira la glaise, ajoutant des mots pour que la complicité avec l'autre Marie soit complète, pour que l'hommage soit authentique .

     

    Pourtant son voyage n'est pas terminé et un peu malgré elle doit aller plus loin, vers son enfance et ses souvenirs, comme un devoir de mémoire personnel, comme une manière de se retrouver elle-même, une chanson espagnole pleine de soleil au coin des lèvres pour adoucir cet hiver rude, emportant avec elle l'esprit et l'exemple de cette Marie Prat.

     

    J'ai lu certains passages à haute voix pour apprécier toute la musique poétique de ce beau livre fort bien écrit, alternant les passages sensuels et bucoliques.

     

    Je le redis ici, dans le climat délétère qui nous entoure, lire est apaisant

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • MADAME RÊVE

    N°991– Novembre 2015

     

    MADAME RÊVE Pierre Grillet- Stock.

     

    Quand on écoute une chanson, ce qui frappe d'abord, ce qu'on retient en premier, c'est la mélodie, c'est grâce à elle qu'on la reconnaît même si on n'est pas musicien. La mémoire des paroles vient après mais il arrive souvent qu'on ne les retienne pas ou qu'on les attribue au chanteur même s'il n'en est que l'interprète. Ici, le texte est né, s'est enrichi, à gagner en maturité et en sensualité entre Pierre Grillet et Alain Bashung parce que, sans doute, chacun y a pris sa part personnelle. Pour l'auteur de ce livre, les paroles de la chanson comme du roman lui ont été inspirées par une femme, ce qui est plutôt banal au demeurant mais, ce qu'il l'est peut-être moins c'est que cet amour qui en est à l'origine a quelque chose d'impossible, il est fait d'étreintes et de fuites, de retrouvailles et de trahisons, de réconciliations, de passions avortées, d'indifférences et de jalousies...Natasha y accroche sa vie, son sourire, ses absences, « sa part ». Lui apporte son besoin irrépressible de la protéger, ses envies, ses fantasmes, ses lâchetés… Elle lui est indispensable, elle existe dans sa mémoire plus que dans son quotidien, entre la drogue et la liberté, sa vie de papier n'est faite que de ces mots qu'elle lui souffle sans le savoir. Être la muse d'un écrivain a quelque chose de frustrant et de merveilleux à la fois. Lui n'est ici que de passage sans vraiment l'intention de marquer son temps malgré les mots qu'il distribue pour le succès des autres parce que le parolier est souvent oublié ou méconnu. Il écrit non pour gagner de l'argent mais pour se libérer et fixer ses souvenirs mais reste son éternel amant, un homme de passage qu'on prend et qu'on oublie, qui part à l'aube, qu'on cache, qui ne laisse qu'une ombre, qu'un souvenir mais pas de trace dans le quotidien et peu de projets pour l'avenir…

     

    On a beaucoup gloser sur le sens des paroles de cette chanson qui parle de l'onanisme féminin et de la jouissance. Ce thème a été longtemps tabou et ces mots écrits ont suscité de la gêne, entre vulgarité et puritanisme. C'est vrai qu'il est décevant d'avoir écrit quelque chose et de devoir le garder pour soi faute de pouvoir le faire partager parce que les autres ne le comprennent pas ou le refusent. C'est aussi bête que cela mais une chanson doit être chantée et le jour où on trouve l’interprète, une voix la fera exister. Quand elle sera chantée, diffusée, on pourra toujours l'aimer, la détester, s'identifier à elle et se demander si peut-être c'est de soi dont elle parle, cela ne coûte rien mais elle finira assurément dans l'oubli. Heureusement Bashung est là pour « Madame rêve » mais Natacha, elle, n'est qu'une ombre.

     

    Le livre refermé que m'en reste-t-il ? Une impression bizarre, comme quelque chose qui ressemble à l'évocation d'un amour chaotique, épisodique mais bizarrement sincère et profond parce que non pollué par un quotidien matrimonial, une volonté de faire revivre un passé en pointillés. Pourquoi pas ? Nous savons tous que nos proches disparus, ceux que nous ne reverrons plus, ne sont vraiment morts que lorsqu'on ne pense plus à eux. Je sais aussi que la genèse des mots qu'on charge de porter le souvenir d'un être aimé s'inscrit dans l'univers douloureux qu'est un livre. L'accouchement en est difficile et le résultat bien souvent en-deçà de nos propres espérances, avec au bout, la déception de n'avoir pas su ou pas pu dire exactement ce qu'on porte en soi. On connaît, à ce moment-là, la vraie dimension de la solitude, de l'impuissance, de l'inutilité, on se raccroche à ce qu'on peut, on choisit de voir des signes dans le hasard, le destin ou dans un quelconque dieu si on croit à son message, on retient ses larmes ou on se laisse aller, cela dépend de chacun. On aurait souhaité échanger notre vie contre celle qui vient de disparaître mais ce troc n'est pas possible et cela génère une culpabilité ridicule, irrationnelle mais incontournable. On s'accroche au peu de choses qui restent et qui symbolisent et rappellent sa vie, des photos, des objets personnels, cela rassure parce qu'ils entretiennent la mémoire, comme les mots parce que le tri se fait de lui-même et qu'il n'en reste que le meilleur puisque c'est, inconsciemment, ce qu'on veut préserver.

     

    C'est un texte sur la passion que j'ai pourtant lu sans passion, presque pressé de connaître l'épilogue sans pour autant être capable d'en interrompre définitivement la lecture avant la fin. Une impression bizarre donc.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BREVIAIRE DES ARTIFICIERS

    N°990– Novembre 2015

     

    BREVIAIRE DES ARTIFICIERS Mathias EnardGallimard.

    Illustration de Pierre Marques.

     

    Quand, dans ma volonté de découvrir l’œuvre de Mathias Enard, j'ai ouvert de roman, je dois dire que les événements que nous vivons depuis plusieurs mois, qui menacent durablement notre démocratie et notre art de vivre à la française, étaient bien présents à mon esprit. C'est, certes « un manuel de terrorisme à l'usage des débutants » comme l'indique la 4° de couverture, mais c'est surtout une histoire un peu surréaliste, qui se passe de nos jours, celle de Virgilio, un esclave caribéen un peu naïf qui reçoit de son maître un enseignement en dix leçons pour devenir un parfait artificier. Ce maître, solitaire et âgé, va lui enseigner par l'exemple comment venger des siècles d'oppression des maîtres sur les esclaves, des blancs sur les noirs, des colonisateurs sur les colonisés, bref comment déstabiliser une société trop bien établie sur cette injustice. Il va lui détailler non seulement l'aspect technique d'une telle action subversive mais aussi développer des arguments religieux, philosophiques, sociologiques, moraux, médiatiques qui, à ses yeux, font du terrorisme un art. Il l'incite à apprécier ce qu'est « un bel attentat », l'invite à entrer dans sa confrérie de tueurs.

     

    Je n'ai pas pu lire ce livre qui est une fable, sans en alterner la lecture avec le suivi de l'actualité. C'est certes une fiction qui fait appel à la philosophie et la culture, toute choses qui sont absentes du cerveau des assassins du « Bataclan » et de « Charlie » et il convoque sans doute Camus sans le citer [« Mal nommer les choses, c'est rajouter du malheur au monde »]. Dans le domaine « descriptif et métaphorique» de son propos qui s'inscrit dans cette grande foire d'empoigne qu'est notre monde, ce maître révolutionnaire n'oublie personne et dresse pour un Virgilio de plus en plus dubitatif un portrait peu reluisant de la société qui nous entoure. Ce livre est présenté sous le couvert de l'humour mais, à la lumière des événements récents, et de ce qui sans doute se prépare, je ne suis pas sûr d'avoir vraiment ri ou même souri, tant ce qui est écrit évoque des épisodes meurtriers qui ont endeuillé notre démocratie. Il nous rappelle qu'il ne faut pas se laisser abuser par les apparences et endormir par la torpeur d'une actualité où rien ne se passe mais où toujours quelque chose se prépare. Certes, dans un excès d'humour, le maître confesse que la seule chose qu'il peut revendiquer c'est un « attentat à la pudeur » ou plus simplement la destruction d'un palmier, symbole du tourisme dans cette île du soleil ; ce serait pour lui se libérer d'une logique économique asservissante, une sorte de mouvement de résistance que n'auraient désapprouvé ni Eluard ni Aragon ni Char. C'est sans doute un peu trop cérébral, trop intellectualisé, pas si comique que cela, mais quand même efficace. L'air de rien, l'auteur procède par images simples voire anodines mais qui, à bien y réfléchir, nous rappelleront quelque chose et forcément pas les plus agréables. Il met en scène les jésuites, ce qui n'est pas neutre, et par là instille une dimension religieuse à son propos. Chacun y donnera la signification qu'il souhaite. Alors, texte volontairement politiquement incorrect, désir de rire de tout ou envie de faire dans le dérisoire. Pourquoi pas ? Les dessins de Pierre Marquès participent de cette démarche ironique qui, sous la plume d'Enard, donne une coloration culturelle au terrorisme. Il illustre même son propos d'exemples d'une déconcertante mais pertinente logique qui témoignent d'une réflexion sérieuse de la part de son auteur, d'une grande connaissance de l'espèce humaine capable du meilleur comme du pire et pour qui plus un mensonge est gros plus il est crédible. Cela n'exclut évidemment pas ni la subtilité ni la discrétion, qualités dont sont dépourvus ceux qui ont semé la mort dans le monde démocratique. Je les imagine incultes, dogmatiques et seulement animés d'une volonté aveugle de tuer, mais c'est sans doute un autre débat. Je me souviens que dans ma jeunesse on a beaucoup parlé du « péril jaune » ; c'est bien un péril qui nous menace, mais on s'était seulement trompé de qualificatif tout en se campant dans la béate certitude que rien ne pouvait nous arriver.

     

    Comme d'habitude, ce texte regorge de références érudites et même des remarques gastronomiques (mais pas seulement), le style est agréable et le tout m'a procuré, malgré la dramatique actualité, un bon moment de lecture. Lire et aussi écrire seront toujours pour moi un antidote aux événements délétères qui nous entourent. Je le redis ici, bien avant qu'il n'obtienne le prix Goncourt, je me suis intéressé à l’œuvre de Mathias Enard parce que je l'ai jugée originale et digne d'attention.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PERFECTION DU TIR

    N°989– Novembre 2015

     

    LA PERFECTION DU TIR Mathias Enard – Actes Sud.

     

    Dans mon souvenir de jeune appelé du contingent, l’instruction militaire se caractérisait par l'exercice physique et la discipline. Le temps réservé au tir constituait en lui-même un moment fort où les soldats que nous étions alors prenaient toute leur mesure puisque le « métier » qu'on entendait nous inculquer était « d'apprendre à tuer ». Dans ma mémoire, c'était un moment bizarrement excitant peut-être à cause de l'odeur de la graisse et de la poudre mais aussi parce qu'il couronnait en quelque sorte notre apprentissage et était entouré d'une procédure particulière à cause de la dangerosité de la séance et de l'application méthodique dont il fallait faire preuve pour loger une balle au centre de la cible. C'était un mélange subtil de maintient du fusil sans trembler de manière à obtenir une visée parfaite, le vide qu'il fallait faire dans ses poumons, l'adhésion du buste au fusil pour minimiser le recul, la pression progressive de la première phalange sur la détente, le tout dans une concentration maximum où le départ du coup devait surprendre le tireur. Tout cela constituait un tir parfait, bien différent de ce qu'on voit au cinéma où l'acteur « arrose » anarchiquement son adversaire. Ensuite seulement venait le plaisir des résultats mais ce n'était qu'un exercice sur des silhouettes en carton.

     

    Cet « art » de tirer je l'ai retrouvé dans la technique et le monologue de ce jeune sniper, combattant d'une quelconque guerre civile. Ce jeune homme aguerri nous livre dans un soliloque sa fascination pour son arme et pour la mort qu'il sème autour de lui au gré de son humeur comme si toute sa vie tenait dans la ligne de mire de son fusil. Il tire peu mais fait mouche à chaque coup et met même un point d'honneur à éviter les tirs trop faciles, considérés comme dégradants pour lui mais ce n'est pas pour autant un esthète. Il recherche seulement à être un perfectionniste. Il va rencontrer Myrna, une jeune fille de quinze ans qui va s'occuper de sa mère rendue folle par les hostilités et sa proximité va bouleverser sa vie. L'ambiance de ce roman est un peu surréaliste, on sent que le sniper fait son métier avec amour, conscience jusqu'à l'acte gratuit qui le valorise. Il est même satisfait qu'on reconnaisse ses mérites. Le soir, il rentre chez lui comme un simple employé après sa journée de travail et retrouve la jeune fille qui fait naître chez lui à la fois des gestes de protection et des fantasmes érotiques et son envie de tuer se transforme parfois en volonté d'agresser la jeune fille. Sa vie se résume au tir et à Myrna et cela le rend invincible. Quand elle disparaît, il est comme fou et songe à la tuer et à supprimer tous ceux qui s'opposent à leur rencontre. En réalité en lui se bousculent la volonté d'être avec elle et de la supprimer pour qu'elle n'appartienne pas à un autre. Dehors la guerre fait rage et elle est pour lui comme une drogue mais il est frustré de ne pas voir ses victimes, le résultat de son travail, de près, pourtant, dans les moments d'accalmie, la vie reprend normalement, et comme en temps de paix il se promène avec la jeune fille sur la plage ou en ville.

     

    C'est le premier roman d'Enard, fort bien écrit comme toujours et qui rend compte de cette tension où la vie est l'enjeu dans une atmosphère de terreur, de folie et de violence. Il date de 2003 et marque le début d'une ascension qui le verra consacré par le prix Goncourt en 2015.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA NUIT DE FEU

    N°988– Novembre 2015

     

    LA NUIT DE FEU Eric-Emmanuel Schmitt – Albin Michel.

     

    L'auteur a alors 28 ans, en pleine recherche de sa voie entre écriture et enseignement de la philosophie, et il participe en qualité de scénariste à un projet de film sur le père de Foucault. Pour cela il se rend, avec le réalisateur dans le Hoggar sur les traces du religieux. Se joignant à un groupe de touristes d'horizons socio-professionnels différents, il effectue un parcours dans le désert et après quelques jours de marche, à la suite d'un état d’excitation extrême ou d'un caprice, se perd seul et subit une sorte de « voyage astral » d'une nuit qui lui fait approcher la mort.

    Ce titre est emprunté à Pascal qui nommait ainsi sa nuit mystique. Il parait particulièrement pertinent puisque E-E Schmitt a découvert Dieu sur le mont Tahat à cette occasion. Tous les ingrédients sont ainsi présents, le désert grandiose propice à la réflexion, l'opacité glaciale de la nuit saharienne, le scintillement de la voûte céleste, l'idée de l'infini face à sa propre fragilité, l'ascension d'une haute montagne, l'abandon de tout confort occidental, la solitude face à soi-même... Ils invitent à un retour sur soi, sur le passé personnel avec ses joies et ses peines, ses moments forts comme ses compromissions…

    De nombreuses pages, souvent émaillées de descriptions poétiques fort bienvenues, sont consacrées à des ratiocinations d'intellectuels désireux d'expliquer le monde, les hommes comme la formation de la terre et de l'univers, entre interrogations éternelles et affirmations sans cesse remises en question, humilité, curiosité et pédantisme. Cela m'a paru long. A partir de la moitié du récit, à l'invitation de la prière du Touareg accompagnateur, on en vient à un questionnement sur l'existence de Dieu ainsi que du hasard, de la mort, de la survie de l’âme... Ce sont là des thèmes récurrents que le décor particulier suscite, mais l'expérience de l'auteur, sa découverte de la foi et surtout son retour à la vie ne sont pas sans poser aussi d'autres questions existentielles pertinentes sur son destin, le choix de sa personne, les circonstances de ce qui devait être un rendez-vous avec Dieu, le hasard, l'usage qu'il fera de ce « cadeau », le message de Charles de Foucault...

    A titre personnel, je n'ai jamais voyagé dans le désert mais le hasard de mes visites dans les bibliothèques m'a fait croiser l’œuvre de Lorand Gaspar. A la lecture de ses poèmes, moi le béotien du voyage, bien campé dans mes charentaises, j'ai vraiment vu les ergs et les oasis ce qui m'a fait lui avouer humblement cette incroyable et inattendue sensation que je n'ai pas vraiment retrouver ici. Mais ce n'était pas vraiment le sujet. Quant à l'existence de Dieu qui fait l'objet d'un de mes questionnements intimes, comme sans doute nombre d'hommes, je n'ai guère avancé sur ce sujet à l'invite de ce texte. Peut-être devrais-je moi aussi répondre à cet appel du désert pour avancer sur ce thème ? Il est un fait que l'imminence de la mort incite à se rapprocher de Dieu, on ne sait jamais, surtout si on n'a guère respecté le « pari » du même Pascal. Il y a effectivement une relation entre Schmitt et l'auteur des « Pensées » qui lui aussi frôla la mort avant de trouver Dieu lors de sa « nuit de feu ». La perspective de réaliser un documentaire sur Charles de Foucault contenait sans doute en filigrane ce rendez-vous et cette révélation ? La foi est une chose qui nous est donnée, non pas qui est acquise au terme de je ne sais quelle démarche et j'ai toujours respecté ceux qui avouent être ainsi l'objet d'une telle révélation, en pensant peut-être qu'ils ont eu bien de la chance puisque, après tout, il ne faut négliger aucune aide pour supporter cette vie qui n'est pas un cadeau mais juste un prêt temporaire. Pour lui il s'ensuit une véritable béatitude que ne lui avait pas pas procuré la philosophie. Dans l'histoire, il ne manque pas de ces conversions qui, pour être intimes, n'en sont pas moins spectaculaires. Pourtant, je ne suis pas bien sûr qu'il suffise de se mettre à genoux pour croire, comme l'abbé Huvelin l'ordonna au jeune officier Charles de Foucault qui allait devenir ermite, prêcheur et « bienheureux ».

    E.E. Schmitt avait déjà abordé le thème de la mort et de Dieu dans « Oscar et la dame rose » que j'avais bien aimé (La Feuille Volante nº749). Il s'agissait d'un roman ce qui n'est pas le cas ici. Dans le domaine religieux, ce témoignage ne m'a pas convaincu, partagé que je suis, quand je referme un tel livre, entre le solipsisme et le prosélytisme mais j'ai quand même eu plaisir à le lire à cause du style de l'auteur.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA DETTE

     

    N°987– Novembre 2015

     

    LA DETTE Mike Nicol – J'ai lu.

    Tome 1 de la trilogie « Vengeance »- Traduit de l'anglais (Afrique du sud) par Estelle Roudet.

     

    Mace Bishop, le blanc et Pylon Buso le noir sont les deux héros de ce polar gore qui se déroule au Cap. Ce sont deux anciens mercenaires et trafiquants d'armes pour le compte de l'ANC qui se sont reconvertis pour une retraite tranquille dans la protection d'amateurs de safaris chirurgicaux fortunés. Autant dire qu'ils ont oublié l'emploi de la kalachnikov qui fut longtemps leur outil de travail. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes s'il n'y avait eu une vieille affaire de dette d'honneur et aussi un petit chantage autour d'un magot planqué aux îles caïmans, ce qui va les obliger à reprendre du service. Ils sont contactés par un ancien compagnon de route, Ducky Donald, le bénéficiaire de cette fameuse dette, dont le fils, Matthew est gérant d'un boite de nuit qui est une plaque tournante de la drogue. Il est menacé par la « Pagad », une association qui lutte contre le trafic de stupéfiants et que représente Sheemina February, une avocate énigmatique et un peu sulfureuse qui est une vieille connaissance de Mace et qui lui rafraîchira la mémoire sur un passé qu'il espérait définitivement enfoui. Tel est point de départ de ce polar rugueux et noir où la violence éclate à chaque page et le suspens est distillé à travers un style minimaliste et un rythme effréné. C'est aussi un portait sombre de cette société sud-africaine pas vraiment meilleure que les autres, loin des clichés touristiques ordinaires. Pourtant la description du Cap est convaincante avec d'un côté les riches quartiers blancs et de l'autre les ghettos où vivent les noirs, pauvres et souvent malades du SIDA. Bref une lecture prenante, dynamique, bien dans le style polar noir que j'ai découverte grâce à  Babelio (« Masse Critique ») et aux éditions « J'ai lu » que je remercie. Peu familier de ce genre, j'ai quand même été un peu surpris mais je respecte la travail de l'auteur.

     

    Les personnages ne manquent pas durant ces 600 pages, ce qui nuit un peu à l'intérêt de ce volume et rend un peu laborieuse sa lecture. Je retiens surtout les femmes et si l'une d'elles est douce maintenant, les autres ne sont pas des plus tranquilles, à la fois déjantées, troublantes, dangereuses ou sexy. Avec eux nos deux lascars vont aller au devant d'ennuis divers qui sont directement issus de leur passé fangeux dont souhaite se souvenir Sheemina. L'auteur nous embarque donc dans des affaires variées depuis l'enlèvement d'enfant jusqu'aux trafics d’armes, de drogue et de diamants mais aussi, pour que le panel soit complet, meurtres, règlements de compte et affaires louches, contrats qui tournent mal y compris la gestation pour autrui au profit de deux homosexuels italiens fortunés, guerre civile, carnaval et terrorisme islamique... ce qui dilue un peu l'attention du lecteur mais maintient le suspens. Nos deux héros étaient des brutes sans scrupules mais l'auteur nous donne maintenant à voir une toute autre image de Mace, ex-baroudeur lovelace devenu père de famille, amoureux de son épouse et qui culpabilise pour l'état de sa fille paralysée.

     

    Quant à cette dette dont on nous parle tout au long de ce roman, nous le saurons qu'à la fin ce qu'il en est, mais partiellement seulement puisque nous avons en mains le premier tome de cette trilogie. Ce serait plutôt une forme de vengeance. C'est quand même une performance d'avoir réussi à parler à son lecteur d'une chose pendant si longtemps et de ne lever partiellement le voile qu'à la fin.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA REPUBLIQUE DU CATCH

     

    N°986– Novembre 2015

     

    LA REPUBLIQUE DU CATCH Nicolas de Crécy - Casterman.

     

    C'est une histoire un peu compliquée des forts contre les faibles, d'un petit bonhomme chauve, Mario, marchand de pianos, au physique de petit fonctionnaire subalterne, qui se cache derrière de grosses lunettes et que son neveu, Enzo, un bébé maléfique qui en fait n'est pas son neveu, veut tuer parce qu'il veut s'approprier sa boutique pour en faire une salle de jeu dans une ville aux faux-airs de New-York. En plus nous avons droit à un manchot pianiste (l'oiseau pas un homme, évidemment), ce qui est assez inattendu, une série de fantômes finalement sympathiques mais relégués dans une usine qui est une sorte de lieu oublié simplement parce qu’ils n'ont pas réussi leur vie (là j'y vois quelque chose que nous connaissons chez nous dans ces banlieues où s’agglutinent les chômeurs), des mafieux italiens peu engageants, des catcheurs costumés comme des super-héros de dessins animés américains, avec poursuites et combats un peu déjantés... Cela tisse un univers assez singulier. On peut donner la signification qu'on veut à cette fiction en forme de bande dessinée et ce d'autant que la fin offre largement la place à l'interprétation personnelle et à la suite qu'on peut soi-même imaginer. Après tout, peut-être y aura-t-il un autre album ?

     

    Je ne suis pas un familier de ce genre de lecture que j'ai cependant tenté dans le cadre de « Masse critique » (merci à Babelio et aux éditions Casterman) mais je n'ai guère été convaincu. Ce que je retiens peut-être c'est une sorte de victoire des faibles sur les forts même si cela ne fonctionne vraiment que dans les romans et bien peu souvent dans la vraie vie. Quant à l'amour que ce pauvre Mario éprouve pour Bérénice la catcheuse, je ne l'ai pas bien senti non plus. Lui ne veut pas mourir sans avoir touché la peau d'une femme et sûrement aussi avant d'avoir fait l'amour mais, elle ne pense qu'à elle, qu'à sa carrière… Cela en revanche je peux le comprendre parce que cela met en évidence des facettes de l'espèce humaine, entre désirs inassouvis générateurs de mal-être, de frustrations et égoïsme.

     

    Mettre en perspective le catch et la musique classique est en revanche une idée intéressante, même si je n'y connais personnellement rien ni en catch ni en musique, quant à la mafia… Il y peu de dialogue, c'est très visuel, un peu comme au cinéma sans histoire très structurée si ce n'est la quête d'un amour impossible. Certains personnages prennent des formes insolites, minimalistes parfois et subissent des transformations assez bizarres, le piano roule et le bébé parle comme un grand et tire au pistolet, ce qui illustre l'imaginaire débordant de l'auteur.

     

    Le graphisme est lui-aussi minimaliste, en noir, blanc et nuances de gris, façon manga (Il me semblait que les mangas japonais se caractérisaient surtout par la dimension des yeux des personnages. Ici apparemment pas puisque Mario se cache derrière d'immenses lunettes rondes qu'il n'enlève épisodiquement que vers le milieu de l'histoire), puisque cette bande dessinée a été conçue pour un éditeur japonais comme l'explique l'auteur en fin de volume.

     

    Je suis certainement passé à côté de quelque chose mais c'est quand même le résultat d'un travail d'auteur.

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • REMONTER L'ORENOQUE

    N°984– Novembre 2015

     

    REMONTER L'ORENOQUE Mathias Enard – Actes Sud.

     

    C'est encore une fois une histoire de triangle amoureux mais pas vraiment le classique vaudeville : mari, épouse, amant. Ici Johanna, jeune et belle infirmière, célibataire est amoureuse de Youri, un chirurgien d'origine russe, mal dans sa peau tandis que Ignacio, également chirurgien, collègue et ami de Youri convoite la jeune femme. Ils travaillent ensemble au bloc opératoire d'un hôpital parisien en pleine canicule de 2003. Johanna est au centre de cette relation amoureuse où Youri, en dehors de la salle d'opération, est au bord d'un gouffre où l’alcool lui tient lieu d'équilibre. Elle est pourtant ensorcelée par lui. De son coté Ignacio est marié à Aude et c'est grâce à Youri qu'il l'a rencontrée. Il est lui aussi désespérément amoureux de Joana qui a recours à lui quand Youri sort de ses gonds et devient belliqueux et même violent. Le jeune praticien est volontiers hautain, condescendant, imbu de lui-même à cause de sa jeunesse, de ses illusions, de sa richesse, de sa fonction de chirurgien et méprise les autres soignants qui lui sont inférieurs et dont Joana fait partie. Il est même pervers puisqu'il pousse la jeune femme dans les bras d'Ignacio qui pourtant, parce qu'il est réservé et trop timide, parce qu'il ne veut pas commettre l'adultère et sait qu'il en vivra jamais avec la jeune femme un amour impossible, n'est pour elle qu'un confident. Elle pourrait être sa fille à cause de la différence d'âge et représente un risque pour sa vie familiale, pour sa carrière qu'il a si patiemment construites, pour son sens de la moralité peut-être qui s'oppose ainsi en lui à cet amour un peu fou. Son désir sera inassouvi. De son côté, Joana est fascinée par Youri au point de s'attacher désespérément à sa personne mais elle finit par fuir cette liaison délétère avec lui et cette promiscuité professionnelle malsaine. Pour cela elle choisit le Venezuela, son pays à elle mais aussi celui d'Ignacio. Elle remonte l'Orénoque, ce fleuve qui traverse le Venezuela d'Est en Ouest, sur un rafiot rouillé qui est à l'image de sa vie et de sa désespérance face à ces deux hommes. Remonter le cours du fleuve jusqu’à la source c'est un peu matérialiser l'impasse de sa vie. C'est comme si à la canicule française répondait la touffeur tropicale vénézuélienne, comme si la débâcle hospitalière due à l’afflux de patients répondait le désordre intime de sa vie, comme si la mort qui rodait dans les couloirs de ces hôpitaux français et de ces maisons de retraite non adaptés évoquait celle de cette femme dont la vie n'a plus de véritable sens hors. Ce voyage est plus qu'un retour aux sources, c'est une retrouvaille avec le père, mais une retrouvaille virtuelle parce qu'elle ne l'a que peu connu. Elle est pleine de fantasme, de souvenirs et d'espoirs. Il y a autre chose aussi, me semble-t-il : Malgré elle, Joana accomplit ainsi son destin de femme. Comme sa mère qui vécu seule à cause de la disparition de son mari, elle fuit Youri et ce faisant elle réincarne cette fatalité. Elle a été orpheline de père et l'enfant qu'elle porte, parce qu'il naîtra et vivra loin de son géniteur, sera lui aussi un enfant sans père. Suivant une règle non-écrite mais implacable, elle reproduira, malgré elle l'exemple que sa mère a vécu et ce même si elle veut l'éviter. C'est à la fois une fuite et une lâcheté pour Joana qui porte en elle la vie et qui fuit Youri et le désir qu'elle a de lui autant qu'elle a la volonté d'échapper à cet homme, à sa folie, « à sa chute loin de lui-même ». Tout cela n'est peut-être que fantasmes, volonté avortée, désir à jamais impossibles parce que nous en sommes que les usufruitiers de notre propre vie.

    Je note encore une fois la dimension un peu longue des phrases qui peut parfois rebuter le lecteur mais qui n'affecte pas la qualité poétique du style.

    Ce roman a fait l'objet d'une adaptation cinématographique par Marion Lainé sous le titre de « A cœur ouvert » en 2012.

     

    Depuis qu'il a obtenu en 2010 le Prix Goncourt des Lycéens « Parle-leur de Batailles, de rois et d'éléphants » (La Feuille Volante n°477), cette chronique suit attentivement Mathias Enard. Il vient de recevoir le Prix Goncourt 2015 pour « Boussole » (La Feuille Volante n°969). J'ai assez dit que ce prix prestigieux avait parfois été attribué à des auteurs qui le ne méritaient pas, aussi ai-je plaisir à saluer cette distinction, accordée au premier tour de scrutin, par six voix sur dix à Mathias Enard dont le talent est ainsi consacré. Je le fais d’autant plus volontiers qu'en même temps son éditeur, Actes sud, qui s'est caractérisé par les choix de publication parfois audacieux et bien souvent judicieux, est aussi distingué. On sort petit à petit de la spirale infernale nommée il y a bien des années par le néologisme« Galligrasseuil » et je trouve cela plutôt bien.

     

     

    Hervé GAUTIER – Novembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • CELLES DE LA RIVIERE

     

    N°985– Novembre 2015

     

    CELLES DE LA RIVIERE Valérie GearyÉditions Mosaic.

    Traduit de l'américain par Marylin Beury.

     

    Sam, une jeune fille tout juste sortie de l’adolescence et Ollie, encore enfant, jouent au bord de la rivière Crooked. Elles découvrent le cadavre d'une femme flottant entre deux eaux. Les deux sœurs ne s'attendaient guère à ce spectacle qui les bouleverse d'autant plus que cette morte leur rappelle leur mère disparue quelques semaines plus tôt. Depuis, Sam est perdue sans elle mais Ollie est depuis devenue complètement muette comme elle l'avait été quatre ans auparavant à la mort de sa tante Charlotte. A la suite de la découverte du cadavre de la rivière, une enquête et ouverte, menée par l'inspecteur Talbert et dans le pays on se méfie de leur père, un être marginal, surnommé « Ours », qui vivait ans un tipi, ayant abandonné femme et enfants. Pour la police et aussi pour la population de cette petite ville pétrie de préjugés et de rancœurs, il fait figure de coupable idéal. En effet la situation familiale des deux filles était un peu compliquée puisqu'elles n'habitaient plus chez leur père depuis deux ans même si leurs parents n'étaient pas officiellement séparés. Depuis la mort de leur mère elles étaient revenues vivre avec lui. A certains indices les deux enfants finissent par penser que leur père est responsable de l’assassinat de cette femme trouvée dans la rivière et ce d'autant qu'il n'a sûrement pas tout dit. Pour ne pas le perdre comme elles ont perdu leur mère et pour ne pas aller vivre chez leur grands-parents à Boston, elles décident de mentir pour le protéger bien qu'il ait été arrêté comme principal suspect.

     

    Avant que le éditions Mosaic, que je remercie, ne me fassent parvenir ce roman, je ne connaissais pas l’œuvre de Valérie Geary. J'avoue que ce livre m'a quelque peu déconcerté. La page de garde annonce effectivement qu'il s'agit d'un roman mais le premier chapitre donne plutôt à penser que le lecteur va avoir affaire à un « policier ». D'une certaine façon, c'est un peu le cas puisqu'il y a un meurtre, sauf que les fonctionnaires de police font montre d'une particulière inexistence. Les investigations, d'ailleurs fort rocambolesques, sont menées par Sam elle-même qui ne croit pas à la culpabilité de son père, avec toute la naïveté et la spontanéité de l’adolescence dans laquelle elle entre. Et bien entendu en toute illégalité ! Elle est, en cela soutenue, un peu malgré elle cependant, par Ollie qui, bien que muette est adepte des sciences paranormales correspond avec des fantômes et des esprits. Elle voit et entend des choses que les autres personnes autour d'elle ne perçoivent pas. Le roman est assez bizarrement construit qui donne la parole alternativement à Sam et à Ollie et c'est à travers leurs yeux et leurs craintes intimes, leurs rêves, leurs visions que se déroule ce récit. Je veux bien que ceux qui ont perdu un être cher soient l'objet d'hallucinations mais quand même ! Le lecteur découvrira ce récit émaillé de mensonges, de secrets, de on-dit et de non-dits, ce qui épaissit grandement le mystère qui entoure la personnalité d'Ours...

     

    La lettre d'accompagnement indique que ce roman doit beaucoup à la propre histoire de l'auteure. J'avoue que ce détail me laisse dubitatif, entre autobiographie et imagination créatrice. Je note cependant que ce roman m'a tenu en haleine jusqu'à la fin avec un sens particulier et vraiment peu ordinaire du suspens. Il est bien écrit (bien traduit?) et procure une lecture fluide et fort agréable. Au début, certes l'auteure présente les personnages et définit l'intrigue mais il y a des longueurs dues notamment à des descriptions de la nature environnante, des abeilles, ce qui dilue un peu l'attention. J'ai lu ce roman comme un récit initiatique dramatique pour les deux filles qui ainsi quittent l'enfance et entrent de plain-pied dans le monde brutal des adultes. C'est aussi une sorte de deuil de la famille, l'absence de leurs parents que cette histoire raconte pour les deux filles. A titre personnel, je communie à ce genre d'épreuve qui marque durablement l'existence future de ceux qui la vivent. Pour autant l'épilogue lui aussi m'a un peu déconcerté.

     

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  • NEVERHOME

    N°983– Novembre 2015

     

    NEVERHOMELaird HUNT - Actes sud.

    Traduit de l'américain par Anne-Laure Tissut.

     

    Nous sommes pendant la guerre de Sécession aux États-Unis et Constance, habite avec son mari Bartholomew dans une ferme de L’Illinois où ils vivent ensemble un bonheur tranquille. Cette guerre réclame la présence sous les armes de cet homme, faible de constitution et qui n'a vraiment rien d'un soldat. Parce qu'elle est dotée d'une forte stature, qu'elle n'a peur de rien, qu'elle sait tirer au fusil, elle se travestit en homme, revêt la tunique bleue de l'armée du Nord et part sous le nom de Ash Thompson. Cette femme est présentée comme un être robuste et son mari comme quelqu’un de fragile.

     

    C'est là une décision qu'elle prend pour remplacer Bartholomew qu'elle aime à la folie. Elle va donner le change dans cet univers de combattants masculins, acquiert même le surnom de « Gallant Ash », Ash le galant, pour avoir donné sa veste à une jeune fille dont le corsage était déchiré, va rencontrer le fantôme de sa mère morte avec qui elle entretient une conversation permanente et intime, gagnera l'estime de tous ces hommes, souvent des soudards, qu'elle surpasse largement en valeur humaine et en qualités militaires, mais toujours en tant « qu'homme ». Elle se révèle en effet être un excellent « soldat », rusé et courageux et sa bravoure va même jusqu'à être connue dans le camp d'en face où on sifflote « La ballade de Galland Ash ». Tout au long du récit, elle va raconter à son mari resté à la ferme, dans des lettres, son épopée guerrière avec ses scènes de combat et ses drames.

     

    Dans les armées de cette époque, il y a toujours eu des femmes qui suivaient les régiments dont elles assuraient l'intendance comme cantinières ou blanchisseuses. Ici, c'est différent et j'avoue que, au début, je n'ai pas tellement cru à cette mascarade d'une femme qui se fait passer pour un homme et combat sous l'uniforme pendant cette guerre civile sans que personne ne s'en aperçoive. Compte tenu des circonstances, on ne devait pas être très regardant sur la procédure d'incorporation, particulièrement sur la visite médicale, et tout engagement était bon à prendre. Pourtant, il semblerait que selon les recherches effectuées, d'autres femmes firent cette guerre, déguisées en hommes. Le roman indique en effet que Constance en rencontre quelques-unes. Pourtant cette situation n'était pas vraiment idyllique et il fallait que ces femmes soient effectivement solides parce que non seulement elles affrontaient les balles, la faim, la peur, mais quand elles étaient découvertes, quand leur subterfuges était dévoilé, elles étaient lourdement punies comme ce roman le révèle. On accuse en effet Constance d'être une espionne, on l'emprisonne, on l'humilie par des corvées dégradantes et on menace même de la pendre. Ce livre est donc un hommage qui leur est rendu d'autant que l'histoire, les hommes, ont cherché à effacer ces actions individuelles dans la mémoire collective. Après tout, même si la guerre est traditionnellement une affaire d'hommes, dans tous le conflits les femmes ont su prendre leur part en luttant pour leurs convictions.

     

    J'ai lu ce roman comme une épopée mais aussi comme une formidable histoire d'amour de cette femme pour son mari. Non seulement elle le remplace dans ce conflit, risque sa vie dans cette lutte fratricide, mais cet acte héroïque n'est pas une fuite puisqu’elle entretient avec lui une correspondance suivie et lui renouvelle à chaque fois son attachement et son amour.

     

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  • LA PETITE BARBARE

    N°982– Novembre 2015

     

    LA PETITE BARBAREAstrid Manfredi - Belfond.

     

    Ce que nous décrit cette « Petite Barbare » dont nous en connaîtront pas le nom c'est un univers de banlieue dans tout ce qu'il a de plus sordide, entre chômage, alcoolisme, vie étriquée, huissiers... Rien que le surnom de la narratrice nous donne une idée de ce qui va suivre. Quand on est une jolie fille un peu paumée, on est une proie facile pour les petites frappes de cet univers fait de violence, de drogue, de prostitution et il ne manque pas de minables caïds ou prétendus tels qui prospéreront dans cette marginalité pour profiter d'elle. Ainsi, dès le collège, à treize ans, exerce-t-elle ses « talents » de future tapineuse sous l'égide d'Esba, dit « le Prince noir », sorte de minable Janus qui gouverne un gang où vont rapidement se développer la drogue, l'argent facile, la prostitution, les trafics en tous genres et bien entendu le meurtre. Et tout cela au nom d'Allah ! C'est tout à fait dans l'air du temps mais il me semble que faire souffrir et tuer au nom de Dieu, que ce soit sous couvert du Djihad ou de l'Inquisition, m'a toujours paru surréaliste et ceux qui s'en sont rendus coupables, qu'on a sanctifiés ou qu'on envoie au Paradis, restent des criminels. La pauvre petite est tellement naïve qu'elle accepte de servir « d’appât » et c'est elle qui paiera pour tout le monde et fera de la prison (la couverture du roman est assez subjective qui donne à voir, d’une manière stylisée deux mains crochues symbolisant cette spirale). C'est depuis sa prison qu'elle écrit, qu'elle évoque cette enfance volée, cette adolescence difficile, tout un univers de désamour, de délinquance familiale, la honte de n’être pas comme les autres filles des quartiers bourgeois quand, d'aventure elle est invitée pour un anniversaire. Alternativement, elle raconte cette vie en taule, comme elle dit, et les fantasmes qu'elle fait naître chez les gardiens et chez le directeur. Elle ressasse ses erreurs, ses espoirs, son appétit de lire, Marguerite Duras et Boris Vian, et de rêver à un autre monde que celui dans lequel elle vit. Elle va donc imiter ce processus qui peut toujours être une thérapie, une catharsis. Elle exprime avec des mots bien à elle cette haine de la société autant que son rejet du système carcéral.

     

    Cette histoire nous rappelle par bien des côtés la réalité quotidienne de ces banlieues autant que des affaires judiciaires qui ont émaillé ce qu'on a du mal a appeler des « faits divers ». Elle souhaite même, à sa sortie de prison, s'amender par un travail régulier et officiel dans une librairie, en tissant des espoirs pour son livre. En ce sens ce roman est plutôt bienvenu parce qu'il rend compte d'une société faite de plus en plus de violence et de peu d'espoirs. Le livre refermé, il me reste une sorte d'impression bizarre. On a parfaitement le droit de dénoncer les insuffisances , les vices et même les tares de notre société, et dans ce registre il y a de l'ouvrage mais, à mon avis, quand on choisit de le faire sous la forme littéraire, on se doit de bien écrire c'est à dire de servir correctement notre belle langue française. C'est vrai que certains auteurs, ex-prisonniers, ont fait ce parcours littéraire et se sont révélés des écrivains de qualité. Il m'est arrivé dans cette chronique de célébrer leur talent. Certains ont même été à l'origine de la création de mots mais ici, je n'ai rien lu de semblable sinon des propos orduriers qui ne m'ont point fait rêver. Je m'attendais à autre chose, surtout à la lecture de la 4° de couverture et des critiques dithyrambiques qui ont accompagné la sortie de ce roman. J'ai été largement déçu.

     

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  • LA COULEUR DE L'AUBE

    N°981– Novembre 2015

     

    LA COULEUR DE L'AUBE - Yanick Lahens – Sabine Wespiesser éditeur.

     

    Ce sont deux jeunes femmes, Angélique et Joyeuse qui alternativement s’expriment tout au long de ce texte. Angélique, l’aînée, est sage et soumise, vouée à Dieu et à ses ses malades de l’hôpital, travailleuse et aidante pour sa mère, partage avec son frère et sa sœur une petite maison dans les faubourgs de Port-au-Prince. Joyeuse est tout le contraire, belle et rebelle, sensuelle et sexuelle, gourmande de vie, elle est vendeuse dans une boutique de luxe et attend qu'un homme s’intéresse vraiment à elle et aspire à une vie meilleure malgré la misère et la violence qui font son quotidien. Fignolé, leur frère, qui ne vit que pour la musique, est incapable de s'insérer dans la vie en dehors du parti des Démunis où il milite et qui semble être sa boussole. Il n'est pas rentré de la nuit et l'aube angoisse Angélique qui n'a cessé d'entendre des tirs dans le lointain à cause d'une émeute contre le gouvernement. La mère est vouée au vaudou dans cette famille monoparentale que le géniteur, un homme « rusé et vantard » a quitté depuis longtemps.

    Il y a d'autres personnages dans cette vie, le pasteur Jeantilus dont nous parlera Angélique mais aussi John, l'Américain, le journaliste-humanitaire qui a choisi leur famille pour réaliser une œuvre charitable mais qui n'est pas vraiment accepté et qui ne réussit pas dans son entreprise à cause de son arrogante utopie face à un peuple noir qu'il considère comme inférieur. Gabriel, le fils d'Angélique, témoin de tout cela et qu'elle considère comme responsable de sa solitude. Tout en attendant un homme, un mari, elle élève son fils dans la crainte de Dieu, loin de l'exemple de sa parentèle, coincée entre superstition, utopie et légèreté. Pourtant, elle porte cette maternité comme une faute, victime d'un homme disparu, comme pour sa mère avant elle. Fortuné qui, en vrai caméléon, s'adapte aux circonstances au détriment des autres, Ti-Louze, la bonne noire, Mme Jacques qui illustre la classe qui domine l'île...

     

    C'est donc un récit à deux voix d'où sourd une sombre angoisse qui est déclinée à travers ces deux voix de femmes, deux monologues alternatifs. Il s’inscrit dans l’unité de temps d'une seule journée pendant laquelle se déroulera cette enquête familiale de ces trois femmes pour retrouver ce fils et aussi une sorte d'unité d'action qui se décline dans les trahisons politiques, les enlèvements, le chaos, la violence quotidienne d’Haïti vouée à la violence et à la mort mais aussi dans l'appétit de sensualité.

     

    Le style est simple, sensuel, dépouillé, poétique [J'ai même lu certains passages à haute voix pour goûter la musique des mots]. Pour l'auteur l'écriture est une thérapie dans cet univers douloureux qu'est celui de son pays. Elle en porte un témoignage littéraire, émouvant et révélateur de la réalité politique et économique d’Haïti.

     

    Après la lecture de « Bain de lune »- Prix Fémina 2014 (La Feuille Volante n°855) qui m'avait bien plu, j'ai lu ce roman comme une fenêtre sur la culture haïtienne, la religion chrétienne d'Angélique, fortement teintée de superstition noire et le vaudou et ses rites de sa mère, mais aussi sur son quotidien fait de misère et de violences du clan Duvalier. J'y ai lu la beauté et la sensualité des femmes caribéennes, la déliquescence d'une société en train de mourir entre la violence, la drogue et la mort.

     

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  • Le rire du grand blessé

    N°980– Octobre 2015

     

    Le rire du grand blessé - Cécile Coulon -Éditions Libra diffusio.

     

    Imaginez un pays imaginaire où le système social serait basé sur l'ignorance et le divertissement. En effet personne ne sait lire mais prend du plaisir à écouter en lecture publique un « livre-frisson ». Bien entendu tout cela est entièrement contrôlé par le pouvoir et se passe lors de manifestations que surveillent, dans des stades des gardes eux aussi illettrés. Cela a pour but non seulement de contrôler la production littéraire mais aussi de ménager pour le peuple des instants, assez courts d'ailleurs, de défoulement public. L'un d'eux, dont le nom est remplacé par un numéro (1075) vient de la campagne et souhaite intégrer cet organisme de surveillance. Il est costaud et parfaitement ignare ce qui fait de lui un candidat idéal. Effectivement, on le transforme en automate à condition qu'il n'apprenne jamais à lire. Il devient l'élite de cette garde prétorienne mais est un jour mordu gravement par un molosse qui accompagne les gardiens. A l’hôpital où il est soigné, le hasard le met en contact avec un groupe d'enfants et il entend pour la première fois le mots « alphabet » et « dictionnaire » qui font naître chez lui un désir d'apprendre. Lui qui était différent des autres, qui était le symbole parfait de cette société, en devient la déviance. Il apprend à lire et se cache même pour cela et Lucie Nox, qui ressemble à «Big Brother » qui sait tout et voit tout le perce à jour. La paix intérieure que pouvaient ressentir les analphabètes qui apprenaient à lire est insupportable pour le système mais c'est bien ce qu'il ressent. Lucie pourtant quelqu’un de compréhensif qui ne le dénoncera pas aux autorités parce qu'ainsi elle avouerait la faillite de son programme et peut-être aussi la fin de son parcours professionnel. Leurs carrières à tous les deux est assurée par cette sorte de secret. 1075 sera promu, deviendra tout puissant au sein du système.

     

    C'est une fable, parfois grinçante parfois inquiétante qui décrit cette société très hiérarchisée et encore plus déshumanisée et on se dit qu'on a peut-être échappé à cela. Voire, cela peut ressembler par certains côtés à nos sociétés dites libres.

    En lisant ce genre de roman on a imperceptiblement des références à « 1984 » de George Orwell, à « Fahrenheit 451 » de Ray Badbery et même du roman « Les hommes frénétiques » du très classique Ernest Perochon, autant de dystopies qui mettent en garde le lecteur contre les déviances possibles des régimes totalitaires gouvernant la société. Après tout, rien n'empêche un écrivain d'exprimer ainsi ses peurs, de les mettre en scène sous la forme d'un d'exorcisme. Ces romans sont parus au milieu de XX° siècle et ont eu des formes d'illustrations dans les années qui ont suivi. Je ne suis pas bien sûr que ce roman n’empreinte pas quelques-unes de ses scènes à notre société, moins dans le domaine de la lecture publique que dans celui du sport ou de certains spectacles par exemple. Quant à la destruction des livres anciens, je crois que nous l'avons déjà rencontrée dans les autodafés nazis qui brûlaient les ouvrages prohibés en favorisant ceux recommandés par le régime. C'est l'image de toutes les censures que nous avons connues, y compris en France, sans oublier « l'Index » longtemps en vogue dans l’Église catholique. Quant au matraquage publicitaire des nouveautés littéraires, et pas seulement, il génère souvent des scènes de « fièvre acheteuse » un peu délirantes chez nos concitoyens.

     

    Le système d'espionnite et de délation, il me semble qu'il existe déjà et qu'il est même largement répandu notamment dans le monde du travail ou de surveillance sur la voie publique par le biais des caméras. La solitude des membres de cette société me paraît s'apparenter à celle que nous connaissons malgré les réseaux sociaux, les occasions de plus en plus nombreuses se rencontrer…Le fait que 1075 prenne conscience de la vacuité de son existence et la combatte par la lecture, je trouve cela plutôt bien et ce n'est pas moi qui dirait le contraire. La lecture a toujours correspondu à un éveil de la conscience. Son attitude est alternativement celle d'un homme qui veut tout faire pour réussir,

     

    Le livre refermé, je suis perplexe autant par l'histoire racontée que par ce qui peut lui tenir lieu de morale. Un conte philosophique, oui peut-être ?

     

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  • Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran

     

    N°979– Octobre 2015

     

    Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran Eric-Emmanuel Schmitt – Albin Michel.

     

    Finalement il n'est pas mal ce petit, Moïse, Momo comme l'appelle Ibrahim, l'épicier arabe de la rue Bleue, le seul arabe de la rue juive. A 13 ans il casse sa tire-lire pour aller aux putes, c'est sa façon à lui d'être baptisé et d'être un homme. Il y a pire comme rite de passage même s'il se sent bien seul. C'est sans doute un peu prématuré, mais il grandit plus vite que les autres enfants de son âge, puisque son père, un avocat sans cause, est viré du cabinet où il travaille et le quitte comme sa mère et son frère l'avaient fait auparavant. Sa solitude s'aggrave encore, mais il décide de faire semblant que son père est toujours avec lui, mais quand même, c'est un sacré coup… et ce n'est que le début ! Sur les conseils avisés de son ami, il apprend même à sourire et cette arme bien pacifique se révèle efficace et lui ouvre bien des portes qui auparavant lui étaient fermées. Heureusement qu'il a M. Ibrahim qui lui donne un Coran, ce qui, à un juif, est un cadeau assez original. Ce qu'il l'est encore plus c'est que son ami arabe ne lui parle pas comme un religieux mais comme un homme simple et bon qu'il est. Momo, le juif, devient Mohammed aussi naturellement que cela.

     

    J'y ai lu une fable sur la tolérance, l'acceptation de l'autre tel qu'il est et non pas tel qu'on voudrait qu'il soit, comme un récit initiatique du passage de l'enfance à l'âge adulte, avec pas mal d'aphorismes sérieux et d'autres moins. Cela se veut drôle mais je ne suis pas bien sûr que cela le soit vraiment, à force de nous répéter que la vie est belle, qu'elle n'est pas triste (comme c'est écrit sur la 4° de couverture) on peut le croire, mais on n'est quand pas obligé parce que tout cela, c'est dans les romans seulement. C'était plutôt une bonne idée de nous raconter cette histoire en mélangeant à la fois les générations ( le vieil homme et l'enfant ) et les religions (le juif et l'arabe) mais ce conte philosophique, même s'il est plein d'enseignements et de bon sens, me paraît un peu trop optimiste, bien loin de la réalité, de la vraie vie...

     

    C'est bien écrit, agréable à lire, poétique, émouvant parfois, humoristique souvent, plein d'un espoir un peu surréaliste, une manière de leçon de vie un peu trop idyllique. Au début, je m'attendais à autre chose ... Dans cette longue nouvelle, l'auteur renoue avec le thème de la mort, celle d'Ibrahim qu'il oppose à la vie, celle de Momo. Elle continuera celle de son ami. Eric-Emmanuel Schmitt les décline dans le cadre d'une fable qui emporte l'adhésion du lecteur même s'il garde à l'esprit qu'il est dans une fiction. Personnellement, de part mon expérience, je ne partage pas sa vision de la vie, pour autant, j'ai été conquis par son talent de conteur et je continuerai à faire perdurer, dans la cadre de la découverte de son œuvre, cette agréable sensation d'être ailleurs. Cela me réconciliera peut-être avec l'espèce humaine, sinon, tant pis pour moi !

     

    J'ai abordé l’œuvre d'Eric-Emmanuel Schmitt avec « L'enfant et la dame rose » (La Feuille Volante n°749) et j'avoue que cela m'avait bien plu.

     

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  • VENUS D'AILLEURS

    N°978– Octobre 2015

     

    VENUS D'AILLEURS Paola Pigani -Éditions Liana Levi.

     

    Mirko et Simona sont Albanais et frère et sœur, tout juste âgés de 20 ans. En cette fin du XX° siècle, ils viennent du Kosovo déchiré par la guerre. En passant par l'Italie et par un centre de transit en France, ils connaissent toutes les étapes et les épreuves que doivent traverser les réfugiés puis s'installent à Lyon où ils trouvent du travail, elle dans un magasin de vêtements, lui sur les chantiers. Le frère et la sœur ne se ressemblent pas, Simona est combative, ne s'en laisse pas compter, noue des amitiés, ne manque pas une occasion de s'affirmer et souhaite surtout s'intégrer. Elle veut faire oublier qu'elle est « une fille de l'Est » tandis que lui vit plutôt dans la nostalgie de son pays et exprime son désarroi dans des graffs, malgré la violence et la racisme qui hantent ces lieux, mais pas seulement. Elle s'implique plus que lui dans l’apprentissage du français qui est le gage d'une intégration réussie.

     

    C'est dans ces endroits un peu flous que fréquentent les graffeurs que Mirko rencontre Agathe et un amour fragile naît entre eux.

     

    Cette histoire est rendue par petites touches parfois poétiques. Le problème qu'elle soulève est évidemment d'actualité mais j'avoue y être entré difficilement. J'ai, en revanche, été sensible à un personnage secondaire qu'est celui du bouquiniste, une sorte de marginal sympathique qui propose à Mirko de découvrir le français à travers les livres de Blaise Cendras et de Prévert qu'il lui donne. C'est plutôt une bonne école et un belle approche de notre langue, il lui parle d'une autre guerre, la deuxième, de la Résistance dont Lyon fut un haut-lieu, lui offre un vieil atlas comme pour lui dire que nous appartenons tous au monde.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • PORTRAIT D'APRES BLESSURE

    N°977– Octobre 2015

     

    PORTRAIT D'APRES BLESSURE Hélène Gestern -Arlea.

     

    Olivier est professeur d'histoire à l'université mais actuellement en disponibilité pour produire, à la télévision, des « émissions historiques ». Il forme avec sa compagne, Karine, hôtesse de l'air, un couple atypique mais qui bat de l'aile. Héloïse, plus réservée et érudite est responsable du département « Mémoire et Patrimoine » du Ministère de la Défense. Elles est mariée à Yves, un ingénieur aéronautique, souvent en déplacements et ils forment ensemble un couple tranquille et sans enfant mais au bord de l'ennui. Héloïse est devenue, presque naturellement la collaboratrice d'Olivier. Un matin, ils prennent le métro ensemble et une explosion se produit qui blesse gravement Héloïse qu'Olivier a réussi à dégager des décombres. Au moment de leur évacuation, ils sont en état d’extrême vulnérabilité ; Héloïse est à demi dénudée et quelqu’un prend une photo qui au nom du droit à l'information mais surtout pour satisfaire le voyeurisme médiatique, va être diffusée sur internet et dans la presse du monde entier. La posture donne même lieu à des commentaires et des extrapolations déplacés. Pour des raisons différentes la déstabilisation s'installe dans les deux couples à cause de cette photo alors que les autorités s'attachent davantage à l'enquête sur cet acte terroriste.

     

    Au delà de l'histoire longue et qui s'inspire de la réalité, ce texte où parlent alternativement Olivier et d’Héloïse, cède progressivement la place à d'autres personnes qui s’expriment elles aussi directement, me paraît poser plusieurs questions. La première est sans contexte le « droit à l’image », cher aux juristes mais c'est une théorie, un principe juridique qui ne pèse pas grand chose, dans une société qui s'en nourrit chaque jour davantage et surtout dans une action en justice, aléatoire et perdue d'avance. Le pouvoir de cette photo, souvent volée, parfois truquée sans vergogne pour être plus émouvante et accompagnée de titres racoleurs, décuplé par internet (On sait les ravages qu'a pu faire le cyber-harcèlement, notamment chez les adolescents), transforme bien souvent le photographe plus soucieux de la réaliser sur le vif que de porter secours aux victimes, en un complice actif de ce marché où elle fera vendre du papier.(Je ne parle pas du chantage qui va avec). En prenant son cliché, en faisant son métier, il oublie délibérément les dégâts qu'ils peut occasionner dans la vie de ceux qu'il vient de photographier. C'est un véritable viol par objectif interposé. La liberté de la presse, le droit à l'information « à tout prix » auxquels nous sommes si attachés et au nom desquels, devenus des consommateurs effrénés d'images et même des voyeurs, nous abandonnons volontiers les convenances, la rationalité et la maîtrise de soi issus de notre éducation, et ce même si nous prenons la précaution de déguiser cela sous l'hypocrite compassion, se transforment en une force magnétique à laquelle nous résistons difficilement. Il y a certes, dans ces circonstances, et c'est plutôt rassurant, des actes héroïques individuels, mais quand même. Ce droit à l'information passe souvent par l'image qui tire en partie sa légitimité et son utilité de l'histoire qui, bien souvent, est contestée dans ses moments les plus tragiques. Il est vrai aussi que les photos portent témoignage, éveillent les consciences, sans elles l'information n'existerait pas. Le travail que mène Olivier à la télévision tourne lui aussi autour de l'image et il prend conscience, à travers cet événement qui le touche de près, qu'il est lui aussi complice de la force de ces clichés qu'il exploitait auparavant sans le moindre scrupule. Pris par le sérieux de sa recherche il n’accordait pas à ceux dont il publiait les photos le respect qu'il revendique maintenant pour lui-même. On comprend que ce paradoxe, né de cette prise de conscience et face à l’hypocrisie journalistique ordinaire , soit dur à vivre pour lui.

     

    L'autre question est plus intime. Le couple Yves/Héloïse est présenté comme sans histoire. On imagine qu'ils se disent tout, ne se cachent rien de leur vie professionnelle, or nous savons que cette dernière est bien souvent la cause de nombreux divorces, l'honnêteté et la confiance étant deux des principaux ciments du mariage. Ici, cette photo et les commentaires qu'elle inspire donne forcément à penser, même s'il n'en était rien, qu'Olivier et Héloïse avaient alors une liaison et qu'une amitié entre un homme et une femme ne peut pas ne pas se terminer par une passade. Dans ce contexte, il ne faut surtout pas rechercher compréhension ou réconfort auprès de la famille; c'est souvent de là que viennent les pires coups auxquels d’ailleurs on ne s'attend pas et les unions, même les plus solides résistent rarement à ce genre d'épreuves.

    Le style est simple,sans fioriture, efficace et l'épilogue conclut à sa manière cette réflexion sur l'image.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LETTRES A MA MERE

    N°976– Octobre 2015

     

    LETTRES A MA MERE Présentées par Didier Lett - Le Robert.

     

    Les relations que les enfants ont avec leur mère sont complexes. Cette femme leur a certes donné la vie mais les véritables liens se tissent entre eux au cours de leur existence en fonction des choix opérés, de l'éducation, de la place de chacun au sein de la famille, des préférences affichées ... Bien entendu, ils sont différents en fonction du sexe des enfants, de leur sensibilité, de l'attitude des parents. Les différentes civilisations ont mis en exergue ces liens. Il y a sur ce sujet tout une littérature abondante, d'ailleurs contradictoire, présentant la mère soit comme un être qui se sacrifie pour ses enfants soit un monstre d’égoïsme qui au contraire ne pense qu'à ses intérêt au détriment de sa propre famille. La mère est un personnage qui a été souvent idéalisé mais abusive, aimante, directive ou possessive, ce sont là bien souvent des qualificatifs qui s'attachent à cette mère qui inspirent à ses enfants de l'amour autant que de la haine. Les termes de ces correspondances filiales en font foi, soit touchants et tendres, soit formels, pleines de rancœurs, de reproches ou d'incompréhensions. Elles sont le reflet de la vie et de ces liens familiaux difficiles ou passionnés. Correspondances de gens célèbres ou de quidams, lettres ordinaires ou de guerre, quand la mort menace, qu'on attend une consolation pour un déboire amoureux ou un deuil, qu'on demande des conseils, de l'argent, des encouragements ou qu'on y exprime ses regrets de l'enfance, c'est souvent à sa mère qu'un enfant s'adresse[dans ce choix de Didier Lett, le père est souvent mort prématurément]. Les échanges épistolaires entre mère et fille adolescente sont parfois durs et marquent ainsi la différence de génération, mais quand les combats font rage et que la mort rôde pour les soldats, c'est bien souvent leur mère qu'ils appellent. Malgré des liens familiaux difficiles, les enfants remercient souvent leur mère pour ce qu'elle a été, pour l'éducation, l'exemple et l’amour qu'elle leur a donné.

     

    Les lettres que Didier Lett a colligées sont majoritairement écrites à leur mère par des fils ayant atteint un certain âge, rares sont celles qui émanent d'une fille ou plus rares encore, celles écrites par une mère à son enfant. Ce choix est révélateur puisqu'on a toujours privilégié dans l'histoire épistolaire les lettres masculines et d'adultes au détriment de celles des femmes, des filles et des jeunes enfants. Ces lettres sont aussi principalement récentes mais certaines autres, plus anciennes, permettent de se faire une idée des mœurs, des croyances, du mode de vie, des relations familiales, de la culture de leur époque, c'est une véritable chronique vivante. Il y est souvent question de séparation entre une mère et sa fille, éloignée d'elle par le mariage comme chez Mme de Sévigné ou chez Léopoldine Hugo. On connaissait l'attachement d'Antoine de Saint-Exupéry à sa mère, plus étonnant sans doute sont les liens qui unissaient Le Corbusier à la sienne. C'est Robert Brasillach, écrivain collaborationniste, recherché à la Libération qui se livre pour que sa mère soit délivrée par la Résistance qui la retient captive. Plus surprenante encore est cette lettre de Simenon à sa mère, décédée quelques trois an plus tôt où il déplore l'absence de liens entre eux, même s'il lui reconnaît des qualités. Étonnant, quoique bien en accord avec son personnage, est ce témoignage de Depardieu pour sa mère qu'il appelle « La Linette » et malgré tout émouvant est son aveu.

     

    Entre les hommes et les femmes, l'amour, surtout s'il se décline dans le mariage, est une chose fongible et consomptible. Dans ce recueil, obtenu dans le cadre de « Masse critique », ce dont je remercie Babelio et les éditions Le Robert, les lettres publiées montrent que l'appartenance à une famille ressert ce lien. Le fait pour une femme de donner la vie à des êtres qui n'ont pourtant rien demandé, c'est à dire de les projeter dans un monde hostile et, bien souvent de les charger de poursuivre l’œuvre parentale jusque dans la progéniture, lui donne une dimension différente. La filiation qui en résulte crée un attachement particulier entre une mère et son enfant, ce dernier trouvant souvent les mots pour l'exprimer simplement tout en craignant de ne pas être à la hauteur des espoirs qu'on a mis en eux. Qu'elle soient griffonnée sur un bout de papier ou sur un riche vélin, une missive est toujours, à mon avis, un moment fort, plus qu'un SMS ou qu'un e-mail plus communs aujourd'hui, parce qu'on peut la toucher, la sentir, la plier, la garder… On confie à la feuille blanche qui est pourtant un fragile support, surtout au pas de la mort, et en quelques mots, tout ce qu'on n'a pas pu dire avec de longs discours tout au long de son parcours sur terre. C’est une ultime trace laissée dans cette vie dont nous ne sommes que les modestes usufruitiers.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • GLOSE

     

    N°975– Octobre 2015

     

    GLOSE Juan José SaerLe Tripode.

    Traduit de l'espagnol par Laure Bataillon.

     

    Nous sommes quelque part dans une ville d'Amérique du sud, le 23 Septembre 1961 et Angel Leto comptable de son état, mal dans sa peau, décide sans raisons apparentes de se promener en ville au lieu de se rendre comme chaque jour à son bureau. Chemin faisant, il rencontre une vague connaissance, le Mathématicien, homme athlétique en costume blanc et fort élégant. Ensemble, ils évoquent l'anniversaire des soixante cinq ans du poète Washington Noriega, fête à la quelle ni l'un ni l'autre n'ont assisté, Leto parce qu'il n'y était pas invité, le Mathématicien parce qu'il était en voyage en Europe. Ce dernier évoque pour Leto cet anniversaire à travers la relation que lui en a fait un certain Bouton. Ainsi chacun cherche-t-il à « gloser », c'est à dire à commenter un fait dont il n'a pas eu personnellement connaissance. En réalité il ne se passe rien d'autre que ces bavardages, parfois médisants au termes desquels, plus on avancera dans la lecture de ce roman, moins on en saura, puisque les événements de cette soirée sont constamment parasités par leurs souvenirs personnels ! Le Mathématicien vit mal ses contradictions de classe et ne prise guère ceux qui appartiennent à la sienne. Leto, quant à lui est obnubilé par le suicide de son père. Dans cette relation pleine d'extrapolations plus ou moins surréalistes, il est un peu question de tout, comme du faux-pas d'un cheval ou de cette histoire de moustiques. Ainsi chacun donne son avis, fait des commentaires personnels, malvellants ou empreints d'une certaine mauvaise foi mais qui n'ont rien à voir avec le sujet qui les occupe puisqu'aussi bien nous avons là une somme de digressions, de résumés, de rappels, de reconstitutions de l'événement. Cela peut être passionnant ou carrément barbant, c'est selon.

    A cette heure la ville est particulièrement animée et la circulation est dense et des incidents vont venir troubler la narration des promeneurs. Cela ne les empêche pas de rencontrer Carlos Tomatis, un journaliste vantard qui va également donné sa version des faits et bouleversera les certitudes de nos deux marcheurs. Une autre version sera aussi donnée par un ami du Mathématicien qui lui racontera dix huit ans plus tard dans les rues de Paris, il pense à une autre fête qu'il regrette.

     

    Ce roman s'articule en trois parties qui en correspondent finalement qu'à la distance parcourue par les marcheurs (Les premiers sept cents mètres, les sept cents mètres suivants, les derniers sept cents mètres). Cette partition peut donner l'impression au lecteur qu'il s'agit d'un récit linéaire fort long par ailleurs mais ce n'est qu'une illusion puisque ces 300 pages du roman ne représentent en réalité qu'une heure de la vie de ceux dont il est question . A travers le passé et l'avenir ici évoqués, il est surtout question de la vie de Washington Noriéga à travers l'histoire de l'Argentine… C'est un véritable parcours labyrinthique

     

    Qu'est ce à dire en réalité ? Que la réalité est relative, les témoignages sujets à caution et parfois partiaux et contradictoires. La vie peut être regardée comme quelque chose d'instable, de chaotique et l'imagination quelque chose qui n'a pas de limite. En tout cas ce récit qui n'en n'est pas vraiment un emporte l'adhésion du lecteur par le style débridé des phrases

    Est-ce un exercice de style à la Queneau ou un récit aussi déjanté que celui que Perec nous offre dans « Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour » ? Cela m'a paru à moi comme quelque chose que j'aurais peut-être envie de poursuivre, dans une sorte d'écriture aussi déjantée que celle de l'auteur si, bien entendu, j'en avais le talent ou l'imagination, « n'est ce pas », comme dirait l'auteur.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE BOXEUR POLONAIS

    N°974– Octobre 2015

     

    LE BOXEUR POLONAIS Eduardo Halfon- Quai Voltaire.

     

    Ce sont deux nouvelles assez courtes qui comportent ce recueil. De l'aveu même de l'auteur, c'est un genre littéraire dans lequel il s'exprime le mieux. Il me paraît important de commencer par la seconde au terme de laquelle cet écrivain guatémaltèque , juif polonais d’origine, ayant faut ses études aux États-Unis est invité à un colloque qui a pour thème « La littérature écorche la réalité ». C'est une formule assez sibylline qui, au milieu des insomnies qu'elle lui procure, lui fait penser à un film de Bergman. Il en vient à s'interroger sur l'interdépendance de la réalité et la littérature et conclue que cette dernière est, à ses yeux, synonyme de destruction puisque l'écrivain, même s'il souhaite en rendre compte avec précision, l'oublie. Cela l'amène à se remémorer une histoire que son grand-père lui racontait alors qu'il était petit. Le vieil homme lui révéla que le numéro tatoué sur son avant-bras était en réalité son numéro de téléphone qu'il ne parvenait pas à se rappeler. Plus tard, alors que son petit-fils a grandi et qu'il l'interviewe, le vieil homme lui parle du camps d’Auschwitz où il devait être exécuté. La veille, le hasard lui fait rencontrer un boxeur polonais qui, pendant toute la nuit, lui indique ce qu'il doit dire et ne pas dire aux Allemands qui le lendemain seront chargés de le juger et qui décideront de sa vie ou de sa mort. Le fait est qu'il a effectivement la vie sauve grâce à ses conseils. L'auteur décide donc, quelques années après, de raconter cette histoire qui fait l'objet de la première des deux nouvelles de ce recueil et qui apparemment lui convient parfaitement. Ce faisant, la littérature lui a donc permis de rendre compte de la réalité et non pas de l'écorcher.

    Le hasard, toujours lui, fait que, longtemps après, l'auteur lit, publiée dans un journal guatémaltèque, l'interview de ce même grand-père sur sa détention et sa survie dans les camps de la mort. Le vieil homme révèle qu'il la doit simplement à ses talents de menuisier, les SS privilégiant effectivement les artisans qui leur rendaient des services et qu'ainsi ils sauvaient provisoirement de l'extermination. Il n'est donc plus question de ce proverbial boxeur polonais qui, tel Shéhérazade, a passé sa nuit à lui prodiguer des conseils. Dès lors, il a, en quelque sorte, la réponse à son questionnement sur la réalité et la littérature. Pourquoi son grand-père a-t-il déguisé la vérité derrière une histoire inventée ? L'auteur en conclue que la littérature est « comme le tour d'un prestidigitateur ou d’un sorcier, qui donne corps à la réalité et fait croire qu'il n'y en a qu'une. A moins que la littérature ne nécessite de détruire une réalité pour en construire une autre  » Il y ajoute même une réflexion personnelle prétextant que la littérature devrait effectivement rendre compte de la réalité, que cela est à la portée de l'auteur mais qu'il est, peut-être malgré lui, sujet à l'oubli.

     

    Derrière l'histoire relatée dans ces deux nouvelles, le thème de réflexion me paraît pertinent. Je note que, certes l'auteur, a rendu compte d'un souvenir personnel de son grand-père, mais que ce dernier l'a délibérément déguisé, peut-être parce qu'il ne voulait pas évoquer la triste réalité et qu'il préférait la travestir ainsi. D'ailleurs la supercherie de son numéro de téléphone procède de cette même démarche et rares sont les déportés qui ont accepté d'emblée de parler de leur détention dans les camps. On se souvient de la démarche de Jorge Semprun dans « L'écriture ou la vie ». C'est là un oubli volontaire et, quand un auteur choisit de relater ses souvenirs, et au cas particulier ceux de sa famille ce qui est, comme souvent un thème récurrent chez un écrivain, il fait effectivement un tri parmi eux. C'est un parti-pris parfaitement respectable qui ne fait que mettre en lumière sa liberté de création. L'oublie-t-il volontairement pour autant ? Ce n'est pas sûr et il se réserve peut-être le droit d'y revenir plus tard, lors de la rédaction d'une autre œuvre. La mémoire qu'un créateur veut faire revivre avec des mots subit effectivement une forme de choix inconscient du à sa sensibilité ou à sa volonté de prouver quelque chose, étant entendu que c'est lui qui a la main unique du scribe. D'autre part nous savons tous que l'écriture est le domaine de la création et que la fiction vise justement à créer quelque chose qui n'existe pas, pourquoi pas sur les cendres d'autre chose, comme une sorte de phénix .

     

    Je n'ai abordé l’œuvre d'Eduardo Halfon que très récemment (La Feuille Volante n°966 pour Signor Hoffman). J'en ai goûté le style et l'ambiance un peu particulière, à la fois nostalgique et lente qui sourd de ses textes autant que l’invitation à la réflexion sur le rôle de la littérature.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES AMYGDALES

    N°973– Octobre 2015

     

    LES AMYGDALES – Gérard Lefort – Éditions de l'Olivier.

     

    Un jeune narrateur en opposition plus ou moins frontale avec sa famille, des bourgeois provinciaux établis, nous la raconte au quotidien avec une certaine causticité. D'évidence, il ne l'aime guère mais ne le montre pas, préférant, sainte nitouche, faire ses coups par en-dessous. Il nous présente les membres de cette tribu les uns après les autres. Ses deux frères aînés, des jumeaux, dont il ne dit pas de bien (et même pas les prénoms) mais qu'il supporte, sa petite sœur, Corinne (un prénom à la noix selon lui), une flagorneuse qu'il ne manque pas de faire souffrir (s'il pouvait la tuer il le ferait volontiers), mais l'air de rien évidemment. Il ne va pas jusqu'à dire  « Père » ou « Mère » mais « le papa » et « la maman », c'est presque pire ! Il faut dire qu'il n'est guère gâté, enfin, c'est lui qui parle. La mère est à moitié folle, aux anathèmes faciles, un peu nymphomane oubliant son âge avancé surtout quand elle croise un jeune maître-nageur sur la plage et surtout pas mal dépensière et fantasque, le père est à la fois insomniaque et maladroit. Toute maison bourgeoise se doit d'être grande, de sacrifier aux mondanités et bien entendu d'avoir du personnel, des « bonnes » dont on disait à l'époque qu'elles étaient «à tout faire » ce qui laissait l’imagination galoper, enfin pour ceux qui en avait. Elles défilent dans cette maison au gré des humeurs de « la maman » qui, bien entendu ne manque pas de faire savoir à ses amies, qui bien souvent n'en ont pas, combien il est difficile d'être obéi par « ses domestiques ». Il ne s'oublie pas non plus dans ce catalogue familial, confie ses phobies dont celle de l'instituteur, ses obsessions, ses maladies infantiles qui avaient pour avantage d'être maintenu au lit en évitant l'école et d'être chouchouté par la bonne, mais c'était aussi l'occasion de faire connaissance avec les cataplasmes à la moutarde, considérés à l’époque comme la panacée (l'auteur est né 1952). Sans parler de l'incontournable opération des amygdales ! Il se montre volontiers roublard, tricheur permanent, menteur, et pas mal imaginatif donnant volontiers libre court à un esprit créatif parfois surprenant d'originalité. Un marrant aussi mais aussi qui savait et avec talent circonvenir son auditoire... Et pour que le décor soit complet, il va nous le décrire par le menu, à la manière d'une antique photo de classe, comme une sorte de tour du propriétaire d'une contrée maintenant disparue, évoquer cette enfance en allée dont on ne sait pas trop s'il la regrette où s'il s'en souvient avec effroi. Il évoque de ses aimables plaisanteries de potache mais aussi ses méchancetés de futur adulte. Le narrateur a heureusement un copain, Jacques Avril, un chic type de son âge mais pas de sa « condition », un déconneur qui cependant cite Clément Marot et qui seul est capable de le rassurer, de le sortir de cette jeunesse cloîtrée !

     

    C'est vrai que j'ai bien ri, mais pas toujours cependant, l'auteur s’inscrivant dans cette grande tradition littéraire que sont les souvenirs d'enfance, c'est sans doute là le côté « solipsisme » propre à tous les écrivains. C'est délicatement drôle mais aussi dramatique, les deux pôles de la condition humaine. Mon sourire, même partiel, est plutôt bienvenu dans ce monde où tout fout le camp mais derrière la dérision et l'humour, j'ai surtout lu une enfance tourmentée, un enfant mal aimé, mal dans sa peau qui, malgré le décor familial qu'on voudrait idyllique, fait l'apprentissage de la vie, découvre la méchanceté, l’hypocrisie et la trahison de ceux qui l'entourent, ce qui est somme toute le quotidien de notre société. J'ai lu des divagations échevelées d'un garçon affabulateur qui se réinvente un monde parce que celui où il vit en lui plaît pas. Avec un talent certain, il se joue de cet état qu'il aurait voulu différent, de cette famille qu'il aurait sans doute souhaité plus conventionnelle. Rire de tout à toujours été une manière de supporter les difficultés. C'est une thérapie efficace. Alors rire de son enfance où, pour paraphraser Émile Ajard, ou si vous préférez Romain Gary, on a « la vie devant soi », avec ses projets, ses fantasmes, ses illusions, pourquoi pas ? Surtout si au bout du compte il ne reste de tout cela que bien peu de choses. Rire du temps qui passe, de la mort vers laquelle nous allons tous, oui pourquoi pas ? Puisque se lamenter ne sert et que c'est une arme comme une autre pour se défendre dans ce combat perdu d'avance. Rire de cette vie qui s'impose à nous parce qu'elle n'est pas forcément belle contrairement à ce qu'on nous affirme, parce qu'à travers les hasards, les malheurs, les rencontres, les deuils, elle fait de nous ce qu'elle veut et la liberté individuelle dont on nous rebat les oreilles est bien souvent laissée pour compte. C'est comme cela et nous n'y sommes pour pas grand chose, alors autant en rire !

     

    Dans mon panthéon personnel, j'ai bien sûr trouvé des références en lisant ce roman mais surtout j'y ai pris un plaisir certain. J'y ai aussi lu des évocation bucoliques et poétiques quand il est question de bord de mer, de tempêtes et de nature. Je ne connaissais pas l'auteur comme romancier puisque son nom était plutôt attaché à «Libé » et à la télévision mais j'attends volontiers son prochain roman.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • IL ETAIT UNE VILLE

    N°972– Octobre 2015

     

    IL ETAIT UNE VILLE Thomas B. Reverdy – Flammarion.

     

    Nous sommes à Détroit en 2008 et cette ville qui a été le fleuron de l’industrie automobile américaine se vide, les faillites et les licenciements se multiplient, la crise des subprimes est passée par là, les maisons qui sont abandonnées sont livrées aux pileurs et incendiées, des petits malfrats et autres dealers rodent dans ce désert en quête d'un mauvais coup c'est le chaos ou, pour faire plus couleur locale, le Far West. Pour faire bonne mesure, la corruption, les sandales touchant l 'administration communale s'accumulent et les dossiers s’entassent sur le bureau du Procureur. Il vaut mieux en pas parler des dysfonctionnements des services de police, pour ne pas dire de leur incompétence, de leur sous-effectifs et de leur matériel obsolète… Quant à l'ordre public, il est en permanence bafoué. Autant le dire tout de suite, là-bas aussi, on vit une époque formidable ! Certains tentent de résister mais dans ce contexte délétère des enfants disparaissent, comme Charlie, un brave garçon qui vit ici avec Gloria, sa grand-mère.

    Eugène est un jeune ingénieur français envoyé à Détroit pour mettre sur pied une unité de production automobile et peut-être aussi pour relancer une carrière qu'une précédente mutation en Chine qui s'était terminée par un fiasco avait quelque peu comprise. Malheureusement pour lui, l'Entreprise qui l'emploie part à vau-l'eau et il ne peut que se raccrocher au sourire de Candice, la serveuse du bar qu'il fréquente après son travail.

    Brown est un lieutenant de police un peu marginal, peu prisé cependant par sa hiérarchie et qui, pour cela sans doute n'a aucune chance d'avoir de l'avancement. C'est pourtant à lui qu'on confie les affaires les plus merdiques comme celle de la disparition de Charlie et de deux de ses camarades. Après tout, des enfants qui disparaissent ici, il y en a tous les jours dans cette ville qui se vide à vue d’œil mais quand même, Brown est consciencieux.

     

    Ce roman semble un peu décousu, avec ses personnages à l'histoire parallèle dont on a du mal à penser qu'ils vont finir par se rencontrer. Certes, ce roman nous replonge dans l'univers des subprimes, de l'effondrement du système bancaire, de notre société et de ses valeurs qui se délitent, d'une paupérisation galopante, bref l'image d'un chaos loin de celle du capitalisme triomphant. Cet univers est déprimant et déteint sur les personnages, explique leur solitude mais aussi peut-être leur volonté de tout faire pour se maintenir contre la décadence générale. C'est bien une ambiance délétère dont ce roman rend compte et notamment des abus des hommes politiques qui aiment se classer eux-mêmes dans la catégorie des « élites ». Il y a heureusement cette enquête pleine de suspense, menée par cet officier de police désabusé mais opiniâtre.

     

    J'ai bien aimé que ce soit la ville de Détroit qui soit au centre de cette fiction. C'est assez rare pour être souligné. Cette ville est un authentique personnage plongé dans une réalité inquiétante. A travers elle, j'ai choisi de voir cette extraordinaire et étonnante faculté qu'à l'homme de s'autodétruire, de mettre plus d'énergie à compromettre son avenir et celui des générations futures qu'à conserver et améliorer ce que leurs aïeux leur ont transmis. Pour un peu plus d'argent il n'hésite pas à polluer, à jeter à la rue d'autres hommes qui sont comme lui, à bafouer les valeurs du travail, de l'effort, de la famille. C'est exactement l'image de notre société actuelle. Heureusement il se trouve toujours des individus qui choisissent de se dresser contre cette logique et qui, malgré leur peu de moyens, font valoir le bon sens, le courage. Brown et Gloria sont de ceux là. Je voudrais revenir sur Eugène et Candice. Il y a entre eux autre chose que de l'amour physique, qui certes existe mais pas tout de suite comme on pourrait le penser. Cela aurait pu être une « brève rencontre » mais ce sera en réalité autre chose. Candice n'a pas voulu tomber dans la prostitution et dans la drogue comme les autres filles mais a choisi de rester une simple serveuse de bar. Eugène qui sent bien que son séjour à Détroit tourne au fiasco repartira sans doute pour l'Europe. Il n'y a pas entre eux au départ beaucoup d'atomes crochus à part le sexe qu'on suppose facile et éphémère. Et pourtant ce n'est pas ce qui se passe, malgré la différence de milieu, de culture, de niveau social, un peu comme si ce qui prévaut entre eux c'est leur deux solitudes qui paradoxalement les réunit. C'est elle qui le transforme par son amour simple et non pas le contraire comme on aurait pu s'y attendre.

     

    Le style est agréable, les descriptions sont précises, poétiques parfois et pleines alternativement de sensibilité, de sensualité et de total désespoir.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN AMOUR IMPOSSIBLE

    N°971– Octobre 2015

     

    UN AMOUR IMPOSSIBLE Christine Angot – Flammarion.

     

    Nous sommes dans les années 50 et Rachel Schwartz, 26 ans, employée à la Sécurité Sociale depuis déjà plusieurs années rencontre, dans une cantine de Châteauroux puis plus tard dans un bal de société, Pierre Angot, traducteur à la base américaine de La Martinerie. Ils se sont revus puis, bien entendu, ont couché ensemble. Bien sûr ils s'aiment, ils sont libres, ils sont beaux, mais le mariage qui devrait couronner cette relation est jugé impossible par Pierre simplement parce qu'il n'appartient pas à la même classe sociale que Rachel, n'ont pas la même culture, la même fortune. En effet les familles des deux amants sont bien différentes et que notamment le père de Rachel est juif et pas très paternel mais Pierre ne voulait surtout pas d'une mésalliance comme celle de son frère. Pourtant Pierre est seul, sans ami et ne refuse pas d'avoir un enfant avec elle. Rachel tombe enceinte, ce qui n'est point original et Christine grandit sans beaucoup voir son père, un peu comme sa mère avant elle. Il veut bien avoir un enfant avec Rachel mais refuse de l'épouser, se contentant de venir les voir de temps en temps, de participer financièrement à l'éducation de sa fille. Rachel sera donc fille-mère, ce qui, à l'époque avait quelque chose d’infamant et l'absence de son père a été traumatisant pour la petite fille, « née de père inconnue ». Leur amour ne sera donc jamais conjugal, pire peut-être, Pierre se mariera avec une autre, différente de Rachel, lui fera un enfant, reconnaîtra cependant Christine, mais pas sans hésitation puisque sa vie est désormais ailleurs. Est-ce à ce moment-là, au moment où sa fille change de nom pour porter le sien qu'il choisit non seulement de rejeter sa mère mais surtout de violer Christine qui pendant des années n'en a rien dit.

     

    Nous sommes en présence d'un roman autobiographique où l’implication de l'auteure se sent à toutes les pages et pas seulement dans l’emploi de la première personne [Elle ne prend même pas la précaution de se cacher sous un nom d'emprunt mais se nomme elle-même]. Je ne connais pas l’œuvre de Christine Angot, c'est le premier roman que je lis d'elle. Il me paraît poser le problème de l'écriture qui, en principe, a un effet cathartique, en principe seulement car écrire sur soi n'est pas aussi facile qu'il y paraît et le livre est avant tout un univers douloureux. Je pense de plus en plus, pour l'avoir personnellement éprouvé, que l'écriture n'est pas un refuge et que mettre des mots sur ses maux n'est pas forcément la solution. Nous savons tous combien pernicieuse est l'écriture quand il s'agit de se confier à la page blanche et bien plus dur encore est le fait de se mettre soi-même en scène. D’ailleurs, elle en note la difficulté puisque l'apaisement attendu ne semble pas au rendez-vous. Christine a vieilli, elle vit avec Claude et ils ont ensemble une petite fille Léonore. Ce genre de situation, le temps qui a passé et la mort de son père auraient pu gommer les choses. Au contraire pourtant, Christine reste marquée par son enfance, son adolescence au point d'être durablement déstabilisée, de ne plus savoir si elle aime réellement Claude et surtout de rejeter définitivement sa mère dont elle dénonce l’égoïsme au point qu'elle et Pierre l'ont délibérément sacrifiée. Elle se sent profondément seule parce que, même si on est soutenu, on est toujours seul face à une épreuve. Elle réagit comme elle le peut, se réjouit presque de la mort de son père mais cette absence, désormais définitive, lui ferme la porte des explications, la laissant seule face à ses questions. Du coup elle s'en prend à la seule personne qui lui reste, sa mère qu'elle rejette, refusant à son tour la possibilité d’une réconciliation et bien entendu du pardon. Elle décide de renoncer à l'hypocrisie qui a été longtemps une règle de vie pour sa mère qui n'a jamais songé à se remettre en question. Faire encore semblant comme auparavant l'épuise désormais. Elle songe même au suicide et juge durement l'attitude de sa mère qui se dérobe. Elles sont désormais deux étrangères et ni les cadeaux ni l'argent ne peuvent racheter aux yeux de Christine ces années d'abandon, ces années perdues et l'amour qui n'existe plus désormais entre elles. Le principe même de l'amour n'existe plus pour Christine qui ne sait plus ce que c'est à cause de cette enfance délibérément sacrifiée. A la fin, il y a une tentative d’explication comme si le pardon était au bout mais personnellement je n'y crois pas. Il y a trop de logique froide là-dedans et, même si Christine réussit à décortiquer cette situation, à démontrer la responsabilité de son père, à expliquer sa conduite jusque dans l'inceste, rien, à mes yeux, ne peut justifier celle de sa mère. Tout ce temps perdu ne peut se rattraper, même avec la meilleure des volontés et les dés étaient pipés dès le départ. Ce « happy-end » me paraît trop artificiel. Comme le disait Léon-Paul Fargue « On ne guérit jamais de son enfance »

     

    Une autre piste de réflexion que ce livre m'inspire est le fait de reproduire le modèle malgré soi et malgré le désir qu'on a de l'éviter. Le père de Rachel était très absent, comme le sera celui de Christine. Christine sera donc élevée par sa mère avec seulement la famille maternelle, comme Rachel avant elle. De même Rachel a rejeté Christine en lui opposant son silence, sa volonté de ne rien voir et, à son tour, Christine rejettera sa mère comme cette dernière l'avait été par son père puis par son amant. L’appartenance à deux milieux sociaux différents, à une culture et une fortune différentes (et surtout la judéité de Rachel et la supériorité affichée de Pierre) portait sans doute en germe cette exclusion, cet échec de la liaison entre Rachel et Pierre qui n'a pas débouché sur autre chose que sur un fiasco, le mariage en pouvant se faire de la volonté même de Pierre.

     

    Je n'ai pas été emballé par le style que j'attendais plus littéraire. De plus le texte est parfois difficile à suivre. C'est pourtant un livre bouleversant non seulement à cause de l'histoire personnelle de l'auteure mais surtout à cause des questions qu'il pose. J'ai eu du mal à y entrer au début puis, sans doute à cause de mon expérience personnelle pourtant bien différente et malgré la forme que je n'ai guère goûtée je suis allé jusqu'à la fin. Elle en m'a pas pour autant paru convaincante.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • 200 DROLES D'EXPRESSIONS que l'on utilise tous les jours sans vraiment les connaître

    N°970– Octobre 2015

     

    200 DROLES D'EXPRESSIONS que l'on utilise tous les jours sans vraiment les connaître Alain Rey – Stéphane de Groot – Le Robert.

     

    La langue française est riche et j'ai toujours plaisir à la lire sous la plume de bons auteurs parce qu'ils la servent correctement et font chanter les mots pour le plaisir du lecteur. Elle est certes la langue de la culture et à ce titre emprunte au passé sous forme de mots latins et grecs notamment mais aussi au présent, c’est à dire aux langues étrangères. C'est ainsi qu'une langue évolue, qu'elle est simplement vivante. Pour autant, celle que nous employons au quotidien s'inspire d'expressions que nous connaissons mais pour lesquelles nous aurions du mal, nous Français, à trouver une explication.

     

    Dans cet ouvrage, Alain Rey, linguiste reconnu et un des principaux créateurs du dictionnaire « Le Robert » nous apporte ses lumières [sans oublier celles de ses collaborateurs] et Stéphane de Groot, comédien mais aussi magicien des mots y met son facétieux « grain de sel » c'est à dire sa note d'humour, encore que ses remarques m'ont semblé discrètes, et même si elles se veulent humoristiques, elles m'ont paru assez éloignées de ce que j'ai pu voir sur Canal+. J'ai même carrément mieux aimé le ton d'Alain Rey que celui de son acolyte. Autant dire que cette édition est placée sous le signe d'une certaine forme d'amusement à laquelle elle nous invite ; le propos, pour être tenu sur un mode badin n'en est pas moins sérieux et documenté et explore les sinuosités de la langue. C'est vrai que la présentation qui en est faite est ludique, pédagogique même. Toutes ces expressions qui font partie de notre langage quotidien ont bien sûr une signification précise que nous connaissons mais nous en ignorons bien souvent l'origine et l'évolution des mots qui la composent. En apprendre le sens en s'amusant n'est pas le moindre intérêt de ce volume qui explore pour chacune d'elles ses origines souvent latines mais encore bien plus souvent populaires. C'est rejoindre un peu Malherbe qui souhaitait que le langage des gens de lettres s'inspire de celui « des crocheteurs du Port au foin », c'est à dire un usage courant de notre langue. En revisitant nombre des expressions qui sont employées en français, cet ouvrage s'inscrit dans cette même volonté. L’auteur explique le sens de chaque formule, la remet dans le contexte souvent historique ou technique, note l’étymologie d'un mot, et sa déclinaison, son évolution qui avec le temps peut devenir parfois absconse, remarque son adaptation dans le vocabulaire courant et actuel, l'opposant parfois à l'usage qu'en font nos cousins québécois, en corrige éventuellement l'orthographe fautive, rectifie à l'occasion un sens erroné, montre tout ce que le langage moderne doit aux siècles passés, aux savants arabes comme aux parlers européens médiévaux, voire à l'ancien français, aux langues régionales, au vocabulaire cynégétique, rural, militaire ou maritime, avec même des précisons techniques souvent surprenantes et l'évolution parfois facétieuse ou carrément fausse que l’usage populaire en a fait. On n'oublie pas non plus de citer les auteurs [la liste en est impressionnante] qui se les sont approprié ou la définition plus classique qu'en donne le dictionnaire, le « Robert », évidemment ! Ce sont ainsi 400 pages de précisions qui enrichiront notre vocabulaire et nos connaissances ou expliqueront des phrases que nous employons chaque jour sans forcément en connaître le sens. Pour être un ouvrage ludique, il n'en est pas moins sérieux et savant puisque la bibliographie de référence est impressionnante tout comme les dictionnaires, celui de l 'Académie, mais pas seulement, qui ont permis son élaboration. Et puis, faire coïncider la sortie d'un tel livre qui ressemble à un dictionnaire (il en a au moins le classement alphabétique) avec la rentrée littéraire est plutôt une bonne idée.

     

    Je ne sais pas ce qui a motivé ma sélection de la part de Babelio que je remercie pour ce choix dans le cadre de « Masse critique »[ainsi que les éditions Le Robert qui m'ont fait parvenir ce livre]. Ai-je été « trié sur le volet » selon la formule ? J'en doute. En tout cas, cela tombe plutôt bien et ce volume qui pour moi est riche d’enseignement, voisinera dans ma bibliothèque avec les nombreux dictionnaires et sera souvent consulté. Cet ouvrage a mérité de ma part une lecture attentive et tellement plaisante que je me permettrai, respectueusement bien sûr, de demander une suite à l'auteur, tant je pense qu'il fera « un tabac ».

     

     

  • BOUSSOLE

    N°969– Octobre 2015

     

    BOUSSOLE Mathias Enard Actes Sud.

     

    L'Orient a toujours fasciné les occidentaux. Frantz Ritter, le narrateur, universitaire orientaliste, un peu mélancolique, valétudinaire et opiomane d'occasion, n'échappe pas à cette évidence, non seulement à travers la musique dont il est spécialiste et qu'il cite volontiers, mais aussi sans doute parce qu'il habite Vienne et que cette ville est censée, pour des raisons un peu obscures, être la porte de cet Orient mystérieux et mythique. Être insomniaque et enfermé dans son petit appartement sur lequel la nuit tombe, invite Ritter, peut-être au soir de sa vie, à évoquer ses souvenirs de voyage d’Istanbul à Alep, de Damas à Téhéran et ce d'autant plus que s'y insinue l'image d'une femme, l’insaisissable et flamboyante Sarah, nomade intellectuelle qui fut jadis sa complice, son mentor et surtout l'objet de ses amours chastes et platoniques. Ce personnage timide, « fils à maman », éternel célibataire, érudit mais solitaire dont les tentatives enamourées et parfois érotiques en direction de Sarah tombent toujours à plat [il aura cependant sa nuit d'amour avec elle à Téhéran], va se remémorer sa vie, ses souvenirs qui ressemblent à un journal d'Orient dont les articles se seraient entassés pêle-mêle et se libéreraient d'un coup à la faveur de cette nuit interminable où il s'égare, fantasme, cite sans cesse d'autres personnages, un épisode de la mythologie grecque ou un détail architectural d'un palais ottoman, un peu comme on fait nuitamment quand le sommeil tarde à venir. Singulier personnage que ce Frantz dont la vie sentimentale est un échec sur toute la ligne et pas seulement avec Sarah [l'image de cette femme renvoie peut-être aux quelques vers de l'exergue ?] et qui doit se contenter du rêve, des hésitations et des souvenirs. La lascivité érotique de l'Orient n'est à l'évidence pas pour lui et il n'a même pas la consolation de la foi, seulement celle, intellectuelle, de l'orientalisme, c'est déjà ça !

    En bon orientaliste qu'il est, il entend rendre compte directement de ses impressions, fustige au passage cette vision particulière de l'Orient empruntée aux autres. Cette contrée attire autant le voyageur que l’écrivain et l'artiste et même si ces derniers n'y ont jamais mis les pieds, ils se sont approprié, souvent avec talent, les sensations et les travaux des autres. Fort de cette expérience il en profite même pour évoquer l'histoire, la philosophie, les facettes religieuses de ces pays mais aussi leurs implications dans le déroulement géo-politique général, guerres, colonialisme, économie, ethnographique, linguistique... mais aussi, en bon musicologue, il ne se prive pas pour donner son avis sur Wagner, Beethoven, Schubert, Mendelssohn, Malher...

    C'est un texte érudit, plein de méandres parfois un peu pesants, souvent lyrique et poétique aussi, comme sait nous en offrir Mathias Enard et ce, même si le lecteur peut être un peu déstabilisé par la longueur de certaines phrases et l'érudition de nombre de digressions. Qu'importe après tout, il a les senteurs d'opium, la sensualité des femmes et les accents musicaux de cet Orient aux limites géographiques indistinctes, fictif, réel ou fantasmé qui distille un dépaysement bienvenue à chaque page. Dans cet Orient on croise aussi plus prosaïquement les colonisateurs français et anglais, les bordels d’Istanbul, les échanges internationaux, des personnages vrais ou vraisemblables, souvent hauts en couleurs des trafiquants de tout poils, des espions et des aventuriers dont le portrait est juste esquissé à grands traits mais qui enchantent le lecteur.

    Pourquoi la boussole de Mathias Enard, qui devrait normalement indiquer le nord que nous avons nous, peut-être perdu, s’obstine-t-elle à pointer le sud et l'est ? La raison en est sans doute sa connaissance, son amour pour ces pays et leur culture à moins que cela ne soit sa volonté de rappeler à l'occident tout ce qu'il doit à l'Orient. La sortie de ce roman n'est sans doute pas un hasard, à l'heure où cet Orient est défiguré par le Djiad, ravagé par les guerres, ses richesses archéologiques pillées par des révolutionnaires religieux bornés et des sauvages incultes, l'image d'une contrée où le sublime côtoie l'atroce. Avec ce texte somptueux, moi, le béotien du voyage dont l'horizon ne dépasse guère le cadastre de mon terroir, j'ai vu l'Orient à travers la lecture attentive et passionnée de ce texte où se mélangent harmonieusement les accents des poèmes persans, les effluves d'opium de Téhéran et la saudade de Fernando Pessoa.

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LETTRES OU LE NEANT

    N°18 – Novembre 1987.

    LETTRES OU LE NEANT - Annick Dusausoy-Benoit, Anne Fontaine, Marie-Claude Urbain, Guy Fontaine. - Éditions Ellipses.

     

    C'est un lieu commun de dire que lorsqu'on est plongé dans le monde du travail et qu'on n'est pas amené par sa profession à entretenir ses connaissances littéraires ou à en acquérir d'autres, non seulement on perd du vocabulaire mais encore on a du mal à conserver le savoir acquis lors des études. D'autre part, on ne peut pas tout lire et notre civilisation des loisirs nous invite plus au voyage, à la fréquentation de la télévision, des jeux vidéos ou de l'informatique qu'à la lecture. La démarche n'est simplement pas la même… Ainsi, rencontrer un auteur à travers son œuvre ou faire soi-même la synthèse de la littérature d'un pays ou d'une époque met souvent en lumière de profondes lacunes qui sont le plus souvent l'invite à abandonner notre quête plutôt que de la poursuivre.

     

    Ce livre de référence, écrit par des spécialistes, comble à tout le moins en partie cette lacune. Les articles vont à l'essentiel,expliquant, commentant et comparant des textes judicieusement choisis avec un constant souci de pédagogie. Il est important de signaler que la parole est aussi donnée aux créateurs qui savent mieux que personne parler du roman, de la poésie ou du théâtre parce qu'ils les pratiquent eux-mêmes. Ils donnent ainsi une approche plus personnelle à cette question. Cela éclaire leur œuvre et ce n'est pas le moindre intérêt de ce livre que de présenter ainsi les choses.

     

    Outre les citations d'auteurs, l'aspect pédagogique du livre est renforcé par la présentation claire et concise de tableaux qui fixent les idées, sans oublier les définitions et explications de termes de rhétorique qui, pour faire partie de langue française n'en ont pas moins fui notre vocabulaire quotidien. C'est une approche originale de l'histoire de la littérature, liant le nom de l'écrivain à celui plus marquant d'un roi, d'un événement historique, ce qui fixe ainsi mieux les choses, comparant des textes en en faisant ressortir l 'originalité, les replaçant dans le contexte de l'évolution historique, montrant ainsi l'influence qu'un temps peut avoir sur la création littéraire et artistique , et de quelle façon l'art, en retour, en porte témoignage.

     

    On en peut pas dire qu'il s'agit d'un ouvrage supplémentaire. Il ne ressemble en effet à aucun autre livre. Ceux-ci en sont bien souvent qu'une compilation de connaissances.

     

     

     

     

  • AMAZONES

    N°968– Octobre 2015

     

    AMAZONES Raphaëlle RiolÉditions Le Rouergue.

     

    Il est des mouroirs comme des terrains de camping populaires, le nom semble choisi avec une particulière attention, du genre qui vous fait fuir avant d'y être entré. Ici c'est « Le Repos Fleuri », et de plus ce jour-là, il y a une fête avec cotillons et ces incontournables chansons censées rappeler la jeunesse des pensionnaires pour leur donner l'impression que « c'était le bon vieux temps »… De quoi avoir envie de ne pas y aller, quitte à mourir avant.

     

    Alice, 30 ans, ne coupe pas à la traditionnelle visite à sa grand-mère et, par hasard, sa voisine de table, Alphonsine, 89 ans la supplie « de la sortir de là ». Coup de folie, elles se ruent ensemble vers la porte, et c'est parti, pour Loupiac, la maison de famille de la jeune femme ! Enfin un peu de liberté pour Alphonsine que les ateliers débiles proposés par la maison de retraite, dépriment, mais cela ne peut durer longtemps. Au départ, elles n'ont rien en commun, à commencer par l'âge et on se demande bien ce qui s'est passé par la tête d'Alice ! Pourtant elles vont s'apprivoiser et découvrir qu'elles sont toutes les deux des révoltées, qu'elles partagent au moins quelque chose : la haine des hommes et particulièrement de leur conjoint, mari ou amant. Bonjour le grand amour et bonjour le mariage ! Robin finit par mourir de trop avoir absorbé d'antidépresseurs, sans doute pour supporter la vie avec Alice, mais apparemment il ne lui manque pas et elle se sent même plutôt bien sans lui qu'à l'évidence elle n'aimait plus. Même s'il y a prescription, Alphonsine se souvient qu'elle était nantie d'un mari tyrannique, qu'elle trompa d'ailleurs allégrement et qu'elle laissa mourir tout comme elle trouva un matin son amant mort sans que cela lui fasse une peine immense. Il n'y a pas que le désamour qu'elles ont en commun !

    Ah cette Alice, ce n'est pas parce qu'elle porte un prénom à visiter le pays des merveilles qu'elle peut se sentir sur un petit nuage en permanence. Pourtant, elle n'hésite pas à quitter un emploi subalterne peu attrayant sans pour autant avoir songé à un autre job, se réjouit sans vergogne de la mort de son Robin et invite ses deux sœurs à sortir de leur routine ménagère et de leurs habitudes de femmes soumises ! Le coup de folie d'Alice sonnerait-il le glas de son enfance quelque peu tardive ? Peut-être est-elle enfin libre et indépendante sans son téléphone portable, sa carte bancaire, sans amant et sans boulot ? Allez savoir ? En réalité, comme Alphonsine qui a choisi de s’échapper de son mouroir, Alice, elle aussi est enfin sortie de son cocon, deux insoumises qui s'offrent un moment d'évasion qu'on peut, de l'extérieur, qualifier de dérive.

     

    On dit le style de Raphaëlle Riol alerte, peut-être, mais pour ma part je ne l'ai guère apprécié puisqu'il ne correspond pas exactement à l'idée que je me fais de la manière dont doit s'exprimer un auteur littéraire. Sur le roman, je ne sais quoi en penser. Certes l'histoire est intéressante, Raphaëlle Riol parle de la relation difficile entre hommes et femmes ce qui est plutôt un fait de société quand deux mariages sur trois se terminent par un divorce et que ceux qui perdurent le font souvent à coup de trahisons et de mensonges, de convenance ou de patience, quand ce n'est pas d'intérêts. Cet exemple n'a rien de fictif qui pourtant parle d'un des piliers de notre société face à une des caractéristiques de l'espèce humaine. Au début une relation amoureuses est pleine d'illusions et on est prêt à jurer n'importe quoi qui parle d'avenir et de vie... Rapidement, tout cela s'effondre et la pulsion de mort, la sienne ou celle de l'autre, prend la place de tous ces beaux sentiments et si on hésite à sauter le pas, on invoque le hasard qui fait souvent bien les choses. Encore une fois le mariage est la danse plus ou moins longue d’Éros avec Thanatos et on est loin des lénifiants discours sur le sujet. De là à dire que la vie en commun est impossible, il n'y a qu'un pas et je le franchirai volontiers.

     

    J'avais lu précédemment un roman de Raphaëlle Riol qui m'avait laissé perplexe [« Ultra-Violette » – La Feuille Volante nº 964), j'avoue bien volontiers que celui-ci ne m'a pas davantage convaincu.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Black Whidah

     

    N°967– Octobre 2015

     

    Black Whidah Jack KüpferOlivier Moratelle Éditeur.

     

    Ce roman peut être qualifié d'historique et, à ce titre, il faut le remettre dans son contexte. Il se déroule en 1808 au Brésil puis sur la côte de Guinée, dans le royaume imaginaire de Whidah. Le narrateur, Gwen Gordon, est un aventurier écossais, polyglotte, qui, deux ans avant les faits qu'il relate, a abandonné Sigrid, une Norvégienne et les deux jumeaux qui sont ses enfants. Désireux de s'enfuir, il a été recruté comme interprète par Watkins, un vieux pirate alcoolique qui a terminé sa vie au bout d'une corde. Au début du roman, Gordon est à Recife au Brésil où il tente de cacher sa ruine financière sous les traits d'un honnête marin français. Ainsi fait il la connaissance de Jorge Porteiro, un capitaine au long cours qui sympathise avec lui et l'engage sur l'Antares, son navire dédié au commerce du sucre, du café et du coton et à destination du port de Whidah. C'est plutôt une bonne aubaine pour Gordon qui ignore cependant que Porteiro en sait d'avantage sur son compte qu'il ne se l'imagine. Aussi devra-t-il obéir aveuglement aux ordres de son commandant qui a besoin de ses compétences.

     

    Gordon est certes un forban, et s'il est aussi un homme de bonnes manières et d'une délicate culture, ce qui tranche un peu avec son statut de pirate, il n'en est pas moins un peu naïf et Portiero ne va pas manquer de lui révéler la véritable nature de de son commerce, la traite des noirs. Il va même la justifier d'une manière hypocrite en prétextant que, depuis toujours, le roi de Whidah, perpétuellement en guerre avec ses voisins, vendaient ses prisonniers aux négriers au lieu de les dévorer. Ainsi les trafiquants blancs donnaient-ils une chance supplémentaire de survie aux vaincus ainsi que, par leur conversion, une occasion unique de sauver leur âme en pays catholique puisque, employés dans les mines d'or du Brésil, ils pouvaient ainsi se préparer par leur travail à la vie éternelle. Dieu d'ailleurs, qui était bien entendu du côté des blancs, ne pouvait voir cela que d'un bon œil ! Le capitaine portugais n'insiste évidemment pas sur le fait qu'un esclave sur trois parvenait à bon port après avoir voyagé à fond de cale dans des conditions effroyables et que leur espérance de vie ne dépassait ensuite pas douze ans. Cela indigne Gordon qui s'insurge au point de se faire des ennemis parmi des occupants du fort de Whidah qui calment vite ses ardeurs mais il ressent aussi la peur du Vaudou, des Zombis et des légendes de la forêt africaine. Il reste quand même un être sensible, capable de s'amender et ce voyage en terre africaine, avec ses mystères, ses malédictions et ses cultes secrets, va bouleverser sa vie. Les rencontres qu'il fait pendant ce périple influent largement sur son caractère, contribuent à le remettre dans le droit chemin d'où la fougue de la jeunesse, la soif d'aventures et la fascination de la mer l'avaient quelque peu écarté.

     

    J'ai aimé le souffle de l'aventure qu'on ressent tout au long de ce roman, même si l'épilogue emprunte un peu trop au happy-end. Le texte est agréable à lire, dépaysant, poétique même…

     

    Black Whidah est le premier tome d'un cycle romanesque intitulé « Les vies d'azur ».

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Signor Hoffman

     

    N°966– Octobre 2015

     

    Signor Hoffman Eduardo HalfonQuai Voltaire.

    Traduit de l'espagnol (Guatemala) par Albert Bensoussan.

     

    Composer un recueil de nouvelles est un exercice difficile. Ici, l'auteur, Edurdo Halfon, un jeune juif d'origine polonaise mais de nationalité guatémaltèque, ce dont peu douter son interlocuteur à cause de son teint trop pâle et son espagnol pas assez tropical, se met lui-même en scène, donnant à l'ensemble du recueil écrit à la première personne une forte coloration autobiographique. Il est invité en Italie pour la reconstitution d'un camp de concentration fasciste en Calabre dans lequel des juifs avaient été internés à partir de 1940. Il doit intervenir dans le cadre de la mémoire de l'Holocauste et c'est pour lui l'occasion d'évoquer son précédent livre et son grand-père, survivant d'Auschwitz. Le hasard de l'actualité fait que son patronyme est, à cette occasion, germanisé pour devenir « Hoffman » parce qu'un acteur connu portant ce nom vient justement de mourir. Pour un jeune juif, entendre son nom qui n'a rien d'allemand, dans le contexte d'évocation de l'Holocauste, c'est plutôt traumatisant même si, par la suite, il a l'intuition que tel était bien son patronyme original. [« Signor Hoffman »]. Ainsi, tout au long de ce recueil, ces deux déclinaisons du même nom se répondent.

    Il y a, dans ces nouvelles, une dimension de luttes sociales victorieuses [« Les oiseaux sont revenus »]. Un village nommé La Libertad a dû triompher des conflits armés meurtriers, des malversations, des escrocs, de la crise du café pour conserver la coopérative qu'avaient créer les petits planteurs de café pour lutter contre les multinationales. Dans « Sable blanc, pierre noire », l'auteur est coincé à la frontière du Belize, à la fois par des tracasseries du bureau de l'immigration que par une panne de batterie. C'est étonnant parce qu'il décrit un récit où il ne se passe pratiquement rien, où le temps passe vite malgré l’inaction mais où on ne s'ennuie pas. La vision fugace d'une main étrangère portant une bague où est sertie une pierre noire lui rappelle un autre bijou sans grande valeur mais qui avait appartenu à un grand-père. Cette brève image évoque cet homme qui a survécu aux camps nazis, ceux de sa famille qui y ont péri et tous ceux, inconnus, qui en ont été victime. Par une sorte de fiction, il en vient même à penser que cette bague est celle de son grand-père. C'est que, dans chacune de ses nouvelles, l'auteur donne une dimension autobiographique qui dépasse la simple mise en scène de sa personne. Chacune des nouvelles a donc cette dimension de la mémoire.

    Il y a, chez lui, une idée particulière du voyage, unique et sans fin, sans doute une illustration du mythe du juif errant [« J'ai hésité à lui dire que tous les voyages n'étaient en réalité qu'un seul voyage, avec de multiples arrêts et escales. Qu'un voyage, quel qu'il fût, n'était linéaire, ni circulaire, ni ne finissait jamais. Que les voyages n'avaient pas de sens. Mais je me suis abstenu »]. J'y ai vu aussi une sorte d’intranquillité d'un jeune homme qui, perdu dans Harlem ou dans l'ancien ghetto de Łődź, à la recherche improbable des traces de sa famille, trouve un réconfort fugace dans la fumée bleue d'une cigarette. Il rencontre toujours, par une sorte de miracle, quelqu'un pour le guider, mais dans le texte qui résulte de ses nombreuses pérégrinations, il flotte une ambiance bizarre, pas vraiment apaisée et pas vraiment rassurante, une sorte de crainte de quelque chose, de l'oubli peut-être … mais en sourdine [« Survivre au dimanche »]. Il y aussi, presque en permanence, le rappel de la mémoire, celle d'un être mort, peut-être pour redire que nous en sommes ici que de passage, simples usufruitiers de notre propre existence, l'histoire des Juifs étant particulièrement imprégnée de ce caractère transitoire.

     

    Le discours est narratif, linéaire et quand il décrit une scène, même anodine, il le fait avec force détails qui peuvent paraître inutiles, comme s'il décomposait un geste simple, pour le plaisir. J'y ai vu une ambiance quelque peu particulière, une musique un peu lente, nostalgique et pas seulement quand il évoque sa famille. Il y a même un zeste d'humour [« Oh ghetto mon amour »], à la fois subtil presque en filigrane dans ces lignes.

     

    Hervé GAUTIER – Octobre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • VIOLENTES FEMMES

    N°965– Septembre 2015

     

    VIOLENTES FEMMES Christophe Honoré – Actes Sud.

     

    La découverte d'un auteur inconnu de moi passe souvent par le choix d'un livre sur le rayonnage d'une bibliothèque. Pour cela je m'en remets souvent au hasard, parfois aux nouveautés de l'année littéraire. La lecture de la 4° de couverture guide souvent mon emprunt et j'ai rencontré comme cela nombre d'écrivains dont je ne connaissais pas l'existence et qui maintenant enchantent mes lectures. Ici, le nom de l'éditeur me semblait un gage de qualité, alors pourquoi pas ? Le titre était à la fois dans l'air du temps et paradoxal, notre époque est effectivement marquée par la violence et les femmes sont traditionnellement l'image inverse de celle-ci, plutôt associées à la grâce, à la tempérance, à l’apaisement (ne dit-on pas que si tous les chefs d'état étaient des femmes il n'y aurait plus du guerre?). Mon expérience personnelle m'a cependant enseigné qu'il faut se méfier des idées reçues et des apparences.

    De l'aveu de l'auteur, ce texte évoque la tuerie intervenue en 1989 à l'école polytechnique de Montréal par un homme qui aurait souhaiter éliminer des étudiantes-ingénieures au seul motif qu'elles étaient plus instruites que lui et qu'elles voulaient en quelque sorte faire un métier d'homme, c’est à dire sortir du rôle traditionnel dédié aux femmes. Marc Lépine, l'auteur de ce massacre, se suicida ensuite. Il était en outre question pour Christophe Honoré d'associer deux phrases, d'une part celle de l'assassin qui avait avoué s'en prendre à ces femmes parce qu'elles étaient féministes, parce que les féministes avaient gâché sa vie et d'autre part, notre auteur souhaitait évoquer une série d'apparitions qui avaient eu lieu en 1947 dans la petite commune de l’Île Bouchard en Touraine. La Vierge Marie y serait en effet apparue à de jeunes enfants et leur aurait demandé qu'on priât pour la France qui en avait bien besoin ! Ce genre de manifestations qui, ici se sont accompagnées de miracles, de marques de ferveurs populaires, de mysticisme et sûrement de conversions, est toujours de nature à gêner la hiérarchie catholique qui, au-delà de l'indispensable vérification, se recommande volontiers des manifestations divines quand elles sont légendaires ou historiques mais les rejette quand elles se déroulent devant elle. Bref, on mit ainsi en cause les allégations des enfants, celles d'Odette en particulier, on les soumis à force questions pour déceler une éventuelle mythomanie et pour finir par admettre en 2001, cette petite commune française comme un lieu de culte marial. Ça, c'est pour les apparitions.

    Entre l'évocation des ces événements qui bouleversèrent ce petit bourg, ce qui est une pièce de théâtre qui évoque au départ la tuerie de Montréal où il est question du féminisme, le thème s'affine quelque peu et on y parle de sexualité, d'orgasme retardé, d'éjaculation précoce, de la famille dont les valeurs traditionnelles disparaissent, du rejet de ce qui cimente les sociétés humaines, du besoin de liberté des femmes, de la nécessaire égalité des droits et des devoirs entre hommes et femmes, du constat qu'elles subissent la violence mais aussi s'en rendent coupables… On en vient à conclure que le féminisme est moins une doctrine qu'une sentimentalité, parce que les hommes et les femmes se ressemblent tellement qu'ils ne peuvent que s'aimer.

    Ces deux événements en impliquent un troisième qui donne la parole à l'actrice Romy Schneider qui raconte son parcours, sa notoriété, ses interrogations et ses aspirations, évoque ses rencontres, ses amours, ses joies, ses peines, ses déceptions, ses films et le drame de sa vie, avec le temps qui passe et les rides qui vont avec... Ce sont trois destins qui sont évoqués ici mais je n'ai pas vraiment trouvé de lien entre eux, même si la violence fait partie de nos vies à tous et que si elle est souvent le fait des hommes contre les femmes, l'inverse est également vrai. J'ai eu pourtant du mal à comprendre comment ces trois moments s'articulaient entre eux. Que le féminisme, comme tous les courants de pensée contestataires, souhaite remettre en question les idées établies et les faire changer, jusque y compris avec une forme de violence, je l'admets volontiers mais je vois mal le rapport avec les apparitions de Touraine et l'actrice Romy Schneider

     

    Je ne sais si j'ai bien compris mais j'ai surtout le sentiment d'être passé à côté de quelque chose.

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • ULTRA VIOLETTE

    N°964– Septembre 2015

     

    ULTRA VIOLETTE Raphaëlle RiolLe Rouergue.

     

    D'emblée, l'auteure donne le ton, c’est « une fiction librement inspirée de faits réels ». Même si on veut ramener cette affaire à un fait divers comme on a été tenté de le faire, il n'en reste pas moins que le nom de Violette Nozière reste attaché dans la mémoire collective à un parricide particulièrement atroce : empoissonnement de ses parents par une fille encore mineure avec décès du père. Nous sommes en 1933 et la presse se déchaîne, dénonçant les amants d'origine étrangère de la jeune fille avant que la politique ne s'en mêle, la droite voyant en Violette une enfant de l'après-guerre en manque de repères et friande de liberté mais qui accuse son père d'inceste, la gauche en faisant la victime d'un ordre social dépassé. Les intellectuels s'en emparent, les surréalistes y voit une garçonne aux cheveux courts, l'image même de la révolte et même une muse, mais ceux qui en profite le plus, ce sont les journaliste car cette affaire nourrit leurs ventes. Comme les grandes affaires judiciaires, son procès a un retentissement national et l'opinion est divisée. Condamnée à mort, sa peine est commuée en travaux forcés, puis réduite par trois chefs d’État successifs. Violette est finalement libérée en 1945, elle a alors 30 ans. Elle se mariera, aura 5 enfants et sera réhabilitée trois ans avant la mort en 1963. Cela c'est pour les faits qui n'apparaissent d'ailleurs qu'en filigrane dans ce roman, l'auteur préférant Violette à sa biographie. Elle s'attache en effet à la personnalité de cette jeune fille de 17 ans qui sort de l'enfance et qui doit choisir ce que sera sa vie entre la recherche de l'argent et celle de l'amour, entre le vice et la vertu, entre l'ennui du jour et l'ivresse de la nuit, souvent décevante. L'auteure choisit d'y voir une rebelle, en rupture avec sa famille et avec l'école auxquelles elle préfère la recherche du plaisir et de la vie facile, entre passades et prostitution. Elle évoque les relations difficiles avec ses parents, une défloration sans joie, l'inceste, la syphilis, un lent parcours vers le meurtre ... Puis ce seront douze années d'emprisonnement, une repentance aux accents mystiques, la bonne conduite et la promesse d'entrer dans les ordres qui lui vaudront sa libération, mais tout cela lui importe peu.

    C’est effectivement une fiction puisque l'auteur invite Violette, en fait son fantôme, chez elle. Comme lecteur j'ai été d'abord dubitatif devant cette sorte de fiction d'outre-tombe mais je suis entré dans ce jeu. J'ai assez dit dans cette chronique et ailleurs combien j'aime la fiction, alors pourquoi pas ? L'auteur choisit donc une intimité avec Violette, ainsi se tisse une sorte de monologue où elle la tutoie comme si elle la connaissait de longue date, lui assène des vérités sur sa vie, sur sa manière de la conduire, « touille dans son passé » comme elle le dit , dénonce sa mythomanie qui va m’entraîner dans un tourbillon malsain, loin de la réalité. Mais cette invitation de la romancière n'est pas sans risque « Je savais que j'allais devoir régler des comptes avec la vie et avec l'écriture » avoue-t-elle puisque cette femme irréelle, immatérielle prend bientôt corps, s'installe dans la vie de la romancière, l'observe en silence, impose sa présence, l'intimide même. Elle veut revoir les lieux qu'elle hantait de son vivant et qui l'avaient fait vibrer mais du temps avait passé et elle n'y avait plus sa place, elle n'était plus qu'un spectre...Cette dimension qu'elle prend par rapport à l'auteur, j'y vois, pour l'avoir maintes fois éprouvé dans l'exercice de la création littéraire, la marque de la liberté intrinsèque du personnage par rapport à son créateur. On pense que c'est l'auteur qui tire les ficelles de son roman, qui en contrôle le scénario, mais la réalité est bien différente qui voit, au fil des pages, la créature de papier lui imposer sa volonté. Cela suppose que l'auteur accepte d'assumer un rôle auquel elle n'avait pas forcément pensé, même si ce dernier devient une sorte de supplice au terme duquel Violette échappe à Raphaëlle, l'occasion d'une analyse du processus même de l'écriture qui est ici mise en œuvre. Ainsi y a-t-il non pas un mais deux personnages dans cette fiction, Violette bien sûr mais aussi la narratrice qui la regarde vivre tout en retraçant son histoire. Elles deviennent peu à peu comme complices, pire même Violette usurpe l'identité de Raphaëlle pour la suite des événements ce qui rend le lecteur plus attentif au déroulé de ce récit alternativement émouvant et violent.

     

    Ce roman est divisé en deux parties bien distinctes « Violette face A » qui évoque les faits, la personnalité de l'accusée mais pas le procès ni l'incarcération, en insistant sur cette complicité entre les deux protagonistes de cette fiction. Après tout c'est une façon originale et personnelle de présenter une affaire. De plus l'analyse du principe créatif et du phénomène de l'écriture, qui est le matériau du roman et la genèse de la création littéraire, ont emporté ma totale adhésion. Dans « Violette face B » on l'imagine en 1945 sortant de prison attendue par un mystérieux visiteur, le début d'une deuxième vie, romancée, imaginée, conclue par Violette elle-même, devenue à sa manière une sorte de romancière. Pourtant si la première partie du roman évoque les années d'errance de Violette, la deuxième est une somme de scénarios fictifs qui s'attache non plus à la criminelle mais à la femme maintenant libre, devenue un personnage de roman. Si j'ai complètement marché dans le jeu du personnage qui prend le pas de son créateur, le manipule et même le malmène au point que cette cohabitation doit se terminer[Après tout s'il peut exister une liberté du personnage, celle de l'auteur reste entière et il peut, à tout moment interrompre le processus d'écriture et donc la fiction.], les ratiocinations de la deuxième partie, avec l'usage de Facebook pour faire plus moderne, m'ont laissé indifférent. J'ai même eu l'impression que l'auteur non seulement se détache de son sujet mais souhaite s'en débarrasser comme si elle regrettait cette démarche créatrice qui s'était muée en une manière de la phagocyter. C'est un peu comme si cette fiction faisait écho à la « Violette Nozières » censurée des surréalistes, une façon de s'inscrire dans un phénomène de résurrection ou de deuxième réhabilitation, la revisite d'un mythe. Après Tout la réalité prend le pas sur la fiction et les choses, un moment bousculées par l'imagination de l'auteure, reprennent leur vraie place, la vie de Violette Nozière devenue Germaine Hezard fait valoir sa réalité, comme une victoire sur tout cela.

    C'est un roman riche en vocabulaire, bien documenté qui, découpé en courts chapitres, a l'avantage de se lire facilement. Pour autant il laisse place, en ce qui me concerne, à une sorte de déception.

     

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • NUMERO ZERO

    N°963– Septembre 2015

     

    NUMERO ZERO Umberto EcoGrasset.

    Traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano.

     

    Nous sommes à Milan en 1992 et Simeil décide de créer un journal financé par le commandeur Vimercate avec cinq hommes et une femme. Le plus étonnant est qu'il part du principe que la presse quotidienne ne fait plus le poids devant la télévision et internet et que le lecteur est informé par eux avant d'ouvrir son journal. Autant dire qu'il part battu. Il propose donc de parler dans ce journal de ce qui pourra se passer demain, d'ailleurs il le baptise « Domani ». En réalité, il veut un journal qui se nourrit du scandale avec l'apparence de la respectabilité. Pour cela il faut faire un test et ce sera le « numéro zéro ». Bien sûr il y aura les traditionnelles rubriques nécrologiques, l'horoscope, le sport et les incontournables « mots croisés » mais tout cela autrement. Il faut cependant un scoop et l'un des journalistes, l'inquiétant et mythomane Braggadocio, croit l'avoir trouvé en révélant que Mussolini n'est pas mort en 1945, que c'est un sosie qui a été exécuté à sa place, qu'il a été exfiltré par les Alliés, qu'il a vécu encore pendant vingt cinq années pendant lesquelles il a pesé sur la politique italienne de l'après-guerre, que cela explique les Brigades Rouges, la loge P2, la mort suspecte du pape Jean-Paul 1° et l'attentat contre son successeur, les magouilles bancaires du Vatican… Bref du complot et de l'espionnage à tous les étages ! Après tout, cette histoire d'hommes disparus et pas vraiment morts dont on attend le retour hypothétique ce n'est pas autre chose que la transposition dans le contexte humain de la parousie ! Mais cela n'est pas sans risques même s'il est patent que nombre de nazis ont pu gagner l'Amérique du Sud grâce à l’Église de Rome, que la Mafia existe aussi dans ce pays, tout comme la CIA et qu'elles n'hésiteront pas à faire disparaître un témoin gênant. D'ailleurs l'auteur file ce genre de métaphore jusqu'à la fin... Quant à ce commandeur qui semble tirer les ficelles, que personne ne voit jamais mais dont l’ombre plane sur le journal, il ressemble à ces patrons de presse qu'il ne faut surtout pas mécontenter, même si cela contrevient quelque peu au sacro-saint devoir d'informer qui devrait être l’élémentaire devoir de tout journaliste. Je remarque qu'il y a quand même une note d’espoir dans tout cela en la personne de Maia, la seule femme du groupe de journalistes qui est cependant marginalisée par le seule fait qu'elle est une femme mais qui rappelle sans cesse autour d'elle la voix du bon sens et de la raison.

     

    Umberto Eco s'en donne à cœur joie sur la manipulation des masses par les médias, les mensonges d’État et leurs résultats sur l'esprit des lecteurs et sur leur opinion car n'oublions pas qu'ils sont aussi des électeurs. Entre info et intox, qui peut prétendre détenir la vérité face à la théorie toujours vivante du complot, la tentative de désinformation ou de détournement d'opinion dans un contexte de mythomanie générale ? Nous l'avons souvent constaté après coup, plus le mensonge est gros plus il prend. On nous a fait croire pendant des années au « Péril jaune », à « l'affaire Dreyfus », « aux armes de destruction massives » en Irak et la liste est longue, même si au bout du compte la vérité éclate. Et je ne parlerai même pas promesses électorales et même des religions ! Que le peuple, dont nous faisons partie, soit influençable et surtout aussi amnésique, que ce genre d'attitude bafoue la démocratie à laquelle nous sommes tant attachés, que nous préférions de plus en plus la presse people avec ses relents de scandale à la simple information, tout cela sont des évidences mais, sans être spécialiste, il m'a semblé que les remarques distillées dans le roman ne sont pas si « fictives » que cela et s'adresse aussi à la presse en général.

     

    Le roman est agréable à lire, ironique et même humoristique par moment, plein de suspense, mais quand même sacrément pertinent tant il peint une espèce humaine fondamentalement amnésique, prêt à croire n'importe quoi, sans le moindre scrupule pour qui tout est bon pour se faire valoir ou gagner un peu d'argent et aussi la société dans laquelle nous vivons tous, sans grand espoir de la voir changer. Quant au monde de la presse, cantonné ici à l'Italie dont l'histoire politique ne m'est guère familière, il est quelque peu égratigné et l'exemple est parfaitement transposable aux autres pays où règnent aussi la corruption et l'hypocrisie.

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Vladimir Vladimirovitch

    N°962– Septembre 2015

     

    Vladimir Vladimirovitch Bernard Chambaz - Flammarion.

     

    Le ton est donné dès les premières pages « Vladimir Vladimirovitch Poutine par Vladimir Vladimirovitch Poutine… ceci n'est pas une autobiographie ». Il s'agit donc d'un récit, qui n'est effectivement pas une autobiographie, une sorte de mise en abyme où le lecteur voit défiler le parcours officiel et fortement inspiré par le culte de la personnalité du président russe, depuis son enfance jusqu'au pouvoir suprême en passant par le KGB. Il est rédigé par un authentique quidam qui porte le même nom que lui et qui va, sur des calepins personnel, rouges, gris et noirs [avec peut-être une symbolique des couleurs, le premier retrace son parcours communiste, le deuxième parle de sa phase d’hésitation mystérieuse et le dernier est consacré à l’exercice autoritaire du pouvoir] noter et collationner les détails du parcours de son célèbre homonyme.

     

    Ce nom est lourd à porter et même si cette homonymie peut inspirer de la bienveillance à notre rédacteur, l'homme du peuple qu'il est, peintre du dimanche, fan de Gagarine et amateur de patinage sur glace et de l’œuvre de Gogol, va se raconter, mêlant les moments anodins de sa vie à celle de son modèle. Il évoque le chef d'état aussi soucieux de son image personnelle de que du succès de son pays, capable d'être attristé comme un enfant par l'échec de l'équipe nationale de hockey aux jeux olympiques. Il lui trouve même des yeux de phoque. Mieux sans doute, il y a chez lui une sorte de fantasme, qui se rencontre souvent chez les humbles qui admirent les puissants, et qui le fait s'identifier au président de son pays. Puis, peu à peu, il se détache de ce modèle au point de l'affubler de surnoms de sorte qu'on peut se demander si c'est par sympathie ou pour s'en moquer. Il insiste sur une ascension laborieuse au début mais finalement fulgurante, basée sur l'arrivisme, le cynisme et même l'opportunisme, en l'opposant dans une sorte de nostalgie à la Russie éternelle et notant sa grande faculté à s'adapter à l’effondrement du communisme, à la transformation de la société, à l’émergence de l'économie de marché, le tout avec une grande autorité et aussi la volonté de s'enrichir. Il ne manque d'ailleurs pas de nous livrer des remarques pertinentes sur le communisme, lui qui, à part le nom, une vague ressemblance et presque le même âge n'a finalement rien de commun avec le président de son pays. Pire peut-être, à force de se pencher sur la vie de son modèle, surtout à partir de sa prise de pouvoir, il finit par se demander qui est en réalité ce Poutine et le doute s'insinue en lui à un point tel que ce qui n'est au départ pas une autobiographie devient même autre chose qu'une biographie tant son sujet lui échappe. Il souhaite même sa mort tant il le déçoit par son cynisme ou son indifférence et ce qui était au départ une véritable fascination se transforme au fil des pages en une sorte d'obsession. Notre rédacteur n'est certes qu'un quidam et le restera toute sa vie mais cette année 2014 qui tient lieu d'unité de temps au roman sera révélatrice pour lui. Par le miracle de l'imagination qui caractérise les artistes, cette recherche sur la vie de son homonyme devient un véritable fantasme que l'effet cathartique de l'écriture entretient. Il se met à imaginer que le Président, qui est pourtant une énigme pour lui, le connaît personnellement et lui accorde de l'importance. Ce n'est peut-être que du fantasme, mais cela abolit le temps, les barrières sociales, lui fait du bien comme fait du bien aux êtres sans importance de repeindre l'espace d'un instant leur vie grise en jaune canari. Et tant pis si, au bout du compte la réalité reprend ses droits, s'impose à lui et le remet à une place qu'il n'aurait jamais dû quitter.

     

    Sa vie à lui n'a en effet rien de passionnant. C'est qu'il est seul et pense toujours à Tatiana, sa femme qui l'a quitté ; il songe amoureusement à Galina, mystérieuse, imprévisible qui semble se dérober ou s'accrocher à lui alors qu'il est partagé entre timidité et malchance. Il vit sa vie au jour le jour comme un citoyen ordinaire, s'intéressant autant aux jeux olympiques de Sotchi qu'à la politique que mène Poutine, égrenant ses souvenirs autant que l'histoire complexe de ce pays, entre tsarisme, communisme et société nouvelle. Pourtant, au fil des pages de cette fiction, il m'a semblé qu'ils ont au moins en commun la solitude que le pouvoir génère pour le dirigeant politique et qui caractérise la vie de notre quidam. Pour les deux, elle enfante de la tristesse même si le lecteur a finalement plus de sympathie pour le rédacteur de ces calepins que pour le chef d'état.

     

    Avant que Babelio dans le cadre de « Masse critique » et les éditions Flammarion que je remercie, ne me fassent parvenir cet ouvrage, je ne connaissais pas Bernard Chambaz. J'ai apprécié l'idée de ces deux destins croisés, l'humour, le style et l'ambiance de ce roman passionnante. Les courts chapitres bien documentés sont agréables à lire, le ton est alternativement léger et dramatique, plein d'anecdotes et de remarques pertinentes, mêlant l'actualité à l'histoire et c'est l'occasion pour l'auteur de cette fiction de retracer le passé de la Russie à travers les grands hommes qui l'ont incarné et les événements immédiats ou plus anciens, anodins ou importants qui l'ont marqué.

     

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LITTERATURE VAGABONDE

    N°961– Septembre 2015

     

    LITTERATURE VAGABONDE Jérôme GARCIN - Flammarion.

     

    Depuis longtemps, j'ai, dans cette chronique, dit combien j'apprécie l’œuvre de Jérôme Garcin. J'aime son style, son écriture cultivée et respectueuse de notre belle langue française, les thèmes qu'il traite… Parmi ceux-ci, il a parfois choisi de mettre en lumière des êtres dont la vie, souvent brève, a été vouée à une passion mais dont la mémoire collective n'a pas gardé la trace de leur passage sur terre ni bien entendu de leur action personnelle. Il s'est donc fait, à diverses occasions, biographe mais chez lui l’écrivain n'est jamais très loin qui ne peut s’empêcher d'imaginer, de mettre son empreinte romanesque sans pour autant trahir son sujet. Ici la démarche est différente et son évocation se fait plus anecdotique, plus brève, moins emprunte d'imagination mais pas moins personnelle puisqu'il confie d'emblée au lecteur « J'ai découvert la France dans les livres...Elle avait la beauté que l’écrivain lui prêtait et que, ne le connaissant pas encore, je croyais être la réalité ». Après tout, surtout quand on est parisien, découvrir son pays à travers les écrivains qui en ont parlé n'est assurément pas une mauvaise approche et je suis même assez persuadé que cela peut faire naître une vocation. Il y a certes les hommes de Lettres qui ont fait la littérature française et à qui s'attache un lieu emblématique, Maupassant en Normandie, Voltaire à Ferney, Balzac en Val de Loire, Mauriac à Malagar, Colette en Bourgogne… mais à l'occasion de ce livre, l'auteur choisit de rencontrer certains des écrivains vivants, présents dans cet ouvrage, de partager avec eux un moment de dialogue autour de leur œuvre qu'il connaît parfaitement et dont il parle abondamment, une autre façon de leur rendre hommage en tout cas, une forme de respect pour leur talent et je ne doute pas que la notoriété de Jérôme Garcin, sa qualité de chroniqueur littéraire, son talent d’écrivain, son entregent ont largement favorisé ces rencontres qui, sans tout cela, n'eussent peut-être pas eu lieu. Certes il relie un écrivain contemporain à un terroir, à une maison, mais c'est bien souvent pour eux une « avant-dernière demeure » où ils attendent la mort avec tout ce qu'il faut de fatalisme et de philosophie, en jetant sur le monde qu'ils vont bientôt quitter un regard souvent désabusé, emprunt de nostalgie et souvent de déconvenues de ne pas avoir été compris ou reconnus, voire d'aigreurs face à cette comédie de la vie à laquelle il ont participé mais qui les a oubliés ou déçus. L'auteur saisit l'opportunité d'un entretien, préférable à toutes les interprétations parfois erronées que suscite la lecture des textes, pour occasionner chez son interlocuteur une remarque ou un aphorisme que le révèlent bien plus sûrement que de longs discours. Ils ont, chacun à leur manière vécu et donc illustré l'incontournable thème de « la vie, l'amour, la mort », ont marqué leur parcours personnel avec leurs livres qui sont autant de jalons dans leur itinéraire intime. De cela, l'auteur de ce volume entend rendre compte, simplement mais fidèlement. Ce que je retiens de ce livre c'est que, après avoir marqué les Lettres françaises de leur empreinte plus ou moins forte, avoir, pour certains participé à l'Histoire, avoir connu avec l’inspiration et l'écriture mais aussi avec les éditeurs et donc avec la notoriété des hauts et parfois surtout des bas, ces écrivains se sont retirés de toute cette agitation médiatique, comme pour attendre sereinement la mort, dans le recueillement et la solitude d'établissements oubliés ou de maisons ignorées par le cadastre, comme s'ils estimaient avoir dit ce qu'ils avaient à dire, avoir fait ce qu'ils avaient à faire. Il m'a semblé que nombre d'entre eux, même les plus athées, souhaitaient se rapprocher de Dieu ou d'une forme particulière de divinité qu'ils se seraient eux-mêmes forgée. Est-ce une façon de se rassurer face au néant, eux qui ont tant profité ou qui ont si bien parlé de cette vie terrestre ?

    Ce livre a été publié au début de l'année 1995 et certains articles sont évidemment bien antérieurs à cette date. Nous sommes au XXI° siècle et les écrivains continuent de marquer la culture de leur empreinte. Il pourrait donc y avoir une suite à ces entretiens. Certes, il ne manque pas de bons serviteurs de notre langue et la relève sera assurée, mais, je ne sais pas pourquoi, ce genre d'ouvrage qui tient peu ou prou de l'anthologie personnelle de son auteur, me paraît teinté de nostalgie, comme si les choses étaient gravées dans un marbre définitif. Cette chronique a modestement choisi aussi de parler des écrivains contemporains à travers leurs œuvres et j'ai bien souvent déploré que des prix prestigieux fussent accordés, à force d'avoir été sollicités, à qui ne les méritaient pas. Qu'on ne compte pas sur moi pour labourer le thème éculé du « de mon temps » mais il me semble que les choses ont changé et que dans l'inflation de ce qu'on publie annuellement la qualité littéraire me paraît bien souvent sacrifiée.

     

    Jérôme Garcin s'efface volontiers derrière son sujet. Il n'en donne pas moins son avis personnel, fait souvent référence à François Mitterrand qui fut, même si on ne partageait pas ses idées politiques, le dernier président cultivé de la V° République (les choses ont bien changé), parle de ceux qui furent ses amis ou de ceux dont il a simplement admiré le talent, ceux qui furent vite oubliés, ceux qui ont eu une vie médiatique, débridée et passionnée, comme ceux qui ont voulu préserver leur intimité, ceux qui se sont battus pour la liberté d'être et d'écrire, la leur et celle des autres.

    Hervé GAUTIER – Septembre 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • UN PONT D'OISEAUX

    N°960– Août 2015

     

    UN PONT D'OISEAUXAntoine AUDOUARD - Gallimard.

     

    Le titre évoque une légende vietnamienne, l’impossibilité ou l'éventualité de réunir des choses contraires, malgré la poésie de l'image et la bonne volonté, c'est un livre sur la guerre d'où la violence des batailles est cependant absente, tout juste évoquée. Plus qu'un décor, cette guerre est celle d'Indochine où sont partis se battre des volontaires qui n'avaient pas digéré l'humiliation, la honte de 1940. Il n'est pourtant question de cette guerre qu'en filigrane et on lui préfère les mots de pacification, de libération où l'hypocrisie le dispute à la rêverie, et parfois même au scandale. L'illusion est parfaitement entretenue et puis l'Indochine est si loin de la Métropole et les hommes politiques s'en désintéressent tellement !

     

    La guerre avait un tout autre visage et Leclerc et d'Argenlieu qui avaient probablement, et chacun à sa manière, « une certaine idée de la France » n'étaient pas sur la même longueur d'ondes que Hô Chi Minh et son rêve de communisme. Les Français n’étaient pas non plus des colonialistes, mais cela y ressemblait beaucoup, quant à la guerre, ce fut Dien Bien Phu qui en fut la tragique conclusion. Quand ce modèle fut mis à l'épreuve et que les vietnamiens l'eurent éprouvé favorablement pour eux, il a été exporté en Algérie, avec le même épilogue, et la même trahison de la part de la France.

     

    Cette période est vue à travers la vie de Pierre Garnier, engagé volontaire en 1945 pour combattre en Indochine. Son profil intellectuel fit de lui non un combattant mais le correspondant du journal des troupes françaises en Extrême-Orient puis un projectionniste pour le service cinématographique des armées. Il éprouve la même répulsion pour le colonialisme que pour le communisme. Il tombera cependant amoureux d'une vietnamienne, comment pouvait-il faire autrement dans un Orient qui exerce sur les étrangers un si irrésistible attrait ? Il lui faudra à lui aussi la défaite pour être arraché à ce pays qui n'était pas la France, même si on proclamait haut et fort le contraire. Cet homme était le père d'André Garnier, bien peu présent dans sa famille à cause de la guerre et dont la famille éclatera. Le roman s'ouvre sur ses obsèques et cette absence pesante et même insupportable suscite chez son fils une volonté farouche de le retrouver à travers cet épisode indochinois de sa vie. Il découvre la réalité de la guerre - un univers colonial à la fois fascinant, interlope et hostile, fait d'illuminés, de rêveurs prêts à mourir, mais aussi de trafiquants, d'êtres déterminés et souvent intéressés, beaucoup plus désireux de tuer en préservant leur propre vie - la beauté et la sensualité des femmes, mais surtout, à travers la personnalité des chefs combattants cette impossibilité de vivre ensemble entre Français et Vietnamiens, comme si le fait pour l’Indochine d’appartenir à « l’Empire français » était rédhibitoire dans cette quête de l'impossible entente entre deux peuples, deux pays que tout sépare malgré les apparences que les poètes ou les profiteurs aiment à entretenir. Que les Vietnamiens aspirent à leur indépendance était légitime, tout comme plus tard les Algériens, mais il y avait sans doute un autre moyen que la guerre (et pour la France la défaite) pour y parvenir. C'est, une nouvelle fois, l'illustration de l’impossibilité de concilier des volontés contraires. La réalité dépasse toujours les meilleures intentions parce que l’espèce humaine est ainsi faite et que le résultat est bien souvent le contraire que ce qu'on espérait et qu'on avait tout fait pour obtenir. Les illusions personnelles sont souvent dépassées par autre chose qu'on ne maîtrise pas. Cela marche aussi entre les gens, au niveau individuel et les relations que Pierre Garnier a avec les hommes en général n'est pas du meilleur aloi et les événements de sa vie ont fait de lui un solitaire définitif, qui voyait sans doute les choses autrement, découragé, désabusé, trahi par les événements, par les choses dont il avait rêvé.

     

    Malgré ces fréquents analepses un peu déroutantes, j'ai bien aimé ce roman fort bien écrit, ses passages poétiques, érotiques parfois, dépaysement et la nostalgie qu'il distille, la réflexion qu'il suscite.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • Comme un karatéka belge qui fait du cinéma

    N°959– Août 2015

     

    Comme un karatéka belge qui fait du cinémaJean-Claude Lalumière – Le dilettante.

     

    Il y a en nous tous un Lucien de Rubempré qui sommeille surtout en matière d'illusions perdues. Luc, le narrateur n'y fait point exception qui a quitté son Médoc natal et son milieu modeste d'ouvrier agricole pour « monter à Paris » comme on dit dans nos provinces. Il a tout quitté, son enfance, ses souvenirs pour s'inventer une vie dans la Capitale mais ses rêves de cinéma se sont rapidement transformés en petits boulots et il est devenu factotum dans une galerie d'art parisienne, pas vraiment ce qu'il espérait. Ce parcours un peu cahoteux, malgré un beau mariage, lui a au moins donné l'occasion de réfléchir sur sa condition et cela donne une somme d'aphorismes pertinents sur la culture et sur l'art ou plus exactement sur l'idée que s'en font les collectionneurs, le plus souvent parisiens et surtout l'usage (financiers) qu'ils entendent en faire. Il y a une sorte d'empathie pour les artistes méconnus qu'il comprend mais n'oublie pas au passage d'égratigner tous ceux pour qui la culture n'est et ne sera toujours qu'un misérable vernis. Tout y passe, depuis les vernissages où se pressent des pique-assiettes jusqu'aux critiques professionnels peu inspirés et bien souvent peu cultivés en passant par les fluctuations du marché de l'art. Il n'oublie pas les artistes qui bien entendu se prennent pour des génies et les quidams prêts à n'importe quelle excentricité pour s'en faire remarquer. Bien entendu la presse spécialisée, bien plus intéressée par l'audimat ou la nécessité de vendre que par l'information diffusée en prend pour son grade sans oublier les « cultureux » qui prétendent tout comprendre, surtout quand il n'y a rien à comprendre. Il se laisse aller à critiquer les choses de cette vie, sur les idées reçues et sur l'humanité qui n'est pas fréquentable, ce que nous savons d'autant plus que nous en faisons tous partie, le racisme ordinaire et les repas de famille arrosés qui se terminent toujours par des chansons paillardes ou des disputes stériles. Il apprécie la roulette russe de la génétique qui fait parfois que deux membres d'une même fratrie sont de véritables étrangers l'un pour l'autre, différence qu'on mesure surtout quand on a choisi de se tenir en retrait du milieu familial et de mettre entre lui et soi le plus grand nombre possible de kilomètres. Ainsi ne ressemble-t-il pas à son frère et s'en félicite ! Il ne fera pas de cinéma comme il en avait rêvé mais se fera quand même « son » cinéma, fictivement bien sûr comme le film qu'il aurait pu tourner et où il aurait été le seul acteur, jouant le scénario de sa propre vie...Solipsisme d'auteur ou envie de refaire le monde ! Jusqu'à la réception d'une lettre de ce frère qui va remettre les choses à leur vraie place, faire ressurgir son passé, ses blessures, ses fêlures… On peut se poser la question : Pourquoi refaire le monde, le redessiner pour soi seul et à ses mesures ? C'est peut-être l'apanage de l'écrivain dont l’imagination est souvent débordante, l'exercice du simple plaisir d'écrire, de raconter une histoire qu'il invente ou dont il rend compte, de laisser aller son stylo sur la feuille blanche, de faire chanter les mots, de satisfaire son ego... Grâce à l'écriture il donne ses couleurs favorites à un monde décevant pour lui, se recrée pour lui-même un univers parallèle où il guide son lecteur ? A nous, de choisir !

     

    Le titre m'a d'emblée paru suspect. Que va-t-il encore nous pondre sur ce thème, me suis-je dit. Et moi de craindre l'humour facile qui prend toujours les Belges pour cible. On s'empresse de les qualifier de « nos amis » pour aussitôt s'en moquer. Ce qui me rassure c'est que, paraît-il, ils font de même pour nous ! En réalité c'est Jean Claude Van Damme qu'il a rencontré au bar d'un grand hôtel parisien qui se qualifie ainsi, donnant son titre au roman. J'ai quand même préféré la scène du clochard qui se termine à la manière du Petit Prince et de son étoile, à la philosophie quelque peu éculée de cet acteur bodybuildé. Pour autant, ce titre ne doit pas nous cacher la réalité, l'auteur parle surtout de lui mais il le fait avec humilité. Les apparences sont en effet trompeuses et le milieu culturel parisien dans lequel il travaille peuvent donner l'illusion qu'il est quelqu'un d'important alors qu'il avoue qu'il n'en est rien et qu'il accepte de rester à sa place. Il avait pourtant tiré un trait sur sa famille, sur ses origines modestes. Il est en effet tentant de se dire qu'on est un être exceptionnel et de finir par y croire soi-même ! Finalement faire le point sur soi, comme il le fait, même si le constat n'est pas reluisant, est plutôt salutaire.

     

    J'ai retrouvé avec plaisir l'auteur de « La campagne de France » et du « Front russe » dont cette chronique s'était fait l'écho. Même si le thème traité ici est différent, son humour, son sens de la formule, sa plume pétillante m'ont à nouveau enchanté mais j'ai choisi quand même d'y voir, au-delà des traits d'esprit, une critique un peu acerbe voire désabusée, nostalgique même, mais assurément bien menée.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • TIRÉ À QUATRE ÉPINGLES

     

    N°958– Août 2015

     

    TIRÉ À QUATRE ÉPINGLESPascal Marmet - Michalon Éditeur.

     

    Cela tombe plutôt mal pour le commandant Chanel. On vient d’assassiner dans un hôtel particulier, l'épouse d'un ancien préfet lui-même trouvé mort six mois plus tôt sous le Pont Neuf, et le procureur insiste pour que ce soit Chanel qui soit chargé de l'enquête. Ce que c'est que d'être consciencieux, efficace et professionnel ! Et tout cela sur fond de départ de trois collègues, des congés d'été et donc de la diminution des effectifs, de l'accumulation des affaires et de la nomination de deux stagiaires féminines. Pas vraiment une bonne nouvelle pour lui qui est plutôt macho ! Il lui faudra pourtant bien reconnaître leur rôle déterminant. De plus le prochain déménagement de la Crim' le tracasse ; On ne dira plus « le 36 quai des Orfèvres » mais on irait quelque part du côté des Batignolles. Pour un policier qui a fait sa carrière dans ce lieu mythique et qui est près de retraite, ça fait quelque chose !

     

    Mais revenons à cette affaire qui a priori est un cambriolage qui aurait mal tourné mais, pour lui, ces deux meurtres sont évidemment liés. Dès lors les personnages vont se bousculer, d'abord Samy qui se présente comme un « serrurier-philosophe », mais quand même « bien connu des services de police ». Il va initier à la délinquance Laurent (Il s'appelle en réalité Alex), un pauvre garçon un peu simplet, livré à lui-même ; ensemble ils font un casse dans les beaux quartiers mais l’appartement qu'ils visitent tient d'avantage du musée des « arts premiers » que d'un duplex de grand standing. De plus la propriétaire qui s'est blessée dans une chute et qui est secourue par Laurent-Alex, est retrouvée morte, tout comme, quelques jours plus tôt, son amant, l'associé d'un expert en art africain, tous deux tués avec la même arme. Le mystère s'épaissit puisque le traditionnel trio « mari-épouse-amant » pourrait constituer une banale base de recherche, mais ils sont morts tous les trois et les cambrioleurs n'ont pas vraiment un profil de tueurs. Quant au mobile... Ainsi commence une enquête haletante où notre commandant va patiemment mener des investigations difficiles dans le passé des trois victimes, la recherche d'une statuette cloutée aux étranges pouvoirs, le découverte d'autres cadavres...

     

    Avant que Babelio et les éditions Michalon, que je remercie, ne me fassent parvenir ce roman, je ne connaissais pas l’œuvre de Pascal Marmet. Cette découverte m'a passionné. Et puis je le trouve plutôt sympathique ce commandant, pas flagorneur et pas carriériste, plus attentif à l'être qu'au paraître et qui se méfie des évidences en ne fonctionnant qu'à l'intuition, même si cette dernière est parfois contrecarrée par les pratiques policières modernes, les procédures et les rebondissements de l'enquête. C’est de plus un fin psychologue, connaisseur avisé de l'espèce humaine que sa position de policier lui permet d'apprécier dans ce qu'elle a de plus sordide. Il a d’ailleurs parfaitement raison de ne pas ajouter foi à tout ce qu'il voit parce que, dans cette enquête, il n'en finira pas de se remettre en question. La présence un peu chanceuse de la jeune et marginale Salomé à ses côtés met en évidence un rôle paternel qui ne lui est pourtant pas familier. De plus, pour les nécessités de l'enquête, il entre un peu malgré lui dans le jeu de la jeune fille et de Laurent-Alex, pas vraiment conscients de ce qui leur arrive. Il reste un homme qui ressent une certaine culpabilité quand il s'agit d'attirer Salomé et son ami dans un piège même si celui-ci débouche sur la manifestation de la vérité. Il est conscient que la machine judiciaire risque de broyer le pauvre garçon, victime d'un syndrome dont il n'a même pas conscience et qu'il ne contrôle pas.

     

    J'ai aimé aussi l'humour, le style un peu gouailleur, bien dans la veine du roman policier, le suspense qui tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin mais aussi ce subtil art du portrait qui, en peu de mots, vous campe un personnage. Les chapitres courts, bien documentés, très techniques, avec un grand souci du détail, sont agréablement écrits et font voyager le lecteur à Colmar, au musée du Quai Branly, le transporte dans l'atmosphère toujours un peu particulière d'une grande gare parisienne. Grâce à ce roman, il pénètre dans l'univers inquiétant de la sorcellerie africaine qui, même « à l'heure d'internet et des voyages sur Mars » n'a pas disparu.

     

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  • TOURNER LA PAGE

     

    N°957– Août 2015

     

    TOURNER LA PAGE – Audur Jónsdóttir Presse de la Cité.

    Traduit de l'islandais par Jean-Christophe Salaün.

     

    Eyja est une jeune fille épileptique mariée à un alcoolique surnommé « Coup de vent » tant il est absent, toujours entre une séance de désintoxication et une visite au pub. Il est un peu idéaliste, a l'âge d'être son père, n'est pas vraiment un acharné du boulot et plutôt accroc aux dessins pornos. A l'occasion, il touche aussi à la drogue qu'il partage avec Agga, sa belle-sœur, qui vit avec eux. Elle l'a épousé pour fuir une atmosphère familiale un peu irrespirable et sa mère divorcée qui change souvent de compagnons et cherche elle aussi dans la bouteille une consolation à cette vie. A l'entendre ce mariage a été motivé par la perspective d'un congé et des cadeaux... Autant dire qu'il est, comme sa vie partagée entre alcoolisme et tabagisme, complètement raté ! Sa grand-mère est consciente de cette situation et n'y voit qu'une solution, le départ de sa petite-fille pour la Suède chez sa cousine Rùna, mais seule ! Elle est même prête à subventionner ce voyage mais la jeune femme s'accroche à ce mari et quand son amie Bimba lui conseille elle aussi de le quitter, elle refuse au seul motif qu'il lui apporte une tasse de café au lit le matin, quand il est là bien sûr ! C'est sans doute un peu léger mais elle est peut-être plus attachée à cet homme qu'elle ne le croit. Quant à sa grand-mère, elle la verrait bien changer de vie, « tourner la page », écrire enfin ce roman qu'elle porte en elle depuis longtemps. Après tout, dans cette famille un peu bizarre, le grand-père d'Eyja a été un homme de Lettres célèbre et sa mère s'est aussi un temps essayée à l'écriture mais dans le seul domaine de l'élégie mortuaire, alors pourquoi pas elle ? Mais, dans l'esprit de sa mère et de sa cousine, ce voyage n'est pas vraiment destiné à être créatif. Ce séjour en Suède sera pour elle le prélude à une nouvelle vie, plus près de la nature et du quotidien, mais pas vraiment les vacances qu'elle espérait. D'ailleurs quand elle devenue à son tour écrivain, quelques années plus tard, elle a eu une tentative d’explication « J'écris parce que j'ai passé ma vie entourée de gens souffrant d'une soif insatiable. Ils se gorgent d'alcool comme les nourrissons de lait maternel. Et je voudrais comprendre pourquoi  ». Auparavant, elle a fait ses gammes en publiant des articles dans un quotidien local et sa grand-mère est vraiment déterminée à soutenir son projet littéraire autant qu'à l'aider à vivre au quotidien. Au fil du roman le lecteur peut comprendre que cette aïeule peut aussi vouloir rattraper ainsi les erreurs d'éducation dont a pu être victime sa propre fille, la mère d'Eyja.

     

    Est-ce qu'avoir raté sa vie, ne pas s'aimer, refuser son corps, être épileptique, avoir des problèmes de couple ou des relations familiales difficiles avec sa mère à qui elle ne veut pas ressembler, sont des motivations suffisantes pour écrire ? A titre personnel, je répondrai sans hésitation par l'affirmative d'autant que cela peut correspondre à une reconstruction de soi, ce qui me paraît être le cas de Eyja. Son séjour suédois lui sera bénéfique à plus d'un titre, lui permettant de devenir enfin ce qu'elle est. L'écriture n'est pas seulement une alchimie, c'est aussi un phénomène complexe au terme duquel l'auteur n'est pas seulement un simple raconteur d'histoires mais aussi le thérapeute intime de ses propres maux, loin de l’alcoolisme général. Grâce à elle, celui qui tient le stylo apprend à s'accepter lui-même, quant à ce qui résulte de son inspiration, le texte définitif, c'est à la fois un paradoxe et un mystère.

     

    Jusqu'à ce que les Babelio et les Presses de la Cité me fassent parvenir ce roman, ce dont je les remercie, je ne connaissais pas Audur Jónsdóttir. Je ne suis pas familier des romans islandais mais j'avoue que j'ai été assez surpris par cet ouvrage, parfois aussi un peu agacé par les longueurs, par ses incessants analepses qui déclinent l'histoire mouvementée de cette jeune femme un peu paumée. Contrairement à ce qu'indique la 4° de couverture, le style en m'a paru aussi original qu'annoncé, pas vraiment ce que j'attends d'ordinaire d'un roman.

     

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  • AUTUMN

     

    N°956– Août 2015

     

    AUTUMNPhilippe DelermGallimard.[Prix Alain Fournier 1990]

     

    D'emblée, le titre évoque une Angleterre froide et brumeuse. Plus précisément l'auteur invite son lecteur dans l'univers des peintres préraphaélites du milieu du XIX° siècle. Pour réagir contre la pauvreté de la peinture victorienne, ces artistes ont en effet choisi de s'inspirer des légendes médiévales et de la poésie primitive en se donnant comme modèle les œuvres des prédécesseur de Raphaël. La figure principale est le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), qui crée « la confrérie préraphaélite ». C'est pourtant un personnage complexe, à la fois mystique et sensuel, individualiste et porté vers la communauté. Sa jeune femme, Élisabeth Siddal , décédée 7 ans plus tôt, était un être diaphane à la chevelure rousse. Dépressive, elle meurt d'une overdose de laudanum. Elle fut son modèle, surtout après sa mort mais il l'idéalisera sous les traits de la Béatrice de la « Divine Comédie » comme elle fut le modèle de John Everet Millais qui vit en elle Ophélie chère à Shakespeare. Rossetti poursuit sa recherche de la beauté féminine dans des portraits qu'il réalise de Fanny Cornforth, une jeune prostituée dont il est amoureux et de Jane Burden, l'épouse de William Morris, avec qui il a une liaison. Ces artistes sont à la recherche de l'art absolu, entre mystique et esthétique, mais ce roman est aussi l'évocation de leurs amours impossibles, passionnées, romantiques et tragiques, avec au bout du voyage, la drogue et la mort. Ce roman évoque les relations des préraphaélites dans leur expérience commune artistique, tourmentée, intemporelle et la nature quasi-divine de leur inspiration, mais se concentre sur la relation de Rossetti et de son épouse. Son travail influencera les Symbolistes.

     

    Philippe Delerm nous fait non seulement pénétrer dans l'univers de ces peintres qui inspirèrent les symbolistes, et c'est déjà un enchantement, mais explore aussi cette recherche personnelle de la femme idéale autant que le sens de la démarche créatrice. Son écriture est somptueuse et agréablement poétique, aux couleurs chaudes de l'automne. La construction du roman qui alterne les lettres échangées et les passages évocateurs et descriptifs lui impriment un rythme agréablement évocateur. C'est aussi un ouvrage historique où les personnages ont réellement existé et où se côtoient Lewis Caroll, l'auteur d' « Alice aux Pays des Merveilles », mais aussi le célèbre critique d'art John Ruskin et le poète Swinburne.

     

    Je ne dirai jamais assez combien mon intérêt va à ces grands serviteurs de notre si belle langue française que sont les bons écrivains et c'est pour moi, à chaque fois, un plaisir de les lire. Je poursuis volontiers et passionnément la découverte de l'univers de Philippe Delerm dont cette chronique a déjà abondement parlé.

     

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  • UN ETE POUR MEMOIRE

     

    N°955– Août 2015

     

    UN ETE POUR MEMOIREPhilippe DelermGallimard.

     

    La grand-mère du narrateur vient de mourir et il lui faut quitter Paris pour les bords de la Garonne, à côté de Montauban et sa tiédeur de briques. Cette femme était une bonne chrétienne comme dit le curé qui n'hésite pas à se porter garant de son entrée au paradis mais elle a choisi de reposer dans le petit cimetière de la colline qu'elle appelait son jardin...

     

    Stéphane, le narrateur, ne le sait pas encore mais, à l'occasion de cette cérémonie, cet été va être serti dans sa mémoire et pas seulement à cause des obsèques de cette aïeule qui avait fait partie de sa vie. Une sorte de double deuil. Pour lui c'est la douce fragrance de son enfance insouciante qui renaît quand il passe la porte de cette maison pleine d'odeurs de fleurs avec ele l'envie d'y rester malgré un roman à terminer, le plaisir d’être à nouveau allongé dans l'herbe, le farniente, le souvenir de cette cousine dont, enfant, il était un peu amoureux, l'émotion qu'on ressent quand on remonte le temps… Tout lui revient, l'accent qui enchante les mots, la couleur du magnolia au jardin, les baignades, les parties de pêche dans la Garonne, les bateliers du canal, les ricochets, les balades à bicyclette, la courbe des collines et les chemins d'eau, les robes blanches et vaporeuses des jeunes filles, les tons pastels des paysages, les senteurs, les bruits et les silences de la nature, la lecture des romans d'aventures qui ont peut-être, sans qu'il le sache, décidé de son destin… Il retrouve le goût de cet été qui « s'attarde grenadine, s'efface menthe à l'eau » qu'il redécouvre à travers les yeux et les gestes de la petite Marine qui désormais habite le château longtemps resté inhabité et qui domine le village. Elle est nouvellement arrivée dans le pays avec sa famille parisienne un peu bohème et retient l'attention de Stéphane à cause de son imagination et ses rêves. Elle sera son guide dans ce parcours à contre-enfance, elle qui a une sorte de maturité qui la différencie des enfants de son âge.

     

    Même si le narrateur ne le dit pas expressément, c'est la marque du temps qui passe, qui fuit, l'âge adulte qui s'est installé dans son quotidien qui va pourtant reprendre ses droits à travers la mélancolie de la rentrée de septembre, ces livres à couvrir, ces cahiers neufs, ces crayons qui en noirciront bientôt les pages…

     

    J'ai goûté ce texte poétique plein d'images et de senteurs d'été, rempli aussi des parfums délicats de cette enfance disparue et qui revient, ce temps qui passe et qui nous donne le vertige. Avec de courts chapitres, l'auteur installe dès l'abord cette ambiance estivale autant que la mélancolie du passé, un monde qu'il a connu et qui a définitivement disparu, un autre qui s'est installé dans sa vie et qui va le happer après cette parenthèse de la mémoire...

     

     

     

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  • LA CINQUIEME SAISON

    N°954– Août 2015

     

    LA CINQUIEME SAISONPhilippe DelermGallimard.

     

    On a tous dans le cœur un tableau noir et sa poussière de craie, la portée bleue d'un cahier d'écolier avec des mots écrits à l'encre violette dans le crissement d'une plume d'acier, pleins et déliés, le doux ronronnement des tables de multiplications, le lourd silence des dictées, les blouses grises et les punitions, la cour de récré poudreuse et les derniers jours d'école dans la touffeur naissante de l'été, les jeux de billes, de marelle ou de corde à sauter. Tout le parfum de l'enfance ! Plus tard ce seront des nattes et des taches de rousseur, les regards maladroits et les paroles timides, les garçons hâbleurs qui voudront se faire remarquer des filles qui les ignoreront du haut de leur beauté naissante. Leur indifférence et leurs yeux annonceront déjà les femmes qu'elles seront bientôt. Ce sera le temps des amours inventées, des menthes à l'eau, des illusions qui ne manqueront pas d'éclater, avec cette volonté de grandir vite et cette fascination de l'avenir mais aussi ce désir un peu fou de demeurer encore un peu dans le giron tiède de l'enfance.

     

    M. Chatel est un instituteur, un Maître d'école comme on disait avant, soucieux de l'avenir de ses élèves à qui il transmet son savoir. Ils le respectent pour cela, parce qu'il leur apprend le calcul et la grammaire, même si ce n'est pas passionnant et qu'ils n'aiment pas vraiment cela. Ce n'est pas tout à fait un copain, pourtant il joue à l'occasion avec eux au foot sur la place du village, organise la kermesse de fin d'année scolaire. On l'appel « M'sieur » entre crainte et une complicité feinte. C'est un petit village où on a déjà abandonné la gare, sans doute non rentable, avec sa dernière épicerie qui fermera à la mort de sa propriétaire, son café à la lisière de la faillite, l'école elle-même disparaîtra bientôt, faute d'élèves. Ils partiront vers d'autres horizons ou au collège et ne seront pas remplacés parce que les temps changent et qu'on n'y peut rien.

     

    Il se souvient de cette tranche de vie où il aimait cette jeune fille trop tôt disparue dans un accident. D'elle il n'a plus que des souvenirs, les albums pour enfants qu'elle a crées, ses aquarelles aux couleurs chaudes. Ils avaient tout pour vivre ensemble une vie heureuse et longue mais le destin en a décidé autrement. Parce que c'est un baume, il choisit de de lui écrire avec des mots d'encre bleue, de crier dans l'écriture tout cet amour perdu, tout ce gâchis, tout ce deuil impossible à faire. Ces mots, elle ne les lira jamais mais ils lui viennent à travers ses souvenirs qui renaissent dans la couleur d'une robe, la langueur d'une soirée d'été, une chanson de Duteuil ou de Souchon, une photo de David Hamilton... Il la fait revivre dans sa mémoire, habille ces années heureuses de phrases, entre leur enfance différente, leur rencontre, leur vie amoureuse, leurs vacances au soleil de Provence, leurs projets… Même si écrire est une forme de folie, entre vertige et exorcisme, c'est une sorte de longue lettre, tissée à petites touches intensément poétiques, un journal confié aux feuillets blancs d'un cahier où le deuil est présent à chaque page sans pour autant être exagérément larmoyant, mais à certains moments du roman j'ai pourtant eu l'impression d'un veuf qui parlerait à une tombe.

     

    Bien sûr la vie continue mais l'absence reste et lui s’accroche aux mots qu'il investit de son chagrin. Ce sera une nouvelle rentrée avec ces feuilles qui tombent déjà et les matinées qui rafraîchissent, les encriers en porcelaine qu'on remplit d'encre mais cette femmes diaphane disparue sur une route rappelle que nous ne sommes que les pauvres usufruitiers de notre vie, même si nous choisissons de ne pas y penser, de vivre comme si nous étions immortels.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA BULLE DE TIEPOLO

    N°953– Août 2015

     

    LA BULLE DE TIEPOLOPhilippe DelermGallimard.

     

    Au départ, il y a une visite d'Antoine Stalin, critique d'art, chez un brocanteur parisien et un tableau d'un peintre inconnu qui lui évoque le style d'Edouard Vuillard qu'il est en train d'étudier. L'œuvre lui échappe cependant au profit d'Ornella Malese, une jeune romancière italienne promise au succès pour un petit roman « Granité café » dont l'action(ou l’inaction) se passe à Venise et qui chante les plaisirs simples de la vie. La romancière a acheté ce tableau parce qu'il est signé par son grand-père, Sandro Rossini, un homme environné de mystères et de tabous. Dans sa famille puritaine on ne parle pas à de lui à cause d'une improbable aventure féminine de ce dernier dont cependant l'histoire personnelle s'est mêlée à celle de la dictature de Mussolini. Ces deux personnages que tout oppose et qui ne se connaissaient pas auparavant vont cependant faire un bout de chemin ensemble. Lui vient de perdre sa femme et sa fille et elle va connaître, un peu malgré elle, le succès grâce à son livre. Ils se rencontrent autour de ce premier tableau. Pour autant, ils vont se retrouver ensemble à Venise où Antoine doit étudier une fresque de Giadomenico Tiepolo, moins connu que son père Giambattista, « Il mondo Nuovo » (Le nouveau monde), conservée dans une villa palladienne. Ce tableau s'avère un mystère puisqu'il représente des personnages de dos, en train de regarder une scène que nous ne voyons pas mais dont un homme désigne quelque chose au moyen d'une longue baguette qui se termine par une sorte de bulle (là non plus on n'est sûr de rien d'autant que Delerm se demande s'il ne s'agit pas là d'une imperfection, une altération de l’enduis, une tache ou une éraflure). L'auteur décrit ce tableau en s'interrogeant sur le sens du geste du personnage à la baguette. Or ce tableau en évoque deux autres à peu près semblables, conservés dans un musée parisien et dans une villa italienne, mais aucun des deux ne présente cette fameuse bulle. Y a-t-il une symbolique forte de cette bulle qui isole Antoine et Ornella de cette vie faite de deuils pour lui et de succès pour elle ? Ces deux situations sont fragilisantes puisqu'elles affectent leurs deux solitudes nées d'un vide. Ce sont là deux formes d'événements extraordinaires qui interviennent dans leur vie et qui l'affaiblissent, soit dans le malheur pour lui soit dans une forme de bonheur née de la consécration longtemps attendue pour elle. Antoine se coupe du monde à cause de son deuil que son travail exorcise et Ornella se recroqueville sur ses livres qui évoquent son enfance, deux façons de se couper du monde extérieur, de s'abstraire du temps qui passe... Ornella se considère comme l’héritière d'une volonté de « vivre dans la création... vivre pour la création ». Sous son couvert, Delerm évoque l'écriture mais aussi le monde impitoyable de l'édition qui rejette d'emblée un auteur inconnu, ce même monde qui, la notoriété venue, lui fera la cour. C'est sans doute une réflexion sur l'écriture, sur le succès, sur la notoriété, sur le silence des médias à la sortie d'un livre, période difficile à vivre pour un auteur qui a mis beaucoup de lui même dans son livre qui est avant tout un univers douloureux. Il n'oublie pas non plus de placer la jeune femme dans son milieu professionnel (elle est enseignante dans un collège à Ferrare) où la notoriété soudaine lui fait prendre une importance que ses collègues de travail ne lui accordaient auparavant.

     

    Certes, il y a cette déambulation dans Venise à laquelle nous convie l'auteur et c'est toujours un plaisir de visiter la Sérénissime d'autant plus qu'il évoque des lieux labyrinthiques désertés par les touristes. Il y a ces instants de farniente, ces visions de la cité des Doges au quotidien, « vaporetti », « traghetti », ces conversations chantantes et insaisissables des Vénitiens, ces couleurs et ces bruits d'eau sur les canaux, cette lumière sur les églises et les palais... Ce court roman se déroule en Italie et à Venise, écrin de l'enfance d'Ornella. Il y a une histoire d'amour, incontournable dans ce contexte, entre Antoine et Ornella mais cette passade, qui n'est pas vraiment passionnée, est présentée comme un échec au temps avec une évocation de Marcel Proust, forcément (« C'est le temps qui nous tue et quand on fait l'amour on arrive à le tuer à son tour ».  « Le personnage principal des romans, c'est toujours le temps, et le temps de l'amour physique n'existe pas ») ). C'est un peu un passage obligé dans ces deux vies déboussolées, quelque chose qui ressemble à une sorte d'amitié naissante, libre et complice à la fois, un lien fragile en tout cas. Dans cette bulle, les souvenirs vénitiens se conserveront mais chacun vivra sa vie sans l'autre. C'est une réflexion sur la peinture, quelque chose de culturel ou peut-être du sens de la vie, sur la fuite du temps qui nous affecte tous mais qui pèse surtout sur la notoriété des artistes, les consacrant ou les oubliant. En fait tout est lié dans cette rencontre hasardeuse entre Antoine et Ornella, depuis l'univers de Vuillard jusqu'à la lecture de « Granité Café » , en n'oubliant pas le destin de Sandro Rossini et cette étrange histoire de bulle dans le tableau de Tiepolo. Delerm s'interroge sur les motivations de la création « l'équilibre entre le pouvoir et une insuffisance » et cette volonté de fixer l'instant est peut-être pour le créateur la marque d'une impossibilité à le vivre.

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    Tout cela m'a paru un peu confus et je ne suis même pas sûr d'avoir compris la véritable motivation de l'auteur tant les thèmes sont nombreux, a moins bien sûr qu'il ne s'agisse d'une énième forme de solipsisme toujours un peu énervante chez les écrivains à succès (il y a sans doute des connotations précises et nombreuses entre le personnage d'Ornella et l'auteur lui-même. Il prête d’ailleurs à la jeune femme la volonté de dire le monde selon elle, un peu sans doute comme l’auteur lui-même). Il y a peut-être une volonté chez lui de régler des comptes personnels sur la manière dont a pu être reçue son écriture dans le passé, au début de sa carrière d’écrivain ou sur la nécessaire promotion de ses livres par l'auteur lui-même, d'émettre des craintes sur la pérennité de son œuvre mais l'ensemble reste quand même fort bien écrit, poétique et c'est un plaisir de le lire.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BRAVO

    N°952– Août 2015

     

    BRAVORégis Jauffret - Seuil

     

    A la lecture de la préface, je me suis dit qu'il allait être question des vieux, enfin ceux qui ont dépassé la cap de la soixantaine et qui, quand j'étais jeune étaient effectivement considérés par nous comme « des petits vieux » qui avaient déjà un pied dans la tombe et dont l'autre était plus que vacillant. Maintenant, par une sorte d'hypocrisie de vocabulaire, on dit d'eux qu'ils sont jeunes tout en sachant que, même si l'espérance de vie a progressé, leur vingt ans sont quand même bien loin ! Maintenant que je fais partie de ces « jeunes vieux », je me dis que ceux qui ont mon âge ont sûrement, et sans le faire exprès, survécu à la maladie, au suicide, aux accidents de toutes sortes … Bien sûr ils pensent à la mort puisqu'elle fait partie de la condition humaine et que nul n'y échappe, mais ils le font plus qu'à vingt ans où on se croit indestructible, immortel, éternellement jeune et beau, où on entreprend, on prend des risques, on aime la vie alors que dans la vieillesse on la consomme jalousement, on fait attention, on prend des précautions, on s'assure. Elle n'est même plus taboue, par obligation ! Parfois même on se rapproche de Dieu, on ne sait jamais !

    Et puis quand on est vieux, si on n'est pas célibataire, veuf ou divorcé, on est encore avec son conjoint. Passées ces longues nuits d'amour et ces vacances torrides qui désormais appartiennent au passé, il faut composer avec le présent devenu insupportable, vivre avec ces espérances déçues, ces trahisons inacceptables, ces invectives constantes, ces mauvais souvenirs, ces remords... Des solutions existent mais quand le code pénal vous fait entrevoir la Cour d'Assises, vous y réfléchissez à deux fois. Plus simple est de divorce, de plus en plus largement usité si on en croit des statistiques. On peut aussi entretenir l'illusion en prenant un partenaire plus jeune, mais c'est risquer une liaison dispendieuse et surtout l'infarctus. On peut aussi se réfugier dans les paradis plus ou moins artificiels mais là aussi la Camarde vous guette. Alors on peut espérer qu'elle frappera le conjoint devenu invivable et vous fera recouvrer votre liberté. Soit cela vous surprend, parce que destin vous joue parfois de ces tours, soit elle vous l'offre comme un cadeau longtemps attendu. Il convient alors de verser quelques larmes qui parfois refusent de couler à cause de la culpabilité dont un psychologue pourra peut-être vous délivrer. Il y aura alors la solitude parce que les choses ne se déroulent jamais comme prévu. Pour l’exorciser on choisit parfois un animal dit de compagnie ou on préfère l’organiser soi-même parce qu'on ne supporte plus ni sa famille ni ses voisins ni ses amis. On flaire cette mort qui nous tourne autour sans oser nous toucher mais qui sait rappeler sa présence et dire que c’est peut-être pour bientôt, qu'il faut s'y préparer. Alors on égrène ses souvenirs, on refait le chemin à l'envers, parfois on entame un improbable compte à rebours, on se dit que « de mon temps... » , on devient jaloux des autres, des jeunes en particulier, qui ont la vie devant eux alors que nos belles années sont derrière nous et appartiennent au souvenir. Mélancolie, schizophrénie, la vieillesse sent sa tutelle et son héritage qu'on lorgne mais on n'évite pas la cruauté et l'ingratitude de ses propres enfants pour qui on s'est sacrifié. Heureusement dans tout cela il y a l'espoir de mourir dans son sommeil, sans souffrir, en évitant le cancer qui moissonne beaucoup chez les vieux. Alors on y pense de plus en plus, comme on pratiquerait un loisir, en essayant de ne pas en avoir peur, comme pour l'apprivoiser. On se dit qu'on est en rémission ou dans l'espoir d'une improbable guérison. Certains arrivent même à en rire, mais c'est rare, et cela vaut peut-être mieux que d'en pleurer parce qu'au moins on a du temps pour cela quand d'autres en manquent tant ! Alzheimer peut venir aplanir tout cela avant que ne sonne le glas de la vie et qu'on soit précipité dans le néant avec en prime l'oubli des autres. Cela vous donne presque l'envie de mourir jeune quand la vieillesse dure de plus en plus longtemps et qu'on laisse aux jeunes générations le soin de payer les pensions… De quoi les rendre jaloux ! La mort signifie l'abandon de la vie, mais pas seulement, c'est aussi l'adieu aux choses durement acquises au cours de son existence. Pour ceux qui croient au ciel, cela peut consoler, tant pis pour les autres ! Cela rappelle, sur un mode parfois léger, une implacable évidence, que chacun n'est qu'usufruitier de sa propre vie et que tout à une fin, que nous ne sommes que de passage...

     

    C'est peut-être bizarre, mais au longs de cet ouvrage, abusivement baptisé « roman » puisqu'il s'agit de 16 nouvelles, j'ai presque ri, pas vraiment à cause du propos, mais plus sûrement à cause du style facile à lire, jubilatoire à l'envi, pertinent et même impertinent dans les aphorismes, de cet humour noir qui me plaît toujours malgré sa cruauté. J'ai un peu décidé de jouer le jeu de l'auteur, puisque, de toute façon, je ne peux pas faire autrement.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • HISTOIRE D'IRENE

    N°951– Août 2015

     

    HISTOIRE D'IRENE – Erri de Luca- Gallimard

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Aborder un récit d'Erri de Luca, peut-être plus chez lui que chez un autre écrivain, est une invitation à le suivre. Eh bien, même si j'ai eu un peu de mal au début, je l'ai suivi dans cette fable. Après tout, croire à autre chose qu'à ce que le quotidien met sous nos yeux n'a rien d'extraordinaire et je viens d'apprendre qu'en Islande il se trouve des gens, et même des plus sérieux, pour croire à l'existence des elfes, ces êtres légendaires appartenant à un peuple caché mais qui les côtoient chaque jour. Après tout l'auteur situe son action en Grèce, pays de mythologie. Qui est donc cette Irène, abandonnée sur une plage et qui ne se sent bien que dans la mer où elle nage, la nuit, avec les dauphins. Ils sont ses amis et elle rompt des filets de pêcheurs pour les sauver et les nourrir. On dit même que l'enfant qu'elle porte a été conçu par l'un d'eux. A terre, elle n'est qu'une paria, chassée de chez le pope dès qu'elle a eu ses règles, mais mal lui en a pris, l'homme d'église est mort dans l'incendie de sa maison. On la dit sourde et muette parce qu'elle ne parle pas aux autres habitants, on se perd en conjectures sur la paternité de son enfant et bien sûr, puisqu'elle ne vit pas comme les autres, on l'ignore et surtout on s'en méfie. Elle donne cet enfant à la mer et son histoire au vieil homme qui, en retour lui prête une suite à la fois tragique et merveilleuse, celle de Jonas qui affronte le tempête, est avalé par une baleine grâce à laquelle il renaît. Mais elle ne peut rester sur terre où elle n'a pas sa place. L'auteur lui, Napolitain et déjà âgé l'écoute et lui raconte sa propre histoire qui est un peu étrange et cela les aide à se comprendre. C'est un vieux solitaire, un peu ermite qui aime la montagne qui, comme la mer, le rapproche de Dieu. Il lui propose de partir dans un endroit du globe où parait-il les dauphins meurent de vieillesse, l'invite à une vie différente parmi le humains à Naples, lui propose de troquer le microcosme de cette île grecque pour une vie de femme normale, mais elle lui préfère autre chose, un autre univers.

     

    Certes, de Luca parle de lui, de sa vie, de la Bible qu'il étudie avec passion et méditation, de la mythologie qui éloigne son lecteur de la réalité. Après tout ce que nous réserve le quotidien n'est guère passionnant et surtout si nous voulons bien le voir ainsi, nous écarte et même nous dégoûte de cette espèce humaine à laquelle, pourtant, nous appartenons tous.

    Les deux autres récits sont plus terre à terre, évoquent son histoire familiale, la guerre, la pauvreté...

     

    Alors, cette Irène, une petite sirène, pourquoi pas après tout et même si tout cela n'est pas sérieux, finalement je m'en fous. Ce sont quelques pas dans le merveilleux, dans un domaine de moins en moins exploré mais j'ai décidé de suivre ce conteur d'exception. Ses termes sont poétiques, son écriture fluide, servie par une traduction fidèle et comme toujours et c'est un plaisir de lire cette prose qui personnellement me transporte dans un ailleurs bienvenu. Même si tout cela a pour toile de fond l'eau qui donne la vie, j'y ai quand vu un rappel de la condition humaine avec son cortège de guerres, de souffrances, d'intolérance, cette vérité incontournable que nous ne sommes qu'usufruitiers de notre propre vie qui se terminera par la mort. Alors, le temps d'un récit, croire à autre chose, je veux bien, d’autant que le quotidien ne va pas tarder à me rattraper sous forme d'actualités violentes, de politique politicarde, de scandales, de massacres, de ces petits arrangements avec la vie, la légalité et le fameux « vivre ensemble » dont on nous rebat les oreilles et que nos dirigeants, toujours aussi hypocrites mais faussement moralisateurs, se posent en donneurs de leçons. De Luca choisit de voir les choses à travers le prisme du merveilleux, pourquoi pas et pourquoi pas le suivre dans sa démarche ?

     

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • POUR JEAN PREVOST

    N°950– Août 2015

     

    POUR JEAN PREVOSTJérôme Garcin- Gallimard

     

    J'avoue bien volontiers que j'en ai parfois un peu assez de supporter le solipsisme des écrivains qui semblent n'avoir pour centre d'intérêt qu'eux-mêmes et qui, à ce titre, nous assènent leur façon de penser et parfois leur manière d'être comme autant de modèles. Comme je l'ai dit maintes fois dans cette chronique, j'aime lire des biographies, surtout quand elles sont bien écrites et nous parlent d'un être qui à honoré son passage sur terre mais que la nature humaine, toujours égale à elle-même, s'est dépêchée d'oublier. L'auteur rappelle opportunément que « l'oubli est la forme la plus raffinée,la plus hypocrite des trahisons ».

     

    Sa trop grande jeunesse lui avait interdit l'engagement dans l'armée pendant la Grande Guerre, mais il résista toute sa vie, obsédé par l'action, par la mort au combat, en pleine jeunesse. C'est là un paradoxe pour cet homme qui était avant tout pacifiste mais sous un tempérament de boxeur, de bretteur de sportif et de séducteur, il y avait chez lui autant d'énergie contenue que d'amour de la vie et des femmes. Il était antimilitariste par principe mais combattant par nécessité, germanophile mais patriote avant tout et fera tout pour bouter les nazis hors du territoire national. Qu'il soit étudiant ou combattant, il s’opposa, se révolta toujours ! C'est peut-être là le destin de ceux qui mourront jeunes et le savent. Une telle attitude ne procure pas que des sympathies, qu'importe, logique avec lui-même, il sera le capitaine Goderville de la Résistance, mort à 43 ans dans le massif du Vercors face à l'ennemi, les armes à la main. Il reprend à son compte le principe romain qui veut qu'« On ne meurt que pour le plaisir de rester digne de soi-même ».

     

    Normalien et écrivain, c'est aussi un intellectuel original, passionné par son temps mais aussi par Baudelaire, par Stendhal et par Montaigne, un humaniste, à la fois idéaliste et épicurien, poète et journaliste intransigeant, épris de liberté. Il sera aussi l'ami et le protecteur de Saint-Exupéry dont il partagea la destinée guerrière et et peut-être aussi la mort héroïque. Chef emblématique de sa compagnie de Résistants, il fut un officier qui ne vénérait pas les galons et qui détestait les rituels militaires.

     

    Dans ce livre qu'il consacre à Jean Prévost (1901-1944) on sent chez Jérôme Garcin une révolte contre cette amnésie d'autant plus grande que nombre d'hommes dont la conduite n'a pas été, pendant la guerre, des plus exemplaires ont su se faire oublier et prendre le pas sur ceux qui avaient fait le sacrifice de leur vie. Ce n’est pas la première fois que l’espèce humaine se révèle à la fois amnésique et injuste. Certes des rues, des places, des collèges portent son nom mais l'oubli a cependant recouvert son œuvre littéraire autant que sa personne

     

    Avec cet ouvrage publié en 1994 (Prix Médicis essai 1994), Jérôme Garcin inaugure ce qui constituera, en plus de son œuvre romanesque, une autre facette de sa démarche littéraire, des évocations de personnages souvent flamboyants et originaux mais dont l'histoire et la mémoire collective n'ont pas gardé de trace. J'ai plaisir, dans cette chronique, à saluer une nouvelle fois sa démarche.

     

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  • JUSQU'A L'ENFER

     

    N°949– Août 2015

     

    JUSQU'A L'ENFERTéléfilm de Denis Malleval (2009). rediffusion 7 Août 2015 -France 2

    Adaptation d'un roman de Georges Simenon «  La Mort de Belle »

     

    Simon Andrieu (Bruno Solo) est professeur de mathématiques dans un lycée d'Orléans. Bien  que d’origine modeste, ses parents étaient boulangers à Châteauroux, il s'est marié avec Christine (Delphine Rollin) dont le père était professeur de médecine. Il l'a sans doute rencontrée à l 'université et ses amis se demandent encore pourquoi elle a bien pu le choisir comme mari, alors qu'elle devait être courtisée par nombre de jeunes hommes plus fortunés et plus en vue. Par le miracle de l'amour sans doute, on peut dire que Simon a fait un riche mariage. Ils forment ensemble un couple bizarre et sans enfant malgré la quarantaine. La fortune et les relations de Christine leur permettent d'avoir un certain train de vie, de faire partie des notables de la ville et ils fréquentent volontiers le Procureur, des avocats, des médecins… Simon ne se sent pas pour autant intégré dans ce milieu où il n'a pas sa place et où il n'est pas vraiment accepté ; Christine aime sortir avec des amis mais lui préfère la solitude alcoolique, s'enferme volontiers dans son bureau qui est aussi son terrain de jeu puisqu'il y joue au train électrique. Cette activité est souvent l'apanage d'anciens cheminots mais dans son cas c'est plutôt la marque d'une volonté de retrait du monde dans lequel il vit, comme quelqu’un qui voudrait rester dans sa bulle, dans son enfance. De l'enfance justement, il garde la timidité, l’inhibition, surtout vis à vis des femmes, ses voisines, ses jeunes et belles élèves, les passantes qu'il croise dans la rue. Avec elles il vivrait volontiers une passade ou une liaison, mais il n'ose pas à cause d'un traumatisme qui remonte à son adolescence. Il les regarde de loin, sans oser les toucher. Cette névrose se retrouve dans leur vie de couple où ils semblent mener deux existences juxtaposées, quotidiennes, domestiques, sans véritable passion et l'amour, s'il a existé entre eux au début, n'est plus qu'un lointain souvenir Cette oppressante ambiance traduit l'enfermement qui est celui de Simon, à la fois dans dans sa vie au jour le jour et en lui-même.

     

    Un soir que sa femme est sortie sans lui, alors qu'il a préféré la correction de ses copies, sa bouteille de whisky et son jeu de train favori, une jeune anglaise, Belle Sherman, que le couple héberge par complaisance, est retrouvée morte dans sa chambre. Commence une enquête judiciaire où les soupçons se portent évidemment sur lui, surtout pour ses voisins, ses collègues et la presse mais ses relations semblent le protéger pour un temps, d'autant que les investigations piétinent … C’est l’alcool qui précipitera les choses, leur donnant un épilogue inattendu.

     

    J'ai retrouvé dans cette œuvre, écrite en 1952 aux États-Unis, toute l'ambiance distillée d'ordinaire dans les romans de Simenon, l'analyse psychologique des personnages, leurs démons intérieurs, leurs fantasmes, leurs fêlures... En matière de romans policiers, je les préfère et de loin à ce qu'on peut voir actuellement où des scènes de violence, de sexe et de destruction, d'hémoglobine, sont l’ordinaire de ce genre de littérature.

     

    J'ai particulièrement apprécié le personnage campé par Bruno Solo qui nous a plutôt habitués à des rôles plus plus légers et comiques. C'était sans doute là un défi intéressant pour lui mais il donne ici toute la mesure de son talent dans ce rôle dramatique. J’avais d'ailleurs fait la même remarque à propos de Bernard Campan (La Feuille Volante nº 869) dans « La Boule noire », une autre adaptation d'un roman de Simenon par Denis Malleval.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • JUSQU'A L'ENFER

     

    N°949– Août 2015

     

    JUSQU'A L'ENFERTéléfilm de Denis Malleval (2009). rediffusion 7 Août 2015 -France 2

    Adaptation d'un roman de Georges Simenon «  La Mort de Belle »

     

    Simon Andrieu (Bruno Solo) est professeur de mathématiques dans un lycée d'Orléans. Bien  que d’origine modeste, ses parents étaient boulangers à Châteauroux, il s'est marié avec Christine (Delphine Rollin) dont le père était professeur de médecine. Il l'a sans doute rencontrée à l 'université et ses amis se demandent encore pourquoi elle a bien pu le choisir comme mari, alors qu'elle devait être courtisée par nombre de jeunes hommes plus fortunés et plus en vue. Par le miracle de l'amour sans doute, on peut dire que Simon a fait un riche mariage. Ils forment ensemble un couple bizarre et sans enfant malgré la quarantaine. La fortune et les relations de Christine leur permettent d'avoir un certain train de vie, de faire partie des notables de la ville et ils fréquentent volontiers le Procureur, des avocats, des médecins… Simon ne se sent pas pour autant intégré dans ce milieu où il n'a pas sa place et où il n'est pas vraiment accepté ; Christine aime sortir avec des amis mais lui préfère la solitude alcoolique, s'enferme volontiers dans son bureau qui est aussi son terrain de jeu puisqu'il y joue au train électrique. Cette activité est souvent l'apanage d'anciens cheminots mais dans son cas c'est plutôt la marque d'une volonté de retrait du monde dans lequel il vit, comme quelqu’un qui voudrait rester dans sa bulle, dans son enfance. De l'enfance justement, il garde la timidité, l’inhibition, surtout vis à vis des femmes, ses voisines, ses jeunes et belles élèves, les passantes qu'il croise dans la rue. Avec elles il vivrait volontiers une passade ou une liaison, mais il n'ose pas à cause d'un traumatisme qui remonte à son adolescence. Il les regarde de loin, sans oser les toucher. Cette névrose se retrouve dans leur vie de couple où ils semblent mener deux existences juxtaposées, quotidiennes, domestiques, sans véritable passion et l'amour, s'il a existé entre eux au début, n'est plus qu'un lointain souvenir Cette oppressante ambiance traduit l'enfermement qui est celui de Simon, à la fois dans dans sa vie au jour le jour et en lui-même.

     

    Un soir que sa femme est sortie sans lui, alors qu'il a préféré la correction de ses copies, sa bouteille de whisky et son jeu de train favori, une jeune anglaise, Belle Sherman, que le couple héberge par complaisance, est retrouvée morte dans sa chambre. Commence une enquête judiciaire où les soupçons se portent évidemment sur lui, surtout pour ses voisins, ses collègues et la presse mais ses relations semblent le protéger pour un temps, d'autant que les investigations piétinent … C’est l’alcool qui précipitera les choses, leur donnant un épilogue inattendu.

     

    J'ai retrouvé dans cette œuvre, écrite en 1952 aux États-Unis, toute l'ambiance distillée d'ordinaire dans les romans de Simenon, l'analyse psychologique des personnages, leurs démons intérieurs, leurs fantasmes, leurs fêlures... En matière de romans policiers, je les préfère et de loin à ce qu'on peut voir actuellement où des scènes de violence, de sexe et de destruction, d'hémoglobine, sont l’ordinaire de ce genre de littérature.

     

    J'ai particulièrement apprécié le personnage campé par Bruno Solo qui nous a plutôt habitués à des rôles plus plus légers et comiques. C'était sans doute là un défi intéressant pour lui mais il donne ici toute la mesure de son talent dans ce rôle dramatique. J’avais d'ailleurs fait la même remarque à propos de Bernard Campan (La Feuille Volante nº 869) dans « La Boule noire », une autre adaptation d'un roman de Simenon par Denis Malleval.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • LE COUPERET

    N°578– Mai 2012.

    LE COUPERET Un film de Costa Gavras.[2004]

    Ciné+club - Vendredi 18 mai 2012 – 21h.

     

    Le cinéma comme la littérature ne sont vraiment dans leur rôle que lorsqu'ils sont le reflet de notre société.

    Dans ce film, adapté d'un roman éponyme de l'américain Donald Westlake, Costa Gavras choisit de traiter un sujet qui gangrène nos sociétés occidentales : le chômage. Pour cela il met en scène un cadre supérieur, Bruno Davert (José Garcia), hyper diplômé et particulièrement compétent dans l'industrie du papier. A la suite d'une restructuration, d'une compression de personnel, la société qui l'emploie et qui n'a rien à lui reprocher se délocalise à l'étranger au nom du profit et de la pression des actionnaires... pour gagner encore plus d'argent. Cela n'a rien d'un cas d'école et peut malheureusement se vérifier chaque jour quand les plans sociaux et les fermetures d'usine sont le quotidien d'un monde du travail en pleine mutation.

    Après deux ans de veine recherches, entre entretient d'embauches qui tournent mal et déception chronique, Davert devenu amer et agressif, conçoit un plan machiavélique. A la suite d'un stratagème, il se fait communiquer les CV de cadres qui, comme lui, sont à la recherche d'emploi dans sa branche et qui, de ce fait, sont des concurrents potentiels et donc des obstacles pour lui. Il en sélectionne cinq qu'il estime être de son niveau et une société, « Arcadia » qui peut fournir l'emploi souhaité. L'un d'eux y est d'ailleurs employé. A ses yeux, le seul moyen d'y obtenir du travail est... de les tuer! Il va donc ressortir le vieux Luger de la guerre 39-45 que lui a légué son père pour mettre en œuvre son sombre projet. Il y a urgence et, malgré le cadre agréable de sa maison, et son confort qui correspondent bien à un cadre supérieur, tout autour de lui se délite. Son épouse (Karine Viard) qui fait vivre la famille grâce à de petits boulots, le trompe et son fils est convaincu de vol ce qui attire la police à son domicile. Seule sa fille semble être un pilier solide au milieu de toute cette débandade. C'est elle qui redonne à la fin à Bruno son véritable rôle de père-héros au sein de sa propre famille.

    La quête criminelle de Bruno l'amène à côtoyer les cadres supérieurs qu'il a sélectionnés et qui se sont reconvertis pour un temps, qui dans un restaurant minable, qui dans le prêt à porter et qui lui confient leurs états d'âme et leur désarroi face à la crise. Cela ne l'empêche pas de les éliminer les uns après les autres tant sa détermination est grande ou d'assister, par enquête policière interposée, à leur suicide. C'est que notre homme, quoique déterminé, reste quand même un amateur en matière de crime. Il laisse derrière lui des traces qui font que la police se présente chez lui, non pour l'arrêter, mais pour l'avertir qu'une série de meurtre a été commise... contre des cadres de la papeterie au chômage ! Pendant tout le film, l'omniprésence des policiers entretiendra un suspense équivoque et sera comme une épée de Damoclès sur la tête de Bruno. C'est finalement l'inspecteur en charge de l'enquête qui viendra lui annoncer... qu'il n'a plus rien à craindre ... de ce serial killer !

    Au bout du compte, Bruno assiste, un peu par hasard à la mort accidentelle du responsable de la société qu'il souhaite intégrer. Il faut dire qu'il est, si l'on peut dire, un peu chanceux dans son entreprise morbide et que tout semble, en apparence, s'arranger pour lui, mais en apparence seulement. La dernière image du film nous le présente comme un cadre bien installé dans sa nouvelle entreprise et même bien dans sa peau mais qui va, à son tour, devenir la proie de ceux qui, comme lui auparavant, sont à la recherche d'un emploi et qui n'hésiteront pas à mettre en œuvre ses propres méthodes pour prendre sa place.

    C'est l'occasion pour Costa Gavras d'exprimer une idée bien simple. Dans d'autres sociétés humaines, on élimine, au nom de l'élan vital, les éléments surnuméraires, enfants et vieillards, dès lors qu'ils sont une charge insupportable pour la collectivité, pour ne garder que ceux qui sont rentables. Dans nos sociétés occidentales, c'est le contraire et on se débarrasse, au nom du profit, des meilleurs qu'on pousse vers la sortie, la pauvreté, le suicide...

     

    José Garcia est ici à contre-emploi mais campe admirablement le personnage machiavélique et déterminé constamment noyé dans l’ambiguïté de l'action, emprunt d'un humour froid mais qui ne parvient cependant pas à être antipathique.

    Après avoir traité avec brio des problèmes politiques (Z, l'aveu) Costa Gavras choisit ici un sujet de société malheureusement bien actuel. Il le fait, certes, sous l'angle bien particulier du thriller, mais en donnant à cette fable, adapté d'un roman noir américain, une dimension humaine dans ce qu'elle a de plus déstructurant pour un individu mais en sauvegardant à la fois la valeur de la famille et du travail.

    ©Hervé GAUTIER – Mai 2012.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA PATIENCE DU FRANC-TIREUR

    N°948– Août 2015

     

    LA PATIENCE DU FRANC-TIREURArturo Perez-Reverte – Le Seuil.

     

    Le titre donne à penser bien autre chose que ce dont il va être question surtout de la part de Reverte qui, avant d'être un auteur à succès a été correspondant de guerre. Avec ce polar, l'auteur nous fait pénétrer dans le monde des tagueurs et plus exactement de l'un d'eux nommé Sniper, star mondial du graff, à cause de sa signature qui ressemble à un cercle de visée. C'est un personnage mystérieux, invisible mais dont les œuvres, parce qu'elles sont peintes dans des endroits inattendus, véhiculent un discours anti consumériste et provocateur par l’intermédiaire d'internet. Lui-même œuvre souvent à la limite de la légalité. Cela fait de lui l'ennemi des municipalités et de leurs agents de nettoyage et bien entendu l'idole des tagueurs. De plus il lance des défis aux autres qui parfois prennent des risques insensés et y laissent leur vie. Il n'en fallait pas davantage pour qu'un éditeur s'intéresse à son cas et charge, Alejandra Varela, une spécialiste des graffiti, de le retrouver pour lui proposer une édition de luxe et une exposition au Moma. Cela ne se fera pas facilement, bien entendu puisqu'un contrat a été mis sur la tête de Sniper. Le fils d'un millionnaire a en effet perdu la vie en relevant un de ses défis et son père entend avoir sa peau… Mais Sniper est insaisissable !Tel est l'intrigue de de roman

     

    L'auteur mène son intrigue comme il fait toujours, avec brio, en invitant son lecteur au dépaysement, le faisant voyager dans toute l'Europe et surtout en Italie, en n'oubliant pas la personnalité de l’enquêtrice, Alejandra, surnommée Lex, qui est aussi la narratrice, lesbienne, bagarreuse, historienne de l'art urbain dont elle a fait le sujet de sa thèse. L'auteur renoue à cette occasion dans l'évocation de femmes d'exception comme c'est souvent le cas dans ses différents romans

     

    Je n'y connais pas grand-chose à l'art du tag mais je veux bien admettre qu'il constitue une expression artistique propre à notre temps, après tout, s'il ne choisit pas n'importe quel support, il met ce courant à la vue de tous puisqu'il s'agit d'un art de la rue que chacun peut juger. On n'est pas obligé d'aller dans un musée et l'art n'est plus dès lors réservé à une élite qui peut se l'offrir. Cela dit, on peut s’interroger sur la fonction de l'art. Si la peinture est celui de la représentation du réel, au cours de l'histoire, peindre a le plus souvent été la manifestation d'une certaine réaction contre ce qui était considéré comme classique. Ceux qui choisissaient d'enfreindre ce courant, c'est à dire de faire évoluer les choses dans un sens plus moderne, qui cherchaient à imposer leur vues, à laisser une trace personnelle et nouvelle, étaient invariablement rejetés par une société conservatrice. Ce n'est que bien plus tard, souvent après leur mort, qu'éventuellement ils étaient admis parmi les artistes reconnus qu'on caractérisait d'un nom, d'une école, d'un style. Ces mouvements s'inscrivaient en réaction contre ce qui était admis mais connaissaient des destins parfois étonnants. Ce mode d'expression qu'est le graff caractérise notre temps qui est celui de le contestation permanente voire de la rébellion. De là à le considérer comme l'expression de cette révolte, il n'y a qu'un pas que je veux personnellement bien franchir. Le fait que le support choisi soit les murs des villes, le plus souvent gris, serait plutôt bien, à condition bien sûr que cela ne soit pas sauvage.

    J'en ai bien entendu appris beaucoup, autant sur le milieu des tagueurs que sur leur technique. Quant à l'intrigue de ce roman à la fois violent et plein de suspens, je l'ai trouvée assez quelconque. Je n'ai pas vraiment retrouvé le souffle du « Maître d'escrime » par exemple.

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com

  • BAMBI BAR

     

    N°947– Août 2015

     

    BAMBI BAR – Yves Ravey Les éditions de Minuit.

     

    Au départ une enquête de routine des gendarmes à propos d'un accident de la circulation effectuée chez M. Léon Rebernack, un artisan étranger originaire d'un pays de l'Est et titulaire d'une carte de séjour. Une jeune fille à bicyclette a été renversée par une voiture et son véhicule porte des traces de choc. Ce n'est donc pas grand chose d'autant plus que nos braves pandores, même s'ils sont dubitatifs, pensent qu'il n'y est pour rien. Encore que, ils parviennent quand même à le mettre en condition pour qu'il sente que pèse sur lui une certaine suspicion et qu'il finisse par leur donner des informations…

     

    Au fur et à mesure de cette rapide enquête on apprend qu'il est chauffagiste et observe à la jumelles les habitants, et surtout les habitantes, Monica et sa fille Caddie, qui logent au-dessus du Bambi Bar en face de chez lui. Il peut donc s'agir d'un vulgaire voyeur. Le reste du roman se charge de faire changer d'avis le lecteur, et même de lui rendre sympathique ce chauffagiste qui n'est pas là par hasard. Je suis même sûr que, au cours de ses « aventures », il en vient à lui souhaiter bonne chance tant son entreprise, celle qui l'amène réellement ici, peut sembler désespérée. Au départ, la situation est banale au point qu'on se demande quel est son véritable intérêt, ni même s'il y en a un, autre que celui d'un mâle frustré qui ne peut vivre que de misérables expédients sexuels. Le thème de ce court roman est au contraire bien actuel, celui du trafic d'êtres humains venus des pays de l'Est, le contexte géographique l'est lui un peu moins comme d'ailleurs la marque des voitures, ce qui plonge le lecteur dans une certaine perplexité, interdisant, peut-être volontairement, une localisation spatio-temporelle.

     

    Je remarque que la structure de la phrase est toujours réduite au minimum, l'auteur ne se livrant à aucun artifice syntaxique, pour insister probablement sur l’intensité de l'action. Cela procure un lecture un peu sèche, minimaliste, que le lecteur apprécie en fonction de sa culture et de son approche littéraire mais qui le tient quand même en haleine jusqu'à la fin. De plus, il n'y a guère ici d'analyse psychologique des personnages. Au contraire, l'auteur déroule simplement une action qui rebondit au fur et à mesure du récit et entretient ainsi le suspense mais ne dit pas grand-chose des différents protagonistes. Il livre un minimum sur leur histoire personnelle, un peu comme s'il laissait le soin au lecteur de les juger et d'apprécier leur choix. Là aussi c'est un parti-pris de notre auteur bien que personnellement je ne goûte guère, préférant les écritures plus fluides, les analyses plus fines. En revanche, je dois dire que l'intensité du roman dure jusqu'à la fin. Plus un roman à énigme donc qu'un véritable roman policier.

     

    Dans de précédentes chroniques, j'ai déjà noté le contexte familial toujours un peu éclaté dont il est question (« Le drap » - « Enlèvement avec rançon »- « Cutter »). Je ne sais comment l'interpréter, découvrant petit à petit l’œuvre de notre auteur, mais il m'apparaît que ce thème, récurrent dans nombre de ses romans, est sûrement significatif.

     

    Hervé GAUTIER – Août 2015 - http://hervegautier.e-monsite.com