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  • L'ILE DES CHASSEURS D'OISEAUX – Peter May

     

    N°511 – Mars 2011.

    L'ILE DES CHASSEURS D'OISEAUX – Peter May – Rouergue noir.

    Traduit de l'anglais par Jean-René Dastugue.

     

    Le décor est celui de l'île Lewis au nord de l'Écosse. C'est l'île natale de l'inspecteur Fin Macleod qu'il a quittée voilà bien des années. Il fallait bien faire quelque chose, entrer dans la vie active puisqu'il avait abandonné ses études et était sans diplôme. Alors la police, pourquoi pas ? Il avait donc été affecté à Edimbourg et y poursuivait sa carrière. Il se serait bien passé de ce retour au pays mais l'ordinateur ou le hasard l'ont désigné pour cette mission à cause des similitudes entre un meurtre qui s'était déroulé sur cette île et une affaire dont il s'était occupé antérieurement à Edimbourg. Mais c'est un autre monde que cette contrée perdue entre un ciel plombé et un décor lunaire. Il est fait de landes battues par les vents et les embruns, on s'y chauffe à la tourbe, on y pratique le sabbat chrétien, on y parle encore le gaélique et les pubs sont la seule distraction... Pas la seule cependant car il existe une coutume barbare qui consiste à escalader des falaises d'un caillou perdu au large pour y tuer des poussins de fous de Bassan qui y nichent... C'est une tradition, une sorte de rite de passage, unique et incontournable, surtout pour les jeunes.

     

    Oui, il s'en serait bien passé et pas seulement pour ce triste décor. Il vient, dans un accident de la circulation de perdre son fis unique, Robbie, ce qui fait de lui un être définitivement à part. On ne se remet jamais d'une telle épreuve, entre silence et larmes, révolte et culpabilité, regrets et absence... Et chacun l'évite par respect, par crainte d'évoquer cette épreuve, par incompréhension, par volonté de se protéger d'un malheur qui peut arriver à chacun d'entre nous. Cela fait de lui un homme seul, tenté peut-être de rejoindre dans la mort ce fils qu'il ne reverra plus. Parce que, même si une vie qui lui est chère s'est arrêtée, la sienne poursuit son cours. Elle est devenue soudain un fardeau plus lourd chaque jour, un chemin de croix au quotidien. Face à cela, il y le deuil qu'on vit toujours seul et qu'on ne fait jamais complètement, les cautères qu'on invente pour nous aider à supporter le quotidien maintenant hanté par le fantôme d'un enfant qu'on ne verra pas vieillir, qui n'aura pas lui-même d'enfants. Le travail est l'un d'eux. Il permet de penser à autre chose, de s'occuper un peu l'esprit, de faire semblant, même si cela n'est et ne sera jamais qu'un décor fragile, une sorte de château de cartes édifié dans un courant d'air... Il part donc pour son île malgré son chagrin, l'attitude compassée de ses collègues et son épouse, Monna, qui lui déclare que s'il part, elle ne sera plus là à son retour...

     

    Fin revient aussi sur les traces de son enfance. Il y retrouve évidemment ceux qui étaient ses copains alors, ceux qui sont restés au pays. Au premier de ceux-ci, Ange, le chef d'une bande dont le policier a fait jadis partie. C'est lui qui a été assassiné selon le même « modus operandi » que dans l'affaire dont l'inspecteur s'est occupé à Edimbourg. Cet Ange était un homme tyrannique, cruel, alcoolique, dealer, magouilleur, bagarreur et même fortement soupçonné de viol et convaincu d'avoir agressé un défenseur des oiseaux... Il ne manquait pas d'ennemis qui voulaient sa mort, mais pourtant, il pouvait être attachant, amical... Et c'est lui, Fin, qui est chargé de retrouver son assassin, c'est lui qui est à la fois un enfant du pays mais aussi un policier, le représentant de l'ordre, qui devra dénouer les fils de cette histoire compliquée, percer les secrets qui unissent ces gens qu'il connait. Dans ce coin perdu des Hébrides, il va aller, un peu malgré lui, au devant des souvenirs personnels et pas toujours bons qu'il a avec chacun. En quittant l'île, il avait choisi de les oublier et avec eux son cortège de regrets, de remords... A l'occasion de cette enquête, c'est aussi son passé, la mort accidentelle de ses parents qui lui reviennent en pleine figure ! Tout cela ne va pas faciliter son enquête d'autant que ceux qu'il interroge ont déjà déposé auprès de la police locale.

     

    Il retrouve tous ses copains mais surtout Artair dont le père, M. Maccines, a perdu la vie en sauvant celle de Fin lors d'une expédition contre les oiseaux. Il a épousé Marsaili, le premier amour de Fin, celui qu'on n'oublie pas. Il la rencontre à nouveau, se demande si elle pense encore à lui, fait connaissance de son fils qui porte le même prénom que lui, sympathise avec lui, refait à l'envers un chemin qu'il croyait définitivement oublié, se demande dans son for intérieur si ce garçon n'a pas quelque chose de lui, une parenté jusque là inconnue... Cela aussi risque de bouleverser les choses établies depuis tant d'années... Mais le temps a passé, les choses se sont figées dans un quotidien apparemment immuable, irréversible, violent aussi... Cette enquête remettra en cause bien des vérités établies, bien des certitudes et il faudra que Fin accepte d'entendre et d'admettre ce qui n'était pas pour lui des évidences, qu'il aille au devant de lui-même, assume ses souvenirs personnels, ses attachements, ses certitudes ... Pourtant, iI n'est pas venu là par hasard mais est victime d'un règlement de compte personnel, manipulé par le tueur qui s'apprêtait à nouveau à tuer...

     

    Il est bien des gens pour affirmer que la littérature policière tient un rang mineur dans la création littéraire qu'on écrirait volontiers avec une majuscule. Pourtant si le roman policier plait, c'est sans doute parce qu'il endosse un tas de fantasmes humains. L'écriture en est parfois moins étudiée, moins ciselée, plus populaire, on y met souvent du sexe, de la violence, du sang, probablement pour marquer la différence avec des fictions plus intellectuelles... J'ai toujours pensé que, plus que d'autres forme d'arts peut-être, la fiction policière nous rappelle que nous sommes mortels, que les hommes ne sont ni aussi bons ni aussi humains que des générations de philosophes ont tenté de nous le faire croire. Elle est, au moins autant que les autres, et malgré le fait qu'on la relègue volontiers au rang de lecture estivale, le miroir de la condition humaine.

     

    Dans un style agréable à lire, plein d'émotions et d'évocations de ce coin de terre un peu perdu et désolé, l'auteur, malgré de nombreuses digressions, retient l'attention de son lecteur jusqu'à la fin, avec un sens consommé du suspense.

    Ce roman a été pour moi un bon moment de lecture.

     

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

  • LE COIFFEUR DE CHATEAUBRIAND – Adrien Goetz

     

    N°510 – Mars 2011.

    LE COIFFEUR DE CHATEAUBRIAND – Adrien Goetz – Grasset.

     

    Nous sommes à Paris au milieu du XIX° siècle. Chateaubriand à 72 ans et Adolphe Pâques, son coiffeur seulement 24 ! L'écrivain menacé d'une calvitie totale veut constamment ressembler au portrait de sa jeunesse, immortalisé par Girodet, dans les ruines de Rome, les cheveux aux vent ! C'est, pour notre figaro, un véritable défi, autant dire la quadrature du cercle !

    C'est que, malgré la différence d'âge et de condition, il existe entre les deux hommes bien des affinités. François René de Chateaubriand, écrivain reconnu par tous, ancien diplomate, Pair de France est un homme célèbre qui ne veut pas vieillir. Adolphe Pâques non seulement admire son client mais aussi, sans oser le lui avouer, connaît par cœur des pages entières de ses œuvres et conserve pieusement, comme des reliques, toutes les mèches de ses cheveux. Il y a donc entre eux plus qu'une relation professionnelle et Adolphe voue à René une véritable admiration. Adolphe est donc à la fois un grand témoin, une sorte de confident et un homme de l'ombre [« Nous sommes plus efficaces que des avocats, nous dénouons les problèmes comme les chignons, nous démêlons, nous passons les appartements au peigne fin. »]. Il a aussi le privilège de le voir au naturel dès le matin, mal rasé et ébouriffé, et a la lourde tâche de masquer les outrages du temps. D'autant que, arrive dans sa vie une jeune mulâtre, Sophie de Kerdal, venue de Saint-Malo. Elle ne peut laisser indifférent le vieux séducteur qui a aussi consacré sa vie aux femmes. Elle ne donne pourtant pas l'image traditionnelle de la femme romantique. Elle incarne non seulement la beauté, mais aussi la liberté, la culture, l'exotisme, mais s'habille en homme, ce qui est, pour l'époque, peu commun... En fait c'est un personnage fictif mais qui correspond à toutes ces femmes enamourées qui écrivaient au Malouin. C'est aussi pour sauver d'autres apparences qu'il organise leurs rencontres... chez son coiffeur.

    A ses derniers cheveux correspondent les derniers feux de ce symbole du Romantisme qui, après avoir passionnément aimé la vie ne veut pas mourir. Sophie ne se contente pas de séduire le vieillard et de disparaître [fut-elle son dernier amour ? S'enfuit-elle en sa compagnie à Venise ?], elle révèle la vraie personnalité du coiffeur, son côté caché, jaloux, un peu espion, ses velléités meurtrières aussi pour un écrivain tant admiré et qu'il finit par haïr.

     

    On pouvait craindre un récit austère des dernières années de vie de l'auteur d' « Atala », celles-ci ayant été dédiées à la maladie, à la religion, à la nostalgie et à l'édification de sa nécessaire statue pour la postérité sous la forme de la rédaction peaufinée et toujours en gestation des « Mémoires d'Outre-tombe »... Il n'en est rien cependant. C'est une plaisante narration, fort bien écrite, bien documentée, pleine d'humour, de sensibilité et de subtilités. Goetz en professeur passionné nous fait découvrir le secret de cette société dont les actionnaires avaient investi dans la publication des « Mémoires d'Outre-tombe » pour toucher des dividendes... après sa mort. Chateaubriand, à la fois matois et craint pour les éventuelles révélations qu'il pourrait y faire, n'était guère pressé [« Il fallait organiser l'attente, et malgré tout, vivre le plus longtemps possible. Chateaubriand voulait jouir du spectacle. C'était Charles Quint dans son monastère suivant son propre enterrement derrière un pilier. »].

    On y voit Mme Céleste de Chateaubriand révélant des secrets de la famille de son époux, sur sa noblesse et surtout sur sa fortune. Elle nous confie que les œuvres de son époux sont pour elle illisibles et même soporifiques.

     

    Adrien Goetz ressuscite cet authentique coiffeur qui durant huit années et jusqu'à la mort de Chateaubriand fut aussi son confident. Ce fut un homme obscur mais il restitua des moments de ce grand homme tant vénéré de son vivant. Il a lui-même réalisé un tableau représentant la chambre natale de l'écrivain avec les cheveux du vicomte, mais aussi laissé des mémoires publiés en 1872.

     

    Je ne connaissais pas cet écrivain révélé par hasard. Je continuerai d'explorer son imaginaire, son érudition, la magie de son écriture.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • LE JOUR AVANT LE BONHEUR – Erri de LUCA

     

    N°509 – Mars 2011.

    LE JOUR AVANT LE BONHEUR – Erri de LUCA – Gallimard.

    Traduit de l'italien par Danièle Valin.

     

    Tout commence par un match de foot improvisé dans une cour d'immeuble à Naples après la guerre, un ballon égaré sur le balcon du premier étage et un enfant qui le récupère. Le garçon découvre la phobie des fantômes, le mystère des cachettes et des trafics autant que la vision fugace d'une fille derrière la vitre du 3° étage, Anna. Il ne la reverra que quelques années plus tard !

    A l'occasion de l'épisode du ballon perdu, il découvre une cachette qui a servi à un juif pendant la deuxième guerre. Don Gaetano lui parle constamment de cette période, de l'histoire de cette ville... Il lui révèle le don qu'il a de deviner les pensées des gens qui l'entourent. Cela achève de faire de lui un personnage d'exception, capable d'accompagner l'accession de l'enfant vers l'âge adulte.

    Ce garçon, orphelin à la suite d'un drame sentimental, recueilli par une mère adoptive qu'il ne voit jamais, vit grâce à Don Gaetano, le concierge, homme simple et généreux qui se charge de lui. Il est son modèle. Il a quitté, il y a bien longtemps le séminaire pour l'amour d'une femme, s'est exilé en Argentine pour revenir à Naples. Ce garçon, qui est aussi le narrateur vit librement, attiré autant par la rue que par l'école et par les livres. Le soleil, le sang, la mer, sont le quotidien de ce décor. Là il apprend à lire à écrire, acquiert les rudiments d'un métier, rend des services et reçoit de Don Gaetano tout ce qu'un père peut donner à son fils, même s'il n'est pas le sien. Il favorise sa découverte du corps des femmes, le pousse vers cette veuve qui fera son éducation sexuelle. C'est aussi lui qui lui révèle le secret de sa filiation. Il était le fils de personne, il devient donc, grâce à lui « le fils de quelqu'un » !

     

    Quand Anna revient, des années après, Don Gaetano est encore là pour aider le garçon devenu adulte et l'incite à la rencontrer. Avec elle il connaîtra les émois, les tourments et les plaisirs de l'amour, le bonheur ! C'est un peu comme si, tout son parcours d'avant n'avait existé que pour cette rencontre. Il devra aussi affronter, dans une bagarre mortelle l'ami de cet Anna et c'est encore Don Gaetano qui fournira au garçon devenu un homme à la suite de cet épisode initiatique, l'opportunité d'une fuite vers l'Amérique du Sud et avec elle l'espoir d'une nouvelle vie...Là aussi le sang et le soleil servent de lien à ce passage.

     

    Je suis toujours étonné par la démarche d'écriture de De Luca. Le terme roman, c'est à dire fiction, ne s'applique peut-être pas exactement dans son cas tant il égrène ses souvenirs personnels de son enfance à Naples. C'est en fait une autre tranche de sa vie, de son enfance, qu'il nous offre dans cette ville d'exception qui a toujours fait rêver le monde entier [« Naples est une ville espagnole, elle se trouve en Italie par erreur »]. Il égrène les moments parcellaires de son histoire, la chaleur, les différents quartiers, le Vésuve, les détails du décor [« Le soleil tapait contre les vitres des derniers étages et faisait gicler des ricochets jusqu'à terre. Les vitres de Naples se passaient le soleil entre elles. »] et finalement lui donne le rôle de personnage principal. Il mêle à ce récit la marque d'une imagination féconde qui transporte le lecteur.

     

    Il ne manque jamais un détail, une évocation poétique : « C'était une journée pour les lézard sortis de dessous les pierres et qui se consolaient au soleil. Après les claques de la tramontane, le sirocco apportait ses caresses. ». Ce roman rappelle à bien des égards « Montedidio » (la Feuille volante n°456). Sa dimension initiatique, que la trajectoire hasardeuse d'un ballon de foot-ball provoque, passe ici aussi par une femme.

     

    J'aime décidément beaucoup la prose de De Luca, le décor qu'il plante, son style dépouillé, poétique et sa démarche d'écriture. C'est à la fois un enchantement et un dépaysement.

     

    ©Hervé GAUTIER – Mars 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

  • LE FRONT RUSSE – Jean-Claude Lalumière

     

     

    N°508 – Février 2011.

    LE FRONT RUSSE – Jean-Claude Lalumière – Le Dillettante .

     

    L'auteur d'abord qui est aussi le narrateur. Il se nomme Lalumière, un nom qu'on imagine davantage être celui d'un personnage de roman et qui se prête évidemment au calembour facile. Il y a aussi une histoire, celle d'un enfant unique d'une famille bourgeoise et provinciale aimant à la fois l'ordre, le profit, la réussite sociale, le paraître et ayant la phobie de l'imprévu et de l'homosexualité. «  Eh oui, petit, tout cela c'est pour ton bien et tu me remercieras plus tard ! » [air connu].

    Pour un malheureux bambin qui ne pense qu'à l'évasion, au voyage et à la liberté, c'est plutôt mal parti !

     

    Bref, après une enfance trop vite passée et peut-être aussi quelque peu perturbée, il faut songer à entrer dans la vie active. Pour lui, les Affaires Étrangères, cela sonne plutôt bien et puis cela correspond à ses rêves d'atlas, ses fantasmes de terres lointaines et ses mirages de missions ultramarines... Réussir un concours c'est bien, mais si on est reçu dans les derniers, il vaut mieux faire une croix sur ses espoirs de nomination prestigieuse, ses idées reçues et faire une place au désenchantement voire à l'abandon de ses illusions, se faire au gris dominant de la Fonction Publique qui n'affecte pas seulement le décor vestimentaire, renoncer définitivement aux ors de la République et aux décors d'huissiers à chaine que la fonction avait pu, un temps, lui faire miroiter. Il ne sera pas nommé au « Quai d'Orsay » mais dans un sombre bureau de la banlieue coincé entre une bretelle d'autoroute et une voie de chemin de fer ! Et comme une mauvaise nouvelle n'arrive jamais seule, on l'affecte à l'antenne du ministère qui a en charge les « Pays en voie de création - section Europe de l'Est et Sibérie », que le jargon administratif appelle « le Front russe », euphémisme qui désigne un service où personne ne veut aller, où rien ne se passe, où le moindre chose prend soudain des allures de révolution... Bref une version bureaucratique mais bien réelle du « goulag » ! Pour un jeune homme plein d'illusions et surtout d'ambition, c'est un départ un peu compromis. Il déchante d'ailleurs très vite : [« J'avais l'impression d'être seul, on ne peut plus seul »] se dit-il, réaliste. Même un voyage professionnel ne parvient pas à assouvir ses rêves de dépaysement [« j'avais l'impression d'être loin sans être ailleurs. Ma frustration était immense » ] note-t-il, un tantinet blasé.

     

    Si le monde du travail est sans pitié, il est aussi plein d'enseignements. Là il rencontre des gens improbables, Boutineau, le chef de Section qui affectionne le parler et les usages militaires, à la fois atypique et inconscient, voire incompétent, mais aussi de femmes dont la présence dans un bureau est une bénédiction, mais en apparence seulement ! C'est Aline, [« Elle portait un maquillage juste assez marqué pour attirer l'œil plein de convoitise de l'homme en mal de tendresse sans atteindre l'outrancière vulgarité qui aurait suscité des pensées inavouables chez ce même homme, voir un sifflement d'admiration. »]. Elle sera pour lui une maîtresse éphémère, qui se révèlera rancunière, jalouse et même méchante au point que les vacances en sa compagnie deviennent une épreuve [« Je vis venir la fin des vacances avec la lenteur d'un courrier transmis par la voie hiérarchique »]. Elle est, à n'en pas douter, promise assurément à un avenir de vieille fille ! C'est aussi Arlette [« Elle avait un air blafard et valétudinaire sous des cheveux mi-longs et filasses qui n'étaient pas sans rappeler un balai espagnol retourné, des lunettes rondes dont les verres très larges, trop sans doute, étaient légèrement fumés et dissimulait ses cernes ainsi que, tel un accessoires de carnaval, un bon tiers de son visage. »] aux accoutrements couturiers personnels et incertains ... et quelques autres qu'on a aussi mis au placard.

     

    Il ne tarde pas à s'apercevoir du rythme de travail dans cette unité administrative un peu oubliée, de son côté parcellaire voire inutile, des redondances, des décisions prises mais jamais appliquées, du respect aveugle voire flagorneur due à une hiérarchie tatillonne et consciente de son importance, des coutumes qui y sont en usage, des hypocrisies et des tabous qu'il faut respecter... [« Rire avec modération à la blague du chef est un précepte à garder à l'esprit si l'on veut survivre en milieu administratif. Il faut toujours rire à la blague du chef. Mais ce rire doit cependant être modéré si on ne veut pas passer pour un lèche-bottes auprès de ses collègues. C'est un dosage difficile, un équilibre malaisé lorsqu'on débute, mais, bien vite, on acquiert ces automatismes. »]. Tout juste débarqué de sa province, il est aussi en butte à la suffisance de ses collègues parisiens qui tiennent leur importance de leur ancienneté dans ce ministère autant du nombre d'années passées dans la capitale, supériorité indéniable et qui ne supporte pas la contestation !

     

    Après s'être promis de ne pas y rester toute sa vie, il tentera quelque chose pour donner un nouveau souffle à sa carrière mais c'est sans compter avec les petitesses et les bassesses médiocres et mesquines qui émaillent le quotidien d'un bureau. Il finira par se résigner, par rentrer dans un moule pour lequel il n'était pas fait, à se plier au train-train administratif et à s'en accommoder [« Je vis et il ne se passe rien. »].

     

    L'auteur en profite même pour glisser quelques remarques sur la vie en générale. [« J'ai parfois eu l'impression qu'élever un enfant c'était lui transmettre des problèmes qu'il parviendrait peut-être à résoudre un jour, avec un peu de chance. »], et sur l'amour en particulier [« L'expérience de l'amour, c'est aussi l'expérience du néant »]. Ses parents pourtant si attentifs mais bien trop conventionnels à son goût de jeune homme n'échappent à la règle. Malgré sa volonté d'être différent, il s'achemine vers une solitude imposée et égoïste, à cent lieues de ce qu'il imaginait pour lui-même. On peut même penser qu'il finira par leur ressembler !

     

    Ce n'est pas pour autant un livre noir, au contraire c'est même une peinture très juste de cet univers quotidien qu'on a du mal à qualifier de moderne. Le narrateur, mélangeant peut-être son isolement personnel à celui de son travail, y voit pour ce qui le concerne une défaite [« L'histoire d'une vie c'est toujours l'histoire d'un échec »].

     

    En tout cas, malgré quelques longueurs, j'ai bien aimé son humour doux-amer et de bon aloi, son style jubilatoire, et ce regard mi-désabusé mi-amusé, assurément fataliste, qu'il promène sur ce monde. Avec ce livre qui se lit facilement, j'ai passé un bon moment et j'ai même carrément ri de bon cœur, grâce à une galerie de portraits et des situations à la fois authentiques et burlesques que ni Courteline ni Kafka n'auraient reniées.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     


     

  • MATCH POINT - Un film de Woody Allen

     

     

     

     

     

     

     

     

    N°507 – Février 2011.

    MATCH POINT – Un film de Woody Allen – France 2 – Dimanche 20/02/2011 – 20H35.

     

    Woody Allen est assurément un fin observateur des choses de la vie, un illustrateur inspiré et génial des noirceurs de l'âme humaine mais aussi un maître du suspense .

     

    Qu'avons nous ici, oh, quelque chose de banal ! En Angleterre, de nos jours, un jeune professeur de tennis, Chris Wilton (Jonathan Rhys Meyer), issu d'un milieu modeste, passablement désargenté mais passionné d'opéra et de peinture, se fait embaucher dans un club huppé pour riches désœuvrés. Grâce à sa passion pour la musique, il se lie d'amitié avec Tom Hewet (Matthew Goode) qu'il a la charge d'entraîner. Le hasard fait bien les choses puisque, sans rien faire et sans presque le vouloir, il va conquérir la sœur de Tom, Chloé, et l'épouser. Puisque c'est un garçon bien sous tous rapports, qu'il est discret, cultivé, bien élevé, il va plaire à la famille, à sa belle-mère d'abord puis à son beau-père que les affaires et la spéculation ont enrichi. Il va le faire passer du statut de simple professeur de tennis à celui de collaborateur, favorisant son ascension sociale, son salaire, la vie devenue soudain plus facile. Il veut à la fois partager avec Chris son goût pour la musique et les arts et le faire sortir de la position subalterne dans laquelle la vie l'avait mise. Il va même jusqu'à lui offrir une formation dans une école de commerce ce qui fait de lui un cadre supérieur compétent et apprécié de ses collègues, gomme volontiers, au nom de la volatilité du marché, ses erreurs d'investissements, pardonne ses décisions hasardeuses... et les finance sans lui adresser le moindre reproche. Le voilà donc parfaitement intégré dans cette famille qui ne lui demande... qu'un héritier !

     

    Quand il rencontre Tom, ce dernier est fiancé à Nola, une américaine belle et sensuelle mais une actrice ratée qui peine à s'imposer dans son métier. Comme Chris, elle vient d'un milieu modeste mais elle s'est toujours promis de tout faire pour y échapper. Ses fiançailles arrivent à point nommé pour satisfaire son ambition. Elle en fait sans doute un peu trop et sa future belle-famille, surtout sa future belle-mère, la rejette au point que Tom finit par convoler avec une autre. Le temps passe et Nola revient à Londres où elle vivote et rencontre à nouveau Chris. Ce qui n'avait été qu'une passade du temps de ses fiançailles avec Tom devient une liaison torride. Chris trompe sa femme, apprend à vivre dans le mensonge et, bien entendu, Chloé ne se rend compte de rien et lui qui ne peut, malgré ses efforts, avoir un enfant avec sa femme met Nola enceinte. Certes, la situation devient compliquée mais cela se rencontre souvent dans les couples illégitimes. Face à cela Chris tergiverse, ment aussi facilement à Nola qu'il mentait à Chloé, cherche à gagner du temps, propose de l'argent pour avorter, cherche à se dérober devant ses nouvelles responsabilités... Mais rien n'y fait, Nola entent garder son enfant et même profiter de cette situation pour parvenir enfin à sortir de sa condition modeste. Pour lui, son laborieux et méticuleux travail d'acquisition de la notabilité va s'effondrer tout d'un coup s'il choisit la vie avec sa maîtresse. Au lieu de quitter sa femme qui a enfin réussi à avoir un enfant de lui et de renoncer du même coup à sa situation confortable, à sa vie dorée, à sa sécurité, il tue Nola (et son enfant), camoufle ce crime en assassinant la voisine et en faisant croire à un cambriolage qui a mal tourné. Le quartier se prête d'ailleurs à la délinquance habituelle autour de la drogue. Cet homme riche, établi, devient donc un vulgaire assassin !

     

    Là où Woody Allen est remarquable, c'est qu'il se fait le témoin de cette situation, mais pas dans un scénario moralisateur où la justice triomphe, le meurtrier est condamné et l'ordre public est sauf ! Dans ce cas de figure notre esprit de midinette ou notre vieux fond judéo-chrétien en sortiraient satisfaits. Mais pas du tout ! Avec l'aide du hasard (ou de la chance !) l'impunité de Chris va être établie. A l'image du début, où la caméra montre une balle de tennis qui heurte le filet et tombe d'un côté ou de l'autre, donnant ou refusant le point, répond celle de la fin où Chris, ayant dérobé l'alliance de la vielle dame qu'il vient de tuer, lance le bijou dans la Tamise. Il heurte une rambarde mais tombe sur le quai. Non seulement cela ne servira pas de preuve contre lui, comme on pourrait le penser, mais au contraire se révélera favorable dans l'enquête qui le met en cause dans le meurtre de Nola. La chance, toujours elle, fait intervenir des événements similaires quelques jours après et l'alliance trouvée dans les poches de l'assassin disculpe définitivement Chris qu'un policier, plus inspiré que les autres, était persuadé de pouvoir faire condamner.

     

    Alors, satire sociale : certainement ! Mais ce qui me paraît bien vu dans ce film c'est que, le temps passant, Chris va complètement occulter ses fautes, s'en accommoder et vivre sans aucune difficulté avec. La petite fable de la fin, où il est fictivement en présence du fantôme des deux femmes qu'il a assassinées quelques temps plus tôt en est la preuve. A Nola, il dit que c'est mieux ainsi, qu'il ne pouvait pas faire autrement et qu'elle devait disparaître. A la vieille voisine qui se plaint de n'être pour rien dans ce différend, il déclare qu'elle n'est qu'un dommage collatéral et que pour lui tout est rentré dans l'ordre. Ce drame est une illustration brillante de « l'amour et du hasard » mais aussi d'un des nombreux travers de l'homme qui n'est ni aussi bon ni aussi généreux que des générations de philosophes ont bien voulu nous l'affirmer. On finit toujours par vivre, même confortablement, avec une faute, si grave soit-elle. On la cache, on la justifie, on s'en accommode, quitte à chercher des responsabilités chez la victime elle-même. Plus le temps passe plus on accumule les bonnes raisons qui nous ont fait agir ainsi. On imagine très bien que Chris vivra longtemps en oubliant tout simplement ses crimes puisque la chance l'a favorisé.

     

    C'est aussi un clin d'œil à ce que cette famille attendait de Chris : être le géniteur d'une descendance en opposant opportunément cette parole de Sophocle « Échapper à la naissance est sans doute la plus grande des chances » à l'image de l'enfant tant désiré, enfin né.

     

    Ce n'est peut-être pas ce qu'on pouvait attendre mais c'est malheureusement ce qui se produit souvent dans la vraie vie et l'hypocrisie, l'amnésie, la bienséance et le culte du paraître font le reste. Quant aux malheureux qui ont été les victimes, on peut peut toujours dire d'eux « qu'ils se sont trouvés là, au mauvais endroit au mauvais moment ».

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

  • IL NE FAUT PAS MOURIR DEUX FOIS – Francisco Gonzales Ledesma

     

    L A F E U I L L E V O L A N T E

    La Feuille Volante est une revue littéraire créée en 1980. Elle n’a pas de prix, sa diffusion est gratuite,

    elle voyage dans la correspondance privée et maintenant sur Internet.

     

    N°505 – Février 2011.

    IL NE FAUT PAS MOURIR DEUX FOIS – Francisco Gonzales Ledesma* – L'Atalante.

    Traduit de l'espagnol par Christophe Josse.

     

    Le début est un peu déroutant. Trois histoires apparemment indépendantes les unes des autres qui se déroulent quand même dans la ville mythique de Barcelone. Elle est le véritable personnage central de tous les romans de Ledesma.

    Gabri qui sort de prison vient se recueillir sur la tombe de sa femme quand on lui propose de tuer un inconnu. Une vieille maquerelle, Dalia, qui loue une adolescente trisomique aux assauts sexuels de notables locaux. Un mariage qui se transforme en tuerie, les deux futurs époux ayant fait le projet de s'assassiner l'un l'autre...

     

    Le pauvre inspecteur Méndez, toujours aussi marginal, indiscipliné, alcoolique et désœuvré, va s'intéresser à toute cette délinquance malgré une hiérarchie qui ne l'aime guère et qui ne lui fait même plus confiance. Et d'ailleurs on ne lui confie même pas cette enquête ! Il est, selon ses propres termes « un policier à la manque que personne ne croit, un policier des rues ». Son patron a l'apparence de Monterde, commissaire principal, impénitent fumeur de havanes et accessoirement fort sensible aux charmes des femmes, de ses collègues féminines en particulier. Il a, à l'endroit de son inspecteur une formule peu académique pour s'adresser à lui (« Putain Méndez ») mais son subordonné reste égal à lui-même, prenant des initiatives toujours à la limite de la légalité. Il reste, malgré son âge un élément de valeur que, pour une fois, son administration songe à récompenser !

     

    Gabri est un dur qui a décapité celui qui a violé son épouse, Elisa, morte en couches et tué en prison l'assassin d'une fillette. L'homme qu'on lui demande de d'exécuter se révèle être une femme, Greda, enceinte qui plus est des œuvres de son ex-patron, qui ainsi souhaite se débarrasser d'un double problème qui risque de lui coûter sa place et son riche mariage. Son beaux-père qui ne l'aime guère rêve de le voir disparaître. L'ex-taulard est cousu de dettes mais c'est quand même un type bien et propose à Greda de s'enfuir.

     

    Près de la maison de Dalia, Haliz, un type un peu mystérieux et ancien souteneur est tué. Cela n'arrange pas les petites affaires de l'ex-tenancière qui voit fuir sa clientèle puisque que Méndez veille. Il se rend vite compte que la clientèle tourne autour de trois hommes, un conducteur de porsche 911, un type au nœud papillon, au regard de mort et Barrerra, un gros toujours vêtu de noir, vicieux et collectionneur de poupées gonflables. Tous des pédophiles... mais Méndez observe... Cela n'empêche pas une autre victime d'être exécutée ce qui oriente l'enquête vers le terrorisme et le péril islamique.

     

    Heureusement, Méndez ne lâche jamais une proie ni une idée. Sa mémoire infaillible, un véritable disque dur, doit autant à son ancienneté dans le métier que dans les fréquentations pas toujours très catholiques qui ont été les siennes, l'aide beaucoup dans sa traque. Il s'ensuit des développements improbables, des aventures parfois sanglantes, bref une parcours labyrinthique qui sied si bien à la littérature policière.

    J'ai bien aimé le personnage de Méndez décidément très attachant et son admiration pour la beauté des femmes. Ce récit décliné en chapitres courts et relatés dans un vocabulaire parfois poétique et émouvant mais surtout truculent ne m'a pas laissé indifférent. Il tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin et ce roman lui donne l'occasion de formuler des aphorismes bien sentis sur la nature humaine et des réflexions de bons sens sur la marche du monde. Je retiens la traduction qui est pour beaucoup dans l'attachement du lecteur au texte du roman.

     

    Je ne connaissais pas cet écrivain espagnol, son sens de la formule et son admiration inconditionnelle pour les charmes féminins. Il m'a été révélé par hasard (la Feuille Volante n° 436) et je ne regrette pas.

     

     

     

    * Écrivain et journaliste espagnol, né à Barcelone en 1927.

    ©Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

     

     

     

     

     

     

     

  • LIBERO – Film italien de et avec Kim Rossi Stuart.

     

     

    N°502 – Février 2011.

    LIBERO – Film italien de et avec Kim Rossi Stuart.

    Arte – 3 février 2011 - 20H40.

     

    Il est des films qu'on découvre par hasard lors d'une soirée télé où rien n'est prévu. On zappe et on s'arrête sans savoir pourquoi sur un long métrage, à cause du titre ou des quelques mots de la critique qui l'accompagne... et on se laisse happer par l'histoire. Pour moi, cela a été le cas de « Libero », avec, peut-être cet accent d'Italie qui pourtant ne doit rien au foot-ball.

     

    J'ai bien aimé ce film qui avait toute les chances d'échapper à mon attention [Kin Rossi Stuart m'était complètement inconnu, et je ne suis pas un cinéphile averti]. L'histoire pourrait être banale, en cette fin de XX° siècle en Italie : une famille mono parentale, avec à sa tête Renato, un caméraman un peu paumé mais qui parvient tant bien que mal à maintenir un équilibre précaire dans cette famille secouée par les départs répétés de son épouse. C'est pourtant un père aimant, à la fois colérique et touchant, qui fait ce qu'il peut pour assurer à chacun plus que le nécessaire et que ses enfants adorent. Il cache autant que possible les errances amoureuses de Stefania qui pourtant débarque un soir, désireuse de réintégrer le domicile conjugal. Pour cela elle supplie tout le monde, fait à tous des promesses de fidélité qu'elle ne tiendra pas. Renato, peu convaincu finit par plier cependant, Viloa, la fille un peu naïve y croie mais Tommi, un préadolescent écorché-vif à qui l'inconduite de sa mère n'a pas échappé ne se fait guère d'illusions.

    Tout reprend donc comme avant, en apparence seulement, mais Stefania, immature jusque dans l'éducation de sa progéniture en fait beaucoup trop pour être crédible. Elle manie l'hypocrisie autant que l'amnésie mais finit par céder aux sirènes de l'adultère.

     

    Le spectateur voit ce film à travers les yeux de Tommi [Alessandro Morace, à la fois émouvant et incarnant parfaitement cet enfant que les événements font grandir trop vite]. Certes, sa sœur fait ce qu'elle peut pour tenir auprès de lui le rôle de la mère absente, mais on le sent comme étranger à ses efforts. C'est lui qui regarde le monde des grands, de loin, parfois à la jumelle, mais toujours solitaire. On le voit marcher dangereusement au bord du toit, escalader les murs... et regarder le vide avec une certaine attirance. C'est surtout sur lui que pèse cette situation délétère et qui l'empêche de vivre son enfance comme les autres. En classe, il est maladivement timide devant les filles et se rapproche de l'élève rendu muet par un drame familial, un peu comme celui qu'il connaît chez lui. Cet épisode accentue encore davantage sa solitude. Avec son camarade de l'immeuble où il habite, il ne peut, malgré une invitation, partager avec lui des vacances à la neige, comme si ce genre de joies familiales lui étaient définitivement interdites. On imagine ce que sera sa vie d'adulte ensuite ! C'est lui qui rappelle à sa mère que lors d'une de ses maladies infantiles elle était encore une fois absente ! C'est lui qui fait remarquer à son père que Stefania ne perdra jamais ses mauvaises habitudes. C'est lui aussi que pressent le prochain départ de sa mère quand il la voit discuter avec un homme lors du vernissage de l'exposition. Il réagit comme il le peut, au passage en chagrinant son père qui pourtant était attentif à ses performances sportives, en délaissant la piscine pour le foot-ball. C'est aussi sur lui, sans doute parce qu'il est le plus faible, que s'abat l'ire paternelle.

     

    On imagine le calvaire de cet homme qui maintient un semblant de vie familiale mais à qui le quotidien se charge de rappeler en permanence qu'il a choisi la mauvais personne pour partager sa vie. Tant qu'il n'acceptera pas un éventuel divorce (et probablement ne il fera-t-il pas ne serait-ce que pour ne pas traumatiser durablement ses enfants), il connaîtra cet opprobre. Ce film passe sur cette chaine au moment où on parle des ravages occasionnés par la séparation des parents sur la vie de leurs enfants.

     

    Ce film est émouvant et bien en phase avec la société actuelle. La psychologie des personnages est dessinée toute en finesse et d'une manière juste et épurée, ce qui tranche peut-être avec l'idée qu'on se fait du cinéma italien traditionnel, exubérant et démonstratif. Je veux retenir la dernière image du film, celle où Renato accède enfin à l'envie qu'a Tommi de jouer au foot-ball, lui conférant sa vraie place au sein de cette famille déchirée, lui rendant son sourire : « Anche libero va bene » !

     

     

     

     

     

     ©Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

  • L'armée des cendres – José Pablo Feinmann

     

     

    N°501 – Février 2011.

    L'armée des cendres – José Pablo Feinmann – Abin Michel.

    Traduit de l'espagnol par Hélène Visotsky.

     

    Découvrir un écrivain inconnu à travers un premier livre a toujours quelque chose de fascinant. J'ai donc abordé ce récit avec tout l'attachement que je porte d'ordinaire aux auteurs sud-américains.

    Nous sommes en 1828 à Buenos Aires et le lieutenant Julian Quesada vient de tuer en duel le docteur Nicasio Costa, père du lieutenant Juan Ramon Costa. On imagine ce militaire familier de cette « procédure » à cause de son côté hâbleur ou de son attirance pour les femmes. Quesada a en effet tenu des propos diffamants sur l'officier Costa, l'accusant de lâcheté devant l'ennemi. Une telle issue implique que Quesada quitte la ville. On lui confie donc une étrange mission qui consiste à remettre une lettre au Colonel Andrade qui tient garnison dans le sud lointain. Pour cela, il lui faut traverser le désert en compagnie d'un pisteur. Il arrive à destination mais le colonel se révèle être un homme étrange, héros de la guerre d'indépendance au passé militaire glorieux mais aussi un être insaisissable qui, malgré l'importance du pli qui lui est destiné refuse, pendant quelques jours de recevoir le lieutenant.

    Finalement, il décide de partir en guerre contre les insoumis, quitte le fort avec un détachement dont fait partie Quesada, poursuit d'une manière étrange un ennemi invisible qui finit quand même par l'attaquer. Est-ce le désert, cette étrange et labyrinthique traque ponctuée d'assassinats ou ses années de luttes émaillées de défaites et d'incarcérations qui dérangent l'esprit du colonel?

    Celui-ci agit d'une manière si démente que le lieutenant Quesada le démet de ses fonctions et prend le commandement. Il remettra l'officier supérieur aux instances militaires de la capitale qui l'interneront dans un asile où il va rapidement mourir. Attaché à son chef, Quesada l'enterre dans le désert. Il rencontre le Lieutenant Juan Ramon Costa, retour d'une longue campagne au Brésil qui, apprenant les circonstances de la mort de son père, provoque Quesada en duel. Ce dernier y trouvera une mort qu'il recherchait depuis longtemps. Voilà à peu près la trame de ce roman.

     

    J'avoue que cet ouvrage m'a laissé un peu dubitatif, pas vraiment passionné par l'histoire racontée. Tout au plus la personnalité du colonel-fou m'a-t-elle fait, un moment, penser à Don Donquichotte. Pour le reste, la langue (la traduction) donne à voir des paysages parfois grandioses et c'est peut-être la seule chose que je retiens !

     

     ©Hervé GAUTIER – Février 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     



     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     





     

     

     





     

  • LES FUNAMBULES – Antoine Bello

     

    N°498– Janvier 2011.

    LES FUNAMBULES – Antoine Bello– Gallimard.

     

     

    L'art de la nouvelle est difficile, celui de concocter un recueil qui ait une unité l'est encore davantage. Pour l'auteur, il s'agit de capter l'attention de son lecteur avec des textes assez brefs, une action resserrée avec un minimum de personnages et une fin souvent inattendue. Elle favorise une lecture « d'une traite » censée procurer au lecteur un souvenir plus pérenne que le roman nécessaire plus long. Elle est soit réaliste soit fantastique. De plus, le recueil de ces textes se caractérise, en principe par une unité de ton. Baudelaire fait prévaloir une nouvelle courte à un plus longue précisément pour sauvegarder cet effet.

    Est-ce cette préoccupation qui anima l'auteur dans la dernière nouvelle intitulée « l'année Zu » ? Il s'agit de l'histoire d'un romancier dont le premier roman est composé de 6 pages soit 1400 mots. Il y parle d'un jeune garçon qui s'intéresse aux rats de son quartier parisien au point de tenter de percer le secret de leurs dialogues et de devenir lui-même cet animal. Suivent d'autres œuvres qui ont pour caractéristique de s'inscrire dans « le minimalisme » qui part du principe simple que, puisque la plupart des mots sont galvaudés et donc dévalués, il est plus simple de s'exprimer par des mots rigoureusement pesés, en privilégiant l'ellipse et la ponctuation. Poussant au bout ce raisonnement, Zu pensa qu'il pouvait résumer un roman en un mot, le dernier ! Ainsi, au fur et à mesure des publications, Zu s'attacha-t-il à réduire progressivement le nombre des mots employés, sa dernière nouvelle n'en comptant que 14 et que sa trilogie pouvant être rassemblée en 4 pages !

    Que dire de l'histoire de Soltino, ce funambule qui marche rapidement et sans aucune hésitation sur une corde, sans balancier, au mépris du vide et qui n'a de cesse d'améliorer sa précédente performance ? Il dit lui-même que ce qui l'intéresse n'est ni le succès ni l'argent mais d' « aller voir ce qu'il y avait au bout ». Sa quête le mène de plus en plus loin, jusque sur le toit du monde et à la mort.

    L'histoire de l'exégète Fiodor Sadanov n'est pas moins étonnante. Il a consacré sa vie à étudier tout ce qui a été écrit autour d'Igor Kribolski [coupures de presse, extraits d'études, de journaux intimes...], joueur de quilles russe de l'ancienne URSS. Si son enfance a été quelque peu perturbée, sa vie a été celle d'un sportif de haut niveau choyé par le régime, celle aussi d'un simple citoyen qui ne voulu jamais s'engager en politique. Le commentateur a néanmoins réussi à extraire des écrits de Kribolski, des messages subliminaux de nature contestataire en bouleversant complètement la structures des phrases.

     

    Que penser du sculpteur de mannequins Kreuzer dont la laideur fait peur. C'est pour cela sans doute qu'il poursuit la beauté dans son œuvre, chacune de ses sculptures étant l'ébauche de la suivante. Toute la longue série des « manikin » commencée en 1938 devra se terminer par le n°100 qui représente le summum de sa démarche artistique et au bout du compte son corps lui-même devient du bois !

     

    Quant à l'histoire qui nous projette en 2058 de ce cosmonaute américain, Jim Mute (au nom prédestiné), qui accepte de faire partie du programme spatial d'exploration de la planète Jupiter tout en sachant pertinemment qu'il n'en reviendra jamais. Dans une société qui a besoin de martyrs, Il se sacrifie pour la grandeur de son pays et les détracteurs de ce projets finissent par se taire.

     

    A travers ces témoignages, Antoine Bello transporte son lecteur dans une sorte de monde parallèle où il est permis de se demander si ces fictions n'ont pas été des réalités tant les références « historiques » sont précises. A l'occasion de ces destins quelque peu hors du commun, l'auteur nous invite à la recherche de la perfection sous toutes ses formes et parfois des plus inattendues. Cette quête fait d'eux des « funambules » qui marchent au-dessus du vide de leur existence. Ils la dépassent, la transcendent, l'oublient pour aller au bout de leur idéal. Il le formule avec ces mots « Arrive un moment où les intérêt d'un astronaute et ceux de son employeur se rejoignent et se confondent. Alors la vie d'un homme devient un paramètre modélisable, en l'occurrence, important, mais non essentiel ».

     

     

     ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • La ligne de partage – Nicholas EVANS

     

    N°496– Janvier 2011.

    La ligne de partage – Nicholas EVANS- Albin Michel.

    Traduit de l'américain par Françoise du Sorbier.

     

     

    Le roman s'ouvre sur la découverte par deux skieurs du cadavre d'une jeune fille emprisonné dans la glace à « Goat Creek ». Les recherches, difficiles au début, révèlent son identité: il s'agit d'Abbie Cooper recherchée par le FBI.

     

    Ainsi débute une histoire aux multiples rebondissements que le lecteur va découvrir grâce à la rétrospective. Derrière ce titre un peu sibyllin, il faut entendre « la ligne de partage des eaux » Cette histoire commence en effet il y a quelques années dans un hôtel de l'état de Montana aux États-Unis. En réalité cet établissement est un ranch, nommé « la Ligne » qui reçoit des hôtes et qui est situé « au sommet d'une vallée tortueuse ». A cet endroit précis, la rivière se divise en deux. D'un côté « Lost Creek », dont « l'existence est aléatoire » et de l'autre « Miller's Creek » dont le cours est impétueux. De chaque côté de cette colline, le paysage est bien différent et le filet d'eau d »une rivière ne donne vie qu'à une végétation maigre tandis que l'autre permet une flore luxuriante. Dans ce ranch, plusieurs familles se retrouvent chaque été. Sarah et Benjamin Cooper, les parents d'Abbie et de Josh, Les Bradstock, les Delroy. Apparemment ces couples sont satisfaits de se retrouver chaque année avec leurs enfants et Abbie, encore adolescente, s'imaginait que ses parents étaient heureux de vivre ensemble. Effectivement, leur vie est simple et normale, mais ils n'ont pas échappé à l'usure du couple, au temps qui passe, à l'envie de l'inconnu... Abbie vit sa vie d'adolescente et profite de ses amours de vacances en même temps qu'elle tombe amoureuse de la nature sauvage du Montana où habite Ty.

     

    C'est dans ce décor que Benjamin, que tout le monde appelle Ben, tombe amoureux, six mois auparavant, de Eve Kinsella ce qui acheva l'histoire du couple qu'il formait avec Sarah. Les deux époux se séparent ce qui bouleverse Abbie, mais laisse apparemment indifférent son frère Josh. Est-ce pour cela que la jeune fille devenue étudiante, se passionne au rythme de ses rencontres et de ses aventures amoureuses, pour l'écologie, pour la contestation et même pour la révolution ? Elle rencontre Ty, le jeune fils d'un couple d'agriculteurs dont la propriété est ravagée par des forages de gaz. Elle prend conscience des choses, s'engage dans le militantisme et la défense de la nature, s'émancipe en même temps qu'elle finit par admettre, malgré sa révolte, la séparation de ses parents incapables d'êtres heureux ensemble. Ce qui est vécu par elle comme un échec [a-t-on le droit, quand on a fondé une famille, de la sacrifier au nom d'un nouvel amour ?] est pour son père un nouveau départ. Avec Eve « il se sent revivre » tandis qu'Abbie bascule petit à petit dans un monde marginal qui menace de la broyer. Elle participe, au côté de Rolf, devenu son mentor mais aussi son amant à un incendie criminel contre ceux qui s'enrichissent en détruisant la nature. Ce malheureux épisode se solde par la mort d'un homme. Abbie et Rolf sont donc recherchés par la police. Il mènent ensemble une vie de traqués, un peu comme Bonny et Clyde. En fait Abbie est victime du syndrome de Patti Hearst (syndrome de Stokholm) : Une jeune femme, issue d'un milieu aisé tombe, à l'occasion d'une période difficile de sa vie, sous l'influence d'un homme charismatique, plus âgé qu'elle. Il parvient à la convaincre que le système d'éducation sous lequel elle a vécu jusqu'à présent est pervers et il l'entraîne dans une vie où le crime est à la fois une obligation morale et une nécessité romanesque. Elle devient donc une « eco-terrorisme » poursuivie. Sa fuite éperdue et son désir de se livrer à la police lui font à nouveau croiser la route de Ty qui fut un temps inquiété comme éventuel complice d'Abbie. L'idylle avec Rolf tourne court malgré la future maternité d'Abbie et le piège se referme sur elle.

     

    A travers cette histoire se mêlent le traumatisme du Worl Trade Center, les préoccupations écologiques et un drame familial. Les Cooper se déchirent sous les yeux de leurs deux enfants qui tentent comme ils peuvent de se raccrocher à leur vie et d'y donner un sens. Même si Sarah et Ben réussissent à refaire leur vie chacun de leur côté, même si Josh, muri par cette épreuve, parvient à s'insérer dans la société, il reste que l'éclatement du couple me semble responsable de la dérive d'Abbie et de sa fin tragique. La question de la responsabilité reste posée [autant que celle de la culpabilité !] et du hasard qui met les gens en situation et pèse sur leur choix. Je ne partage que très difficilement l'apaisement de l'épilogue et je doute que chacun puisse, après un pareil malheur, retrouver le bonheur perdu. En ce sens le roman me paraît un peu superficiel et semble privilégier une manière de « happy end » qui ne m'a guère convaincu.

     

    Malgré quelques longueurs et de nombreux personnages, parfois furtifs, l'auteur, grâce à des descriptions poétiques des grands espaces américains et un suspens savamment entretenu, tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • La femme du V° – Douglas Kennedy

     

    N°495– Janvier 2011.

    La femme du V° – Douglas Kennedy- Belfond.

    Traduit de l'américain par Bernard Cohen.

     

    Nous sommes quelques jours avant Noël dans un Paris un peu glauque où Harry Ricks vient de débarquer. Il y a quelques mois, il était encore enseignant dans une université américaine et vivait aux État-Unis avec sa femme et sa fille. Désargenté, en instance de divorce et radié à vie de l'université à cause d'une aventure amoureuse et tragique avec une étudiante, il arrive à Paris avec pas mal d'illusions. Il les a pourtant perdues définitivement quand il a appris que son épouse filait le parfait amour avec le doyen de la faculté dont il a été expulsé. Paris représente pour lui un nouveau départ et reste, dans son esprit, la ville de tous les fantasmes d'autant qu' il habite « rue du Paradis »! Il se retrouve pourtant au fin fond du X° arrondissement, dans une chambre de bonne lugubre. Ici, il a vraiment la certitude « d'être tombé plus bas que terre ». Les toilettes sont d'une propreté plus que discutable. C'est là un obsessionnel leitmotiv qui me paraît révélateur.

     

    Il ne trouve son salut que dans l'écriture d'un roman, dans un travail un peu mystérieux mais bien payé de veilleur de nuit, dans la fréquentation des cinémas, celle d'un cybercafé... et surtout celle d'une faune interlope. Jusqu'au jour où il rencontre un peu par hasard une hongroise d'âge mûr, un peu mystérieuse, Margit, dont il tombe, bien entendu, amoureux. Leurs relations deviennent rapidement torrides et chacun raconte son histoire. La sienne est tragique et ils se retrouvent chez elle, dans le V° arrondissement de Paris. Si elle accepte de le rencontrer régulièrement, elle y met cependant une condition bizarre mais sine qua non qu'il accepte : Elle ne le verra que tous les trois jours de cinq heures à huit heures ! Caprice ou nécessité ? Pourtant cette liaison « lui donne l'illusion d'échapper à la banalité de sa vie ». Harry saura par la suite que ce « contrat » est pour lui à la fois vital... et viager ! Il respectera cependant cet « accord » et ne cherchera pas à repartir pour les États-Unis, malgré la présence de sa fille. Margit alterne passion et réserve, souffle le chaud et le froid, paraît en savoir beaucoup sur lui, pilote sa vie et parfois celle des autres. Elle est pour lui un véritable ange gardien.

     

    Dans le même temps, Harry est l'objet d'un chantage, il est soupçonné de meurtre, se rend compte qu'il est constamment surveillé, se retrouve carrément dans un monde parallèle qui lui échappe mais qui semble lui envoyer des messages, se demande en quoi consiste exactement son travail et qui est ce « M. Monde »[une référence à Siménon qui figure aussi en exergue du roman] que viennent voir nuitamment ses visiteurs mystérieux, s'interroge sur tout les « événements » qui l'entourent et dont il est le témoin, sur cette femme-fantôme décidément bien énigmatique.

     

    J'ai bien aimé les évocations érotiques de Kennedy.[je ne lis pas encore cet auteur dans le texte mais je pense que le traducteur ne trahit pas l'auteur] autant que l'alternance des expressions crues violentes ... En revanche, je ne suis pas sûr d'avoir apprécié ses développements et digressions parfois pénibles sur la culpabilité très judéo-chrétienne, même si c'est là un thème récurrent dans son œuvre. En cela il est un digne Américain puritain et austère qui pourtant dénonce cette société manichéenne que, apparemment, il n'aime guère. Pourtant, cette histoire de quatrième dimension, cette Margit fantôme qui apparaît et disparaît opportunément au gré des besoins du roman et sait prévoir l'avenir me paraît un peu forcé. Pour accréditer cette idée, l'auteur oppose intuition et raison... Je veux bien que nous soyons dans une fiction, mais quand même, recourir dans un polar aux forces surnaturelles ![A moins que Paris soit pour Dougal Kennedy un lieu à ce point magique et envoutant que rien n'y est comme ailleurs ?- Alors, la femme du V° arrondissement ou celle de la 5° dimension ?]

     

    J'ai goûté avec plaisir ses remarques sur le mariage raté de Harry et sur les circonstances qui l'ont fait capoter, sur la petitesse et la mesquinerie des personnages mis en scène. C'est apparemment un thème qui lui est cher et dont il parle souvent avec gourmandise. En cela il est le témoin de son temps qui est aussi celui des divorces et des échecs matrimoniaux, de l'hypocrisie mais aussi de la vengeance. Il paraphrase opportunément Alexandre Dumas quand ce dernier prétend que les chaines du mariage sont si lourdes à porter qu'il faut parfois s'y mettre à plusieurs !

     

    Il faut y voir aussi le regard sans concession d'un étranger sur Paris qu'il connaît bien et sur la France. Kennedy a simplement voulu nous dire que ce n'est pas une ville aussi belle que cela, que la liberté n'y est pas aussi complète, qu'on et bien loin du Paris d'Hemingway, des artistes, et de celui de Gershwin.

     

    C'est un roman plein de suspens et un polar très noir, une sorte de texte gigogne, un peu trop surnaturel quand même mais qui tient en haleine son lecteur jusqu'à la fin.

     

    Ce livre illustre une nouvelle fois une de ses phrases «  Dans mes livres, je rôde toujours autour de l'idée que chaque homme est très doué pour construire sa propre prison, le mariage étant la prison la plus commune. Le couple, rongé par le sentiment confus de culpabilité est l'un de mes thèmes obsessionnels »

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

     

  • Piège nuptial – Douglas Kennedy

     

    N°494– Janvier 2011.

    Piège nuptial – Douglas Kennedy- Belfond.

    Traduit de l'américain par Bernard Cohen.

     

    Nick, le narrateur, est journaliste en poste dans la province américaine du Maine. Fasciné par l'Australie, il décide de tout plaquer pour y aller. Curieux, il se dit que Darwin, au nord du continent, serait un point départ opportun pour une exploration.

     

    Après une rencontre avec un « révérend », ministre du culte et apparemment seul adepte de « l'Église apostolique de la foi inconditionnelle » à qui il achète son minibus Volkswagen, il se lance sur la route en solitaire. Après avoir percuté nuitamment un kangourou, il fait la connaissance, par le plus grands des hasards, d'Angie, belle plante autochtone qui se présente à lui comme une jeune vierge. Les présentations faites et fier de sa bonne fortune, Nick ne tarde pas à s'apercevoir que sa conquête ne correspond pas tout à fait à l'image qu'elle voulait donner d'elle. Amatrice de bière, de bagarre et dévoreuse d'hommes, elle n'a pas vraiment les manières d'une blanche pucelle. Pourtant, elle sera sa compagne de route puisque Nick a choisi de descendre vers le sud.

     

    Nick n'est pas vraiment un tombeur mais il profite de la compagnie d'Angie. Un peu malgré lui, les choses évoluent et il se réveille en plein désert, au milieu de nulle part et apprend qu'il a demandé la main d'Angie à son père et que cela a été suivi aussitôt d'une cérémonie nuptiale. Bref, il se retrouve marié malgré lui d'autant plus qu'il aurait donné son consentement après avoir été préalablement drogué. Il est « l'amerloque » un peu paumé qui va faire connaissance de sa nouvelle belle-famille, des gens complètement déjantés, que les événements qu'il apprendra plus tard, ont amené ici, dans une ville fantôme, rayée de la carte à la suite de l'incendie d'une mine d'amiante. Ils ont fondé ici une communauté familiale alcoolique, violente et marginale qui, pour éviter la consanguinité, recherche activement des mâles qui feraient office de géniteurs. Sans le savoir Nick s'est donc retrouvé pris au piège, mais il s'est refermé sur lui ... en plein désert ! Pour un célibataire explorateur, c'est un comble ! Il a beau n'être qu'un étranger, il représente une opportunité que les membres de ce clan ne veulent surtout pas laisser s'échapper. Il apprend d'ailleurs que ses prédécesseurs qui s'y sont aussi essayés ont tous connu un destin tragique !

     

    Il fait véritablement connaissance de sa femme (elle se révèle « aussi tendre qu'un demi de mêlée »), de sa belle famille aux habitudes néandertaliennes et apprend du même coup qu'Angie est enceinte. Tant bien que mal il essaie de s'adapter à sa nouvelle situation de captif tout en songeant à fuir ce microcosme désert et oublié. Malheureusement pour lui, on a pris soin de lui confisquer son passeport et son argent, ce qui compromet encore davantage ses velléités de départ.

     

    Il s'aperçoit vite que la seule façon de s'en sortir est de donner le change et pour faire davantage illusion il simule la dépression qu'il soigne comme il peut malgré les dangers que cela représente puisqu'il s'aperçoit qu'il est soumis à une surveillance constante. Il fait cependant la connaissance de la seule personne qui n'a pas été contaminée par ce clan. Il s'agit de Krystal qui se trouve être sa belle-sœur, institutrice de cette ville fantôme, animée elle aussi de velléités de fuite. Avec elle, il met au point un plan laborieux mais qui malheureusement tournera mal pour elle.

     

    J'ai bien aimé ce roman au style, certes peu académique et même argotique mais quand même un peu drôle. Le texte qui se lit facilement entraîne le lecteur passionné dans une aventure ou le suspense et le dépaysement sont garantis.

     

    Avec ce roman un peu cauchemardesque par moments, paru précédemment sous le titre « Cul-de-sac », Kennedy poursuit sa quête du bonheur impossible comme il l'avait fait avec « Quitter ce monde »(la feuille volante n° 485 ) Ces personnages se débattent comme ils peuvent dans des mariages improbables. J'aime assez cette peinture originale de la condition humaine et son style est toujours aussi attachant.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Thriller – Iegor Gran

     

    N°493– Janvier 2011.

    Thriller – Iegor Gran- P.O.L.

     

    Norman Mayfield est maintenant professeur d'économie à l'université de Berkeley. Il ne songe qu'à une chose : résoudre l'équation de l'économie sociale. Suzanne est son épouse « qui serait jeune dans sa tête... mais qui fait bien ses quarante six balais, peut-être même davantage. » Ils forment ensemble un couple classique et un peu superficiel d'Américains. Avec le temps (vingt ans de vie commune) ils se sont installés dans la routine, il est content de lui mais elle s'ennuie un peu malgré son emploi, toutes les marques extérieures de cette réussite et elle lui reproche une certaine forme d'immobilisme. Pour palier cette situation qu'elle juge délétère, elle prend un amant en la personne de Lorch, « le doyen... un peu soporifique ... qui s'accroche à son poste comme à son cardiogramme », et cela fait dix ans que cela dure ! Au cours du récit, il sera présenté comme un vieux-beau, infatué de lui-même, divorcé, tombeurs de ses étudiantes et fervent lecteur du Kama Sutra. C'est pourtant lui que choisit Suzanne, mariée et mère de famille, pour s'encanailler. Ils se plaisent réciproquement, deviennent amants et vivent une liaison régulière et enflammée sans que Norman ne se doute de rien, passionné qu'il est par son travail et ses recherches.

    Le tableau se complète par La Fayette, un ami de Norman et Syd, l'adolescent féru d'informatique et enfant du couple.

     

    Cette histoire commence par une salade au saumon consommée chez Norman et le rappel d'un épisode oublié de la vie de ce dernier. Il aurait dérobé un portefeuille à un clochard, ce qui, pour un professeur d'université n'est guère reluisant. Il prétend ne pas s'en souvenir et d'ailleurs, au cours de cette fiction, la mémoire semblera lui manquer douloureusement. L'épilogue en donnera la raison. Dans le même temps, une femme blonde est étranglée sur un terrain vague près de chez les Mayfield.

     

    Jouant sur cette amnésie que le lecteur peut supposer feinte, Lorch, désireux sans doute de justifier sa propre turpitude, fait naître dans l'esprit de Suzanne l'existence d'une passade entre une étudiante et son mari. Non seulement elle y croit, mais soupçonne Norman d'être l'auteur du crime du terrain vague. L'installation de caméras de surveillance dans l'enceinte de l'université, présentée un temps comme devant établir la faute de Norman, se révèle être un leurre mais fait, un temps, illusion. Désireuse sans doute de masquer son adultère, Suzanne apparaît comme une mythomane un peu déjantée, accusant son mari du crime du terrain vague, sans doute pour mieux d'en débarrasser. Tout cela trouvera son explication à la fin même si l'épilogue est à la fois surprenant et un brin artificiel.

     

    Le style peu académique, incisif et caustique, plein d'apartés que je préfère appeler longueurs, ne sert pas le suspense qui est censé baigner le récit. Quant aux notes de bas de page relatives à l'économie, elles n'apportent rien de pertinent ni d'intéressant pour un lecteur ordinaire. L'intervention du narrateur baptisé « le psychopathe » vient seulement compliquer les choses mais sûrement pas rendre le récit plus passionnant. Quant à l'existence du « journaliste bidonneur » et du docteur Lane...

     

    Finalement tout rentrera dans l'ordre, Norman, après une opération au cerveau, retournera à ses travaux (sa tumeur au cerveau lui occasionnait des pertes de mémoire), Suzanne mettra fin à son aventure amoureuse en se consacrant à sa famille et à son mari, Lorch prendra enfin sa retraite et Cyd s'installera dans la société de consommation. Tout sera « pour le mieux dans le meilleurs des mondes » en quelque sorte. Ou, pour parler plus simplement : beaucoup de bruit pour rien !

     

    Je ne connaissais pas cet auteur. Ce n'est pas avec ce roman, qui sans doute se veut drôle, que je continuerai à le lire.

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Des éclairs – Jean Etchenoz

     

    N°492– Janvier 2011.

    Des éclairs – Jean Etchenoz*- Éditions de minuit.

     

    C'est un roman surprenant que nous offre ici Echenoz. Il l'est par son sujet. C'est certes une fiction, l'histoire de Gregor, mais elle s'inspire largement de celle bien réelle de Nikola Tesla (1856-1943), né selon la tradition un jour d'orage en Croatie. Sa vie sera donc placée sous le signe des éclairs et de l'électricité. Il sera lui-même brillant comme l'éclair, rapide et éphémère dans ses conceptions comme dans ses réalisations. C'est le type même de « l'ingénieux ingénieur » comme dirait Boris Vian à qui rien n'est vraiment étranger et dont la vie entière sera consacrée à des découvertes scientifiques et ce pour le bien de l'humanité. Comme de nombreux génies, il est ombrageux, peu sympathique, méprisant pour ses collaborateurs, excentrique, capricieux, invivable, susceptible, défauts qui feront de lui un célibataire définitif et un misanthrope convaincu . Il est aussi extrêmement nerveux, fragile, obsédé par la propreté, constamment en train de compter (avec une prédilection pour les multiples de trois !)avec la volonté constante de débusquer les microbes qu'il craint par dessus tout.

     

    Malheureusement, il est obnubilé par ses découvertes au point de négliger ses propres intérêts personnels, de négliger l'argent qu'il dépense sans compter ce qui fait rapidement de cet homme qui vit constamment à crédit, un endetté permanent. S'il avait une passion pour les comptes, c'était plutôt celle du dénombrement des choses ou des gens, pas celui de l'argent, ce qui n'est pas pour arranger ses affaires !

     

    A l'époque, il fallait les USA à ce talent inventif, d'autant qu'en Europe, il commençait à devenir encombrant, gênant à cause de sa supériorité et de l'avance qu'il avait sur son temps. C'est donc dans ce pays neuf qu'il se rend à l'âge de 28 ans. Il y déploie tout son génie inventif, remplaçant après un combat difficile le courant continu peu pratique, dangereux et peu fiable par le courant alternatif moins couteux dont il développe des applications qui lui sont tout aussitôt volées par ses contemporains malgré une quantité impressionnante de brevets déposés. C'est le cas de la radio (attribuée à tort à Marconi) du radar (conçu par lui dès 1900, il ne sera réalisé que pendant la 2°guerre mondiale par les Alliés) l'automatisme sous toutes ses formes, les rayons X, les robots et même les rudiments de l'informatique. Las, nombres de ses inventions seront attribuées à d'autres ! Ce qui le caractérise aussi c'est la vitesse, celle du raisonnement, de la conception mais rarement de la réalisation qu'il laissera aux autres ou dont les autres s'empareront.

     

    Pourtant toute sa vie sera consacrée à rendre plus facile celle des autres et de leur procurer de l'énergie gratuite, ce qui n'est guère du goût des financiers. Il voulait aussi éviter les guerres et procurer au monde une harmonie générale ce qui était quelque peu utopique. De son vivant il ne dédaignait pas le grand spectacle mais toujours pour mettre en valeur cette électricité qu'il considérait comme devant améliorer le sort de l'humanité. Excentrique, il concevait parfois des inventions irréalisables voire inutiles, trop en avance sur son temps il en proposait parfois qui ne virent le jour que tardivement. Il devint même suspect quand il pensa engager un dialogue avec les extraterrestres, et, négligeant la compagnie des hommes quand il se passionna pour les pigeons ou quand il conçu le « rayon de la mort ».

     

    Nikola Tesla est présenté, peut-être par le miracle de la création littéraire comme un rêveur un peu déconnecté de la réalité, fuyant ses semblables mais aussi aimant les étonner, un altruiste frustré et un scientifique génial spolié de ses découvertes, un bel homme mais un amoureux perpétuellement timide et incapable d'exprimer ses sentiments.

    Après un parcours à la fois brillant et controversé, il mourut à New-York, incompris, ruiné, seul et complètement oublié à l'âge de 86 ans !

     

    Original, ce roman l'est aussi de part le style d'écriture, à la fois emprunt d'un humour de bon aloi et carrément dans l'oralité. C'est en effet sur un ton confidentiel et presque complice qu'il s'adresse au lecteur... et qu'il le tient en haleine jusqu'à la fin. J'ai bien aimé ce changement de ton par rapport aux autres romans que j'ai lus. Je l'ai trouvé plus personnel, plus intimiste peut-être ?

    Et puis, il ne faut pas manquer de saluer le travail de documentation scientifique réalisé par l'auteur. Ce livre à beau être un roman, il n'en est pas moins largement inspiré de la vie de ce savant-fou qui, finalement, nous est bien sympathique. Ce n'est pas à proprement parlé une biographie qui est un exercice difficile et parfois ingrat. Le parti pris de la fiction modifie sans doute un peu l'image du modèle mais le résultat est pertinent.

     

    Après « Ravel » et « Courir » (consacré  à Émile Zatopek), Echenoz clôt brillamment avec ce roman sa «  trilogie des trois vies ». Il a fort opportunément fait revivre sous l'angle de la fiction cet homme peu connu en France mais dont la vie est un véritable roman.

     

     

    *Prix Goncourt 1999 pour « Je m'en vais ».

     

    L'œuvre de Jean Echenoz est largement évoquée dans cette chronique.

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • Six jours, six mois – Karine Tuil

     

    N°491– Janvier 2011.

    Six jours, six mois – Karine Tuil- Grasset

     

     «  J'ai décidé de raconter cette histoire par ambition personnelle, je rêve de voir mon nom imprimé sur la couverture d'un livre. De l'orgueil, bien sûr, mais chacun à droit à son heure de gloire, non ». D'emblée, le lecteur ne peut donc l'ignorer, il va avoir affaire à un déballage de linge sale, mais pas n'importe lequel, celui qu'on cache dans une grande famille de cette Allemagne industrielle de l'après-deuxième-guerre, triomphante, écrasante, clanique. Le délateur, Karl Fritz, soixante-dix-huit ans, homme de confiance de la famille Kant depuis deux générations, quelqu'un qui avait fini par faire partie de ce clan. Il leur est tellement dévoué qu'il accepte de renoncer à l'amour d'une femme pour continuer de demeurer avec eux. Pourtant, après une vie de bons et loyaux services, il est mis à la porte sans ménagement.

     

    Au départ, Juliana Kant, fille du grand patron de la firme automobile K&S et son héritière. Elle est donc riche et puissante mais aussi une jolie femme. Elle est mariée depuis plusieurs années avec Chris Bruner, mais leur vie s'étiole et devient ennuyeuse. Alors, quoi de mieux que de tromper ce mari trop occupé à sa réussite. Ce n'est guère original sauf que cette passade va bouleverser sa vie. Herb Braun, l'amant d'occasion se présente comme un photographe, mais c'est surtout un aventurier, un gigolo. Il la séduit, la subjugue et la fascine sans grands efforts. Mais Braun poursuit un but bien différent. Il réussit à filmer leurs ébats amoureux avec sa maîtresse et la menace de tout révéler à la presse. L'affaire tourne court et Braun est emprisonné ce qui sauvegarde la morale de cette histoire et aussi un peu l'argent. Pour autant, celui qui était l'homme de confiance des Kant, suspecté de complicité dans cette affaire, est licencié brutalement et, par vengeance, s'apprête à révéler les dessous de cette scandaleuse affaire. Le père de Braun aurait été, durant la guerre, exploité par la famille Kant. Le but de tout ce scandale ne serait donc pas l'argent, mais le nécessaire châtiment et le rachat des fautes de cette famille.

     

    C'est l'occasion pour l'auteur de revisiter l' arbre généalogique des Kant, leur attitude complice et coupable avec l'Allemagne nazie, leur fortune basée sur la main d'œuvre gratuite fournie par les camps de concentration, leur compromissions dans la lutte contre les juifs jusque dans leur famille, la sauvegarde accordée par les alliés vainqueurs au nom de la richesse et de la prospérité. C'est que l'histoire de cette famille se confond avec celle de l'Allemagne du 3° Reich à qui elle doit en grande partie sa richesse et son influence. C'est une famille à la fois recomposée et décomposée. Le grand-père de Juliana, nazi notoire, a échappé au Tribunal de Nuremberg malgré la part active qu'il avait prise dans la politique de guerre nazie et Magda, qui fut sa première épouse se remaria avec Geobbels. Juliana a complètement renié son père adoptif au seul motif qu'il était juif. Le père de Braun a-t-il été véritablement déporté dans un camp de concentration ?

    C'est aussi l'histoire d'une vengeance qui dépasse largement un banale histoire de coucherie et de maître-chanteur. L'auteur pose une question qui est le fondement de la culpabilité judéo-chrétienne : les fils sont-ils responsables des fautes de leur père. Le pardon est-il possible ? Qu'en est-il de l'amour-fou et du désir qui bravent tous les interdits et tous les tabous ? A-t-on le droit de trahir ceux qu'on aime et de faire prévaloir son propre intérêt ? Que reste-t-il de la famille et de l'image du père quand on choisit de la détruire à ce point ? Quel est le poids de la solitude de Juliana Kant, véritable héroïne de ce livre ? Un femme, si belle soit-elle, peut-elle être aimée ?

     

    Sur le ton mi-confidentiel mi-agressif de celui qui souhaite créer le scandale, mais au compte-goutte seulement, celui qui fut l'homme de confiance de cette famille distille, sur le mode de la revanche, l'histoire d'une saga.

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

     

  • Un garçon parfait – Alain Claude Sulzer

     

    N°490– Janvier 2011.

    Un garçon parfait – Alain Claude Sulzer- Editions Jacqueline Chambon.

    Traduit de l'allemand par Johannes Honigmann

     

     

    En ce mois de Septembre 1966, Ernest vient de recevoir une lettre postée de New-York par son ami Jacob Meier qu'il n'a pas revu depuis 1936. Pourtant, il tarde à ouvrir l'enveloppe comme s'il savait ce qu'elle contenait. C'est que cette missive, qui en réalité est un appel au secours, va faire revivre un passé qu'il voulait oublier.

     

    Ernest est un homme qui passe parfaitement inaperçu. Serveur attentif et effacé, il mène une vie personnelle indépendante, solitaire et anonyme. Employé depuis de nombreuses années dans le restaurant d'un palace suisse à Giessbach, il est très professionnel au point qu'il résiste sans le vouloir vraiment à tous les licenciements. En ce sens, c'est un garçon parfait. Il est le témoin muet des relations parfois adultères qui se nouent entre les clients comme celle d'une de ses cousines, mariée à un industriel français, qui file le parfait amour, et ce pendant presque vingt ans, avec son amant anglais. Ils se retrouvent régulièrement dans cet hôtel et Ernest est leur messager secret.

     

    En 1935 Jacob a fait irruption dans sa vie professionnelle puisqu'il a été chargé de sa formation. Il a fait de lui un employé à son image, un garçon parfait lui aussi ! Il a conçu pour lui une passion amoureuse à la fois violente et exclusive mais sa liaison avec lui a été brutalement interrompue par une passade de Jacob avec un client de l'hôtel, le célèbre écrivain allemand Julius Klinger. Sur fond de montée de nazisme et de guerre mondiale qui couve, les deux hommes partent pour les États-Unis, en compagnie de la famille du poète. Officiellement, il sera son serviteur, situation qui masquera leurs véritable relation. Pourtant Jacob n'a jamais oublié complètement Ernest. Dès lors il se tisse entre Jacob et l'écrivain une relation complexe de dominant à dominé et même de prostitué à client et l'attitude de Jacob est davantage dictée par son propre intérêt que par l'amour qu'il prétend porter à son protecteur. En réalité Julius est subjugué par la beauté et la jeunesse de son amant alors qu'il est, lui, en réalité vieux et dépendant.

     

    Cette lettre de Jacob, envoyée trente ans après sa fuite, est donc l'occasion pour Ernest de revivre des souvenirs qu'ils souhaitaient rayer de sa mémoire. Elle est suivie d'une autre qu'il finit par ouvrir et qui lui demande de reprendre contact avec Klinger revenu en Suisse. Après bien des hésitations, il s'exécute et prend contact avec l'écrivain. En réalité ce que lui révèle celui-ci le bouleverse durablement. Non seulement Jacob ne l'a pas oublié, mais il s'est longtemps servi de lui ou plus exactement de son souvenir, pour dominer encore plus Julius. Troublé par ce qu'il a appris et dans le seul but de venir en aide à son ancien ami, Ernest se transforme en maître-chanteur, menaçant de révéler à la presse à scandale l'homosexualité de l'écrivain, devenu entre-temps un citoyen fort respectable. Il n'est cependant pas au bout de ses surprises et la fin du roman révèle les rapports complexes qui existent dans la famille de l'écrivain et le rôle réel que Jacob y joue.

     

    Le style de Sulzer parvient à tisser cette ambiance impersonnelle et lisse qu'on imagine faire partie du patrimoine de la Suisse. Le lecteur ressent parfaitement la nature des rapports qui existent entre les clients et les employés de cet hôtel ainsi qu'entre les différents personnages de cette fiction.

     

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Le temps vieillit vite – Antonio Tabucchi

     

    N°488– Janvier 2011.

    Le temps vieillit vite – Antonio Tabucchi- Gallimard.

    Traduit de l'italien par Bernard Comment.

     

    « En allait-il donc ainsi ? Le temps était-il de l'air qu'elle avait laissé sortir par un petit trou minuscule dont elle ne s'était pas rendu compte ? Mais où était le trou ? Elle ne réunissait pas à le voir.». Le ton est donné des les premières pages et l'auteur s'interroge sur ce qui fait si intimement partie de la condition humaine, le temps et surtout la conscience qu'en a l'homme.

     

    A travers neuf récits, Tabucchi illustre son propos à l'occasion de tranches de vie de personnages aussi différents qu'un ex-agent secret jadis chargé de la surveillance et qui, désormais désœuvré, déambule dans Berlin en pensant à la femme qu'il a aimée mais qui l'a trahi ou que celui d'une vielle femme qui, à l'hôpital, tente de faire revivre ses souvenirs pour son jeune neveu. Chacun de leur discours révèle une expérience différente. C'est une variation sur un thème du temps qui passe inexorablement et qui ne laisse dans notre souvenir que des bribes qu'on retrouve à l'occasion d'un exercice de mémoire. Il nous permet de mesurer son action autant que l'impact qu'il laisse sur nous-mêmes, sans que nous y puissions rien. Ce thème philosophique qui sera toujours une obsession majeure pour l'humanité est à la fois, pour soi, un aveu d'impuissance car il coule malgré nous et nous ne pouvons le retenir en même temps qu'une impossibilité de partager la vie des autres ainsi résumée dans leurs souvenirs. On écoute l'histoire d'autrui, mais, si passionnante soit-elle, elle nous est étrangère. C'est un peu comme si, l'impact du temps étant le même pour chacun d'entre nous, nous en avions une perception différente. Nous avons beau être tous contemporains, nous vivons les mêmes choses différemment, avec un autre rythme, avec une autre intensité, une autre intimité. Il y aurait donc, face au temps « officiel » autant de manières de le vivre que d'individus.

     

    C'est aussi un questionnement pour les philosophes. Le temps est-il un cercle et un éternel recommencement ? A-t-il une trajectoire rectiligne et disparait-il après son passage ? S'écoule-t-il comme un fleuve dont il aurait la consistance physique ou a-t-il la subtile nature du rêve, de l'air ? Les traces qu'il laisse en nous sont-elles fiables et notre mémoire fidèle ? Quelle est la valeur du souvenir face aux incertitudes et aux doutes que l'action du temps sème derrière lui ? Le temps guérit-il vraiment les blessures de la vie par l'oubli ou, au contraire entretient-il les douleurs, les deuils par l'action répétée de l'exercice du souvenir. Peut-on faire obstacle à son action destructrice en gravant la pierre ou en écrivant des mots sur un support de papier ? Quelles sont les formes que le temps peut prendre, laisse-t-il la place à la nostalgie ? L'amnésie n'est-elle pas la réponse à nos compromissions, à nos contradictions, à nos trahisons ordinaires, à nos renoncements qui sont aussi la marque de la condition humaine ?

     

    C'est une méditation sur les différentes formes que prend le temps, sur la vieillesse, sur la vie qui aurait pu être belle mais qui a pris un autre chemin à cause de soi et parfois malgré soi. Elle reste « la plus belle chose du monde », comme le dit cette petite fille meurtrie par la maladie. C'est une réflexion sur l'enfance disparue dans dialogue un peu surréaliste entre cette petite fille qui tient de propos d'adulte et ce vieil homme qui veut deviner l'avenir dans la forme des nuages. C'est une forme de folie qu'il oppose à cette fuite inexorable du temps (« C'est un cirrus, un très beau cirrus enfant qui bientôt sera englouti par le ciel »). Elle parle aussi, en filigrane de la mort à venir, de la trace que chacun d'entre nous laisse après son passage, de la fragilité de la vie.(« L'air, pensa-t-il, la vie est faite d'air, un souffle et c'est parti, du reste nous non plus ne sommes rien d'autre qu'un souffle, une respiration, puis, un jour, la respiration cesse et la machine s'arrête. »)

     

    Chaque nouvelle est une fable où la vie trouve son justificatif, s'il en fallait un. Mais c'est aussi l'évidence qu'elle ne pèse rien au regard de la collectivité, des régimes politiques totalitaires, de la pensée unique. Le passé ne laisse qu'une empreinte ténue qui s'efface aussi sûrement qu'un dessin qu'on trace sur le sable face à la marée montante. La mémoire individuelle elle-même est malléable «  ils prétendent t'astiquer la mémoire comme un miroir, voilà le but, la faire fonctionner non pas comme elle veut elle mais comme ils le veulent eux, qu'elle n'obéisse plus à elle-même, à sa nature... et eux, les grands docteurs, ils veulent la trigonométriser. »

     

    Je choisis de voir dans ce livre plein de poésie l'expression d'une révolte à la fois contre l'intolérance, la cruauté des hommes et contre notre condition humaine. Comment imaginer que l'auteur qui a passionnément aimé l'œuvre de Fernando Pessoa et s'est si violemment opposé à Berlusconi [ce livre est paru en France avant de l'être en Italie pour la raison que Tabucchi s'est opposé politiquement au pouvoir dans son pays !] puisse ne serait-ce qu'admettre le moindre obstacle à la liberté et à la vie ? On pourra peut-être objecter que c'est un combat perdu d'avance mais ce sont ces luttes qui font la grandeur de ceux qui les mène, surtout s'ils le font avec talent !

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Janvier 2011.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • Elles vivaient d'espoir – Claudie Hunzinger

     

    N°488– Décembre 2010.

    Elles vivaient d'espoir – Claudie Hunzinger- Grasset.

     

    Au départ, un cahier de toile vert-amande entre les mains de la narratrice qui va ainsi remonter le temps. Il contient des lettres recopiées, écrites jadis par Emma, sa mère. Elle en retrouvera d'autres qu'elle va « visiter comme les pièces d'une maison abandonnée ». Elle trouvera aussi des photos où des personnages figés sur papier glacé regardent l'objectif et l'hypothétique spectateur pour l'éternité, toute une histoire en pointillés de deux femmes qu'elle va faire revivre...

     

    Ces cahiers commencent à la Toussaint 1927. Emma, née en 1906, fille et petite-fille d'instituteur de la Côte d'Or sort de l'adolescence et veut entrer dans la vie par la grande porte qui ouvre sur l'émancipation, la liberté, le savoir... Thérèse, née en 1908, fille elle aussi d'instituteur fait la connaissance d'Emma à Nancy. Elles ne se ressemblent pas, Emma est littéraire, amoureuse de la vie et Thérèse est scientifique, plutôt réservée et souffreteuse, « l'une émettait la lumière, l'autre la contenait ». Elles préparent ensemble le concours de Normale Supérieure qu'Emma réussit mais pas Thérèse. L'une sera professeur de lettres modernes à Mende et l'autre surveillante à Felletin, ce qui lui permet de travailler le concours d'entrée. A partir de ce moment, elles ne cesseront de s'écrire, de se voir...avec, comme en toile de fond des hommes, Pierre de Villeneuve mais surtout Karl, étudiant communiste, juif allemand qui fuit son pays mais pourtant y retourne avec dans ses bagages un amour tout neuf pour Emma.

     

    Entre Emma et Thérèse naît un amour fou et définitif. Emma jouit pleinement de sa liberté, alternant une passion vertigineuse pour Marcelle et une aventure passionnée avec François, un homme marié et établi, qui est différent d'elle mais dont elle espère un enfant(« Oui, cet homme est moins cultivé que moi et la société me l'interdit... Ce que je cherche c'est ma propre force, ma force en face de lui, de la société »). Peu lui chaut l'opinion des autres et elle est prête à tous les compromis pour assouvir ses passions même les plus passagères ( « Je trouve plus honorable d'être au ban de la société qu'en ses trônes d'honneur ».) Elle semble ne pas pouvoir choisir mais n'oublie pourtant pas Thérèse avec qui elle veut vivre de toutes manières et quoi qu'il lui en coûte (« l'amour, lui, le nôtre n'est pas un événement, c'est un chant continu »). Emma qui puise dans la littérature ses propres des références comme si elles lui servaient de justificatif, recherche la jouissance de l'instant, le plaisir que ressent son corps (« Je ne suis coupable, Thérèse, que de trahisons momentanées »).Thérèse, elle, travaille pour le but qu'elle s'est fixée, échoue pourtant toujours. Mais déjà le nazisme monte en Allemagne et la guerre couve. Karl est de retour en France et lui fait prendre conscience de la nécessité de l'action politique ! Emma réfléchit, vient d'avoir trente ans et ne sait quoi penser «  Ce n'était pas non plus le mariage qui lui manquait. Mais elle ne savait pas quoi faire d'elle. Elle se disait que les prisons conjugales sont aussi redoutables que les prisons politiques. Mais que la solitude aussi est une prison ». Face à cette contradiction, celle qui aime passionnément une femme va se marier avec un homme, Marcel, rencontré par hasard. Il ne lui ressemble pas, il est alsacien, chef d'entreprise, veuf avec deux enfants mais, à ce moment de sa vie, quand la guerre menace, elle ressent, comme le dit Gide « l'impérieuse obligation d'être heureu(se). ».

     

    La guerre va donc la séparer de Thérèse qui, mutée en Bretagne en tant que professeur de Sciences va se jeter dans la lutte politique, embrasser le communisme et la Résistance. Elle ne la reverra plus !

     

    L'écriture qui épouse si bien le rythme intime des bouleversement humains reprend en 1940, à la naissance de la narratrice. Un autre cahier de toile, rouge comme l'enfer, débute, suivi d'un autre, et d'autres photos.... Emma devenue mère de famille nombreuse dans une Alsace redevenue allemande, écrit pour elle-même. Malgré son idéal et ses convictions, elle choisit, à la suite de son mari, l'idéologie nazie ! ( elle parle elle-même de « l'âme féminine toujours en mal d'un maître »). Celle qui aimait tant la vie et la liberté lui sera soumise, par amour, par dépit peut-être, comme si elle avait épuisé cette formidable envie de brûler sa vie. Il y aura des silences et des écrits personnels, comme pour exorciser cette brisure ! « J'écris pour donner abri aux fantômes » dira-t-elle.

     

    Thérèse qui refusait tous les pouvoirs, surtout celui d'un homme, sera arrêtée, torturée, massacrée, mais ne parlera pas. Elle ira rejoindre « le terrible cortège » des ombres qu'évoquera Malraux et un établissement scolaire portera plus tard son nom !

     

    De toutes les lettres qu'il lui ont été envoyée, Emma n'a conservé que celles des femmes. Celles des hommes qui furent éperdument amoureux d'elle ne trouvèrent pas leur place dans ses cahiers. Seule une signature masculine s'y rencontre, celle qui lui annonce la fin tragique de Thérèse.

     

    J'ai aimé ce livre qui tire son titre d'un vers de Paul Eluard. Le style est empreint de sensibilité, de sobriété et de tragédie. L'écriture est pleine d'émotion, comme seule en est capable une fille qui recherche sa mère dans ses passions, ses contradictions, ses renoncements.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     



     

     

     

     

     

     

  • Un cabinet d'amateur – Georges Perec

     

    N°487– Décembre 2010.

    Un cabinet d'amateur  – Georges Perec - Balland.

     

    Les familiers de Perec pourraient probablement émettre des doutes au seul énoncé du titre de ce roman, se demandant où l'auteur de « La vie mode d'emploi » voulait bien les emmener une fois encore. L'exergue puisée chez  Jules Verne donnait à penser qu'il allait s'agir de tableaux, mais attention, notre auteur à la fois érudit et génial provocateur n'aime rien tant que d'embarquer son lecteur dans un univers où lui seul possède la clé ! Il ne faut pas non plus perdre de vue sa parenté plus que naturelle avec Boris Vian qui, lui aussi excellait dans cet exercice. Il convient donc d'aborder ce livre avec circonspection, mais surtout en évitant de trop faire montre de préjugés puisque, bien qu'il s'agisse d'un roman, c'est à dire d'une fiction, il recèle des détails techniques, historiques et érudits qui font qu'il ne peut être autre chose que véridique !

     

    Si on en croit Perec, « Un cabinet d'amateur » est une toile du peintre américain d'origine allemande, Henrich Kürz. Elle fut exposée pour la première fois en 1913 à Pittsburg en Pensylvanie (USA), mais passa quasiment inaperçue à cause de la présence, ce jour-là, de critiques célèbres et de collectionneurs illustres parmi lesquels Hermann Raffke, riche amateur d'art. L'exposition fut néanmoins un franc succès pour les autres artistes. On s'intéressa à partir de ce moment-là d'un peu plus près au tableau de Kürz notamment à cause de la notice, par ailleurs anonyme, du catalogue. Grâce à une description grandement laudative, on apprit qu'elle représentait Raffke lui-même, entouré des tableaux de sa collection. Dès lors on se passionna pour ce peintre inconnu. Ainsi organisa-t-on, la semaine suivante, une présentation de l'œuvre dans une pièce qui reprenait la topographie exacte des lieux décrits dans le tableau de Kürz.

     

    En réalité, Perec, s'est inspiré d'une tradition picturale ancienne pratiquée notamment par le peintre flamand du XVII° Guillaume Van Haecht. Dans une série de mises en abymes, il emmène son lecteur où il veut, c'est à dire dans une sorte de maelström où la mise en scène le dispute au culte du plus petit détail et où le faux, qui est toujours possible en peinture, voisine avec les informations les plus crédibles, s'appuyant notamment sur des articles de la presse spécialisée de l'époque. Cela est rappelé par le papier d'un critique dont le thème était «  Toute œuvre est le miroir d'une autre », ce qui constitue un terrain de réflexion intéressant en matière d'art et l'occasion d'une mise en perspective passionnante ! Il mettait l'acte de peindre le « cabinet d'amateur » dans une sorte de jeu de miroirs comme une « dynamique réflexive » au terme de laquelle l'œuvre d'un artiste nourrit et inspire celle des autres.

    Comme toujours, j'ai bien aimé, même si, je dois l'avouer, je me suis laissé un peu emporter, en me demandant où Perec voulait bien en venir, avec l'énoncé de cette liste un peu longue et très technique qui ressemble, pendant de nombreuses pages, davantage à un catalogue de vente à l'usage d'un commissaire-priseur ou d'acheteurs potentiels ! L'effet labyrinthique, bien dans l'esprit de la philosophie pataphysicienne, est justement obtenu par la rédaction de l'index de la deuxième vente initiée après la mort de Raffke. Les précisions techniques apportées par l'auteur en font un documents crédible et, de page en page, Perec réussit à convaincre son lecteur qu'il a entre les mains la description d'une collection authentique et qui d'ailleurs fait référence en matière d'art. Un véritable effet de trompe-l'œil où le spectateur est à la fois mystifié et séduit par ce qu'il perçoit.

    Il faut attendre la dernière ligne du dernier paragraphe de cette « histoire d'un tableau » pour en avoir le fin-mot, c'est à dire le mot de la fin.

     

    La circonspection du début était donc parfaitement justifiée autant d'ailleurs que la référence à Vian puisque, à l'occasion de ce roman, il me souvient de l'exergue de « L'écume des jours » ainsi rédigée « Cette histoire est entièrement vraie puisque je l'ai imaginée d'un bout à l'autre. Sa réalisation matérielle proprement dite consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion. On le voit, c'est un procédé avouable s'il en fut.»

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com



     

  • Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Georges Perec

     

    N°486– Décembre 2010.

    Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?  – Georges Perec* - Denoël.

     

    Il est des livres qu'on apprécie pour l'histoire qu'ils racontent, parce qu'elle est émouvante ou simplement ordinaire, d'autres retiennent notre attention par leur côté déjanté.

    Ici l'idée consiste pour quelques copains, dont le narrateur, de tenter de faire réformer en l'estropiant un de leur camarade, « Un mec qui s'appelait Karamanlis ou quelque chose comme ça : Karawo? Karawasch ? Karacouvé ? Enfin bref Karatruc... [son nom variera d'ailleurs beaucoup au cours du récit et on ne manquera pas de remarquer qu'il en change beaucoup plus souvent que de chemise !] deuxième classe dans un régiment du Train à Vincennes depuis quatorze mois», qui ne veut pas aller en Algérie pour y faire la guerre.

    Ils bénéficient du concours actif et amical de « Henri Pollack soi-même, maréchal des Logis ... qui menait une double vie : tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occupations margistiques... mais quand sonne la demi de dix huit heures... il regagnait son Montparnasse natal où c'est qu'il avait sa bien-aimée, sa piaule, ses potes et ses chers bouquins ». C'est que notre ami, subséquemment appelé du contingent, s'ennuie ferme au Fort Neuf de Vincennes, dans « ce Bon Dieu de Bon Dieu de Saloperie de Service Militaire ». Contrairement aux gradés de carrière, il est plutôt sympathique et bien vu, la preuve, les hommes du rang « l'ovationnait de divers cris d'oiseaux » au lieu de le saluer réglementairement. Il chevauche, pour se rendre à Montparnasse, un vélomoteur pétaradant dont le guidon est chromé.

     

    C'est en tout cas l'occasion, pour l'auteur pas vraiment militariste, de dénoncer les méthodes d'enrôlement que, évidemment, il réprouve. Il le fait avec le talent que nous lui connaissons et dans une manière qui n'aurait certainement pas déplu à Boris Vian [à qui un discret hommage est rendu sous la forme d'un nom de rue], un autre grand contestataire de la chose militaire, un autre auteur talentueux dont les œuvres qui ne vieillissent décidément pas méritent, elles aussi, de figurer dans les anthologies de la littérature française.

     

    Le titre de ce « récit épique et en prose agrémenté d'ornements versifiés » s'interroge sur ce que fait un petit vélo au fond d'une cour. Le livre refermé, le lecteur demeure dubitatif... La parenté avec Vian est plus qu' évidente, lui qui nous a gratifié d'un roman intitulé « L'automne à Pékin » dont la caractéristique est de ne se dérouler ni en automne ni à Pékin !

     

    Un livre est toujours pour Perec un exercice de style avec des contraintes qui nourrissent sa créativité. En en bon littéraire et en virtuose de l'écriture, il égrène les figures de rhétorique comme l'apophtegme, l'anaphore, l'hypotypose... et pour que son lecteur n'en ignore rien et les savoure comme il convient, il les liste lui-même à la fin de cet ouvrage avec les référence aux pages pour une illustration plus complète ! C'est aussi une autre manière de faire de la pédagogie mais si vous préférez la cuisine, vous pourrez toujours vous essayer à la recette du riz aux olives.

     

    J'ai aimé lire et relire, pour le plaisir et surtout à haute voix, les pages de ce petit livre, à cause aussi des digressions et des parenthèses qui enrichissent le texte... On sent qu'il écrit avec délectation, jubilation et délire. Cela donne une véritable musique agréable à l'oreille. L'humour qui est présent à chaque ligne m'a en tout cas bien fait rire. Cela a été pour moi un bon moment de lecture.

    Perec en profite pour violer un peu la langue, mais c'est plutôt bien puisqu'il lui fait, selon l'expression désormais consacrée, de beaux enfants ! Après tout c'est rassurant que « de temps à autres, un poète que n'effraie pas l'air raréfie des cimes, ose s'élever au-dessus du vulgaire pour, dans un souffle épique, exalter notre Aujourd'hui ». Quand ce poète se nomme Perec, le plaisir de lire et d'être ailleurs est toujours un enchantement pour le lecteur.

     

    * Georges PEREC (1936-1982) – Membre du mouvement Oulipo - Prix Renaudot 1965 pour « les Choses »– Prix Médecis 1978 pour « La vie mode d'emploi ».

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com



     

     

  • QUITTER LE MONDE – Douglas Kennedy

      

     

    N°485– Décembre 2010.

    QUITTER LE MONDE – Douglas Kennedy – Belfond.

     

    Tout commence par une scène de ménage ordinaire entre époux qui ne s'aiment plus et qui choisissent le jour du treizième anniversaire de leur fille unique, Jane Howard, pour se jeter à la figure les griefs qu'ils ont accumulés pendant de longues années de mariage. Pour que l'effet soit complet, l'adolescente déclare à ses parents « qu'elle ne se mariera jamais et qu'elle n'aura jamais d'enfant ». Le lendemain, le père alcoolique notoire, quitte la maison pour ne plus jamais y revenir en laissant une lettre d'explications qui fait allusion à la remarque péremptoire de l'adolescente. Dès lors s'installe entre la mère et la fille une atmosphère de culpabilisation où s'insinue la traditionnelle question que chacun se pose sur son propre destin. En est-on maître ou s'impose-t-il à nous ?

     

    Plus tard, sa mère qui a choisi elle-aussi l'alcool pour mourir à petit feu, accepte la mort comme une délivrance tout en rappelant à sa fille devenue une femme ses paroles d'adolescente. Pourtant, Jane a une vie normale, bousculée seulement par des aventures mal vécues et une relation adultérine interrompue par la mort de l'amant. Après un séjour rapide dans un fonds de pension ou elle connaît la vie trépidante d'un trader, elle prend un poste dans une université de Nouvelle Angleterre, devint mère d'une petite fille et s'aperçoit que son compagnon, dont elle se sépare, la trompe et l'escroque. Elle apprend que son père qui ne s'était guère occupé d'elle a été non seulement un aigrefin mais aussi un collaborateur du régime chilien de Pinochet et prend conscience, à la mort de sa mère que celle-ci ne l'a jamais aimée. Seule sa fille est une source de joie pour elle alors qu'elle se rend compte que tout autour d'elle l'abandonne. C'est pourtant cette même Jane qui avait juré ne pas vouloir d'enfant !

     

    On ne dit pas assez que la mort fait partie de la vie et quand elle frappe ceux qui nous sont chers et plus spécialement nos enfants cela devient insupportable. Comme si sa vie n'avait pas été un assez long chemin de croix, comme si le destin devait s'acharner sur ceux qu'il a choisis, Jane croise encore une fois le malheur et sa fille périt dans un accident. Face à cela, la vie de Jane s'arrête, il ne peut d'ailleurs en être autrement et le tentation est grande de « quitter ce monde » où elle n'a décidément plus rien à faire. Après une telle épreuve, rien ne peut plus être comme avant. Cela commence par la volonté de se marginaliser elle-même simplement parce qu'à partir de ce moment-là, elle n'est plus comme les autres gens. Ils ne peuvent rien pour elle et souvent l'évitent, pour leur confort personnel. Il n'est facile ni de comprendre et à plus forte raison d'aider ces malheureux parents en deuil qui n'admettrons jamais l'absence définitive de leur enfant. Pour eux l'enfer est bien dans ce monde et non dans une hypothétique vie post-mortem. La culpabilisation d'être encore vivant face à ce malheur est une réalité et le contexte judéo-chrétien qui baigne nos sociétés occidentales ne fait que rajouter à l'horreur. Quant au message de la religion, il ne pèse rien face à cette douleur !

     

    Jane se réfugie alors dans les médicaments et l'alcool mais aussi dans la parole toujours difficile à formuler, dans le travail, dans le dépaysement. Cela la protège du monde extérieur, met en évidence la tentation du suicide momentanément écartée parce qu'impossible, cette incompréhensible ressource de l'être humain face à la vie qui pourtant ne pèse plus rien. «  Il faut continuer, je ne peux continuer, je vais continuer » dit Samuel Beckett, illustrant toute l'ambiguïté et la complexité de cette situation.

     

    Elle suit alors un parcours un peu cahoteux qui la mène au Canada où elle croise à nouveau la mort et l'injustice, mais dans le cadre d'une intrigue policière où elle joue un rôle primordial mais qu'elle souhaite anonyme (ce détail prend une importance capitale), de découverte du coupable. Bizarrement, cela commence par par une intuition féminine qui va à l'encontre des certitudes des enquêteurs et de la vindicte publique mais agit comme un véritable miroir de sa propre souffrance. Elle se jette seule, avec une énergie longtemps refoulée par son deuil, dans des investigations qui vont mettre à mal sa réputation et vont menacer sa vie. Finalement son action solitaire et un peu désespérée fera éclater la vérité et bousculer pas mal d'idées reçues sur la religion et ses ministres ! C'est en réalité un combat pour la vie qui reprend le dessus et avec lui une acceptation des malheurs qu'elle n'as pas souhaités et qui ont peuplé son parcours,. Elle doit y faire face et les assumer parce que cela est sa destinée et qu'elle ne peut rien faire contre elle. Elle restera pourtant définitivement différente des autres, imperméable au bonheur humain !

     

    Malgré des longueurs, Douglas Kennedy se révèle être un excellent illustrateur de la condition humaine dans ce qu'elle a de plus intimement sordide. Il parle avec justesse des rapports qui existent entre les gens, à l'intérieur même d'une famille, la confiance qu'on peut faire aux autres et les mensonges, les trahisons qu'ils peuvent nous faire subir, de l'hypocrisie qui règne en ce monde, des épreuves et des deuils qui pourrissent la vie de certains d'entre eux, choisis arbitrairement par le destin ou le hasard.

    Il est aussi un bon critique des idées reçues qui sont souvent opportunément entretenues, même si les valeurs de charité et d'amitié, de solidarité si volontiers proclamées, en sortent quelque peu écornées.

     

    Kennedy poursuit dans ce roman sa quête du bonheur impossible. Finalement Jane semble choisir de demeurer dans ce monde qu'elle souhaitait quitter mais en restera en marge parce que c'est sa façon de s'en protéger.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA DISPARITION – Georges Perec

     

    N°484– Décembre 2010.

    LA DISPARITION – Georges Perec – Denoël.

     

    Le thème principal de ce roman est la disparition d'Anton Voyl. Ses amis se lancent à sa recherche sans qu'ils sachent vraiment s'il s'agit d'une véritable disparition, d'un rapt ou d'un suicide. Cette quête est d'autant plus difficile qu'il laisse un journal avec un postscriptum particulièrement sibyllin que la police a du mal à interpréter et qui laisse à penser qu'il avait perdu la raison «  Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo ».

    Pourtant, l'avocat dont il est question, Hassan Ibn Abbou disparait à son tour et ses amis réunis à Azincourt afin de faire toute la lumière sur cette seconde absence vont exhumer des souvenirs anciens...

    En toile de fond la mort reste tapie avec en toile de fond la damnation éternelle !

     

    Ce sera l'occasion pour l'auteur, non seulement de dérouler une trame policière qui va ravir son lecteur d'autant que cela s'accompagne d'une débauche de vocabulaire, de phrases aussi mystérieuses que triturées pour faire entre eux sonner et parfois chanter les mots empruntés à l'argot ou au plus précieux jargon. Cette histoire un peu déjantée, fantastique, digne des fables les plus hystériques où se mêlent la littérature, les mathématiques et quelques langues étrangères, mérite d'être dite à haute voix à cause des allitérations, de la musique résultant de l'association parfois approximative mais assurément gourmande des termes. Instinctivement le lecteur goûte le calembour, le jeu sur les mots et recherche, souvent vainement, la contrepèterie.

     

    Il est convenu de dire maintenant, même si cela ne fut pas évident à la sortie du livre, qu'il s'agit d'un roman lipogramme(le plus long jamais écrit), c'est à dire qu'il ne comporte pas une fois la lettre « e ». D'ailleurs, pour parvenir à ce qui est quand même une performance, Perec triture les mots aussi bien que la syntaxe. De cela il résulte un étrange phénomène mais pour autant agréable à l'oreille. Et puis, cela va bien dans le sens de l'Oulipo ( acronyme de « l'ouvroir littéraire potentiel » qui peut parfaitement être rattaché au « Collège de 'Pataphysique » dont il est une sous-commission). C'est un groupe international de mathématiciens et de littéraires qui, selon la formule de Raymond Queneau sont « des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ». Ils considèrent que les contraintes formelles sont un puissant stimulant de l'imagination. Dans le cas de Perec, c'est particulièrement réussi et le texte qui en résulte, tout à la fois absurde et abracadabrantesque n'aurait sans doute pas été désavoué par Boris Vian ! De plus il convoque des auteurs référents en n'oubliant pas de leur faire quelques violences littéraires bien dans l'esprit de l'Oulipo.

     

    Mais quel est le véritable sens de cette absence de « e »? La considérer comme un exercice gratuit peut paraître un peu court. Alors, thème peut-être biographique de l'absence, pourquoi pas ? Cela donnerait au texte une autre dimension loin de l'aspect jubilatoire du récit, peut-être pas tant que cela d'ailleurs ! Est-ce une invitation à réfléchir sur le poème de Rimbaud « Voyelles », rebaptisé « Vocalisations », trituré et amputé de tous ces « e » ? Est-ce aussi, et ce malgré le côté décalé du récit, l'invitation à réfléchir sur un des aspects de la condition humaine ? Pourquoi pas ?

     

    Il reste que j'ai lu ce roman devenu un classique avec gourmandise.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

     

  • LES POUPÉES RUSSES – Un film de Cédric Klapisch

     

    N°483– Décembre 2010.

    LES POUPÉES RUSSES – Un film de Cédric Klapisch (2005)

     

    Nous retrouvons Xavier (Romain Duris), 30 ans que nous avions laissé lors d'un précédent film (« L'auberge espagnole » sorti en 2002), alors qu'il partait en courant de Bercy et abandonnait ainsi une carrière sûre de fonctionnaire. Au moins en avait-il le courage dans un monde du travail fluctuant et incertain ! Grâce à un appui important et au succès à un concours, il avait décroché cet emploi qui devait lui assurer un avenir sans nuage mais le premier contact avec ses futurs collègues avait dû être décisif et c'est sans doute que qui avait motivé sa course rapide mais déterminée vers un ailleurs différent. C'est vrai que cela était fondamentalement différent de l'année universitaire qu'il venait de passer à Barcelone, la fin d'un DEA d'économie, dans le cadre du programme « Erasmus ». Là-bas, il avait connu cette ville merveilleuse et pleine de surprises, avait rencontré des étudiants étrangers avec qui il avait cohabité, un appartement co-loué par des étudiants européens de toutes les nationalités, parlant des langues différentes, avait appris l'espagnol autant que la tolérance, avait mené une vie de liberté, avait rompu avec sa copine française Martine, (Audrey Tautou), avait eu une liaison brève mais torride avec l'épouse d'un médecin français qui l'avait un temps hébergé...

     

    Pour autant l'économie ne l'avait pas passionné et cet épisode de sa vie lui avait permis de se confirmer à lui-même sa véritable vocation : celle d'être écrivain. Il en était résulté un roman « L'auberge espagnole » qui méritait bien son nom et qui retraçait son expérience barcelonaise insouciante, libre, sans entrave... Et il avait jugé que cette situation était incompatible avec un emploi de fonctionnaire. Cette révélation soudaine avait sans doute motivé sa course effrénée loin de cet immeuble du bord de Seine, ce symbole de la Fonction Publique...

     

    Être écrivain était un rêve d'enfance qui méritait bien, à ses yeux, qu'il s'y consacrât pleinement, sauf que, maintenant qu'il n'avait pas d'emploi stable ni de revenus réguliers, il avait un peu peur, était même un peu perdu surtout face à sa banquière qui elle ne comprend que les chiffres et la réalité concrète... Alors que lui se contente de ne lui servir que des mots et des perspectives aléatoires.

     

    Par voie de conséquences sans doute, un peu comme il l'avait fait à Barcelone l'année précédente, il a un peu de mal à se fixer durablement avec une fille, à mener une aventure amoureuse sérieuse. Il faut dire que sa condition d'écrivain, son roman dont personne ne veut, ne l'incitent pas à considérer qu'il a fait le bon choix en fuyant l'administration. Il en vient même à fuir le travail, l'amour et l'écriture. Pourtant, après avoir envisagé d'être « nègre », il finit par décrocher quelque chose à la télévision, une espèce de scénario à l'eau de rose... mais la mondialisation ou plus surement les économies budgétaires le rattrapent. Ses rêves d'enfance, ses illusions en ont quand même pris un coup.

    A la suite d'un concours de circonstances, il se retrouve à Londres puis de temps à autres à Paris pour participer à la rédaction des mémoires d'une jeune actrice superficielle mais célèbre, à peine sortie de l'adolescence mais dont il tombe amoureux. En Angleterre, il retrouve Wendy (Kelly Reilly) qu'il avait connue à Barcelone. Ils doivent collaborer professionnellement et bien entendu ils s'aiment, se quittent pour se retrouver enfin à St Petersbourg pour le mariage de son frère William qui est, lui, tombé amoureux à Paris d'une danseuse-étoile russe.

     

    Alors, amours impossibles, éternelles hésitations face à la beauté des femmes, volonté de rester célibataires pour mieux profiter d'elles et de la liberté, peur de s'engager dans la vie d'adultes pour des jeunes gens un peu immatures, états d'âme de post-adolescents qui n'ont pas encore perdu toutes leurs illusions... Il faudra bien pourtant qu'il se décide puisque les autres l'ont fait (Isabelle – Cécile de France - a décroché un job sur une chaine de télévision financière). Après tout, il est encore temps mais il sera vite trop tard s'il laisse s'éloigner Wendy...

     

    Dans ces deux films, Cédrik Klapisch retrouve son acteur fétiche, Romain Duris et on songe évidemment à la collaboration fructueuse de François Truffaut et Jean-Pierre Leaud.

    J'ai, en tout cas, bien aimé l'humour et l'ambiance de ces deux films.

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • LA CARTE ET LE TERRITOIRE – Michel HOUELLEBECQ

     

    N°482– Décembre 2010.

    LA CARTE ET LE TERRITOIRE – Michel HOUELLEBECQ - Flammarion.

    (Prix Goncourt 2010)

     

    Tout commence un 15 décembre par la panne d'un chauffe-eau chez Jed Martin, peintre et ex-photographe. Son père, Jean-Luc Martin, ancien architecte et P.DG d'une entreprise de construction, veuf, vit actuellement dans une maison de retraite. Le père et le fils qui ne sont pas vus depuis longtemps prennent ensemble un repas de Noël. Entre eux, il n'y a jamais eu que des relations distantes. Auparavant, à l'occasion des obsèques de sa grand-mère, dans la Creuse, Jed se prend de passion pour les cartes routières Michelin qu'il photographie. De plus, il rencontre une très belle femme d'origine russe, Olga, qui justement travaille dans cette entreprise. Naturellement, ils deviennent amants et elle le lance. Avec lui, la carte, Michelin, objet éminemment utilitaire, va entrer dans le monde de l'art avec une exposition de ses œuvres intitulée « La carte est plus intéressante que le territoire ». Le lecteur cherchera peut-être vainement la signification du titre de ce roman dans cette phrase. Il se souviendra opportunément que, sans faire de parallèle abusif, le génial Boris Vian a écrit une merveilleuse histoire qui, bien qu'elle s'intitule « L'automne à Pékin » ne se passe ni en automne ni à Pékin.

     

    Jed s'intéresse ensuite aux « métiers simples », c'est à dire en voie de disparition avant de revenir à la peinture. Cela lui permet d'envisager une exposition dont il confie la rédaction du catalogue à Michel Houllebecq, soi-même ! Pourquoi ne pas admettre cette manière de mise en abyme originale ? Et ce d'autant qu'il lui propose de faire son portait ! Son exposition porte d'ailleurs sur des célébrités et cela fait de lui un véritable « artiste » international...mais surtout lui assure la richesse. Ce qu'il veut pourtant c'est être le témoin privilégié par sa peinture « des différents rouages qui concourent au fonctionnement d'une société ». Cette exposition est un véritable succès et après tout ce temps passé sans Olga, il la retrouve...

     

    La fin de l'année est pour lui l'occasion du repas de Noël avec son père, de réfléchir sur le succès qui est fragile et éphémère et sur la mort, sur la déchéance physique qui sont inéluctables, sur la relation au père aussi. Tout cela se termine en Suisse dans une clinique spécialisée dans la mort assistée.

     

    La troisième partie du livre s'ouvre, quelques années plus tard, sur la mort de l'écrivain, un meurtre particulièrement atroce et apparemment rituel. Houellebecq a été assassiné chez lui, son corps, en même temps que celui de son chien, décapité au laser, découpé en lanières reparties dans la pièce. Jed, que la police finira par retrouver à cause du portrait qu'il avait peint de l'écrivain, donnera un avis sur le meurtre et sur sa mise en scène, en faisant référence à l'œuvre picturale de Jackson Pollock ! Le lecteur appréciera l'épilogue de cette partie policière du roman. Je ne suis pas très sûr cependant qu'elle soit à la hauteur des attentes suscitées, même si elle est rattachée, peut-être un peu artificiellement, au fameux portrait que réalisa Jed de Houllebecq !

     

    C'est l'occasion pour l'auteur de nous donner une photo du quotidien, à la fois dans le domaine de la télévision, de l'internet mais aussi de l'univers des people ou de la jet-set, en fait tout un monde superficiel, glamour et parisien. Il y glisse des images poétiques et, pèle-mêle, des aphorismes bien sentis autant que des remarques pertinentes, et même impertinentes sur les femmes, les artistes, les universitaires, les architectes, le droit pénal, la fortune, les banquiers, le vin, le monde rural, celui de l'art et de l'argent, la fatuité des puissants qui réclament leur portrait seulement pour passer à la postérité...

     

    Sans qu'on comprenne bien pourquoi, un exil dans le Loiret, puis dans la Creuse le fait philosopher sur sa vie qui se termine. Il mène une réflexion sur l'art en général, sur l'utopie, sur le monde (« le monde est médiocre » dit finalement Jed »), sur la solitude et peut-être la vanité du succès, la fuite du temps, la mort, le suicide. La projection qu'il imagine, la France comme une sorte de paradis qui a survécu aux crises, me laisse un peu dubitatif.

     

    Le texte se lit facilement, le style est précis avec un grand culte du détail, parfois technique, même s'il a été décrié et dénoncé comme un éventuel plagiat. Son humour à base d'apophtegmes m'a bien plu. J'ai même bien ri quand il se met lui-même en scène comme un marginal solitaire, maniacodépressif, alcoolique, misanthrope, agressif à l'occasion et détaché de toute contingence, c'est à dire comme quelqu'un de pas vraiment fréquentable. Le fait de n'être pas très tendre avec lui-même, au moment où il convient de s'auto-encenser, correspond à ma manière de voir les choses. Se moquer de soi me parait être une valeur ajoutée intéressante ! On peut même penser qu'il existe une grande connotation entre Jed et Houllebecq, à la mesure sans doute de leurs relations, à la fois distantes et quasi-chaleureuses. Que l'un soit le double de l'autre me parait une évidence.

    L'idée de cette fiction n'est pas mauvaise encore que son intérêt labyrinthique m'a un peu échappé.

     

    Les deux précédents romans m'avaient laissé une impression plutôt mitigée et pour tout dire pas très bonne (La feuille Volante n° 354 et 358). Ce n'est pas parce que ce roman a obtenu le Prix Goncourt (Mon hypothétique lecteur peut constater en lisant cette chronique que je n'ai pas toujours partagé les choix des jurys en général et de celui-ci en particulier), là j'ai pris un certain plaisir à lire, sans trop savoir si cela était dû au style, à la mélancolie de la fin ...ou à ma curiosité !

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'HOMME QUI VOULAIT VIVRE SA VIE – Douglas KENNEDY

     

    N°481– Décembre 2010.

    L'HOMME QUI VOULAIT VIVRE SA VIE Douglas KENNEDY- Éditions Belfond.

     

    Le moins que l'on puisse dire est que Ben Bradford, la trentaine, a réussi, à tout le moins au sens social du terme. Pour faire plaisir à son père, il est devenu avocat d'affaires, travaille dans un prestigieux cabinet de Wall Street. Marié à Beth, une jolie femme, quoiqu'un peu superficielle, deux enfants, il vit fort confortablement dans une banlieue riche de New-York. Cela devrait suffire à sa vie puisqu'il a tout pour être heureux, comme on dit, mais en apparence seulement ! Il se trouve qu'il n'aime pas le rythme routinier de son existence. D'ailleurs Beth elle-même n'y met pas beaucoup du sien et les hurlements de Josh, leur petit-dernier, n'arrangent rien. Quant aux exigences d'Adam, l'aîné, ce n'est guère mieux. Le thème de l'insatisfaction peut paraître banal chez un être à qui la vie semble avoir tout donné, pourtant, ce qu'il aurait voulu, c'est être photographe. C'est un rêve de jeunesse qu'il n'a jamais vraiment abandonné autant qu'un défi lancé par sa petite-amie d'alors, Kate Bryner, devenue correspondante de guerre à CNN. Cela se complique un peu quand il constate que tout s'y met pour lui pourrir la vie, les absences répétées et sans raison de son épouse... et sa froideur récente au lit qu'il ne peut raisonnablement pas mettre sur le seul compte de la dépression post-natale. Elle a bien changé ces derniers temps, est devenue distante, presque étrangère. Des disputes éclatent entre les deux époux à propos de rien de sorte qu'il parvient rapidement à détester sa propre maison... et ses habitants ! Et pourtant, il aime sa femme; l'usure du couple est aussi un sujet éculé jusqu'à la trame. Pour que le tableau soit complet, il découvre qu'elle le trompe avec un moins que rien, un minable, un inconnu qui ne lui arrive même pas à la cheville, un photographe-amateur un peu mythomane du nom de Garry Summers. La certitude de s'être trompé avant de l'avoir été prend possession de lui.

     

    La trahison, le mensonge, l'adultère débouchent nécessairement sur un divorce annoncé, la perte de tout ce qui faisait sa vie. Non seulement Beth se révèle sous son vrai jour mais surtout, pour Ben, cela va correspondre à la séparation d'avec ses enfants qu'il ne peut se résoudre à admettre. Face à cela, le désespoir se dessine et avec lui le suicide comme une solution...

    C'est pourtant mal connaître notre avocat, qui est avant tout un être intelligent et organisé et qui, pour avoir été ainsi bafoué et humilié, choisit de se débarrasser définitivement de l'amant de sa femme. Il met au point un scénario qui ressemble au manuel du parfait petit assassin ou, si l'on préfère, au mythique « crime parfait » !

     

    Il convient donc de mettre à profit cette opportunité pour « vivre enfin sa vie », organiser sa propre disparition pour mieux réapparaître ailleurs, sous une autre identité, pour une autre existence plus conforme à ses désirs, avec un niveau de vie plus modeste, bref devenir Garry Summers ! C'est le début d'une course anonyme, d'autant plus effrénée qu'elle ne mène nulle part si ce n'est vers ce qu'il a toujours rêvé : devenir photographe. Le hasard sert ses projets un peu malgré lui, dans le Montana où il rencontre la notoriété et l'amour, avec en toile de fond le mensonge, la supercherie, puisqu'il est désormais célèbre, mais sous un faux nom !

     

    Je ne dévoilerai pas l'épilogue, mais ce roman, tissé de mort, de vie et de renaissance, de rebondissements inattendus, de notoriété, de succès et d'oubli, m'a conquis par le réalisme de ses descriptions (notamment l'incendie) autant que par la pertinence de ses remarques sur le système, sur la réussite, sur la condition humaine autant que la précision de son scénario et un grand souci du détail.

     

    J'observe que les personnages de Kennedy, même les plus secondaires, ont plus ou moins subi l'échec du mariage ou côtoyé la mort. C'est certes un roman policer plein de suspense, mais que le lecteur passionné finit par oublier au profit d'une authentique et émouvante histoire d'amour, la victoire de la vie.

     

    Alors, problème de recherche de sa propre identité, interrogations sur le sens de la vie, sur la fuite en avant, sur le refus de voir les choses ? C'est aussi une réflexion sur la renommée éphémère et son cortège inévitable d'argent, de reconnaissance et d'oubli, sur la peur de la réussite et l'angoisse de la perte, sur la fragilité des choses humaines ou l'invitation à se méfier de l'inconstance des femmes que la présence d'un conjoint et d'enfants ne dissuade pas de l'adultère ? Pourquoi pas ? « Ça te conduit à penser que tout est fragile, que tout n'a qu'un temps. Tu finis par douter du bonheur, douter que ça puisse exister. Et chaque fois qu'il t'arrive quelque chose de bien dans ta vie, tu sais que ça ne restera pas, qu'on va te le reprendre à un moment ou à un autre... »

     

    J'ai bien aimé le style délié, parfois jubilatoire, l'humour et le rythme de ce roman. Au début, l'auteur réussit à faire sourire le lecteur avec une situation matrimoniale certes classique, mais qui n'amuse que lorsqu'elle arrive aux autres, sur une scène de théâtre de boulevard ou au cinéma. En prime nous avons aussi un résumé de « l'American way of Life » qui, malgré son côté futile et sa consommation effrénée de whisky et de médicaments, deviendrait presque sympathique. Je ne parle pas des procédures de licenciements brutales et inhumaines dont l'Europe s'est malheureusement inspirée. Puis vient l'invitation à réfléchir...

     

    Tout cela donne un roman passionnant, agréable à lire où l'auteur tient en haleine son lecteur jusqu'à la fin.

     

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • MARIA DEL PILAR – Catherine LABORDE

     

    N°480– Décembre 2010.

    MARIA DEL PILAR Catherine LABORDE – Éditions Anne Carrière.

     

    Qu'est ce qui m'a fait ouvrir ce livre ? La notoriété télévisuelle de son auteur ? Sûrement pas ! La beauté de la femme qui apparaît sur la couverture ? Peut-être car un livre commence aussi par là ! C'est plus assurément son nom espagnol et la mention qui apparaît en filigrane sur la photo d'identité : « combattant ». Sa coiffure évoque les années 40 quand, en France, il y avait la guerre. On a un peu trop vite oublié le rôle qu'ont joué les Espagnols, qui étaient le plus souvent républicains, dans ce conflit. Ils ont choisi d'aider notre pays qui les avait pourtant bien mal accueillis, ils ont choisi, le plus souvent dans l'ombre, de combattre ainsi contre le fascisme, comme ils l'avaient fait, chez eux, pendant le conflit sanglant de la « guerre civile ». Nous leur devons beaucoup et c'est sûrement cela qui m'a fait ouvrir ce livre !

     

    Ce n'est pas un roman, où si peu [Ce livre ne comporte sur la couverture aucune mention de ce genre, mais une telle démarche laisse toujours une place à l'imaginaire]. La présentation sous forme de journal semble, dans sa première partie, indiquer un document brut retrouvé longtemps après et qui narre dans un style anecdotique une histoire simple, peut-être un peu enjolivée, mais peu importe. C'est une histoire d'amour comme il y en a tant, sans doute, mais celle-là se passe en temps de guerre. Maria est couturière à Tarbes, membre d'un réseau de Résistance. Irène est son nom de guerre et elle est Espagnole. Elle est amoureuse de Charles, lorrain et également chef de ce réseau. Elle est à ses côtés pendant la durée de la guerre, ils s'aiment mais, peu avant la Libération, il disparaît, probablement arrêté. De Tarbes à Paris elle le recherche, pendant un an, glanant d'improbables nouvelles, lui écrivant des lettres que, faute d'adresse, elle garde et range dans une valise en attendant son retour. Il aurait été fait prisonnier par les Allemands, serait dans un camp... Elle l'attend, avec pour soutien des nouvelles rares, hypothétiques et parcimonieuses, avec aussi le risque de ne pas le reconnaître à son retour. Elle n'a de lui que de rares photos, les épreuves meurtrissent les visages et les corps. Il se peut aussi qu'il l'ait oubliée, qu'il soit vivant, mais ailleurs, avec une autre...

     

    A la Libération, ceux qui étaient partis rentrent, mais immanquablement il y a des absents, et Charles est de ceux-là. Il est à Buchenwald, mais il est prisonnier de guerre, officier britannique, en principe protégé par la Convention de Genève. Il ne fait pas partie des déportés, gazés et passés au crématoire. Les premiers camps sont libérés mais Charles reste absent et les nouvelles sont contradictoires, tissant l'espoir et l'angoisse. Pour Maria la paix ne sera pas joyeuse ! Puis en ce printemps 1945, quand la nature renaît, elle apprend la mort de Charles, peu de temps avant. Le journal s'arrête là.

     

    En 1947 Maria épouse Robert, rescapé d'un oflag. Sans jamais oublier Charles, malgré les larmes et la blessure, elle fonde avec lui famille, sans rien lui cacher de sa vie d'avant. Et cet homme « tombe fou amoureux d'une femme qui pleure, plus fou d'amour sans doute que si elle n'avait pas pleuré ».

     

    Dans la deuxième partie du livre, Catherine Laborde, qui jusque là était restée un peu en retrait, choisit donc de parler de sa mère qui avait elle-même rédigé en 1972 un cahier où elle évoque cette jeunesse de guerre, endeuillée par la mort de l'homme dont elle était éperdument amoureuse. Pour elle, l'écriture est un exorcisme autant qu'un témoignage qui dormait depuis longtemps dans un repli de sa mémoire... Pour ne pas le perdre, pour ses enfants, pour elle aussi qui avait un peu tendance à se complaire dans un passé révolu, intense et peut-être trop lourd, elle rédige naïvement ses souvenirs, ses espoirs. Ce genre de tentative intimiste tombe rarement au bon moment d'autant que le silence et le non-dit prennent le pas sur la confidence. Alors on le remet à plus tard, puis la vie continue... et s'arrête!

     

    Parce qu'elle reçoit par hasard une lettre qui évoque cette période, l'auteur fait le chemin à l'envers, aidée de quelques photos, quelques témoignages... Entre crainte et vertige, elle va au devant de la famille de Charles, héros de la Résistance et dont une rue de Sarreguemines porte le nom. Elle découvre l'existence de sa parentèle, à la fois discrète et admirative pour cette histoire d'amour avec Maria que personne n'a oubliée, apprend la trahison et les circonstances de sa mort.

     

    C'est un livre plein de sensibilité, d'émotion communicative, un hommage aussi à cette femme, à son amour devenu impossible pour un homme à cause de la guerre, du danger et finalement de la mort. C'est un témoignage bouleversant sur les chemins de la vie, du destin, sur la grandeur des hommes, sur le hasard qui fait se rencontrer les gens et sur la volonté de faire prévaloir la vie, sur la force de l'écriture qui gomme l'oubli...

     

    Pour des raisons personnelles, j'ai lu ce livre avec passion et émotion. Je ne le regrette pas !

     

    ©Hervé GAUTIER – Décembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LA LUCIDITÉ – José Saramago

     

     

     

    N°479– Décembre 2010.

    LA LUCIDITÉ José Saramago *– Le Seuil

     

    « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » disait René Char. Je ne gloserai pas sur cet aphorisme, d'autres le feront sans doute mieux que moi mais selon de dictionnaire, la lucidité évoque la raison saine et claire, la conscience, la clairvoyance...

     

    Selon son habitude, Saramago met en scène une capitale sans nom dans un pays également anonyme et concocte une fable apparemment surréaliste : lors d'une élection municipale, 83% des électeurs ont voté blanc. Il n'y a pas eu d'abstention, c'est à dire que ces mêmes citoyens ont fait leur devoir électoral, mais ce qu'ils ont signifié au pouvoir sort des réponses traditionnelles que les sondages sont censés prévoir. D'ordinaire l'électorat porte la droite au pouvoir face à une gauche inexistante, mais là, la réaction populaire est sans précédent. Il n'est pas imaginable que cela exprime un rejet de la politique en général, qu'elle soit proposée par le parti au pouvoir ou par l'opposition. C'est une forme d'expression qui n'est, de ce fait, pas admissible en démocratie.

    Les hommes politiques n'estiment jamais tant le peuple dont ils tiennent leur mandat qu'au moment des campagnes électorales. Elles révèlent leur imagination et excitent leurs facultés de surenchère, mais surtout, ils ne peuvent pas s'imaginer que leur fonction est menacée. La paranoïa ordinaire refait surface et avec elle la théorie bien connue du complot qui prend ici la forme d'une improbable conspiration subversive d'un petit groupe d'anarchistes contre la pensée unique. Le pouvoir politique, loin de s'interroger sur les raisons profondes de cette attitude, ne songe qu'à culpabiliser les électeurs, estimant que ces bulletins n'auraient pour but que d'attenter à la stabilité du régime. Le vote blanc rend le système ingérable, même s'il y a une tentative d'auto-gestion par le peuple. Tout cela aurait contaminé tout le pays et il est urgent d'y mettre un terme.

    Les « blanchards » assument pourtant leur option politique avec calme, le peuple s'organise au quotidien mais, à cause de leur posture jugée illégitime par les hommes politiques, ils sont des adversaires tout trouvés contre lesquels la violence va se déchaîner. Cela va donner une intrigue policière où il va falloir trouver des coupables... ou en inventer ! Dans les situations de crise, davantage peut-être que dans le quotidien ordinaire, la faculté humaine de délation trouve son terrain de prédilection. Ici, le sycophante ne peut pas ne pas se manifester et grâce à lui, le pouvoir trouve aisément le responsable de ce vote blanc. Il s'agit d'une femme qui aurait échappé quatre ans plus tôt à une épidémie temporaire de cécité et qui aurait commis un meurtre. Ce fait est regardé comme hautement suspect par les autorités même s'il n'y a évidemment aucun lieu entre les deux événements. Une enquête est quand même diligentée qui doit être menée à son terme. Elle mettra en évidence, non la vérité mais la nécessaire et judéo-chrétienne culpabilisation de l'individu et une conclusion déjà concoctée par les autorités . Dans une ville en état de siège un commissaire de police diligente cependant des investigations réglementaires où Courteline donne la main à Kafka, sans pour autant se faire beaucoup d'illusions sur le sens de sa mission. L'épilogue sera celui d'un véritable roman policier.

     

    Je n'oublie pas non plus que Saramago a été membre du parti communiste portugais, a milité dans les rangs des altermondialistes et n'a pas caché sa sympathie pour les Palestiniens contre Israël. Il a même été tenté par une carrière politique en se présentant aux élections européennes en 2009. Faut-il voir dans ce roman le prolongement de ses réflexions personnelles ou une critique ironique des démocraties occidentales. C'est un roman subversif comme les aime Saramago. L'auteur, sous couvert d'une fiction un peu surréaliste met en évidence les travers de l'espèce humaine qui est bien moins humaniste qu'on veut bien le dire. Il lui permet de pointer du doigt la fragilitéde la démocratie qui est toujours mise en avant et regardée comme une avancée face aux dictatures. Selon Churchill, elle est « la pire forme de gouvernement , sauf tous les autres qui ont été essayées ». Il est donc parfaitement possible de l'instrumentaliser. Est-ce la reconnaissance implicite d'un rejet populaire des partis politiques traditionnels ou la mise en évidence de l'absurde d'une situation, le peu de cas qui est fait du citoyen face à la raison d'état ?

     

    Saramago quitte ici son rôle purement littéraire pour revêtir l'habit du militant, pour donner aux citoyens du monde l'occasion d'inviter le pouvoir à redessiner autrement le paysage politique, de prendre en compte ce qui et un véritable « suffrage exprimé », loin des partis politiques traditionnels, même s'il ne correspond pas à ce qu'on s'attend à voir sortir des urnes. Conclut-il à un échec programmé de toutes les subversions, même les plus constructives ? Pense-t-il que l'appareil politique reste le plus fort face à l'individu ou que le « pré carré » des politiques doit resté ce qu'il est ?

     

    Je continue d'être enthousiasmé, malgré des pratiques rédactionnelles originales et des digressions parfois un peu longues et difficiles à suivre, par l'œuvre de Saramago dont cette revue s'est largement fait l'écho (La Feuille Volante n° 475 – 476 - 478)

     

    *José Saramago (1922-2010] – Prix Nobel de littérature 1998.

     

     

     

     

     

  • L'AUTRE COMME MOI – José Saramago–

     

    N°478– Décembre 2010.

    L'AUTRE COMME MOI José Saramago– Le Seuil

     

    Nous avons tous un sosie, dit-on. Tertuliano Maximo Alfonso, la quarantaine, divorcé solitaire, un peu dépressif, professeur d'histoire découvrira le sien par hasard en louant , sur le conseil d'un collègue de travail, une cassette dont le nom seul est tout un programme « Qui cherche trouve ». Le nom de cet homme lui est jusque là inconnu : Daniel Santa-Clara, un obscur acteur de cinéma dont la vraie identité est Antonio Claro. Il est son double parfait. Revenu de sa surprise il va chercher à en savoir davantage à son sujet. Il découvre que 5 ans auparavant, lui-même Tertuliano ressemblait trait pour trait à Antonio. Dès lors, il se met à explorer toute la filmographie où son double apparaît. Ses recherches laborieuses finissent cependant par aboutir et les deux hommes conviennent d'une rencontre. Découvrir son alter-ego exact est toujours un choc. Tertuliano n'y échappe pas. Alors, fantaisie de la nature, occasion de se poser des questions sur sa propre vie, son propre parcours, celle de l'autre... Notre professeur va bousculer les habitudes de sa vie bien rangée, bien morne, jusqu'à mettre à convaincre Maria da Paz, la femme avec qui il a une liaison en pointillés, de se livrer à des canulars téléphoniques et postales ou user de postiches pour tenter d'espionner celui qui reste pour lui à la fois un mystère et une invitation permanent à en savoir plus à son propos. Cette quête se révèle absurde et inutile et il découvre un personnage aussi falot que lui, acteur de seconde zone, sans grande envergure et sans grand talent, juste un coureur de cachets, vivant comme lui, mais un peu différemment.

     

    Comme toujours on omet quelque chose dans les rapports entre les humains, leurs passions, leurs folies aussi et tout n'est pas aussi simple [« L'âme humaine est une boîte d'où peut toujours sortir un clown grimaçant qui nous tire la langue, mais parfois ce même clown se borne à nous regarder par-dessus le bord de la boîte et s'il voit que nous agissons selon ce qui est juste et honnête, il nous adresse un signe d'approbation avec la tête et il disparaît se disant que nous ne sommes pas un cas entièrement désespéré »] . Est-ce parce que Antonio est un séducteur-né où que son métier d'acteur le pousse naturellement vers les passades? Ce dernier, quand il apprend cette gémellité, se croit obligé de séduire Maria, la compagne de Tetuliano. Celui-ci, partagé entre sa volonté d'éprouver son amie et de pousser au bout cette expérience, finit par accepter la proposition d'Antonio, et ce d'autant qu'il va, lui aussi et à cette occasion, partager une nuit avec Héléna, la femme légitime d'Antonio. Les deux protagonistes soignent le mimétisme jusque dans les moindres détails pour arriver à leurs fins. Pour Antonio, c'est le simple plaisir de séduire une femme, mais pour Tertuliano c'est plutôt l'occasion de sortir de son quotidien, de mettre un peu de sel dans sa vie intime, de remettre en question un amour qu'il met en doute, de pousser jusqu'à l'absurde un jeu un peu ridicule. Las, le hasard s'en mêle, la petite enclouure à laquelle on n'avait pas pensé vient tout remettre en question, la Camarde entre en scène comme une punition d'avoir ainsi voulu brouiller les cartes, comme pour signifier que cela ne peut durer ainsi bien longtemps ! Alors, sanction voulue par l'auteur pour punir les auteurs de ce qui aurait pu rester une bonne blague ou manifestation d'une forme de justice immanente pour qu'on ne fasse pas n'importe quoi ?

     

     

    Comme à chaque fois, j'ai apprécié l'effet labyrinthique, l'humour subtil et le suspense qui caractérisent le style de Samarago. La manipulation des phrases et des dialogues, la pratique de l'incise, l'emploi anachronique des majuscules, la syntaxe parfois chaotique qui constituent sa singularité sont quand même un peu déroutantes à la longue et ce qui peut passer pour une originalité littéraire finit par lasser. Je regrette, malgré l'intérêt du thème traité, les nombreuses longueurs et digressions dont l'auteur est friand d'autant que le lecteur doit attendre les dernières lignes pour découvrir l'épilogue. L'idée du double et son application littéraire au pseudonyme, les variations sur une personnalité autre que la sienne, la face cachée de soi-même, le principe de l'altérité et les questionnements et les fantasmes qu'elle entraîne inévitablement donnent lieu à des développements passionnants. La perte de la certitude de l'unicité que peut avoir chaque être est angoissant face à la prise de conscience que que la société moderne est constituée d'êtres de plus en plus semblables, de plis en plus standardisés. L'étude des passions et des travers humains est habillement menée et jusqu'à la dernière ligne le lecteur se demande encore qui est qui.

     

    J'avais déjà été intéressé par la découverte de cet auteur [« Tous les noms » et « Les intermittences de la mort » -La Feuille volante n° 475 et 476] . Malgré une première approche un peu difficile de ce roman, je n'ai pas été déçu.

     

     

     

  • Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants – Mathias Enard

     

    N°477– Novembre 2010.

    Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Mathias Enard– Actes sud.*

     

    Nous sommes en 1506, Michel-Angelo Buonarroti (Michel-Ange) vient d'être éconduit par le pape Jules II, souverain pontife guerrier et avare avec qui il est engagé pour l'édification de son tombeau à Rome. Devant le refus d'une avance pour poursuivre ses travaux, le sculpteur fuit Rome, se réfugie à Florence où il reçoit une offre alléchante du sultan de Constantinople, Bajazet, de concevoir un pont sur la Corne d'Or et qui réunira les deux parties de cette ville. C'est un extraordinaire défi qu'il veut relever. L'occasion est trop belle, d'autant que Léonard de Vinci, son illustre aîné, a échoué dans ce projet et que Jules II ne se manifeste plus.

     

    Il débarque donc à Constantinople, s'enthousiasme rapidement pour la culture turque et la vie semi-oisive qu'il mène, mais, malgré un truchement, il ne parle pas la langue... Pourtant tout ici l'intéresse, il goûte le raffinement des plaisirs, les langueurs de l'Orient, les couleurs et les senteurs du bazar, l'harmonie de l'architecture, la beauté des corps et des visages dont il se souviendra plus tard et qu'on retrouvera dans son œuvre ...Mais il est avant tout sculpteur, pas architecte ni ingénieur et ce qu'il dessine volontiers ce sont les animaux et l'anatomie humaine, pas les ponts! Le seul spécimen dont il se souvient est celui qui enjambe d'Arno à Florence, et il ne le trouve pas beau !

    Il se désintéresse même quelque peu de son travail, gagné qu'il est par tout ce qu'il découvre dans cette ville. Et puis, malgré cette invitation tentante du sultan, il s'aperçoit qu'ici comme à Rome « il faut s'humilier devant les puissants » et faire ce qu'ils attendent. Alors il rêve, pense qu'ici comme ailleurs « les hommes sont des enfants... On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d'éléphants et d'êtres merveilleux... ». Tout est donc possible.

     

    Et puis, malgré cette ville fabuleuse, mystérieuse et cosmopolite où il vit incognito, il regrette Rome et sa patrie, son travail n'avance guère et surtout il est chez les infidèles et a le sentiment d'avoir trahi tout le monde à commencer par Dieu. Et il y a cette lettre qu'il reçoit et où il comprend qu'il est découvert, que la cabale qui s'est tissée contre lui va le broyer, que Jules II va se venger de sa désertion. Pour lui ce sera la ruine, l'excommunication, la mort...Il cauchemarde, se remémore le supplice de Savonarole à Florence...Pourtant le Grand Turc est en paix avec les cités d'Italie. Il n'a donc rien à craindre. Alors, lui qui n'est pourtant pas beau et qui n'a rien de la délicatesse des ottomans, s'adonne aux plaisirs qu'offrent cette ville et bien sûr y rencontre l'amour « cette promesse d'oubli et de satiété », mais aussi l'ambiguïté des relations entre les hommes faites de sensualité et de violence, d'infidélités, de querelles politiques inoubliées aussi, dans cette contrée au carrefour des civilisations.

     

    Est-ce ce son jeune âge, son séjour merveilleux ou ce pays, il se met au travail et parvient à un dessin qui enthousiasme le sultan mais Michel-Ange comprend que « Turcs ou romains les puissants nous avilissent », que la mort frappe pour exorciser cette jalousie que l'oubli et la fréquentation des plaisirs terrestres auront du mal à dissiper. Trahi par ce pays qu'il ne peut pas comprendre et où il sera toujours un étranger, abandonné comme un paquet encombrant, c'est sans le sou et en secret, qu'il repart vers l'Italie qui lui manque tant.

     

    Qu'est ce qui a poussé Michel-Ange dans cet intermède oriental ? L'appât du gain, l'envie de voir autre chose, la vanité d'être sollicité par un personnage puissant pour réaliser quelque chose qui était destiné à traverser les siècles, la volonté de se venger d'un pape mauvais payeur, la consécration de son génie précoce alors qu'il était boudé dans sa propre patrie ? L'auteur s'approprie des événements historiques et des moments de la vie du sculpteur florentin pour tisser cette histoire passionnante dont il nous fait seuls juges [« Pour le reste, on n'en sait rien » précise-t-il]. Il prête à son sujet un désir de revanche, une période de doute, d'exaltation, de découverte du merveilleux et de l'inconnu, d'expériences, de soif de reconnaissance, de foi dans les mirages, de recherche d'autre chose qui ressemble à l'enfance perdue, comme cela arrive à chacun d'entre nous... Dès le livre ouvert, il l'exprime en termes poétiques « La nuit ne communique pas avec le jour. Elle y brûle. On la porte au bûcher, à l'aube. Et avec elle ses gens, les buveurs, les poètes, les amants... Je ne sais quelle douleur ou quel plaisir l'a poussé vers nous, vers la poudre d'étoile, peut-être l'opium, peut-être le vin, peut-être l'amour; peut-être quelque obscure blessure de l'âme bien cachée dans un replis de la mémoire... Tu habites une autre prison, un monde de force et de courage où tu penses pouvoir être porté en triomphe; tu crois obtenir la bienveillance des puissants, tu cherches la gloire et la fortune. Pourtant quand la nuit arrive tu trembles. Tu ne bois pas, car tu as peur; tu sais que la brûlure de l'alcool te précipite dans la faiblesse, dans l'irrésistible besoin de retrouver des caresses, une tendresse disparue, le monde perdu de l'enfance, la satisfaction, le calme face à l'incertitude scintillante de l'obscurité... Alors tu souffres, perdu dans le crépuscule infini, un pied dans le jour et l'autre dans la nuit ».

     

    C'est un livre agréable à lire, tout en nuances, plein de moments poétiques intenses et bienvenus. Il évoque autant le personnage de Michel-Ange que cette cité mythique où le lecteur se promène avec ravissement. Il est le témoin privilégié de ce rendez-vous manqué entre l'homme de la Renaissance et l'Orient.

     

     

    *Prix Goncourt des lycéens 2010.

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • LES INTERMITTENCES DE LA MORT – José Saramago

     

    N°476– Novembre 2010.

    LES INTERMITTENCES DE LA MORT José Saramago *[1922-2010]– Le Seuil.

     

    Dès la première ligne le ton est donné « Le lendemain personne ne mourut ».

     

    C'est que dans ce pays imaginaire, la mort n'existe plus. Certes le temps n'est pas aboli, la jeunesse n'est pas éternelle et les gens vieillissent, les accidents se produisent et la maladie sévit toujours mais la mort n'intervient pas, transformant la vie en une gigantesque agonie. « Depuis le début de l'an neuf, plus précisément depuis zéro heure de ce mois de janvier pas un seul décès n'avait été enregistré dans l'ensemble du pays ».

    L'auteur s'attaque à sa manière au grand tabou de nos société occidentales : la mort. Elle est certes inévitable, fait partie de la condition humaine, mais nous vivons comme si elle n'existait pas et ce vieux rêve de l'homme, l'immortalité, prend ici corps dans une longue et douloureuse vieillesse. La société est complètement désorganisée, les vieux ne meurent plus comme avant, les hôpitaux sont surchargés, les pompes funèbres et les société d'assurances ruinées, l'État désemparé et au bord de la faillite, le société dans son ensemble complètement perturbée (ne parlons pas du financement des retraites !), l'Église dépossédée de son fonds de commerce. En effet, la mort ayant disparu, plus de résurrection, plus de morale, plus de menaces surréalistes avec la sanction de l'enfer ou de promesse du paradis. C'en est fini des fantasmes judéo-chrétiens... Quant à l'idée même de Dieu, il vaut mieux ne pas l'évoquer ! L'homme ne peut plus basculer dans le néant ni s'offrir à lui-même son propre trépas comme une délivrance. On ne peut même plus se servir des accidents pour faire peur aux imprudents... Reste la souffrance aussi implacable que la peur de mourir, comme une punition ! C'est un peu comme si le premier jour de cette nouvelle année introduisait une nouvelle façon de vivre puisque la vie devenait, à partir de ce moment, définitive. Il y a de quoi s'alarmer face à cette Camarde qui ne remplit plus son macabre office alors que les animaux eux, continuent de mourir et qu'à l'extérieur des frontières de ce fabuleux pays on continue normalement de payer son tribut à Thanatos ! Y aurait-il deux poids et deux mesures dans ce grand chambardement ?

    Alors face à cela, les philosophes se mirent à philosopher, les religieux à organiser des prières pour que les choses reviennent un ordre plus classique et les habitants des régions frontalières à transporter leurs mourants de l'autre côté de la frontière, là où le monde ressemblait encore à quelque chose. C'est là qu'entre en jeu la « maphia »(avec « ph » pour la différencier de l'autre) qui va organiser, avec l'aval du pouvoir, un peu mieux ces choses qui ne vont décidément plus. Pourtant, cela n'est pas sans poser quelques problèmes diplomatiques, militaires, enfin des difficultés humaines avec leur lot d'exagérations de volonté de tirer partie d'une situation nouvelle et lucrative...

    Heureusement, après une année de grève, la Grande faucheuse décide de reprendre du service ce qui bouleverse un peu les toutes nouvelles habitudes prises. Pire, elle éprouve le besoin d'avertir chacun de son décès par lettre personnelle de couleur violette (y a-t-i une symbolique dans cette couleur qui n'est pas le noir ?). Las l'une d'elle, adressée à un violoncelliste solitaire, revient, refusée par son destinataire, et ce trois fois de suite !

     

     

    Avec un certain humour, il croque cet homme dans son quotidien, fait allusion à cet échec surréaliste de la mort, évoque l'improbable dialogue de la Camarde avec sa faux à qui elle confie ses doutes, ses hésitation face à ce cas de résistance, déplore le retour par trois fois (y a-t-il là une symbolique ?) de ces missives macabres et annonciatrices qui peuvent parfaitement figurer l'ultime combat du malade face à sa fin ?

    Avec son habituel sens de la dérision, il évoque Dieu autant que « l'instant fatal » nécessairement solitaire, va jusqu'à parler directement avec la mort, la tutoyer comme si elle lui était devenue familière, la tourner en dérision avec gourmandise, lui faire abandonner son triste linceul pour lui prêter les traits d'une jolie femme élégamment vêtue [à l'inverse de Proust qui la voyait comme une grosse femme habillée de noir], la réintègre dans ce pays imaginaire allant à la rencontre du fameux violoncelliste qui refuse de mourir, filant à l'envi son interminable fable...

     

    Saramago s'en donne à cœur joie dans cette cour ou le Père Ubu mène la danse. Dans sont style goguenard habituel, parfois difficile à lire et déroutant dans la construction de ses phrases et son habitude de se jouer des majuscules, l'auteur pratique les digressions pour le moins fantaisistes et philosophiques. Quelle sera l'épilogue de cette fable? Quel rôle joue véritablement l'auteur ? L'écriture est-elle, comme souvent, un exorcisme ? Est-ce pour lui une façon de se moquer de la mort ou de s'y préparer ?[roman paru en 2005 - Disparition de l'auteur en 2010 après une longue maladie ]. L'auteur nourrit-il par ce roman le fantasme inhérent à la condition humaine qu'est l'immortalité ? Veut-il rappeler à son lecteur que, même mort, un écrivain continue d'exister à travers ses livres ? Autant d'interrogations...

     

    J'ai retrouvé avec plaisir cet auteur qui traite d'une manière originale mais aussi sérieuse les problèmes de l'humanité, promène son lecteur attentif et curieux de l'épilogue dans un univers décalé qui lui fait voir autrement les choses... même si ce n'est pas vrai, mais c'est l'apanage des romanciers que de redessiner le monde avec des mots !

     

     

    * Prix Nobel de littérature 1998.

     

  • TOUS LES NOMS – José Saramago

     

     

    N°475– Novembre 2010.

    TOUS LES NOMS José Saramago *– Le Seuil.

     

    Cela commence plutôt bien puisque l'auteur, non sans un certain humour, caractérise la division hiérarchique du travail «  Les préposé aux écritures doivent trimer sans répit du matin jusqu'au soir, tandis que les officiers d'administration travaillent de temps en temps, les sous-chefs de loin en loin seulement, et le conservateur presque jamais ... Imaginer le chef du Conservatoire en train de faire des heures supplémentaires équivalait à peu près à imaginer la quadrature du cercle ».

     

    Celui dont il va être question est M. José, fonctionnaire du plus bas grade, employé au Conservatoire général de l'État Civil dont le rôle est de répertorier les vivants et les morts. Or ce monsieur n'a rien d'extraordinaire : la cinquantaine, célibataire solitaire, sans enfant, et pour occuper le peu de temps que lui laisse sa tâche de subalterne, il va se mettre à collectionner des articles de presse sur les cent personnalités les plus importantes du pays. Un jour, par hasard, il tombe sur le dossier d'une femme de trente six ans, divorcée, professeur de mathématiques et, sans qu'il y ait à cela la moindre explication va s'intéresser à elle. Lui, le petit fonctionnaire modèle, ponctuel, zélé et servile, qui n'a jamais enfreint le moindre article du règlement interne, qui a toujours mené à bien sa tâche sans jamais faillir, va, pour la retrouver, bouleverser ses habitudes, prendre des risques inconsidérés, détricoter la vie de son sujet, se livrer au détournement de quelques imprimés administratifs, falsifier des autorisations et même enfreindre la loi pour atteindre le but surréaliste qu'il s'est fixé. Et cela sans la moindre raison ... Las, sa quête sera vaine puisque la femme inconnue est morte mais il aura, à cette occasion réussi à être un autre homme au moins pendant ces quelques semaines pendant lesquelles il a voulu s'abstraire de cette condition de petit scribouillard courtelinesque aussi transparent que sont abstraites les identités que son emploi l'amène à gérer. Deviendra-t-il amoureux de cette femme désormais définitivement absente ? Il ira même jusqu'à consigner tout cela par écrit dans une sorte de journal intime, peut-être pour garder la mémoire de ce qui a été l'unique action importante de sa pauvre vie.

     

    Dans un style délibérément ironique, jubilatoire, luxuriant, malgré des phrases un peu longues et une mise en page qui rend parfois la lecture un peu délicate, l'auteur fait partager à son lecteur les rebondissements qui vont bouleverser le quotidien de ce vieux garçon pendant quelques temps, montrant tout à la fois les absurdités de cette administration kafkaïenne qui ne permet pas à un subalterne de prendre la moindre initiative, si petite soit elle, sans en référer à son supérieur, où la moindre réclamation prend des proportions monstrueuses, où les discours des chefs sont de minables péroraisons, et met en évidence la personnalité de ce pauvre homme. Son travail est toute sa vie, et il l'accomplit avec dévouement et abnégation sans s'apercevoir qu'il l'abrutit complètement. Pourtant, lui le vulgaire gratte-papier qui n'existe presque pas, va bénéficier d'une sorte de complicité inattendue du conservateur ! Ce dernier, inaccessible et protégé par des pratiques hiérarchiques d'un autre âge, va s'intéresser à lui, ne le considérant plus comme un être « taillable et corvéable à merci », respectant soudain sa personnalité.

     

    Alors, roman à énigme baroque qui moque ce pauvre homme enfermé dans une administration déshumanisée et tentaculaire qui finirait peut-être par le broyer malgré cette tentative de donner un sens à sa vie, ou image en creux de chacun d'entre nous, coincé dans cette société du quotidien qui ignore l'homme et ne cherche qu'à l'avilir ? Elles ne sont pas si forcées que cela les évocations de ce monde du travail que la hiérarchie tronçonne et que les coutumes en usage dans dans ce bureau empreintent à la pratique de la délation et de suspicion entre collègues et de la flagornerie avec l'autorité. Est-ce que cette tentative de vouloir sortir de sa condition a donné à la hiérarchie l'occasion de s'intéresser à un agent qui a soudain voulu faire autre chose que son travail ? Que signifie ce coup de folie de ce petit employé couleur muraille qui choisi par hasard de mener des investigations aussi inutiles que l'est son travail au quotidien ? Qui est ce « monsieur José » (cette civilité lui donne quand même une certaine originalité dans ce récit) qui étrangement est le seul parmi les protagonistes pourtant importants de ce roman à porter réellement un nom (Je ne peux pas ne pas remarquer que l'auteur lui-même se prénomme ainsi, ce qui renvoie immanquablement au personnage de Joseph K du « Procès » de Franz Kafka, lui aussi poursuivi par l'absurde !) ? Que signifie ce berger facétieux qui, à la fin du roman s'amuse à mêler dans ce cimetière les pierres tombales ? L'auteur veut-il insister sur l'inutilité d'un travail improductif et impersonnel pourtant imposé par une hiérarchie aveugle et grisée par son pouvoir ? S'agit-il de dénoncer l'ambiance oppressante de ce bureau ? Que signifie cette attention du conservateur à son égard, paternalisme ou réelle complicité ?

     

    L'auteur s'attache son lecteur tout au long du roman. Nous convie-t-il, sous couvert d'une fable, à nous interroger sur le concept même de l'identité, sur la solitude de l'existence, la place de chacun dans cette société, l'importance de son travail, le néant de la mort, la vanités des choses humaines, le destin ou la volonté d'exister que chacun d'entre nous possède en lui? A quoi sert un écrivain ? Probablement à être le miroir du monde dans lequel il vit, à renvoyer à son lecteur une image bien réelle de son univers quotidien ... et ce n'est peut-être pas là la moindre de ses qualités.

     

    A chacun d'apporter sa réponse.

     

     

    * Prix Nobel de littérature 1998.

     

  • LE JEU DE L'ANGE – Carlos Ruiz Zafón

     

    N°474– Novembre 2010

    LE JEU DE L'ANGE – Carlos Ruiz Zafón – Éditions Robert Laffont.

    [Traduit de l'espagnol par François Maspero]

    Dès l'abord, l'auteur entre dans dans la problématique d'où va découler tout ce roman « Un écrivain n'oublie jamais le moment où, pour la première fois, il a accepté un peu d'argent ou quelques éloges en échange d'une histoire ». On pourrait penser qu'il allait y être question d'écriture mais aussi de la difficulté d'un auteur, de ses relations jubilatoires mais parfois difficiles avec l'écriture elle-même et aussi avec les éditeurs ! C'était déjà une perspective intéressante.

    Dans ce texte l'auteur reste fidèle aux années 20 et à Barcelone qui, encore une fois est le décor où va se dérouler cette action au cours de laquelle David Martín, fils d'un vétéran de la guerre qui n'aimait pas les livres, travaille dès son plus jeune âge dans un journal,« La voix de l'industrie », mais comme simple manutentionnaire. A la suite d'une défection, il est amené, grâce à Pedro Vidal, un riche citoyen, chroniqueur d'occasion dans ce journal et auteur besogneux sans grand talent, à écrire une série de textes qui révèlent ses dons d'écrivain. Tout semble aller bien pour lui puisque, pour la première fois de sa vie il est payé pour écrire, et que le succès est au rendez-vous ! Rapidement il va être pris dans une spirale où il va devoir « produire » des feuilletons sous un pseudonyme et non plus créer comme il l'aurait souhaité, et ce en étant exploité par un éditeur sans scrupule. Le rythme qui lui est imposé l'épuise de sorte qu'il doit renoncer d'autant qu'il est licencié de ce journal.

    Pourtant il tente d'écrire son propre roman mais, boudé par la critique c'est un échec, et, dans le même temps, il en écrit un pour Vidal qui le signe et qui est un succès. Il est désespéré, d'autant plus que la jeune fille, Cristina, qu'il aime en secret et pour qui il avait écrit son propre roman va épouser Vidal dont elle était la secrétaire.

    Quand il a quitté le bouge où il habitait, il a élu domicile dans une villa, «  la maison de la tour », qui avait appartenu à Diego Marlasca, cet avocat qui avait quitté son cabinet florissant pour se consacrer à l'écriture et venir y vivre avec sa maîtresse, l'énigmatique Irène Sabino. L'immeuble aussi labyrinthique que mystérieux, est fermé depuis 20 ans et dit-on, porte malheur.

    Son ami, le libraire Sempere amène David au « Cimetière des livres » où il va déposer son œuvre malheureuse et un éditeur parisien Andréas Corelli, personnage par ailleurs assez secret, lui propose sans raisons apparentes et moyennant une petite fortune, d'écrire une sorte de Bible, un livre qui serait fondateur d'une religion basée sur un messie vengeur. A dater de ce jour, une sorte de mécanique mortelle se met en place autour de lui, faisant passer de vie à trépas ses amis et même Cristina qui pourtant ne l'avait pas oublié. Un peu comme si, en acceptant ce contrat avec Corelli, il s'était coupé lui-même de l'inspiration, avait sacrifié sa liberté d'écrivain, avait peut-être vendu son âme au diable?

    Quand il reçoit une correspondance de Corelli, la lettre est toujours scellée et l'empreinte dans la cire représente un ange aux ailes déployées qui est son emblème. D'ailleurs, chacune de leurs rencontres, toujours dans des lieux improbables, est placée sous le signe de l'ange. Sa symbolique peut aussi bien s'attacher à l'annonciation qu'à l'apocalypse ou à Lucifer! Le titre du roman trouvera ici son explication et il appartiendra au lecteur d'en percer le mystère.

    C'est une histoire contée avec brio, imagination parfois délirante, humour et poésie et que j'ai pris plaisir à lire malgré quelques longueurs et parfois des digressions, un roman à énigme (je préfère ce terme à celui de roman policier) qui tient vraiment le lecteur en haleine jusqu'à la fin. L'auteur reste fidèle à son univers, celui des livres[« Un livre a une âme, l'âme de celui qui l'a écrit, l'âme de ceux qui l'ont lu, ont vécu et ont rêvé avec lui »], des maisons mystérieuses, des personnages qui apparaissent et disparaissent ensuite, des morts suspectes et parfois violentes, des flics pour le moins méprisables... Il y a aussi un rapport aux parents [la mère de David l'a abandonné, son père ne s'est guère occupé de lui à cause de sa vie désordonnée et de sa mort prématurée et par erreur], aux amours contrariées [les rapports d'Isabella et de David sont bizarres, comme ceux d'Isabella et de Sempere junior, cette fable de la petite fille, à la fois avatar et fantôme de Cristina], au feu [il y a toujours un incendie de livre dans un entrepôt d'éditeur et Marlasca meurt non pas noyé mais brûlé vif ], et cette référence à la saga des Sempere et de leur librairie...

    Pour autant, est-ce le fruit de mon expérience personnelle au regard de l'écriture, j'ai fait de cet ouvrage une lecture particulière. Je me suis attaché aux différentes tentatives avortées voire impossibles de certains personnages autour de l'écriture [ Isabella, Vidal, Marlasca, David Martín lui-même qui connaît aussi bien le succès que des déboires dans ce domaine, sa difficulté à écrire le livre commandé par Corelli et finalement son destin, les hésitations, des recherches et les doutes dont il parle « L'un des principaux expédients propres à l'écrivain professionnel qu'Isabella a appris de moi était l'art et la pratique de la procrastination »..], le rapport de l'écriture à l'argent [la somme importante proposée par Corelli vient probablement de la fortune de Marlasca dérobée par un ami de sa maîtresse, mais rien n'est sûr... C'est un peu comme si l'écriture de David allait racheter ce vol et ce d'autant plus qu'il s'agit d'un livre religieux]. Je préfère privilégier le rôle d'exorcisme de l'écriture. Je ne connais pas Carlos Ruiz Zafón , mais j'imagine assez bien un être torturé qui trouve dans l'écriture un exutoire bienvenu et salutaire. C'est généralement le cas de beaucoup d'écrivains authentiques.

    J'ai apprécié la lecture de ce livre à cause du style fluide, captivant et agréable à lire malgré la longueur de l'ouvrage (536 pages). Ce texte écrit à la première personne m'a quand même laissé un peu perplexe pour ne pas dire déçu, à cause peut-être des répétitions de scènes déjà évoquées dans son premier roman [ Décor de la libraire Sempere, du « cimetière des livres oubliés » -Incendie constaté dans un entrepôt de livres, victimes gravement brûlées - il y aurait sans doute une explication dans cette permanence du feu – Omniprésence de la police aux méthodes inquisitoriales, violentes et parfois illégales ...] et de la fin qui m'a surpris. J'avais encore en mémoire « L'ombre du vent » qui m'avait enthousiasmé. La Feuille Volante n°470) ! Pourtant les nombreuses références à ce roman, autant par son côté mystérieux, énigmatique donnent plutôt une unité à l'œuvre.

    © Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • CARTAGENA CARAÏBE ET COLOMBIENNE – Bernard Lucquiaud

      

     

    N°473– Novembre 2010

    CARTAGENA CARAÏBE ET COLOMBIENNE – Bernard Lucquiaud – Éditions du Panthéon.

     

    Qu'est ce qui fait que nous éprouvons le besoin de relater par écrit une partie de notre vie, de transmettre aux nôtres et aussi aux autres une expérience qui nous a marqués ? Pourquoi choisissons-nous de privilégier un moment de celle-ci plutôt qu'un autre ? Peut-être parce qu'il a été plus créatif, plus enthousiaste, plus émouvant, qu'il a été riche en rencontres et en circonstances d'exception en quelque sorte ...

     

    C'est sans doute le cas pour Bernard Lucquiaud qui, venant de Toronto (Canada) où il avait été professeur dans le cadre de l'Alliance Française, a pris la direction de l'antenne de Carthagène en Colombie. S'en suivirent six années pendant lesquelles il eut à remettre sur pied cet établissement voué au rayonnement de notre culture et notre si belle langue. Cela n'a pas été facile et il a fallu en passer par des exigences et des contingences, des mondanités aussi. Malgré des moyens financiers parfois dérisoires, il lui a fallu de l'imagination, de la créativité, du culot, de la chance, de la bonne volonté, du courage pour affronter les truands mais aussi l'administration et la diplomatie, un grand sens de l'organisation, de l'abnégation aussi pour finalement faire évoluer les mentalités, reculer la délinquance, faire naître des vocations professionnelles et finalement, dans le contexte de l'amitié colombo-française, de donner de notre pays une belle image, c'est à dire celle qu'il mérite.

     

    « Carthagène des Indes », une ville coloniale et andalouse, un nom qui fleure bon le dépaysement, l'aventure, les terres lointaines, les tropiques, l'exotisme, l'ensorcellement du lieu aussi. On la surnomme d'ailleurs « la perle des Caraïbes ». L'auteur aborde cette ville avec les yeux émerveillés de l'étranger mais aussi avec dans la tête toutes les connaissances de la civilisation pré-colombienne, le mythe de l'El Dorado, l'histoire de ces Espagnols en quête de l'or, arrivés par la mer et que les Indiens prenaient pour des dieux, de la folie qui s'était emparé des conquistadors qui n'étaient bien souvent que des voyous, de l'extermination de cette civilisation au nom de la recherche du profit aussi de l'inquisition, de la colonisation... L'enseignant qu'il est se fait guide touristique et aussi refait l'histoire pour son lecteur, émaille son propos de citations littéraires, mais le pays de cocagne, la terre de tous les superlatifs est régulièrement pillée, se défend parfois victorieusement, est en partie détruite, renaît de ses cendres, devient un port négrier au XVIII° siècle et accède à l'indépendance avec Bolivar.

     

    Mais tous ses rêves d'enfant tissés au fil des lectures et de l'imaginaire deviennent d'un seul coup des réalités d'adulte, tout cela va s'évanouir et faire place rapidement à la déception. La circulation y est désordonnée, les transports publics approximatifs, le service de santé folklorique, la corruption est partout, le trafic de drogue fait partie de l'économie, la criminalité est omniprésente, l'insécurité est quotidienne, la mort rode ... Pour cette antenne de l'Alliance française, les subventions sont minces, parfois détournées, l'auto-financement et souvent la débrouille deviennent la règle pour obtenir l'équilibre financier. Entre vivoter et se développer, il a choisi, mais cette politique d'épanouissement due à son ambition de directeur n'est pas sans soulever des difficultés, susciter des critiques, froisser des susceptibilités et générer des échecs ... Mais ici tout est différent, l'extraordinaire est banal, il n'y a pas de fêtes sans alcool, sans euphorie, sans extravagances, sans couleurs, sans musique...

     

    Le professeur de Lettres qu'il reste cependant ne peut pas ne pas rencontrer Gabriel Garcia Marques, le fabuleux « Gabo », dont le talent sera, quelques années après cette rencontre, consacré par le prix Nobel de littérature. Son parcours personnel, chaque moment de sa vie et de celle de sa famille nourrissent son écriture et deviennent autant de romans qu'il a su, avec génie, faire partager à son lecteur, avouant lui-même que « La vie n'est pas ce que l'on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s'en souvient ».

     

    Une telle expérience ne saurait laisser celui qui la vit indifférent. Il en tire nécessairement un enseignement sur le peuple qu'il a appris à connaître, mais il ne suffit pas de faire rayonner sa propre culture en la considérant comme supérieure à celle des autres. A l'heure de le mondialisation, il conclut en paraphrasant Candide « il faut cultiver ensemble le même jardin, notre planète » car la nature que l'homme asservit et tue de plus en plus lui est pourtant essentielle. Il clôt ce récit par une réflexion personnelle et une manière d'avertissement à la fois humaniste et écologiste « Homme, arrête de convoiter ton voisin et de le mépriser... C'est en puisant dans nos cultures respectives et en respectant notre environnement que nous assurerons l'avenir de nos enfants ».

     

    Il ne s'agit pas d'un roman comme il est dit dans la préface, mais d 'un témoignage rédigé dans un style narratif et anecdotique, plein de détails et parfois même émaillé d'humour et d'images poétiques qui témoignent de cette aventure d'exception. J'ai lu ce livre avec le yeux d'un sédentaire toujours émerveillé par les voyages lointains, par une ville jusqu'alors inconnue, maintenant vouée à la modernité et assurément fascinante. Je reste admiratif devant son action personnelle en faveur de la France mais aussi attentif au rayonnement de notre culture. Il nous rappelle opportunément que nous sommes tous citoyens du monde.

     

     

     

      

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.  http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • LA PESTE ÉCARLATE et autres nouvelles – Jack London

     

    N°472– Novembre 2010.

    LA PESTE ÉCARLATE et autres nouvelles – Jack London - Phébus Libretto.

     

    Le seul nom de Jack London évoque l'aventure, la nature, la liberté.

     

    Dans la première nouvelle, qui est plutôt un court roman et qui donne son nom au recueil, un vieillard qui fut jadis professeur évoque pour ses petits-enfants sauvages et illettrés ce qu'était, soixante ans plus tôt la vie en 2013, date de l'apparition de la peste écarlate, ainsi nommée parce qu'elle colore le visage en rouge. Elle décima la population de la terre et réduisit les humains pourtant civilisés et cultivés, à l'état d'êtres égoïstes, défendant le seul bien qui leur reste : leur vie ! Nous sommes donc en 2073 et l'ex-professeur Smith raconte ce qu'était la société civilisée et organisée et comment, épargné par la pandémie, il a survécu dans ce monde hostile redevenu sauvage où les opprimés d'alors ont réussi à s'affirmer grâce à leur brutalité et à prendre le pas sur leurs oppresseurs d'avant. Ses petits-enfants ne peuvent se figurer ce qu'il décrit pour eux mais il place son espoir dans les livres et la clé de lecture qui permet de les déchiffrer. Il a caché le tout dans une grotte et espère que l'espèce humaine retrouvera, grâce à cela, sa splendeur passée.

    La seconde nouvelle, intitulée « Le dieu rouge » évoque la croyance d'une tribu sauvage en un dieu extraterrestre matérialisé par une sphère rouge qui émet un son. Un blanc, perdu dans la forêt, tente de percer ce mystère qui ne peut s'expliquer qu'au prix de la vie.

    La troisième intitulée « Qui croit aux fantômes ?» met en scène deux rationalistes qui se sont donnés rendez-vous dans une maison hantée. Ils vont se trouver « possédés » par deux fantômes qui reviennent pour disputer une partie d'échecs dont leur vie dépendra.

    « Mille morts » parle d'un fils de famille parti sur les mers et récupéré par un navire commandé par son père. Ce dernier va se servir de ce fils pour mener à bien des expériences où la mort est suivie de résurrections successives. Mais le fils ne saurait, jusqu'au bout être son cobaye.

    L'auteur change de registre avec« la seconde jeunesse du major Rathbone » où il analyse, sur le mode humoristique, les conséquences des tentatives de rajeunissement du corps et de l'esprit d'un vieillard. Il faudra quand même compter avec Déborah, son ancien amour de jeunesse qui, elle aussi, bénéficia de cette expérience.

     

    L'architecture d'un recueil de nouvelles n'est pas chose facile. Avec celui-ci, paru en 1912, Jack London (1876-1916) passe du registre tragique à l'humour, au moins en apparences. Avec la première nouvelle, publiée peu de temps avant sa mort, il semble nous avertir d'une possible fin du monde, provoquée par la maladie. Songeait-il à la Grande Guerre qui allait bouleverser le monde? Peut-être? Encore qu'il nous confie que les survivants restent capables de le reconstruire au moyen des livres refaire et de la connaissance que le Professeur Smith a sauvegardés. Il explore ici un registre plus mystérieux voire apocalyptique, jouant à la fois sur le fantasme de la fin du monde, de la mort, de l'éventuelle résurrection, l'anéantissement de la vie et la responsabilité humaine dans ce cataclysme ?

     

    Avec la se seconde nouvelle, c'est clairement l'angoisse de la mort et une certaine désespérance qui transparaissent ici. La couleur rouge rappelle celle de la peste du premier texte et les mots évoquent une certaine perfection des formes et des sons, comme quelque chose qu'on découvre enfin après l'avoir tant recherché. Ce qui est ici suggéré c'est à la fois l'attrait de l'inconnu et la fascination et l'acception de la mort, une sorte de sérénité devant elle, le terme du parcours qui fut le sien durant sa vie et que l'écriture magnifia. Même la présence de Balatta n'y fera rien. Il la repoussera faisant prévaloir Thanatos sur Eros. Rappelons-nous que ce texte a été écrit quelques mois avant sa disparition.

    Avec les deux autres textes, il semble présenter les choses sous un angle différent, peut-être plus léger? Voire. Celui où il évoque la présence de fantômes et qu'il écrivit à dix-neuf ans, doit sans doute beaucoup à Edgar Poe dont il fut le lecteur attentif. C'est la fascination de l'étrange qui habite la condition humaine avec son cortège de névroses, de perversions, de dérèglements... la mère de l'auteur était une spirite convaincue et celui qui fut son père et qui les abandonna tous les deux, versait lui aussi dans l'ésotérisme. Voulut-il régler ainsi, par l'écriture et l'imaginaire, ses comptes personnels avec eux? Quand il choisit le thème des expériences sur l'humain, sur le vivant, on songe à un médecin fou mais le registre ici est le fantastique. Derrière des considérations techniques difficiles à suivre, il évoque des expériences un peu déjantées qui procurent la mort mais aussi qui redonnent la vie. C'est certes de la pure fiction, mais c'est aussi une autre forme de réflexion sur la mort. N'oublions pas que Jack London est avant tout un athée, lecteur de Marx et que donc l'idée de Dieu est absente de ces textes.

    On peut aussi y voir une forme de victoire de l'homme sur les événements qui pèsent sur sa vie, le triomphe du pessimisme, du défaitisme. Au dernier moment il réagit et fait prévaloir sa liberté. Le héros de « Mille morts » s'échappe, le vieux major redevenu jeune convole avec son amour de jeunesse,

     

    Avec ce recueil, Jack London qui fut un auteur prolifique de plus de 50 livres qui, pour la plupart évoquent l'aventure explore ici un registre différent. Encore une fois, sa vie personnelle ses expérience ont nourri son écriture, mais celle-ci a joué pour lui un rôle d'exorcisme, mais c'est aussi le sien!

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • UNE SOIRÉE AU CAIRE – Robert Solé

     

    N°471– Novembre 2010

    UNE SOIRÉE AU CAIRE – Robert Solé - Le Seuil.

     

    Charles, le narrateur, se souvient que sa famille avait quitté l'Égypte qu'elle avait tant aimée, comme des parias. Mais à partir de ce moment, le monde qui s'offrait à eux leur appartenait et ils n'allaient pas tardé à le conquérir.

     

    A la mort de son oncle Michel, Charles, journaliste français, avait recueilli ses cahiers de souvenirs, sorte de journal intime et de témoignage de ces années bénies d'avant le départ. Pourtant, ce document resta longtemps dans un coin sombre sans que personne ne s'en préoccupe. Lui-même avait longtemps cultivé une amnésie volontaire malgré de fréquents retours dans ce pays « Notre monde a disparu, dit-il, mais je continue pourtant à guetter les battements de son cœur et ses sourires ». A l'occasion d'un retour au Caire, officiellement pour des recherches sur Bernard Bruyère, un égyptologie français qui y mena des fouilles dans l'entre-deux-guerres, Charles, 58 ans, choisit de revivre ses propres souvenirs d'enfance. Que reste-t-il de cette période ? Une maison, jadis propriété de son grand-père maternel, Georges Bey Batrakani. Elle est habitée par Dina, qui, en gardienne du temple, entretient la mémoire du lieu. Elle est sa tante par alliance, la veuve d'Alex, son oncle, un infatigable flambeur et coureur de jupons. Dina, malgré son âge avancé le fascine. C'est encore une belle femme qui le reçoit dans cette maison. Par la magie du souvenir, des photos et des extraits de ce journal, il les revoit tous comme avant dans cette maison. André, le père jésuite, Paul qui pensait à la Suisse où il finit par s'établir, Michel, le rêveur qui était resté célibataire, le vieux chauffeur de son grand-père, Yassa, qui avait la particularité de ne pas savoir conduire et avait «  appris en 1954 sur une Aston-Martin décapotable », ceux qui étaient au service de leur famille... Mais aussi Henri Touta, le grand oncle qui truffait sa conversation de citations latines, était consul d'une petite république d'Amérique Centrale et même anobli par le Vatican, ses grands parents maternels, particulièrement Georges qui a été nommé « Bey » à cause des « tarbouches » qu'il fabriquait, cette coiffure emblématique de l'Égypte d'alors... Mais tout cela c'était avant, avant le putsch de Nasser qui en supprima le port parce qu'il incarnait trop l'ancien régime ! Puis ce fut le départ de la famille pour le Liban...  « Nous avons quitté l'Égypte en masse au début des années 60 « sans tarbouche ni trompettes », comme l'écrit Michel dans son journal ». C'était une page qui se tournait.

     

    Maintenant Dina, qui n'est qu'une pièce rapportée comme disent les gens qui manquent d'éducation, évoque pour lui son enfance, ses fiançailles, son mariage avec Alex, sensiblement plus vieux qu'elle. Elle est revenue du Liban à cause de la mort de son mari, d'une histoire d' amour contrariée et de la guerre, pour habiter cette grande maison transformée en musée.

     

    A l'inverse des autres membres de cette famille qui préféraient « mourir avec de beaux souvenirs », les six enfants de Georges, qui eux aussi ont eu une descendance, se sont répandus de par le monde. Charles, qui n'était que le fils de Sélim, le gendre de Georges, mais son successeur choisi, était revenu plusieurs fois dans cette maison du Caire où Dina le charme toujours, mais cette fois elle va donner une soirée amicale à laquelle est conviée l'équipe archéologique à laquelle participe Charles. Ce sera donc cette « soirée au Caire » où il retrouve des membres de sa parentèle, d'anciens amis, des admirateurs de Dina. Il va à la rencontre de l'Égypte d'aujourd'hui [« Ce pays est en train d'étouffer entre les fous furieux qui mettent de la religion partout et un pouvoir épuisé et largement corrompu » avoue Amira ], du lointain souvenir de la présence et de la culture françaises. Il se sent maintenant comme un étranger dans ce pays qui fut pourtant le sien, se perd en conjectures, en face d'une photo jaunie, sur les relations qui ont pu exister entre son propre père et cette tante Dina si troublante ! Bref il va à la rencontre de souvenirs qui maintenant appartiennent à un passé définitivement révolu. De plus, il faudra bien se résoudre à faire éclater cette indivision qui dure depuis si longtemps, vendre cette maison, transiger avec Dina... C'est Charles qui s'est proposé pour cette délicate mission... Heureusement la mémoire de toutes ces années sera préservée avec en plus le charme d'Amira qui vient illuminer le présent et peut-être l'avenir !

     

    C'est un roman plein de nostalgie de l'enfance, du regret des belles années passées, de réalisme aussi mais la madeleine proustienne a pourtant perdu un peu de son goût et ce monde n'est plus qu'un souvenir«  Il y a dans nos familles d'exilés beaucoup d'affabulateurs et d'amnésiques ... Les uns et les autres ont tourné la page sans l'avoir toujours bien lue» écrit le narrateur évoquant le départ, le déracinement, les hasards, l'évolution des événements, les erreurs peut-être?

     

    J'avais déjà apprécié « le tarbouche » du même auteur (la Feuille Volante n° 119). J'ai retrouvé avec plaisir cette saga familiale, la vie personnelle de l'auteur nourrissant sa démarche d'écriture, cette dernière exorcisant son passé. J'ai apprécié le style fluide, simple et agréable à lire avec lequel elle est ici contée.

     

     

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • Le Tarbouche – Robert Solé

     

    N°119– Juillet 1992.

    Le Tarbouche – Robert Solé – Le Seuil.

     

     

    Le prétexte de ce roman est donné à la fois par l'évocation du « tarbouche », couvre-chef emblématique du costume égyptien traditionnel et par la publication partielle du journal intime que tient Michel Batrakani, élève des jésuites qui appartient à une famille chrétienne et francophile du Levant, assise entre deux mondes dans cette Égypte sous mandat britannique.

     

    Ce journal commence le 13 mai 1916 alors que la Grande Guerre fait rage en Europe « Ce matin, à dix heures et demie et cinq, le sultan est venu au collège. J'ai récité devant lui « le laboureur et ses enfants ». Il m'a félicité ». D'une plume alerte, l'auteur nous conte cette saga des Batrakani où la petite histoire qui se mêle à la grande le dispute à cette fascination de l'orient qui se rencontre à chaque page.

     

    Dans un style où l'humour et le dépaysement tiennent jusqu'à la fin le lecteur en haleine, l'auteur évoque le parcours de cette famille de commerçants chrétiens venus en Égypte et qui s'est mise à fabriquer des tarbouches par souci d'intégration. Georges Batrakani, le grand-père, n'a-t-il pas été fait « Bey de 1° classe » par le roi lui-même pour « services exceptionnels rendus à l'industrie locale ». Peut-on trouver mieux comme preuve d'assimilation ? C'était dans les années 20 !

     

    Les personnages évoluent dans cet univers qui semble hors du temps et singulièrement hors du quotidien de l'Égypte profonde. Il n'en sont pas moins originaux, truculents, attachants... Maguy avec sa cohorte d'amants , Nando, profondément usurier, André qui deviendra jésuite et restera seul en Égypte, Henri aux éternelles citations latines sera consul d'une république sud-américaine changeante, Makram, le copte qui a juré de porter le deuil jusqu'au départ des Anglais ...

    Ce paysage est fait de délicatesse, de douceur de vivre. Ce monde est à la fois proche et loin de nous, arabe et européen, mais surtout fascinant par ses couleurs, ses décors, ses senteurs...

     

    Au fil du roman, nous assistons à la naissance de l'Égypte, du sentiment national puis à un renversement de situation que personne n'avait prévu et qui débouchera sur la prise de pouvoir de Nasser, faisant de ce pays une nation arabe où les Batrakani n'ont plus leur place. Un à un, ils ont fini par partir, sauf André, le jésuite, non pas expulsés mais rejetés presque naturellement de ce pays qu'ils avaient aimé pour sa richesse et sa douceur de vivre mais où ils n'étaient pas vraiment chez eux « Nous sommes partis de notre propre gré, sur la pointe des pieds, sans tarbouche ni trompette » peut-on lire sous la plume de Michel, un peu comme s'ils s'étaient trompé de symbole, le tarbouche ne représentant dès lors plus rien, pas même le couvre-chef national !

     

    Alors, qu'étaient-ils, eux, ces grecs-catholiques perdus dans un pays arabe ? Michel, dans son journal, le dit sans fard «  Ils étaient entre deux langues, entre deux cultures, entre deux églises, entre deux chaises, ce n'était pas toujours très confortable mais [leurs] fesses étaient faites ainsi ».

     

    Nous assistons à la fin d'un monde, d'une société, d'une famille aussi qui laisse en terre égyptienne ses morts pour lâcher ses vivants au hasard de la géographie mondiale. C'est un nouveau départ, un nouvel exil pour ce clan qui ne veut pas mourir.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Juillet 1992.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • L'ombre du vent - Carlos Ruiz Zafón

     

    N°470– Novembre 2010.

    L'ombre du vent Carlos Ruiz Zafón - Grasset.

    (traduit de l'espagnol par François Maspero)

     

    Le décor : Barcelone, ville mythique que la période de l'après-guerre civile rend plus énigmatique encore, le quotidien difficile pour le père de Daniel Sempere, le narrateur, garçon de onze ans au début du récit que son père, modeste libraire emmène dans un lieu mystérieux du quartier gothique : « le cimetière des livres oubliés ». L'enfant qui pense toujours à sa mère morte quelques années plus tôt est convié à un étrange rituel transmis de génération en génération. Il doit « adopter » un livre parmi des millions et son choix se porte sur « l'ombre du vent », un roman de Juliàn Carax, auteur parfaitement inconnu. Il le saura plus tard, ce volume est le seul survivant d'une édition qui a été détruite en grande partie par le feu. La possession de ce livre, que chacun souhaite lui racheter, va transformer sa vie. Il ne le sait pas encore mais cet épisode va le conduire dans une histoire rocambolesque où il va être amené à pénétrer les secrets de gens dont il ne soupçonnait même pas l'existence. Il va devenir le complice et même l'instrument d'une intrigue sans vraiment comprendre le rôle qu'il y joue. Son histoire, à travers destiné, amitiés, hasard, trahison, villa mystérieuse, se confondant avec celle de Juliàn Carax faisant de ce récit plus qu'une traditionnelle mise en abyme.

     

    Qui était donc ce Carax, obscur auteur barcelonais qui a vécu à Paris au début de XX° siècle et qui jouait du piano dans un bordel de Pigalle ? Il s'appelait aussi Fortuny, était le fils d'un chapelier qui prétendait le contraire et d'une mère pianiste. Il serait mort à Barcelone en 1936 au tout début de la guerre civile, mais rien n'est sûr puisque le mystère qui a toujours fait partie de sa vie, enveloppe aussi sa mort. Les rares romans qu'il a publiés en France ont été un fiasco. Il se révèle être un personnage énigmatique autant que ce qui entoure la publication de ses livres, un individu étrange, qui vit dans le souvenir d'une femme inaccessible qu'il a aimée mais qu'il a perdue : Pénélope Aldaya. Entre eux c'est une histoire d'amour passionnée, de rendez-vous manqués, de projets contrariés, de fausses pistes, de courriers interceptés et finalement de séparation définitive.

    Pourtant, dans sa quête d'informations à propos de Carax, Daniel est poursuivi par un homme assez étrange au visage défiguré par le feu, ce qui le fait assimiler au diable, Lian Courbet, qui souhaite lui racheter son livre et qui ressemble à s'y méprendre à un personnage de ce roman. Entre fiction et réalité, il finira peut-être par rejoindre les chapitres de cette histoire ? Je n'aurais garde d'oublier l'inspecteur Fumero, individu méprisable, flic de la pire espèce que la guerre civile et la franquisme qui la suivit permirent de révéler sa véritable personnalité, celle d'un traitre et d'un assassin. Il s'ensuit une sorte de course où la vie se mêle à la mort et au terme de laquelle Daniel se débarrasse de ce livre pour mieux le retrouver.

     

    C'est pour le lecteur l'occasion de visiter cette ville extraordinaire chargée d'histoire, à la fois port ouvert sur le monde, berceau de la liberté et de la création artistique. Il découvre également une étonnante galerie de portraits dont Fermín Romero de Torres, ex-clochard, ex-agent secret, qui se distingue surtout par des aphorismes bien sentis, par une érudition immense et précise, une grande connaissance des femmes, une grande aptitude à se tirer des situations les plus étranges, une misanthropie militante en générale et un anti-franquisme en particulier. Le père de Daniel est lui plus philosophe et désireux de survivre dans cette ville hantée par la police, les indicateurs et les traitres de tout poil. C'est aussi pour Daniel, à travers une histoire mouvementée, une sorte de voyage initiatique à la découverte de l'amour mais aussi de la condition humaine, de ses grandeurs comme de ses travers, la rencontre d'hommes mais surtout de femmes pleines de charme, de mystère et parfois aussi d'érotisme, Nuria Montfort, Beatrice Aguilar, Pénélope Aldaya, Clara Barcelo, Bernarda...

     

     

    C'est un roman labyrinthique, comme je les aime, entre personnages mystérieux et maison hantée, amours romantiques et destinés fatales, énigmatique aussi, où le suspense le dispute à une saga pleine de rebondissements. Le texte bien écrit, agréable à lire, avec des moments d'humour sertis dans des phrases finement ciselées et poétiques où le lecteur, tenu en haleine jusqu'à la fin, se perd avec plaisir.

     

    Dans ce récit, Ruiz Zafon évoque un personnage qui, parlant d'un roman Carax, indique qu' un lecteur qui le découvrait pour la première fois avait cette irrésistible envie de lire le reste de son œuvre. C'est étonnant, mais il s'est passé la même chose pour moi et ce livre, lu presque d'un trait malgré une longueur peu commune (525 pages), ce qui d'ordinaire est en ce qui me concerne rédhibitoire, m'a passionné jusqu'à la dernière ligne. Il ne fait pas de doute que je vais continuer la lecture de cet auteur.

     

    ©Hervé GAUTIER – Novembre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • Les moissons du ciel – Un film de Terrance Malick.

     

    N°469– Octobre 2010.

    Les moissons du ciel Un film de Terrance Malick.

     

    C'est une version restaurée d'un film datant de 1979 (Prix de la meilleure réalisation- Cannes 1979) qui nous est ici donnée à voir.

     

    Ce qui m'a attiré dès l'abord, c'est le titre. Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à Romain Gary, à cause sans doute de son roman, « les racines du ciel »? Mais cela n'a rien à voir.

    Ce qui me reste de ce film, ce sont les somptueux paysages américains, cette grande plaine où le blé pousse à perte de vue, où les animaux sauvages s'épanouissent dans cette nature authentique, la liberté qui émane de tout cela, le temps qui passe au rythme des saisons, tout juste esquissé par des images lentes et apaisantes, souligné par une grande économie de dialogue, de cette contrée généreuse.

    Les splendides images de Nestor Almendros (Oscar de la meilleure photographie 1979) où l'homme et la nature sont en harmonie contrastent avec le rythme effréné du travail en usine qu'on entraperçoit au début. Les éléments, quoique menaçants sous ces latitudes y sont présents comme quelque chose de rassurant, de reposant. Voilà pour la forme.

     

    Pour le fond, c'est autre chose. L'histoire qui nous est racontée par la voix off de Linda, gamine sauvage mais qui incarne elle aussi la liberté pauvre des hommes et des femmes qui voyagent au gré du travail à l'usine ou aux champs, de ces ouvriers sans véritable métier qui ne peuvent que louer leurs bras pour survivre dans cette Amérique de la libre entreprise et de l'opposition entre le prolétariat et les riches. La symbolique du train qui amène les hommes et les femmes dans cette ferme perdue dans la campagne et celui qui emportent les hommes (probablement les mêmes?) vers une armée et peut-être une guerre qui prendra leur vie à son tour, est très forte. Le mouvement des wagons, l'allure lente des convois évoquent cette transition entre deux mondes autant qu'ils suggèrent la liberté, la nouveauté de ce que vont découvrir ceux qui font ce voyage vers l'inconnu. Leurs visages ont cette clarté de ceux qui goûtent le plaisir de cette vie itinérante qui a fait partie de notre parcours personnel, voire de notre idéal à tous pendant au moins quelques temps!

     

    Pour autant, de quoi s'agit-il? Bill, le grand-frère de Linda assure sa subsistance en travaillant au rythme du marché du travail. Il vit avec Abby, sa petite-amie. Mais Bill est querelleur et à cause d'une rixe avec un contre-maître à l'usine où il travaille (Là aussi les photos de l'aciérie sont très belles, le rouge des fourneaux contrastant avec celui du ciel de la plaine). Le hasard les amène tous les trois à s'embaucher comme ouvriers agricoles pour une misère (3 dollars la journée) dans une ferme où, bien sûr, ils sont exploités. Là, le trio, à travers la vie dure mais parfois festive de la terre, retrouve cette opposition entre les riches et les pauvres, symbolisée par la maison du fermier, solennelle, solitaire, grande, confortable, lointaine. Elle domine tout. Un fermier jeune et célibataire l'habite et, toujours par hasard, Bill découvre qu'il est malade et qu'il n'a plus que quelques mois à vivre. Dans le même temps, ce même homme tombe amoureux d'Abby. Pour la caméra, la jeune-fille émerge soudain du flot des humains qui suent à la moisson. Le vent dans ses cheveux la révèle aux yeux de cet homme qui sait qu'il va mourir mais la demande en mariage.

    Bill, l'opportuniste a une idée. Après les hésitations d'usage, elle accepte ce qui ressemble fort à un contrat : à condition de demeurer en compagnie de son compagnon présenté comme son frère et Linda, elle sera sa femme. L'associé du fermier flaire l'arnaque et part après la cérémonie. C'est le début de la fin pour cette grande fortune, malgré les moments d'une joie éphémère entre les deux jeunes époux, malgré une complicité feinte avec Bill où la velléité d'assassinat du fermier commence à poindre. C'est que cet homme, promis à une mort prochaine reprend goût à la vie grâce à son mariage et recouvre peu à peu la santé, ce qui contrecarre les plans du trio. Il commence lui-même à se demander la nature exacte des relations réelles qui existent entre Abby et Bill, qui, jaloux part pour mieux revenir.

    Et puis tout se précipite, les sauterelles qui viennent dévaster les récoltes et l'incendie des blés, une explication qui tourne mal entre les deux hommes et le meurtre du fermier, la fuite éperdue du trio, maintenant non plus libre mais traqué par la police et l'ancien associé, la mort enfin de Bill, poursuivi et abattu.

     

    C'est un peu la morale de cette fable, le bien qui triomphe du mal, le happy-end de cette histoire dont je ne suis pas sûr que ce soit la même règle dans la vraie vie, le nouveau départ, toujours sous le signe de la liberté d'Abby et de Linda.

     

    J'ai été un peu déçu par ce film dont je ne retiens que le beau titre et les magnifiques photos.

     

     ©Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • L'ARDOISE MAGIQUE – Valérie Tong Cuong

     

    N°468– Octobre 2010.

    L'ARDOISE MAGIQUE Valérie Tong Cuong -Stock.

     

    Cela commence plutôt mal pour Mina, née de père inconnu, confiée après la mort de sa mère, alcoolique, chômeuse et marginale à une tante qui la déteste et un oncle qui l'ignore malgré le fait qui que c'est lui qui l'a imposée dans son foyer. Elle n'avait pas le choix, mais dans cette famille de substitution, établie dans une bourgeoisie traditionnelle et recroquevillée sur elle-même, elle bénéficiait au moins d'une stabilité que son jeune âge méritait.

    Au lycée, elle rencontre Alice, fille de banquier, brillante, cultivée et belle. Cette différence fait qu'elle est rapidement mise au ban de la classe. Il n'y avait donc aucune chance pour qu'elles deviennent amies, et pourtant cet isolement commun, cet appartenance à deux milieux dissemblables qu'elles souhaitent fuir, rapprochent les deux jeunes-filles. Tout les oppose et c'est paradoxalement peut-être ce qui va tisser entre elles une complicité solide. A l'indifférence, à la méfiance du départ, succède une relation amicale. Pourtant Alice est mystérieuse pour Mina et leur envie commune d'échapper à leur quotidien autant qu'à leur milieu se transforme en un projet de suicide. Alice sautera du pont et sera déchiquetée par un train et, au dernier moment, Mina qui était pourtant sa seule amie et qui avait promis de l'accompagner dans la mort, hésitera et restera en vie.

    Désormais seule, pour exorciser sa culpabilité de l'avoir trahie, elle va explorer l'univers doré d'Alice. Pour cela elle joue un rôle et va aller à la rencontre de cette famille tant décriée par son amie. Elle cherche à comprendre pourquoi Alice n'a pas hésité alors qu'elle a renoncé au dernier moment. Elle fera ce chemin en compagnie de David, dit « Sans larme », un garçon gothique et donc marginal, qui lui aussi refuse le monde tel qu'il est. Il va la guider dans sa recherche, la soutenir dans ses moments de doute, l'accompagner dans cette quête et dans les épreuves qu'elle entraine. La fin est à la fois surprenante et prévisible.

     

    J'ai lu ce roman jusqu'à la fin, désireux de connaître l'épilogue, de partager avec Mina son histoire personnelle et cabossée, de voir ce que David pouvait lui apporter, curieux aussi de cette Alice, de son existence plausible mais rebâtie par Mina, entre fiction et réalité. Est-elle folle au sens populaire du terme? Son amie n'est-elle qu'une fiction patiemment construite pour son seul usage et celle-ci ayant accompli son action peut-elle être effacée ainsi que le ferait une ardoise magique dans les mains d'un enfant?

    Au vrai, ce récit me laisse un peu perplexe, non qu'il soit mal écrit, au contraire, le style est fluide et s'attache le lecteur jusqu'à la dernière ligne, mais je reste dubitatif au sujet de Mina. Est-elle égoïste, cette jeune adolescente à la recherche d'elle-même ou une dangereuse affabulatrice, une mythomane en quête du pardon de fautes qu'elle n'a pas commises, du rachat de quelque chose d'indistinct dans sa vie et auquel elle veut échapper, un être qui, à la fois est attirée par la mort qu'elle porte en elle comme nous tous parce que sa vie est impossible et qui, en même temps la refuse parce que son parcours même épineux lui fait renoncer au néant?

     

    C'est le premier roman que je lis de cet auteur. J'ai été un peu déçu.

     

     ©Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • Jusqu'au bout du festin – Michèle Reiser

      

     

     

    N°467– Octobre 2010

    Jusqu'au bout du festin – Michèle Reiser - Éditions Albin Michel.

     

     

    La narratrice, Victoire, férue de mathématiques, en rupture avec sa propre famille mais réfugiée chez sa grand-mère Adelaïde, nous parle, à la première personne de Chus, diminutif de Jesus, fils d'ouvrier émigré espagnol, jeune interne en chirurgie dont elle partage la vie. Son job est de prélever le cœur des morts accidentés de la route pour permettre à d'autres de vivre.

     

    Elle est amoureuse de lui et a compris qu'entre eux l'histoire était déjà écrite et qu'il suffisait de se laisser porter par elle. Cela pourrait donc être une aventure amoureuse comme beaucoup d'autres, passionnée et pleine de rebondissements mais ici elle est contrariée par la maladie de Chus qui exige, à la suite d'un dysfonctionnement cellulaire qu'on l'ampute d'une jambe. Ce récit est un peu une progression vers la mutilation, avec en filigranes l'aggravation du mal, un parcours vers le sacrifice contre lequel personne ne peut rien et qui est le seul possible pour qu'il sauve sa vie et conserver le reste de son corps.

     

    Une histoire d'amour est toujours quelque chose de passionné, de joyeux, et pourtant, c'est aussi un roman où il est question de mort, comme si l'amour et la mort était liés, comme si les gens qui meurent jeunes possèdent une aura à la fois mystérieuse, merveilleuse et cruelle pour ceux qui restent. Celui qui meurt jeune ne vieillira pas, ne constatera pas dans son corps la décrépitude et l'abandon de ce qui faisait son être même. Il laissera, pour ceux qui restent, l'image de la jeunesse, de la fougue, de la beauté, de l'extravagance parfois, c'est à dire de la vie. Ce sera son empreinte parmi les vivants, image indélébile qu'il lègue face à l'œuvre du temps, en contre-point du deuil. Chus choisit sa mort pour éviter que la maladie ne décide pour lui avec son cortège de souffrances et de larmes, il la choisit entouré de ses copains, de la femme de sa vie, dans un ultime pied de nez :«  Il nous avait déjà quittés entre le ciel et l'eau, son domaine d'éternité ».

     

    Dès lors, à cause peut-être de son prénom, le récit va prendre une dimension quasi-religieuse, celle du sacrifice à la fois consenti et redouté, celui d'une passion solitaire malgré l'amour de cette femme qui souhaite l'accompagner. Mais pas seulement. Qu'est-ce donc que ce festin dont parle le titre? C'est certes celui de l'amour, celui du repas de noces, mais pas uniquement ou à tout le moins une acception quasi-christique donnée à ce terme. C'est aussi une invitation à transgresser un tabou. Ce n'est probablement pas pour rien que l'auteur insiste sur l'amour et la dévoration qui envahit jusqu'à notre vocabulaire quotidien. Ce n'est pas pour rien que Chus choisit la mort volontairement après la célébration de son mariage avec Victoire, après le banquet, comme si cet acte d'amour était l'ultime de sa vie, comme s'il n'avait vécu jusque là que pour cela et qu'il n'avait plus rien à faire ici-bas puisque la maladie le condamne à mort. L'Évangile nous rapporte les paroles du Christ pendant la Cène « Ceci est mon corps, prenez et mangez en tous », ultime repas collectif avec ses apôtres et qui précède sa mort, cérémonie reprise depuis à l'infini dans la rituel de la messe qui perpétue à la fois le message et le souvenir. Est-ce vraiment un lapsus quand l'auteur écrit « Un ange, une fulgurance. Il ne faisait que traverser la scène. Il était ailleurs »?

     

    C'est un récit simplement écrit, sans fioriture, dans un style épuré, sobre, émouvant et facile à lire, d'une apparente légèreté, découpé en courts chapitres et qui s'accorde bien avec l'esprit de ce roman. C'est plus qu'un simple conte philosophique, c'est véritablement, à travers cette fiction, un hommage à l'amour avec aussi toute la symbolique du cœur qui permet aux malades de survivre et Chus qui est chargé de les transplanter. Au tabou du « festin » répond le serment de silence qui régnait autour de la robe de mariée qu'Adélaïde donne à Victoire malgré la malédiction qu'elle porte en elle.

     

    Il y a un clin d'œil à Rimbaud qui lui aussi vivait dans un autre monde, qui est mort relativement jeune et amputé d'une jambe et aussi celui fait aux républicains espagnols qui pendant la Guerre Civile trouvèrent une mort héroïque et parfois sacrificielle.

     

    En découvrant ce texte et aussi cette romancière qui porte un nom qui n'est inconnu de personne, je n'ai pas pu ne pas penser au dessinateur Reiser (mort en 1983 d'un cancer des os, comme Chus) dont elle est l'épouse et qui a, jeune lui aussi, été fauché par la mort.

    Ce texte n'est pas une simple fiction. Certes, il y a l'histoire qui nous est confiée, mais pas seulement. J'ai choisi d'y voir une sorte de message d'amour à la fois douloureux et bouleversant, délivré par l'auteur à son lecteur, parce qu'un écrivain n'est pas uniquement « un raconteur d'histoires », un roman n'est pas un écrit gratuit publié pour le seul plaisir de voir son nom sur la couverture d'un livre ou pour étoffer sa bibliographie personnelle. J'ai pensé encore une fois que l'écriture est une formidable manière de faire revivre les gens qu'on a aimés, de faire perdurer leur vie en nous, de nous libérer aussi, autant qu'il est possible, de ce qui peut être la chagrin tissé par la mort. Il ne s'agit pas d'oubli mais au contraire d'un exorcisme dont chaque mot est porteur parce celui qui les trace sur le papier a cette double fonction de se libérer lui-même tout en transmettant quelque chose aux autres, en faisant perdurer un souvenir.

     

    Je ne regrette vraiment pas d'avoir lu ce livre, pris par hasard sur les rayonnages d'une bibliothèque, à cause peut-être du beau visage de femme qui orne la couverture.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • LA MORT EN LUI - Pierre Moinot1

     

    N°442– Août 2010

    LA MORT EN LUI – Pierre Moinot1 - Éditions Gallimard.

     

    Le récit s'ouvre sur l'évocation d'une scène de chasse aux cerfs, à l'affût, dans le froid et la nuit ou plus exactement un épisode où le chasseur qui est aussi le narrateur, Lortier, est seul dans un mirador. Tout est silence et immobilité et il fait corps avec le paysage « A cette heure où tout est possible, l'attente soulevait en moi de légers vertiges d'espoirs, mais j'étais une pierre ». Puis, il descend de sa cachette et se perd, renonce à tirer un renard et rencontre un garde qui apparemment l'attend parce qu'il a comprit qu'il s'était perdu! Cet homme qui est un solitaire parce qu'il vit dans la forêt lui parle des cerfs qui ont changé, un peu de lui qui a été victime d'un accident à l'épaule qui l'a réduit à quelqu'un qui n'est plus capable de tirer au fusil comme avant. Une sorte de courant de sympathie s'installe entre les deux hommes, mais un halo de mystère entoure le forestier. Puis survient une petite fille qu'il appelle « mademoiselle » présentée comme une « messagère » de « la grande maison » et qui est porteuse « dans un petit écrin de velours bleu » d'une unique balle, du calibre de la carabine de Lortier, « brillante et blindée d'or, comme les balles qu'on fondait autrefois pour assassiner les rois » destinée à tuer un cerf dangereux pour le voisinage. C'est donc une sorte de marché que le chasseur accepte. Il ira donc à la rencontre du cerf, le tuera mais aura le sentiment bizarre de défendre sa propre vie.

     

    Le second récit évoque l'enfance mais aussi la nuit, le froid et la traque d'une fouine et de renards qui montre que le règne animal aussi à ses règles de mort. C'est un peu comme si la troisième nouvelle oppose la vie que porte la femme enceinte à la mort que sème l'homme sans qu'il puisse s'en empêcher et dont il se satisfait. Le quatrième récit décrit un bal mondain ou plus exactement quelque chose comme une transition, une prise de conscience d'un changement dans l'ordre des choses et contre lequel on ne peut rien. Le mari, Jérôme, fait figure de témoin un peu lointain d'une scène où Laura, sa femme, joue le rôle d'un pantin qui peu à peu se désarticule dans l'indifférence des autres danseurs plus jeunes, plus amoureux et face à cela en conçoit une solitude irrémédiable.

     

    Au cours de cette série de nouvelles un peu surréalistes, une sorte de rêve éveillé, c'est le thème de la mort qui est analysé ici. Le chasseur la porte au bout de son arme pour le gibier et une seule balle suffit à la lui imposer facilement. Pour lui, une bête sans vie est une victoire. C'est aussi le thème de la fuite du temps et de ses ravages sur le corps, l'esprit, la faculté d'aimer, la perte définitive de choses qui ne reviendront plus mais qu'il est sage d'accepter comme une réalité. C'est un récit passionnant, plein de belles descriptions tissées dans une langue pure et un vocabulaire parfois technique mais à la fois précis et riche.

     

    © Hervé GAUTIER – Août 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

    1Pierre Moinot (1920-2007) résistant, combattant, conseiller au cabinet d'André Malraux et créateur des premières maisons de la culture, Procureur Général près la Cour des Comptes. Il est l'auteur de nombreux romans couronnés par des prix prestigieux, mais œuvra aussi dans le domaine de l'audiovisuel. Il a été élu à l'Académie française en 1982 au fauteuil de René Clair.

  • Lituma dans les Andes – Mario Vargas Llosa

     

    N°466 - Octobre 2010

    Lituma dans les Andes – Mario Vargas Llosa*

    (traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan)

    Lituma est un simple brigadier. En compagnie de son adjoint, le truculent garde civil Tomasino Carreňo, ce gradé grelotte de froid dans ce coin des Andes, lui, l'homme du littoral, mais peut-être bien aussi de trouille puisque les terroristes du Sentier Lumineux rodent et que les disparitions mystérieuses se multiplient comme celle de ce couple de touristes français qui se rendait à Cuzco en autocar ou celle de Mme d'Harcourt, cette scientifique écologiste. Ils exécutent les policiers, les cadres des mines ainsi que les étrangers et enrôlent de force les mineurs ou les « peones » dans leur milice. Les meurtres qu'ils perpétuent tiennent davantage du sacrifice humain rituel que de l'assassinat politique au nom du peuple qu'ils disent défendre. Cela procède probablement du mystère du Pérou qui est assez bien résumé par la remarque d'un personnage américain de ce roman :« C'est un pays que personne ne peut comprendre, fit Scarlatine en riant, et rien n'est plus attirant que l'indéchiffrable, pour des gens qui viennent de pays aussi clairs et transparent que le mien ».

     

    Ces deux militaires sont contraints de cohabiter dans ce poste de police perdu dans la montagne au-dessus de Naccos. C'est une pauvre bourgade entre la « puna » de la Cordillère et la « selva » des basses terres, une ancienne ville minière où la seule distraction pour les « peones » qui construisent une route qui ne sera jamais terminée et le bar où ils se soulent avec une grande régularité. Il est tenu par un couple énigmatique et un peu louche, Dionisio, tenancier bachique et sa femme Ariana, sorcière au passé un peu flou, au présent plus que douteux aussi, à la fois sorcière et habile intrigante. Leurs prénoms à eux seuls évoquent des personnages antiques, Dionysos et Ariane dont ils sont par certains côtés la réincarnation. Ils sont les véritables maîtres de Naccos ! Ils ont ensemble une histoire compliquée que le narrateur de cette histoire rocambolesque livre peu à peu au lecteur.

     

    Lituma devra donc devoir résoudre un de ces meurtres qui s'est produit dans sa juridiction, mais, cette fois, celui-là a été perpétré par les « peones » et non par les terroristes, sur la personne de Pedrito Tinoco, un pauvre muet, sorte d'idiot du village qui leur rendait de menus services au poste. Sa tâche ne sera pas facile parce qu'il doit enquêter sur fond de violence quotidienne, mais aussi dans la crainte des milices terroristes qui peuvent intervenir à tout instant et anéantir ces deux militaires, sans ignorer les croyances populaires héritées des Incas, les rites magiques d'un autre âge pleins de charlatanismes et de superstitions, la présence des « amarus », les « apus » esprits des montagnes qui inspirent à chacun la crainte et surtout les « pishtacos », sorte de personnages mystérieux mais apparemment bien réels qui vident ceux qu'ils rencontrent de leur substance, de leur graisse et dont les victimes finissent par mourir. Les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles leur sont systématiquement attribué. Lituma échappera à l'une d'elles, par l'entremise probable de ces divinités, faisant de lui un homme que cette montagne accepte comme l'un des siens !

    Et tout cela dans le contexte d'une histoire d'amour passionnée et un peu compliquée entre Mercedes qui fut jadis vendue comme une vulgaire marchandise et Tomasino. Après moult péripéties, elle reviendra vers lui, faisant le choix de cet homme que tout cependant éloignait d'elle. Lutima, de son côté, a avec les femmes, des relations qui tiennent du fantasmes et de l'éternelle attente, comme une recherche de la compagne idéale ! Il verra son avenir professionnel prendre un tour enfin favorable.

     

    Ce roman un peu policier se déroule dans le décor grandiose, dépaysant et dépouillé de cette Cordillère mystérieuse et envoutante.

     

    Ce n'est pas le premier roman de Llosa que je lis. J'avais déjà apprécié « L'éloge de la marâtre » (la Feuille Volante n° 279) qui se situe pourtant dans un tout autre registre. Comme souvent chez les écrivains sud-américains, j'ai retrouvé cet art du conteur que j'attends toujours de la part d'un romancier.

     

    *Prix Nobel de littérature 2010].

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Lituma dans les Andes – Mario Vargas Llosa

     

    N°466 - Octobre 2010

    Lituma dans les Andes – Mario Vargas Llosa*

    (traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan)

    Lituma est un simple brigadier. En compagnie de son adjoint, le truculent garde civil Tomasino Carreňo, ce gradé grelotte de froid dans ce coin des Andes, lui, l'homme du littoral, mais peut-être bien aussi de trouille puisque les terroristes du Sentier Lumineux rodent et que les disparitions mystérieuses se multiplient comme celle de ce couple de touristes français qui se rendait à Cuzco en autocar ou celle de Mme d'Harcourt, cette scientifique écologiste. Ils exécutent les policiers, les cadres des mines ainsi que les étrangers et enrôlent de force les mineurs ou les « peones » dans leur milice. Les meurtres qu'ils perpétuent tiennent davantage du sacrifice humain rituel que de l'assassinat politique au nom du peuple qu'ils disent défendre. Cela procède probablement du mystère du Pérou qui est assez bien résumé par la remarque d'un personnage américain de ce roman :« C'est un pays que personne ne peut comprendre, fit Scarlatine en riant, et rien n'est plus attirant que l'indéchiffrable, pour des gens qui viennent de pays aussi clairs et transparent que le mien ».

     

    Ces deux militaires sont contraints de cohabiter dans ce poste de police perdu dans la montagne au-dessus de Naccos. C'est une pauvre bourgade entre la « puna » de la Cordillère et la « selva » des basses terres, une ancienne ville minière où la seule distraction pour les « peones » qui construisent une route qui ne sera jamais terminée est le bar où ils se soulent avec une grande régularité. Il est tenu par un couple énigmatique et un peu louche, Dionisio, tenancier bachique et sa femme Adriana, sorcière au passé un peu flou, au présent plus que douteux aussi, à la fois sorcière et habile intrigante. Leurs prénoms à eux seuls évoquent des personnages antiques, Dionysos et Ariane dont ils sont par certains côtés la réincarnation. Ils sont les véritables maîtres de Naccos ! Ils ont ensemble une histoire compliquée que le narrateur de cette histoire rocambolesque livre peu à peu au lecteur.

     

    Lituma devra donc devoir résoudre un de ces meurtres qui s'est produit dans sa juridiction, mais, cette fois, celui-là a été perpétré par les « peones » et non par les terroristes, sur la personne de Pedrito Tinoco, un pauvre muet, sorte d'idiot du village qui leur rendait de menus services au poste. Sa tâche ne sera pas facile parce qu'il doit enquêter sur fond de violence quotidienne, mais aussi dans la crainte des milices terroristes qui peuvent intervenir à tout instant et anéantir ces deux militaires, sans ignorer les croyances populaires héritées des Incas, les rites magiques d'un autre âge pleins de charlatanismes et de superstitions, la présence des « amarus », les « apus » esprits des montagnes qui inspirent à chacun la crainte et surtout les « pishtacos », sorte de personnages mystérieux mais apparemment bien réels qui vident ceux qu'ils rencontrent de leur substance, de leur graisse et dont les victimes finissent par mourir. Les tremblements de terre et autres catastrophes naturelles leur sont systématiquement attribué. Lituma échappera à l'une d'elles, par l'entremise probable de ces divinités, faisant de lui un homme que cette montagne accepte comme l'un des siens !

    Et tout cela dans le contexte d'une histoire d'amour passionnée et un peu compliquée entre Mercedes qui fut jadis vendue comme une vulgaire marchandise et Tomasino. Après moult péripéties, elle reviendra vers lui, faisant le choix de cet homme que tout cependant éloignait d'elle. Lutima, de son côté, a avec les femmes, des relations qui tiennent du fantasmes et de l'éternelle attente, comme une recherche de la compagne idéale ! Il verra son avenir professionnel prendre un tour enfin favorable/

     

    Ce roman un peu policier se déroule dans le décor grandiose, dépaysant et dépouillé de cette Cordillère mystérieuse et envoutante.

     

    Ce n'est pas le premier roman de Llosa que je lis. J'avais déjà apprécié « L'éloge de la marâtre » (la Feuille Volante n° 279) qui se situe pourtant dans un tout autre registre. Comme souvent chez les écrivains sud-américains, j'ai retrouvé cet art du conteur que j'attends toujours de la part d'un romancier.

     

    *Prix Nobel de littérature 2010].

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

  • L'ELOGE DE LA MARATRE – Mario VARGAS LLOSA

     

    N°279 – Août 2007

     

    L'ELOGE DE LA MARATRE – Mario VARGAS LLOSA - Gallimard Editeur.

     

     

    Loin du registre qui a fait sa notoriété, l'auteur explore un univers familial particulier, celui, vu à la fois avec les yeux d'adultes et ceux d'un enfant, d'une femme, non seulement épouse mais aussi maîtresse, en ce qu'elle est la complice active des jeux de l'amour, mais surtout la belle-mère. Cette dernière emprunte son lien de parenté au mariage, c'est à dire qu'elle apparaît un peu par hasard dans la vie de gens qui n'ont rien fait pour la connaître. Elle est souvent l'intruse, le mauvais côté de l'image de la femme. Ici, il s'agit de la marâtre, terme un peu péjoratif qui désigne la deuxième femme du père, souvent plus jeune que lui, à la suite de cette détestable habitude qu'ont les hommes d'épouser, surtout en secondes noces, des femmes-enfants! Ils puisent en elles leur vitalité retrouvée, la volonté de combattre les affres de la vieillesse qui vient et parfois l'échec de leur premier mariage. Elle est porteuse de symboles mais aussi de promesses qu'elle ne doit pas décevoir. Pour l'enfant, dit « du premier lit »elle remplace la mère disparue ou partie, sans pour autant prendre sa place, bien au contraire. Il l'accueille souvent mal et s'engage entre eux un combat fait de subtils attaques ou d'affrontements violents peut-être parce que le complexe d'œdipe s'habille ici d'autres apparences, que chacun marque son territoire et tient à ses prérogatives parfois durement acquises...

     

    Mais le titre nous indique qu'il s'agit d'un éloge et donc que vont être battues en brèche les idées reçues que le sujet génère. Il s'agit d'une mise en perspective d'un trio, le père, Don Rigoberto, jouisseur-esthète et fort amoureux de Lucrecia, sa deuxième épouse, marâtre de son fils Alfonso. On pourrait croire qu'il va s'agir du théâtre d'une lutte entre ces trois personnages. D'ailleurs, l'auteur sollicite à la fois la culture et l'attention de son lecteur, par l'évocation qu'il fait de tableaux aussi différents que ceux de Jacob Jordeans, du Titien, de Fra Angélico ou de Fernando de Szyszlo. Les époques et les écoles s'y mélangent, comme le figuratif et l'abstrait. Vargas Llossa y livre sa lecture de ces œuvres où se retrouve toujours un trio, et, en filigranes, une histoire d'amour. Cet amour est à la fois chaste et jouisseur, emprunt de retenue ou de licence, humain et divin. Le corps de la femme y est alternativement montré et caché, mais aussi joliment évoqué avec des mots choisis. Un troisième personnage vient souvent s'immiscer dans le tableau, soit qu'il y est déjà et parle, soit qu'il en est le commentateur extérieur qui, à la manière du chœur antique traduit pour le lecteur-témoin les pensées de la femme ou se charge de débroussailler le subtils écheveau de ses désirs secrets oscillant entre lubricité et vertu parce qu' ainsi va la vie et que le plaisir procède de ces deux facettes.

     

    En même temps, la femme, prétexte aux désirs masculins est présentée alternativement comme objet mais aussi comme sujet de l'action amoureuse, à la fois passive et active. L'auteur nous rappelle, à travers ces fables écrotico-esthétiques, en réalité de longs poèmes, que l'amour n'est pas un acte bestial, voué à la seule procréation ou a l'assouvissement d'instincts animaux, la démarche, et ce qu'il en résulte est au contraire toute en nuances, faite de prolégomènes et de soins des apparences sans lesquels la séduction spontanée paraît impossible. En filigrane, je souhaite voir l'image de la mort, pendant de celle de l'amour et qui en est parfois la conséquence comme l'est paradoxalement la vie avec tous les fantasmes inhérents aux relations ambiguës hommes-femmes, mais aussi enfants-adultes.

     

    Je choisis de voir dans ce texte, non un éloge comme l'indique le titre mais une vengeance subtilement accomplie du beau-fils qui amène habillement sa marâtre à se compromettre et grâce à un écrit anodin, sorte de mise en abyme du livre de Vargas Llosa, à dénoncer l'adultère, à amener son père à se séparer de cette épouse infidèle ainsi démasquée, à le forcer peut-être à rester fidèle à son ancienne épouse, même si, pour cela, il doit perdre sa joie de vivre retrouvée et pénéter de plain-pied dans la mort. C'est probablement une manière de retrouver son père et peut-être aussi de le détruire, tant les relations entre les humains sont complexes, faites d'amour et de haine, de luttes et d'apaisements, de sincérité et de mensonge.

     

    © Hervé GAUTIER - Août 2007.

  • Lily et Braine – Christian Gailly

     

    N°465 - Octobre 2010

    Lily et Braine – Christian Gailly. Éditions du Minuit;

    Le quai d'une gare de campagne, en France, et comme toujours des gens qui arrivent, d'autres qui partent, d'autres encore qui attendent ou qui accompagnent...

    Louis est venue avec sa mère, Lily et avec sa chienne Lucie pour attendre Braine, son père qui revient d'un séjour en hôpital militaire après une longue campagne. Le lecteur supposera, mais bien plus tard, qu'il a été GI au Viet-Nam. Il a été gravement commotionné et après un coma prolongé ne reconnaît pas son fils. Seule la chienne lui fait fête... Les voies traversées, la gare quittée, on arrive en ville puis c'est le ciel, le soleil, la vitesse de la voiture qui le ramène chez lui et que conduit sa femme. Le voyage se fait en silence simplement parce que Braine ne parle plus depuis qu'il a participé aux combats. Il est maigre et affaibli, mais qu'importe, il est vivant et son beau-père, important concessionnaire automobile, lui a réservé une place dans son garage et un bel avenir pour lui et sa famille mais Lily ne le lui a pas encore dit.

     

    Puis les choses se précipitent. Braine rencontre par hasard Rose Braxton, une américaine jolie et énigmatique qui a racheté la boite de nuit de la ville et souhaite, parce qu'elle le connaît sans qu'on sache très bien comment, qu'il y reprenne son ancien métier de musicien. Lui ne se souvient pas d'elle, à cause de son coma sans doute? Pour cela elle reconstitue, avec l'aide d'Orlando, un individu un peu louche, l'ancienne formation de Jazz de Braine. Ce sont trois autres musiciens que la vie a séparés et qui finissent par se retrouver. Bizarrement son beau-père qui pourtant avait d'autres projets pour son gendre, soutient ce projet, allant même jusqu'à le financer.

     

    Le lecteur est le témoin de l'ancien parcours de Braine autant que de sa nouvelle vie avec Lily, sa femme qui est à nouveau enceinte. Cette dernière avait caché le bugle dont il jouait avant qu'il ne parte pour la guerre, mais on ne sait guère pourquoi. On sent aussi que Lily, pourtant amoureuse de son mari, sera mise à l'écart de cette nouvelle existence sans doute parce que celui-ci est un homme séduisant et que les femmes recherchent sa compagnie... On imagine aussi que c'est par son charme qu'il a su conquérir Lily mais on a du mal à imaginer qu'il a préféré la guerre à cette femme jolie et amoureuse, à cet enfant qui maintenant à trois ans et qu'il n'a peut-être pas vu naître, à cette vie établie et rangée!

     

    L'histoire se déroule jusqu'à la fin, avec de petits rebondissements qui n'apportent rien de marquant à l'intrigue et se termine d'une manière étonnante et inattendue.

     

    Cela part doucement au début, c'est même un peu mou, dans la forme comme dans le fond et j'ai eu du mal à me passionner pour cette histoire. Elle est racontée par un narrateur, ce qui lui confère une distance par rapport aux personnages. Il est un peu le témoin privilégie de ce parcours cahoteux de Braine, de son retour à la vie à travers le jazz... Le style est haché, sans recherche, pas vraiment agréable à lire, avec parfois des digressions bizarres.

     

    Tout est sans doute partie du cliché d'un marine américain prostré après une attaque, se tenant au canon de son fusil... Que l'auteur se le soit approprié pour en faire une œuvre de création est sans doute une bonne chose, qu'il choisisse de tisser un univers où le jazz est la toile de fond, soit ! Mais l'histoire dans tout cela... ?

    Elle m'a parue décevante et même peu crédible et il m'a fallu de la persévérance pour atteindre la fin.

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

     

  • Je l'aimais – Anna Gavalda.

     

    N°464 - Octobre 2010

    Je l'aimais – Anna Gavalda.

    Une histoire d'amour banale qui commence bien mais qui finit mal, par la fuite du mari Adrien, mais une fuite sans retour simplement parce qu'il n'aime plus sa femme Chloé, qu'il en aime une autre...

    Cette épouse avec ses deux filles, Marion et Lucie, se retrouve chez son beau-père, Pierre, tout aussi malheureux qu'elle de ce qui arrive. Il fait ce qu'il peut pour la consoler, pour amuser ses petites-filles mais on sent bien que le cœur n'y est pas? C'est vrai qu'il a toujours soutenu son fils et qu'il continue de le faire, parfois avec humour, parfois avec un certain détachement un peu feint, seulement pour sauver les apparences. Elle qui ne s'est jamais sentie très proche de cet homme n'oppose à cette situation que des larmes, se sent seule, « larguée »... Elle va devenir rapidement mauvaise, laide parce que c'est là une réaction quasi normale face à ce qui lui arrive. Dans cette maison étrangère elle est en transit et dehors il fait froid (l'été c'eût été sûrement un peu différent). Elle se dit qu'elle sort du piège du mariage (« Le piège c'est de penser qu'on a le droit d'être heureux ») et s'en veut de s'être laisser griser par tout ce qu'il a représenté pour elle et qui maintenant s'est effondré.

    La vie s'organise donc sans Adrien et Chloé, la narratrice, sent que tout peu à peu lui échappe et devient agressive face à ce beau-père désemparé (« J'étais la femme de ce garçon, vous savez, la femme, ce truc pratique qu'on emmène partout et qui sourit quand on l'embrasse ») et qui pourtant n'accable pas son fils.

    C'est que, profitant de cette cohabitation avec sa belle-fille, il va tenter quelque chose dans sa direction, lui avouer qu'il n'a pas été « le type bien » qu'il aurait voulu être ce qu'il paraissait sans doute. Toute sa vie il a été un patron tyrannique, un père absent, un époux en pointillés... Maintenant il se sent vieux et pense peut-être déjà à la mort! Cela ne semble pas fonctionner au début et Choé reste sur la défensive (« Je suis vieille. Je suis toute cabossée. Je sens que je vais devenir méfiante. Je vais regarder ma vie à travers un judas. Je n'ouvrirai pas la porte ») Puis, Pierre va souhaiter partager avec elle un secret qu'il gardé depuis tant d'années, timidement au début (« Toute ma vie est comme un poing serré »), plus plus précisément ensuite (« On parle toujours du chagrin de ceux qui restent mais as-tu déjà songé à celui de ceux qui partent »). Il finit par lui avouer «  je suis tombé amoureux comme on attrape une maladie , sans le vouloir, sans y croire , contre mon gré et sans pouvoir m'en défendre... et puis je l'ai perdue ». Rien là d'étonnant dans cette histoire, rien de bien original en somme mais il précise que bien qu'amoureux fou de cette Mathilde qui avait fait irruption dans sa vie, il a été lâche devant l'amour, refusant d'être heureux avec celle qu'il croit être la femme de sa vie, sans trop savoir si c'est à cause de son épouse, de ses enfants... Il la laisse partir pour une autre vie sans lui. Qu'en eut-il été s'il avait fait un autre choix? Les choses eussent-elles été différentes? L'usure du couple ne serait-elle pas manifesté avec son cortège de regrets et de remords? Autant de questions qui restent en suspens pour cet homme qui a préféré le confort d'un foyer au grand frisson des amours interdites...

    C'est un peu comme si ce père voulait racheter par son témoignage la fuite de son fils, l'expliquer peut-être, lui dire qu'Adrien avait été courageux là où lui avait été lâche... Mais cela ne fonctionne pas (on s'en serait douté ), Chloé reste avec son chagrin, la certitude d 'avoir été abandonnée pour une autre (« Être soi-même, ça veut dire planter sa femme et ses gosses ?») pour finalement éclater et refuser cette main gauchement tendue (« Partez maintenant. Laissez-moi. Je n'en peux plus de vos bons sentiments... Vous me gavez monsieur l'Ecorché Vif »).

     

    J'avoue que j'avais mal commencé avec Anna Gavalda (la feuille volante n° 463).

    Une histoire d'amour est toujours unique et l'écrivain par son style est un médiateur d'exception pour nous la faire partager. Cette fois j'ai goûté la couleur et même la douleur des mots. C'est à la fois simple et juste, colle parfaitement dans son dénuement à la situation.

    Je ne regrette cependant pas d'avoir persisté dans la lecture de cet auteur.

     

     

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part – Anna Gavalda.

     

    N°463 - Octobre 2010

    Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part – Anna Gavalda.

    Pour moi, cet auteur n'était qu'un nom et je n'avais rien lu d'elle. La nouvelle est un genre qui me plait bien et le titre a quelque chose de d'attirant, à la fois plein d'espoir et d'amour déçu, bref du quotidien, de l'humain, un livre qui parle sans prétention de chacun d'entre nous avec ses aspirations et ses échecs.

     

    Les douze nouvelles se succèdent et se déclinent sur le thème de l'amour déçu, contrarié ou hésitant. La première, une scène de drague ordinaire mais à St Germain des Prés quand même! Les autres sont de la même veine, celui qui attend, sinon le grand amour, à tout le moins la bonne fortune et un bon moment à passer. Pourquoi pas? Les autres ont ce petit côté déprimant de celui qui attend quelque chose ou quelqu'un et qui est frustré parce qu'il n'a pas de chance ou pas assez de culot? Il y a aussi cette histoire de viol qui tourne mal ou d'envie d'enfant insatisfaite, ces histoires ordinaires qui ne le sont pas forcément...On peut lire aussi cette solitude qui irrigue tellement nos sociétés pourtant pleines de médiatisation, qui fait en tout cas partie intégrante et définitive de la condition humaine... et le mal de vivre qu'elle sous-tend. L'opposition entre deux frères, même pour la « possession » d'une fille, l'usure du couple qui entraine le silence, l'indifférence ou la haine, le temps qui passe, la maladie, les regrets et les remords, les fantasmes tissés par les hommes à propos des femmes (les seins en sont souvent l'objet sous la plume de l'auteur), cela existe aussi et personnellement je trouve cela plutôt bien. Toutes ces choses appartiennent à la vraie vie. Après tout les thèmes préférés de la littérature sont toujours la vie, l'amour, la mort et on n'en veut pas à l'écrivain de les décliner à l'infini. Jusque là rien à dire, le fond me paraît plutôt bien traité par l'exemple et le lecteur aime se retrouver dans les préoccupation des personnages...

     

    J'avoue que j'ai quand même été un peu déçu par le style. Je m'attendais à mieux. Ce n'est pas mal écrit mais pas bien non plus. La manière de s'exprimer est celle de tous les jours à l'aune des aventures qui y sont racontées et qui appartiennent, elles aussi, au quotidien.

     

    Cela dit, qu'attend-on d'un écrivain, qu'il nous fasse rêver avec des histoires qui n'arrivent qu'aux autres ou qu'il nous parle de notre vécu? Souhaite-t-on qu'il contrebalance le factuel par l'imaginaire? Lui demande-t-on un dépaysement bien venu où qu'il évoque pour nous un train-train déprimant que nous souhaitons fuir précisément par la lecture d'un roman qui tisse pour nous la trame d'un rêve? Souhaite-t-on qu'il nous invite à réfléchir où qu'il nous endorme avec des histoires de midinettes? Qu'il le fasse dans un style populaire, brut et sans recherche où qu'il y mette des formes même si cela passe pour un exercice de style intellectuel qu'on a parfois du mal à comprendre? Souhaite-t-on trouver dans les livres que nous lisons notre langage ou l'usage correct de notre langue? L' écrivain doit-il prendre en compte l'évolution de la langue, l'employer à son tour comme le commun des mortels, comme Racan s'inspirait du langage des « crocheteurs du port aux foins » ou l'exercer dans un classicisme parfois désuet?

     

    C'est à chacun de voir, comme dit le comique. Cela dit, on peut violer la langue à condition de lui faire de beaux enfants. Je ne suis pas sûr que cela soit le cas ici. Pour moi qui ne suis qu'un simple lecteur sans aucune prétention je goûte peu ce style brut et ce que je demande à un écrivain c'est de servir correctement notre belle langue française par un usage fidèle et si possible poétique. Là, je ne l'ai guère rencontré et je suis resté un peu sur ma faim, surtout que le nom de l'auteur, sa renommée me laissaient espérer autre chose.

     

    Mais cela doit probablement tenir à moi!

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Cinq heures avec Mario – Miguel Delibes

     

    N°462 - Octobre 2010

    Cinq heures avec Mario – Miguel Delibes – Éditions de la découvertes.

    Mario Diez Collado, petit intellectuel de province et fervent humaniste, opposant au franquisme, intègre et désintéressé, vient de succomber à un infarctus à l'age de 49 ans. Carmen, sa veuve, procède à sa toilette funéraire, le veille, fait face à la traditionnelle mais douloureuse cérémonie des condoléances. A cette occasion incontournable, elle entend tous les truismes qu'on exprime d'ordinaire en pareilles circonstances. C'est un salmigondis d'hypocrisies, de regrets sincères, entre voyeurisme, désir de consolation, volonté de paraître fort et envie de se laisser aller. Une véritable épreuve!

     

    Quand tout ceci est terminé, Carmen s'installe aux côtés de Mario, en compagnie d'un exemplaire de sa Bible dont il a souligné certains passages et entreprend de régler ses comptes avec lui. Dès lors, tout ce qu'elle ne lui a pas dit de son vivant revient, entre refus d'acheter une voiture et écriture cachée de poèmes qui lui étaient destinés, son parcours un peu difficile d'écrivain incompris, son refus de s'installer confortablement dans une vie bourgeoise... Tout y passe et à travers les reproches que lui adresse, à la première personne, cette femme profondément catholique et à la mentalité de petit bourgeois, le lecteur découvre son véritable portait. C'est une dévote, engluée dans les valeurs de l'Espagne traditionnelle, puritaine et rigide, frustrée d'avoir été toute sa vie cantonnée aux tâches familiales et d'avoir dû vivre dans l'ombre de son mari. De même, à travers ses propos pleins de rancœurs et parfois de fantasmes, entre amour et mépris, apparaît la véritable figure de son époux, petit professeur idéaliste, dénué d'ambition mais épris de justice.

     

    A travers les propos acerbes et parfois mesquins de la jeune veuve on devine le gouffre qui séparaient les deux époux qui ne se ressemblaient pas. On sent que ses aveux couvaient depuis si longtemps qu'ils ne pouvaient pas ne pas être exprimés avant qu'on ne l'ensevelisse et ce d'autant qu'ils sont exprimés avec la Bible pour témoin. Il fallait qu'il soit présent physiquement pour qu'elle lui exprime une dernière fois tout ce qu'elle avait sur le cœur, tout ce que sa vie avait creusé en elle de désillusions et de remords dont il était, bien entendu, responsable. Au cours de cette nuit qui pour Mario annonce celle de l'ensevelissement, elle sent venir vers elle la solitude et le désespoir du veuvage qu'un traditionalisme exacerbé empêchera une nouvelle union avec un autre homme. Elle chérit peut-être encore cet époux mort, mais pendant les quelques heures de cette nuit qui précédera les obsèques elle refait à l'envers le parcours de ce couple dont la vie était vouée à l'échec mais un échec accepté, avec, malgré les apparences sa solitude, ses incompréhensions, les refuges de chacun pour échapper au quotidien. Peut-on dire que ce long monologue devant un mort est apaisant? Peut-être?

     

    Alors, portait d'une société espagnole engluée dans le franquisme, peut-être, celui d'une facette de la condition humaine sans doute aussi, et assurément la remise en cause de cette idée reçue que le mariage réunit deux êtres faits l'un pour l'autre. Ce livre écrit en 1966 est plein du traumatisme de la Guerre Civile qui déchira le pays et de la dictature qui suivit autant que que le désamour qui présida à la vie de ces deux êtres que tout opposait et pour lequel le divorce et l'adultère étaient impossible. C'est une sorte de roman d'amour à l'envers à travers ce monologue caricatural, une tentative de dépasser par l'écriture les dérives d'une société figée dans le conservatisme et l'immobilisme.

      

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com

     

  • Contes carnivores – Bernard Quiriny

     

    N°461 - Octobre 2010

    Contes carnivores – Bernard Quiriny – Le Seuil.

    L'architecture d'un recueil de nouvelles n'est pas chose facile. L'auteur est parfois tenté d'y mettre, sous un titre censé être révélateur, une somme de textes que lui seul considère comme y ayant leur place alors que le lecteur est en droit d'attendre de sa lecture une certaine unité tout au long de l'ouvrage.

     

    Qu'en est-il de ces « contes carnivores »? Ici, nous sommes dans le domaine du fantastique et ces 14 nouvelles aussi surréalistes que labyrinthiques, transportent le lecteur dans un ailleurs bien peu familier. On songe forcément à Edgar Poe, à Borges, mais ces parentés peuvent être artificielles. Jugez plutôt : une femme qui se laisse boire par son amant telle une orange, la vie d'un homme que compliquent les miroirs où se reflètent constamment le visages de ses nombreuses maîtresses, un prélat argentin dont le corps se dédouble, un peuple d'Amazonie dont le langage est incompréhensible par le commun des mortels ou une confrérie d'illuminés qui se veulent intellectuels et qui s'enthousiasment jusqu'à l'excès pour ... les marées noires, Je ne parle pas de ces tentatives musicales dont on a du mal à distinguer si elles sont géniales ou l'expression d'une imposture charlatanesque!

     

    On ne fait pas la lecture de nouvelles comme on lit un roman. L'histoire qui y est racontée est brève, parfois tronquée et décevante dans sa chute... Le parti-pris de l'auteur est ici bien marqué, il précipite son lecteur dans une autre dimension, dans un autre monde où tous les repères de celui qu'il vient de quitter momentanément n'existent plus. Il met l'accent sur l'absurde de la vie, met en perspective le quotidien avec une vision déjantée, irréelle, irrationnelle mais quand même attirante. Les gestes et les postures des personnages, les épisodes de leur vie aussi vont à l'encontre de la raison et piétinent la logique.

     

    Je voudrais m'arrêter aussi sur les personnages, pas seulement sur le narrateur qui apparaît tantôt comme un lamaneur, tantôt comme un critique musicale mais surtout ce Pierre Gould qui surgit d'une manière inattendue dans différentes nouvelles. Personnage énigmatique dont l'auteur nous dit qu'il est un chercheur belge, mais est-ce un double, un hétéronyme, un personnage voyageur qui apparaît et disparaît au gré de l'inspiration ou de la fantaisie de l'auteur?

     

    Ce livre est le premier que je lis de Bernard Quiriny, je ne peux donc réponse à cette question mais je note qu'il s'agit d'une démarche que j'affectionne particulièrement dans l'écriture de la fiction qui est la rencontre « réelle » de l'auteur avec l'un de ses personnages et des surprises qui en découlent. C'est à la fois mettre l'accent sur le côté fictif d'un récit mais aussi pointer du doigt le côté aberrant de de la vie, son aspect parfois irréel.

     

    Je l'ai déjà dit dans cette chronique, la préface fait aussi partie de l'œuvre, même si elle est le fait d'un autre, il convient de la lire attentivement, elle introduit le roman, l'éclaire parfois. Ici, cet Enrique Vilas-Matas, pourtant authentique écrivain espagnol mais dont je ne suis pas bien sûr qu'il n'ai pas quelque parenté avec Quiriny, tient des propos intéressants avec son projet de rédaction d' un « catalogue d'absents » et peut-être plus encore avec son projet d'écrire une « histoire générale du vide ». C'est bien cette impression que je ressens à la lecture de ces nouvelles, cette vacuité que pour moi et à chaque fois tisse le fantastique. C'est d'autant plus intéressant que le préfacier espagnol confesse son angoisse de devoir écrire un texte sur le vide, qu'il ne peut imaginer cette histoire si courte qu'avant même de la débuter, elle était déjà terminée! Il confie sa paresse pour justifier cette absence d'écriture mais à mes yeux c'est d'une impossibilité définitive dont il s'agit puisque cette histoire serait elle-même un vide!

    Je vois dans ce court chapitre une illustration pertinente de ce recueil de nouvelles.

     

     

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  • Le contraire de un – Erri de Luca

     

    N°460 - Octobre 2010

    Le contraire de un – Erri de Luca – Gallimard.

    Le titre de ce recueil de nouvelles est à la fois énigmatique et évident ainsi que le note la 4° de couverture « Deux n'est pas le double de un, de sa solitude. ».

    Un recueil comporte toujours une unité que recherche inconsciemment le lecteur. Ici, il présente deux parties et singulièrement c'est la deuxième, intitulée « Les coups des sens » et qui est la reprise d'un recueil publié quelques années plus tôt, où se justifie le plus ce titre. Ces courts textes qui évoquent effectivement les cinq sens sont, selon l'auteur, destinés à défaire «  le temps de quelques pages le nœud lâche et le nœud serré des récits sur l'aventure du deux, le contraire de un ». Ils se réfèrent principalement à des souvenirs de son enfance napolitaine, solitaire sans doute. Il confesse «  Je suis d'un siècle et d'une mer mineurs. Je suis né en leur milieu, à Naples en 1950 ». Plus loin de Luca confie à son lecteur «  Il a bien dû exister pour moi une heure où j'ai connu de quoi était fait l'envers des solitudes, le contraire de un » ou bien encore «  nous sommes deux, le contraire de un et de sa solitude suffisante ». Le ton est donc donné.

     

    Le recueil s'ouvre sur un poème à Mamm'Emilia (sa mère?). Il se poursuit par des textes où il est possible de lire la trace de son expérience militante, entre charges de police, gaz lacrymogènes et manifestations révolutionnaires, mais rapidement cette impression se dissipe et laisse place à une vision du monde différente, plus intime bien que fugace, comme en filigranes : « La jeune fille à la jupe bleue s'éloigna ce jour-là et qui sait qui a mérité de l'avoir entre ses bras ». Vient un autre texte, celui qui met en scène une femme qui attend son assassin sans le connaître qui aspire à la mort mais rejoint la vie grâce à une rencontre de hasard. Les femmes (ou les jeunes filles) comptent beaucoup dans l'œuvre de de Luca, elles accompagnent souvent un parcours intime d'adolescent puis plus tard d'adulte, parce qu'elles sont l'objet de fantasmes, soit parce qu'il en tombe amoureux et qu'elles font un petit bout de chemin avec lui, soit parce qu'elles sont une sorte d'ombre dans sa vie qu'elles ne font que traverser. Que se soit durablement ou non, elles suspendent pour lui le temps et font échec à sa solitude, sont effectivement le contraire de un.

     

    Ce sont des impressions d'enfance et d'adolescence napolitaines, pas vraiment tristes mais empruntes d'une certaine mélancolie. Les phobies ne sont pas absentes non plus (la mort, le noir, l'enfermement, l'étouffement, la peur de l'avenir...) qui sont des variantes de la solitude. Cette impression est prégnante tout au long de ces nouvelles et même lorsque qu'une équipe se forme, il revient toujours à ce concept de l'unique (« la moindre cordée de deux, même si elle s'entend bien, en a toujours un qui encaisse moins bien la retraite, qui voudrait risquer un peu plus » ). Plus tard, c'est sans doute en réaction contre cette enfance solitaire qu'il s'engagera dans des actions collective où l'individu certes agit conformément à un idéal individuel, mais le fait à l'intérieur d'un groupe.

     

    Je ne peux passer sous silence la poésie qui s'attache à l'étrange attraction des mots (« J'observais plutôt la querelle des couleurs sur le marché de la palette qui avait un trou pour le pouce et le sien trempait dans la sauce de l'arc en ciel »).

     

    l'hypothétique lecteur de cette chronique se sera sans doute rendu compte de l'intérêt que je porte à l'œuvre d'Erri de Luca non seulement par la qualité de son écriture simple et authentique (qu'une traduction fidèle ne trahit pas) mais aussi à cause de son engagement politique, militant et humanitaire sans concession.

     

    Chacun de ses livres est en tout cas pour moi un bon moment de lecture.

     

     

     

    © Hervé GAUTIER – Octobre 2010.http://hervegautier.e-monsite.com