la feuille volante

Articles de hervegautier

  • olivier

    N°1666 - Août 2022

     

    Olivier – Jérôme Garcin- Gallimard.

     

    Dans nos sociétés occidentales, on vit comme si la mort n’existait pas, en en repoussant l’idée pour plus tard, en évitant de trop y penser. Elle fait partie de la vie, en est simplement la fin comme la naissance en est le début. Quand elle intervient dans nos vies, sans le moindre préavis, à la suite de la perte prématurée d’un être cher, parent ou enfant, la réalité s’impose à nous dans toute sa cruauté. On peut l’accepter quand le cours des choses est normal, mais quand il est bousculé et même inversé, cela fait de ceux qui restent des êtres à part, en quelque sorte en dehors de temps. Jérôme Garcin évoque la mort accidentelle de son frère jumeau à la veille de ses six ans et la fuite criminelle de l’automobiliste responsable.

    L’auteur confie qu’il a toujours eu du mal à parler de ce frère jumeau, de son accident mortel, de son absence, du deuil. Il précise qu’à ses yeux, écrire sert à exprimer ce que les paroles ne peuvent décrire, que la page blanche, dans le silence et la solitude, est la meilleurs confidente. Il pense même qu’il ne serait peut-être pas devenu écrivain s’il n’y avait eu ce bouleversement dans sa vie à cause de l’exorcisme des mots, parle de sa gémellité, du manque de ce frère qui, plus qu’un autre, était une partie de lui-même, de cette nécessité d’écrire pour lutter contre sa mort, l’oubli et de l’inextinguible tristesse qui se doubla pour lui, quelques années plus tard, de la mort prématurée de son père. Il évoque les mots qui sommeillaient en lui depuis longtemps et qui ont enfin réussi à sortir. Il a, en effet cinquante trois ans quand il réussit à s’exprimer sur ce sujet, comme une lettre dont il aurait longtemps ajourné la rédaction. Cela fit de lui un vivant au milieu de deux fantômes. Il recherche dans la littérature et l’équitation un remède à sa souffrance. J’y vois surtout une forme de solitude, d’impuissance à vivre normalement, autrement que dans une sorte de monde à la fois virtuel et torturé par la certitude de n’être pas comme les autres à cause du malheur injustifié qui vous frappe. Il y eut le repli sur soi, la recherche personnelle dans les textes littéraires ou scientifiques consacrés à la gémellité, le mutisme que la rencontre d’Anne-Marie Philippe qui allait devenir son épouse et la mère de ses enfants, a brisé. Je me dis que la douleur d’avoir perdu son jumeau a en quelque sorte été contrebalancée par cette rencontre et elle a gommé par sa seule présence et son vécu, le vide laissé par Olivier. Jérôme Garcin a eu la chance unique de croiser son double, son complément, son sauveur et l’hommage qu’il lui rend est bref mais émouvant.

     

    Je lis avec plaisir Jérôme Garcin depuis longtemps parce que c’est un bon écrivain, que j’aime son style qui honore notre si belle langue française, son érudition, parfois un peu trop marquée, autant que sa démarche de tirer de l’oubli des êtres d’exception qui n‘ont pas toujours eu la consécration méritée. Je connaissais l’existence de ce récit mais j’en ai longtemps différé la lecture, peut-être parce que je redoutais de n’y pas trouver ce que j’y cherchais, sans d’ailleurs trop savoir quoi, quelque chose comme de l’apaisement ou peut-être une forme de complicité dans la souffrance, compte tenu du thème choisi. A tort peut-être, j’avais chargé cette lecture nécessairement attentive d’une fonction particulière qui me tenait à cœur. Le livre refermé, je ne suis pas sûr que ma quête ait été satisfaite non à cause de l’auteur qui déroule son histoire personnelle dans cette langue si fluide que la lire est pour moi toujours un plaisir, mais peut-être simplement à cause de moi parce que notre parcours est unique, comme notre peine. J’en retiens une sorte d’impression bizarre que ce livre en principe dédié à Olivier dévie parfois en une sorte de monologue d’outre-tombe évoquant seulement Jérôme.

    Une histoire aussi intimement émouvante ne peut que générer qu’une réaction personnelle, parfois surprenante et bien souvent illogique pour le commun des mortels. On peut tenter d’en combattre les effets dévastateurs en cultivant les souvenirs, l’amitié, la pratique de la religion… Jérôme Garcin qui est écrivain a sans doute, grâce à cette évocation, tenté d’ exorciser cette peine (y parvient-on jamais et même le temps ne fait rien à l’affaire) mais cette démarche d’écriture, au demeurant parfaitement respectable et de nature probablement à aider des lecteurs, me laisse quelque peu dubitatif. Je ne suis pas sûr que les mots soient à ce point apaisants, que l’écriture soit vraiment cet exutoire dont on nous parle si souvent. Ils ont peut-être un rôle libérateur dans l’immédiat mais à long terme j’en doute. Un écrivain puise dans sa propre vie, faite comme pour chacun d’épreuves et de joies, l’essence même de son œuvre, mais je me suis demandé si l’écriture a toujours ce pouvoir cathartique face à une place définitivement vide.

  • Le fil de l'horizon

    N°1664 - Août 2022

     

    Le fil de l’horizon – Antonio Tabucchi – Christian Bourgois Éditeur.

     

    Spino travaille à la morgue d’une ville portuaire italienne. Il passe donc une grande partie de son temps avec des cadavres autopsiés, vivant parmi les morts. Il tente d’apprivoiser cette ambiance morbide en donnant à ses clients des noms d’acteurs de cinéma ou de personnages et partage sa vie avec Sarah qui rêve de voyages. Cette cohabitation l’invite à la réflexion sur le passage de la vie à la mort mais le personnage de Sarah reste en filigrane dans ce texte . Or il se trouve qu’en ville un jeune inconnu vient d’être assassiné mais le mystère autour de cette mort est si grand que Spino se croit obligé d’enquêter à titre personnel, cela à cause peut-être de sa solitude et aussi peut-être parce que cet inconnu n’intéresse personne. La police se perd en conjectures mais lui veut en savoir plus sur lui surtout pour des raisons philosophiques tenant au destin, à la nécessité de ne pas mourir dans l’anonymat ce qui, à ses yeux, est pire que la mort.

    Il se lance dans des investigations incertaines qui le promènent au rythme du hasard dans des contrées assez étranges à partir d’objets comme une photo ou une veste ayant appartenu au mort, où l’identité de cet homme se dérobe et il finit par oublier ce qu’il cherche. C’est une sorte de quête labyrinthique dont l’épilogue semble s’éloigner de lui au fur et à mesure qu’il avance dans ses recherches. C’est aussi mystérieux qu’un texte de Borges. En réalité Spino qui se transforme en détective privé bénévole cherche quelque chose qui n’existe pas et ses investigations finissent par dérailler, ce mort reste inconnu et c’est finalement sur lui-même qu’il enquête. Il y a un peu de ce « jeu de l’envers » pour reprendre le titre d’un autre roman de l’auteur, dans la mesure où, dans cette quête, il est à la recherche de lui-même et l’épilogue dans sa dimension de mort pourrait bien signifier le but si recherché et enfin atteint par lui, la référence à Hécube qui selon la tradition se jette à la mer, étant significative. Il mène son enquête dans des endroits improbables où la logique semble être oubliée, un peu comme s’il était dans un monde parallèle, se perd dans des détails au point qu’on a l’impression, peut-être fausse, qu’il en oublie sa véritable mission.

    A propos de Spino qui n’est qu’un parfait quidam, un solitaire, je n’ai pu lire ce texte sans penser à Fernando Pessoa dont Tabucchi était non seulement le traducteur mais aussi l’admirateur. Comme lui Spino pourrait dire qu’il n’est rien, qu’il ne sera jamais rien mais porte sûrement en lui tous les rêves du monde. La police hésite beaucoup sur l’identité et les activités du mort et finit par lâcher un nom possible- « Nobody »- qui ressemble aussi à Spino) Comme lui peut-être Tabucchi prenait-il le relais de Pessoa dans la mesure où l’écrivain recherche lui aussi quelque chose, le fait d’écrire, de tracer des mots sur la feuille blanche, de les faire vivre, de planter un décor trompeur, de dérouler pour son lecteur une histoire qui n’a peut-être jamais existé, de se laisser porter par les personnages qui peu à peu conquièrent leur liberté d’exister et que l’épilogue peut être parfaitement différent de celui qu’il avait imaginé, est aussi une quête intime, nourrie peut-être par cette « saudade » qui fait tellement partie de l’âme lusitanienne. L’écriture est à la fois un miracle et une subtile alchimie et ce qui en résulte est parfois une découverte pour l’auteur et une sorte de mystère, un peu comme cette ligne qu’on appelle l’horizon et qui, plus on avance plus elle nous échappe et que ce mouvement ne s’arrêtera jamais. C’est peut-être aussi le sens de cette référence érudite à Spinoza, dont Spino est le diminutif ?

     

     

     

  • Le temps d'un soupir

    N°1664 - Août 2022

     

    Le temps d’un soupir – Anne Philipe – Juillard.

     

    Je viens de lire « Le dernier hiver du Cid », un émouvant hommage de Jérôme Garcin à Gérard Philipe (1922- 1959).

    La lecture de ce témoignage, celui d’Anne, son épouse, s’est imposé de lui-même. Ce livre, publié en 1963, quelques années après cette disparition qui étonna le monde entier parce qu’elle frappait un homme jeune beau et plein d’un bel avenir, est une longue méditation sur l’amour, le bonheur et la mort servie par une écriture sobre . Le texte évoque brièvement sa vie à elle, les souvenirs qu’ils avaient en commun et avec leurs enfants mais surtout abandonne à la page blanche devenue confidente les derniers jours de son mari, entre douleurs, les fols espoirs de survie, le retour à la maison, les rues de Paris, les projets incertains pour un avenir lointain. Elle y exprime sa volonté de le voir revivre mais face à la souffrance insupportable et à la fin inévitable, souhaite sa mort, se laisse aller à supplier les médecins de laisser partir la vie, et se heurte à un refus … Elle va donc devoir, face à une mort annoncée, endosser ce rôle de mensonge en lui cachant son état et devenir cette comédienne tragique face à cet immense comédien,  malgré la trahison du miroir, les vêtements soudain devenus trop grands, malgré les jours gagnés sur la vie dont on égrène le triste décompte ! Elle se prépare à affronter le malheur comme jadis elle vivait le bonheur avec lui, joue pour lui la comédie de la vie alors que la mort est en embuscade, se force à s’habituer à la solitude.

    Désormais sa place est vide et elle évoque le quotidien, les folies et les phobies, les souvenir faits de mer, de soleil et du chant des cigales qui ont émaillé leur vie commune mais maintenant qu’il a quitté ce monde, qu’il n’est plus pour elle qu’une ombre vivante , à la fois douce et floue,  elle vit toujours avec lui. C’est comme s’il devait surgir de la foule, dire que tout cela, la souffrance et surtout la mort n’ont pas existé, que tout cela n’a été qu’un rôle, qu’un mauvais rêve et qu’il faut se réveiller. Les pensées se bousculent dans sa tête et elle repense sans doute à ce vers de Paul Eluard « Nous ne vieillirons pas ensemble, voici le jour en trop, le temps déborde... ».

    Il y aura les hommages officiels venus du monde entier, ceux de la profession pour laquelle il s’est tant battu, celui de la « culture » mais c’est dans de petit cimetière de Ramatuelle qu’il repose, après trente six ans d’une courte vie, revêtu de ce costume du Cid qu’il incarna, accompagné par tous les habitants du village, comme on dit adieu à un ami, à un parent...

    Des mots écrits à la main puis imprimés dans un livre, seize courts chapitres, la présence de leurs enfants, des gestes dérisoires et répétés, des comportements artificiels et de circonstance pour exorciser la douleur et l’absence, comme la veuve du poète Paul Baudenon, Claire, qui signait ses lettres de son prénom et de celui de son mari alors que ce dernier était mort depuis des années, ou cette femme anonyme qui après le décès de son cher époux, mettait chaque jour son couvert... C’est un baume bien fragile face à la fatalité et à la mort qui est notre lot à tous.

    Elle lui survivra jusqu’en 1990, ne le rejoindra dans le néant qu’à l’âge de 72 ans après avoir passé le reste de sa vie à honorer sa mémoire, à faire survivre cette image définitive de l’éternel jeune homme qui s’est inscrite dans la mémoire collective. L’écriture l’y aida sans doute parce qu’elle a cet extraordinaire pouvoir cathartique et l’ombre de cet homme ne la quitta jamais.

     

     

     

     

  • Le dernier hiver du Cid

    N°1663 - Août 2022

     

    Le dernier hiver du Cid – Jérôme Garcin – Gallimard.

     

    Il y avait eu « Le temps d’un soupir » l’émouvant hommage d’Anne à son époux, Gérard Philipe (1922- 1959)

    Nous avons tous encore en mémoire le visage de cet homme jeune et engagé aux côtés des comédiens et des plus défavorisés, infatigable acteur à la beauté quasi juvénile, prêtant pour les enfants sa voix envoûtante au merveilleux conte d’Antoine de Saint-Exupéry, enterré dans le costume de Don Rodrigue, le Cid de Corneille, qu’il incarna (« la mort a frappé haut » dira simplement Jean Vilar), comme un dernier pied de nez à la camarde qui ne lui enleva que la vie mais pas l’image gravée sur la pellicule, pas la trace de son passage si bref sur terre de trente six ans qui inspira des poètes et symbolisa cette envie de vivre après les atrocités de la guerre. Gérard Philipe reste dans nos mémoires, surtout celles des gens de ma génération, non comme un simple nom sur une plaque de rue, mais comme la trace indélébile de la jeunesse et de la beauté que la vieillesse avec ses rides, ses déformations et ses douleurs, n’altérera jamais, un visage qu’il est impossible de ne pas reconnaître.

    Jérôme Garcin a déjà, avec talent, fait revivre nombre de personnages inconnus du public ou oubliés par le temps, il était donc naturel qu’il rendît hommage, avec la sensibilité qu’on lui connaît, à ce merveilleux acteur mondialement connu dont, bien plus tard, il épousa la fille. C’est un beau témoignage, à la fois émouvant et poétique qui retrace également le parcours personnel d’Anne qui accompagna la carrière de son mari dont il énumère les succès, les écueils, les échecs, les critiques qu’il essuya, les convictions politiques, évoque sa mère et même son père qu’il aimait malgré leurs divergences, parle de son besoin de vie de famille avec ses enfants...

    Son parcours est indissociable du Théâtre National Populaire de Jean Vilar où il milita comme simple comédien, choisissant d’oublier sa notoriété, ce qui dit assez non seulement son amour de la scène mais aussi son désir de vulgariser cet art, de le partager avec les plus défavorisés, c’est à dire avec ceux qui, pour un tas de raisons, n’y ont pas naturellement accès. Ce désir de vulgarisation me rappelle, toutes choses égales par ailleurs, l’expérience menée par Frederico Garcia Lorca en Espagne avec sa troupe « La barraca » en 1931. Son action se limitera pas seulement là et il luttera pour reconnaissance du travail des acteurs et des intermittents du spectacle. A son enterrement, pas d’officiels, seulement quelques amis et surtout tous les habitants du village de Ramatuelle qui accompagnaient ainsi un ami, un parent ...

    Jérôme Garcin relate avec émotion et pudeur ce qu’ont été les derniers jours de l’acteur , le courage d’Anne, sa décision de taire son état à son mari, celui aussi d’être cette tragique comédienne face à cet immense comédien, souligne l’ironie du destin qui avait sollicité la notoriété de Gérard pour participer à une campagne nationale contre le cancer, ce mal qui pourtant allait l’emporter. Il évoque sa vie désormais entre douleurs, silences, espoirs fous de survie, soulève des hypothèses qui pourraient influer sur le cours des choses et auxquelles malgré tout on voudrait croire, en se gardant bien cependant de faire parler un mort, respectant ainsi sa mémoire. Même si on ne l’a pas connu personnellement ou simplement croisé, comme c’est le cas de beaucoup d’entre nous, il reste dans la mémoire collective comme un mythe qui ne mourra jamais, comme James Dean ou Maryline Monroe qui vécurent intensément parce qu’ils savaient, inconsciemment peut-être, que le temps leur était compté. Non seulement il incarna son époque dans son appétit de vivre, mais aussi il n’a pas heureusement eu le temps de connaître l’usure des choses, les rides qui ravagent le visage, les modes qui changent, les goûts du public qui se modifient, la nouvelle génération qui chasse et conteste l’ancienne, l’oubli qu’un acteur plus qu’un autre être, redoute... Que serait devenue cette image si les choses ordinaires de la vie l’avaient altérée ? Au moment où nos sociétés vieillissent, où les hommes souhaitent durer longtemps pour profiter de cette vie qui est un bien unique, mourir jeune est une injustice, la marque d’un destin cruel, surtout si la mort interrompt une belle carrière comme ce fut son cas. Mourir ainsi c’est aussi et malgré soi, nourrir sa propre légende, pourtant, malgré la révolte et le chagrin, cette disparition l’a consacré, alors qu’il était au sommet de son art et qu’il se projetait dans l’avenir.

    Sa mort a été tellement brutale qu’on a fait semblant de croire qu’il était parti pour un temps, qu’il était « passé dans la pièce à coté », qu’il allait surgir à nouveau avec son sourire éternel. Nous avons beau nous répéter que la mort n’est rien que la fin de notre parcours terrestre, nous sommes tous mortels et la grande faucheuse choisit ses victimes avec sa logique illogique qui fait durer des vies au-delà du raisonnable et en supprime d’autres, gourmandes d’avenir. J’ai eu beaucoup de mal à refermer ce livre.

     

    Il avait ce côté à la fois fragile et aristocrate de l’acteur qui, sur scène donne, par son talent, la vie à des personnages, il avait prêté sa voix au « Petit Prince » je veux retenir ces mots simples d’une chanson qui lui est dédiée et qui lui vont si bien

    « Il était un prince en Avignon, sans royaume ni château ni donjon, las-bas au fond de la province, il était un prince... »

     

  • La vie tumultueuse du Gréco

    N°1662 - Août 2022

     

    La vie tumultueuse du Gréco – Donald Braider – Presses de la cité.

    Traduit de l'américain par Marie Alyx Revellat.

     

    Quand on évoque le Gréco (1541-1614), de son vrai nom Domenikos Theotoko, on songe presque automatiquement à ses tableaux très colorés, à son possible astigmatisme en raison de la forme allongée de ses personnages et à son côté mystique à cause de l'inspiration religieuse de nombre de ses tableaux.

     

    Fils d'un important marchand crétois, il était destiné à prendre la suite de son père, mais se signala très tôt par son talent de peintre d'icônes. Il était donc de confession orthodoxe. La Crête étant à cette époque une possession de la Sérénissime catholique, il s'y rendit et fut bouleversé par la beauté picturale des églises romaines et plus précisément par les œuvres du Titien qui le prit dans son atelier vénitien. Là réside peut être le secret de sa conversion? Le cardinal Farnèse l’accueille à Rome où il rencontra également Le Titoret, mais c'est l'Espagne de Philippe II, torturée par l’Église et par l'Inquisition qui va le consacrer. Sa révolte contre les épreuves que la vie lui a envoyées et son séjour dans l'austère et très chrétienne ville de Tolède vont faire de lui un peintre très soucieux de faire reconnaître sa peinture mais aussi un mystique qui va se consacrer aux sujets religieux et aux portraits d'aristocrates et d'ecclésiastiques, donnant un nouveau mais déterminant sens à son talent.

     

    Le style du livre est très journalistique puisque c'était le métier de Donald Braider, bien documenté sur le plan historique même si je ne m'imaginais pas un jeune homme venu d"une lointaine province vassale de Venise, puisse s'adresser de cette manière à un maître de la peinture dont il souhaite être l'élève. J'ai été passionné par la vie de ce peintre, certes illuminée par le succès mais aussi assombrie par la mort de ceux qui l'entouraient et qu'il aimait. C'est une bonne approche de cet artiste majeur, en revanche, le livre refermé, je n'ai pas bien saisi le côté "tumultueux" de cette vie, à part peut-être sa mutation intérieure vers la religion comme refuge et qui a influencé son art contre l'adversité. J'aurais sans doute préféré la traduction du titre original, "Colors from a Light Within"( Couleurs d'une lumière intérieure") qui me parait plus évocatrice et sans doute mieux appropriée. Ce peintre me laisse davantage l'impression d'un mystique, un témoin de son temps, un homme torturé par une vie intérieure, bouleversé par l'intolérance de l'Espagne et qui a dû se battre pour s'imposer.

     

     

     

     

  • Le jeu de l'envers

    N°1661- Août 2022

     

    Le jeu de l’envers - Antonio Tabucchi – Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Lise Chapuis.

     

    Il s’agit de onze nouvelles dont la première d’entre elles donne son titre au recueil.

    L’auteur dans une note préliminaire confesse son interrogation à propos de la naissance des livres qu’il écrit où l’imaginaire, l’autobiographie et les histoires racontées par d’autres se conjuguent pour donner un texte dont l’originalité résulte de sa façon personnelle de l’écrire. Il précise aussi que si les choses ainsi décrites par ses soins portent indubitablement sa marque, c’est à dire sa culture, ses connaissances, son talent, elles pourraient parfaitement être différentes, c’est à dire être à l’envers de ce qu’on lit, comme sont le verlans, les anagrammes ou des palindromes par rapport aux mots, l’envers de la médaille par rapport à l’avers, les jeux de mots si prisés des enfants, en un mot une autre facette des choses, Cette prise de conscience fut pour lui une découverte troublante, une peur aussi en ce sens qu’il ne s’expliquait pas comment pouvait exister une histoire racontée par lui avec un épilogue prévu à l’avance et que le résultat de cette dernière puisse être différent une fois le travail achevé. Un texte original est le reflet de l’âme de celui qui l’écrit au moment où il le fait, mais pourrait parfaitement être différent à un autre moment et ce malgré toutes les esquisses et les corrections inévitables. C’est le privilège de l’auteur que de s’inventer volontairement une autre vie que la sienne et de la faire exister le temps d’un récit. Il m‘a toujours semblé en effet que l’écriture est une subtile alchimie qui permet de modifier les choses en fonction du moment de leur création, mais aussi que les décors, les circonstances, les personnages, peuvent également entraîner l’écrivain sur un terrain inconnu de lui au départ mais qui l’étonnent, s’imposent finalement à lui sans qu’il y puisse rien et génèrent une peur sourde et révélatrice qu’il veut pourtant combattre parce qu’elle vit dans les mots ainsi confiés à la feuille blanche. Que cette première nouvelle ait, comme il le dit lui-même, des résonances autobiographiques n’est pas étonnant, ce pourrait-il d’ailleurs qu’il en fût autrement puisqu’elle vaut sûrement pour tout ce qu’il a écrit (Ce texte paraît être écrit en 1978 alors que son auteur a trente cinq ans). Qu’il le précise et l’illustre à propos de ce texte dit assez l’ importance pour lui et cette prise de conscience qu’il lie d’ailleurs à la mort de son amie, marque un jalon dans sa créativité. Qu’il ait été passionné par l’œuvre de Fernando Pessoa qui créa et fit vivre de nombreux hétéronymes, me paraît aller dans le même sens.

    Les autres nouvelles de ce recueil sont l’illustration de ce concept comme le sont d’ailleurs toutes les œuvres d’art qui ne sont pas seulement de simples représentations mais le reflet de l’âme de leur auteur à un moment précis. Elles sont soit le fruit de l’inspiration personnelle, ce qui est aussi un sujet d‘étude intéressant, soit l’écho de ce qu’il a entendu ou lu mais cette certitude que l’épilogue qu’il choisit d’écrire puisse être fondamentalement différent de celui qu’il imaginait au départ est également à mes yeux un sujet de réflexion.

    Tabucchi est un écrivain intéressant notamment dans son parcours. Italien d’origine, on l’imagine jovial mais il a adopté le Portugal comme seconde patrie et sans doute aussi l’âme portugaise caractérisée par la saudade, cette mélancolie liée à ce pays et à ses habitants. De ses nouvelles, et particulièrement celle intitulée « Petit Gatsby », il ressort une sorte d’ambiance un peu amère, emprunte de tristesse et de solitude, comme sa vie sans doute.

     

  • Terra alta

    N°1655- Juillet 2022

     

    Terra Alta – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujičič et Karine Louesdon.

     

    Dans une petite ville de Catalogne, Gendesa, capitale de la Terra Alta, un meurtre atroce vient d’être commis, le massacre avec tortures et mutilations d’un vieux couple de riches industriels dans une villa isolée, les Adell. Lui, malgré ses quatre vingt dix ans dirige encore une importante cartonnerie, des riches dans une région pauvre. Pourtant l’affaire se présente plutôt mal sans indices ni traces d’effraction, même s’il apparaît que, malgré son catholicisme militant, ce patron parti de rien, sorte de potentat arriviste exploitait ses ouvriers et suscitait des envieux. Ce n’était pas cependant une raison suffisante pour le tuer. On pense même à un meurtre rituel à cause de leur appartenance à l’Opus Dei. L’enquête vite classée ne tient que grâce à l’entêtement de Melchor Marín. C’est en effet lui qui, muté temporairement dans cette région éloignée de Barcelone pour sa sécurité, va être chargé de l’enquête. C’est surtout l’occasion de faire connaissance avec lui. Fils sans père d’une prostituée, il a grandi dans les bas-fonds de Barcelone et la pègre qu’il a très vite fréquentée l’a amené en prison où la nouvelle de l’assassinat sordide de sa mère et la lecture des « Misérables » ont fait de lui un révolté et l’ont déterminé à faire des études pour devenir… policier, ne serait-ce que pour découvrir son vrai père mais surtout pour découvrir les assassins de sa mère, un justicier obsédé par les injustices de ce monde, un homme tiraillé entre les figures emblématiques hugoliennes de Valjean et de Javer ! Malheureusement pour lui, il va s’apercevoir que la recherche effrénée de la justice peut mener aux pires injustices et que, sur cette terre catalane, le souvenir de la Guerre Civile espagnole n’est pas éteint.

    Sa mutation dans cette région isolée où d’ordinaire il ne passe rien va certes être pour lui l’occasion de se ranger en rencontrant Olga sous l’égide des livres, en l’épousant et en lui faisant un enfant, mais cette affaire de meurtre va bouleverser durablement sa vie et son séjour ici

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    Roman original, qui n’est pas sans soulever des questions philosophiques, morales et de conscience, agréablement écrit (traduit?) et qui ménage le suspense jusqu’au bout en associant cette fiction à l’Histoire du pays. Je l’ai lu passionnément et sans désemparer avec le souvenir tragique de cette Guerre Civile qui ensanglanta l’Espagne de 1936 à 1939, des assassinats sommaires pratiqués des deux côtés et de celui des Républicains et des brigades internationales sur le rythme entraînant de « Viva la quinta brigada », chant emblématique de ces volontaires qui luttèrent vainement pour liberté et contre le fascisme.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • A petites foulées

    N°1659- Juillet 2022

     

    A petites foulées – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Mario Rota est un jeune universitaire italien assez médiocre, divorcé, solitaire, un peu sauvage, en poste dans une université américaine. Sa vie tient beaucoup de la routine, des cours qu’il dispense sans grande conviction, de sages soirées entre collègues qui lui ressemblent et de vagues pensées érotiques pour une jeune femme dont il dirige la thèse. Rien de bien folichon donc. Il n’est pas vraiment chanceux avec les femmes, pas « donnaiollo » comme disent si joliment nos amis italiens et son seul exercice physique consiste en un jogging dominical, mais il s’est récemment foulé une cheville lors de cette séance. Pour banal et temporaire qu’il soit cet épisode et surtout la semaine qui va suivre, vont prendre une importance énorme dans sa vie. A l’université, il s’aperçoit que les choses changent pour lui, mais surtout que tout est contre lui, les femmes qui l’entourent se désintéressent de lui, on réduit ses heures de cours et donc son salaire, on lui affecte un bureau beaucoup moins confortable et un nouveau professeur plus prestigieux arrive qui lui fait de la concurrence sur tous les plans, bref on le pousse dehors parce qu’il est indifférent à tout et que sa médiocrité professionnelle va à l’encontre de la volonté d’améliorer le niveau du département de linguistique où il travaille, à commencer par celui des professeurs. Il s’enfonce petit à petit dans cette atmosphère où il se sent l’objet d’une persécution qui ressemble à une descente aux enfers.

    Ce court roman, un de ses premiers livres, est bien antérieur aux « Soldats de Salamine » qui a fait la notoriété de son auteur. J’aime bien lire Javier Cerca depuis que je connais ses œuvres, parce que c’est bien écrit (bien traduit?)et même si celui-ci a eu sur moi son habituelle attraction, il m’a paru assez lent au début. L’épilogue est surprenant, quoique sans doute plus courant qu’on pourrait le penser concernant nos sociétés humaines. C’est certes une critique de l’université américaine mais aussi sans doute du monde du travail et de la société en général où la règle est d’affaiblir l’autre pour prendre sa place, le déstabiliser ou s’enrichir à ses dépends, une sorte d’évocation d’une forme de schizophrénie, mais j’y ai surtout vu une observation pertinente de l’espèce humaine dans tout ce qu’elle a de plus mesquin, de plus hypocrite. L’antihéros de Cercas a quelque chose de fragile, de simplement humain.

  • A la vitesse de la lumière

    N°1658- Juillet 2022

     

    A la vitesse de la lumière – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Un jeune espagnol qui ressemble fort à Cercas lui-même, qui veut devenir écrivain, comprend que pour cela il lui faut voyager, rencontrer des gens, faire des expériences. Alors pourquoi pas les États-Unis ? Sauf que ce fut Urbana, ville universitaire certes, mais triste et perdue au fond de l’Illinois, pas vraiment de quoi nourrir son rêve américain ! Il y croise par hasard Rodney, un vétéran du Vietnam au comportement bizarre . Pas très original non plus ! Mais cette rencontre a vraiment lieu quelques années plus tard, surtout par l’intermédiaire des lettres que Rodney envoyait à son père pendant les hostilités et qu’il confit au narrateur. Elles parlent de la violence et de l’absurdité de cette guerre et à son retour il se sent étranger dans son propre pays, a du mal à assumer sa qualité d’ancien combattant malgré ses médailles à cause des massacres perpétrés au Vietnam notamment sur des femmes et des enfants innocents. Il est bouleversé et culpabilisé et ne puise la raison d’une vie décousue que dans l’alcool, la drogue et une forme de marginalité inexpliquée. Notre apprenti écrivain condamne certes cette attitude meurtrière, y voit l’opportunité d’un roman à écrire, mais hésite longtemps notamment à cause du mutisme de Rodney qui se refuse à collaborer. Plus tard, quand ce dernier reprend une vie normale et rangée, le projet d’écriture revient et avec lui, la parole de Rodney qui accepte, malgré ses réticences, d’évoquer ses souvenirs comme pour les exorciser et s’en libérer, parce que c’était la guerre, les ordres, la logique des choses, la terreur qu’il fallait entretenir chez l’ennemi, mais ce qu’il n’ose dire c’est qu’il a ressenti une certaine jouissance à tuer parce que l’impunité était la règle et qu’il ressentait une impression de puissance dont aujourd’hui il a honte. D’ailleurs officiellement il ne s’est rien passé et le procès qui a évoqué le massacre se traduit par un classement vite oublié.

    De son côté l’écrivain décrit son parcours, règle quelques comptes et la galère du début laisse place petit à petit à la notoriété, au succès, à l’argent facile et aux conquêtes féminines. Cette célébrité, ce parcours brillant et cette consécration font qu’il néglige sa famille au profit de sa carrière et lui donne la certitude que tout lui est permis et, toutes choses égales par ailleurs, il ressent cette même impression de toute puissance qui était celle de Rodney au Vietnam. En une sorte de fulgurance (à la vitesse de la lumière) il en prend conscience et se sent responsable de la mort accidentelle de sa femme et de son fils. Pour lui comme pour son ami, son impression de toute puissance, Rodney avec son arme, lui avec sa plume, leur donnent l’impression d’être des Dieux. Rodney était obsédé par ceux à qui il avait donné la mort face à la fragilité de la vie, la narrateur se sent coupable de la disparition des siens parce qu’il les a négligés. En tout cas les deux ressentent un terrible sentiment de solitude face au poids de leur passé qui les rend haïssables et méprisables à leurs propres yeux, qui leur ôte le goût de vivre, qu’ils combattent avec alcool et drogue. Ce qui les a uni, bien des années après, ce sont les larmes, celles du deuil pour Cercas et du remords et de la révolte pour Rodney. L’écrivain se découvre lui-même comme un véritable zombi, un fantôme en état d’hibernation, au bord du gouffre de la mort et évoque cette « porte de pierre » qu’il ne pourra jamais franchir, un assassin qui espère sans trop y croire dans le rôle rédempteur de l’écriture. Il écrira pourtant son livre, mêlant son destin à celui de son ami, pour maintenir en vie les morts, témoigner de leur passage sur terre mais aussi, à titre plus personnel, pour se faire pardonner ses trahisons, pour se sortir du piège dans lequel il s’était lui-même enfermé et faire échec à sa propre mort.

    Comme toujours j’ai apprécié cette lecture non seulement parce que le texte est bien écrit et évidemment bien traduit, parce que, dès lors que j’ai ouvert un des romans de Cercas, il m’est difficile de le lâcher, mon attention étant maintenue en éveil jusqu’à la fin. Non seulement il parle, malgré quelques longueurs, de l’écriture, du métier d’écrivain avec ses grandeurs, ses servitudes et ses illusions, de l’impossibilité d’exprimer le message qu’il entend faire passer, à cause de la hantise de la page blanche mais aussi de la perpétuelle envie de remettre à plus tard ce devoir d’expression. Il pose de problème de la notoriété, du succès littéraire, de la vertigineuse euphorie du succès qui vous font passer pour un intellectuel, c’est à dire un être à part qui, après des années de galère, mène une vie différente d’avant, même si celle-ci le précipite dans la marginalité et le désespoir. Il analyse avec force détails son parcours, ses succès, ses échecs dans la publication de ses œuvres, ses périodes d’abattement de doute, d’humilité parfois forcée,

    Il s’agit d’une sorte de mise en abyme, un roman qui s’écrit à l’intérieur même d’un autre roman où se mêle autobiographie avec une foule de détails personnels sur ses livres et sa vie et une fiction inspirée d’autres expériences. L’auteur évoque une guerre qu’il n’a évidemment pas faite mais il choisit, comme souvent, d’en dénoncer les violences et les atrocités mais se retrouve aussi face à lui-même. Le lecteur ne tarde pas à s’apercevoir qu’il s’agit moins d’un roman au sens traditionnel du terme que d’une réflexion de Cercas sur lui-même, sur son métier d’écrivain, ses romans. C’est vrai que chaque auteur puise dans sa vie et dans ses expériences la matière de son œuvre, c’est ce qui en fait la valeur et l’originalité même s’il tombe dans un solipsisme parfois dérageant. Ici je ferai difficilement la part des choses entre le roman, c’est à dire l’imagination et la réalité qui relient la guerre du Vietnam et ses atrocités à la mort d’un enfant et d’une épouse.

    J’ai lu ce livre comme une longue réflexion sur le sens de la vie humaine, où destiné et liberté se conjuguent et s’affrontent, se rejoignent parfois sans qu’on sache très bien laquelle prend le pas sur l’autre, la vanité des choses humaines, leur aspect transitoire, la faculté de trahir les siens et l’hypocrisie de vivre ainsi, éternelles interrogations et compromissions de l’homme.

  • Les soldats de Salamine

    N°1656- Juillet 2022

     

    Les Soldats de Salamine– Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Le titre du roman fait allusion à la victoire de la flotte grecque sur les navires perses beaucoup plus nombreux, en 480 av J-C . Ce récit traite bien d’une guerre (ou d’un épisode de celle-ci), mais elle est plus contemporaine. Il s’ouvre en effet sur l’exécution manquée de l’écrivain-poète-journaliste espagnol Rafael Sanchez Mazas (1894-1966), un des fondateurs de la Phalange, par les Républicains vaincus qui fuyaient. Il eut en effet la chance d’être épargné par les balles du peloton et se cacha dans la forêt. Retrouvé par un milicien, ce dernier déclara à ses chefs n’avoir rien vu et lui sauva donc volontairement la vie. Ce genre d’épisode romanesque existe sans doute dans tous les conflits mais Mazas s’en est fait l’écho au point d’en faire une sorte de légende, voire une supercherie, savamment entretenue par lui-même de son vivant puis après sa mort par sa famille.

    Javier Cercas entreprend d’écrire cette histoire à partir de cette anecdote et auparavant d’en vérifier son authenticité à travers différents témoignages disponibles mais cette recherche le transforme rapidement en biographe de Sanchez Mazas, c’est à dire ses origines familiales, son parcours littéraire et politique à l’intérieur de la Phalange, mais il ne s’interdit pas, devant les lacunes des documents à sa disposition et la confusion qui baigna cette période troublée, mais aussi face à l’insolente chance de Mazas, d’imaginer ce qu’il ne sait pas. Ainsi mêle-t-il dans son récit l’imaginaire du romancier à la précision de l’archiviste. La fin de vie de Mazas fut moins glorieuse, plus indolente et égoïste, davantage consacrée à la politique qu’à la littérature, plus mélancolique et désabusée aussi et l’oubli acheva de recouvrir les quelques traces qu’il laissa de son passage sur terre. Restait pour l’écrivain qu’est Javier Cercas, et surtout pour conclure son livre, à identifier le milicien anonyme qui sauva Mazas, ou à l’inventer. Il n’y avait à priori rien de commun entre eux et même toutes les raisons pour que cet homme le dénonce ou le tue, les troupes républicaines étant à l’agonie. .

    Dès lors quel est le lien entre Mazas et les soldats de Salamine ? Mazas aurait eu l’intention de relater cette histoire d’exécution manquée et de donner ce titre à son récit, titre qui a été repris par Cercas pour le sien. Écrire un livre est toujours une aventure et comme beaucoup d’écrivains Cercas fut victime de son livre c’est à dire de la propre vie de ce dernier, de son indépendance, de sa liberté, à moins qu’il n’ait lui-même et inconsciemment manqué son but. Bref il était déçu de son travail . Il n’avait pour ce récit que la version nationaliste de Mazas, il considérait donc qu’il lui fallait pour être complet la version républicaine mais il voulait surtout mettre un visage, et peut-être un nom sur le fantôme de ce milicien. Le hasard voulut qu’il rencontra un survivant républicain de la Guerre Civile avec qui il évoqua ses derniers moments dans l’armée républicaine, sa fuite vers la France et le camp d’Argelès, son engagement dans la division Leclerc, sa folle équipée africaine puis française et l’imagination créatrice de Cercas ne put s’empêcher de relier à l’aventure de Mazas à celle de ce milicien anonyme qui lui sauva la vie.

     

    Je voudrais en aparté évoquer le sort de ces républicains contre qui la France n’était pas en guerre mais qui les accueillit d’une façon honteuse, bien indigne du pays des droits de l’homme et de la liberté qu’elle est censée être. Dans le camp d’Argelès comme dans bien d’autres, des êtres humains sont morts faute de soins et même des plus élémentaires actes de simple humanité. Après avoir été connu l’opprobre de la défaite ils eurent à souffrir des exactions injustifiées des troupes coloniales françaises. Ils ne nous en voulurent cependant pas puisque les survivants s’engagèrent dans la légion étrangère pour combattre le nazisme. Faut-il rappeler que les premiers militaires à libérer Paris furent ceux de la 2°DB de Leclerc et plus précisément la compagnie du capitaine Dronne, « La Nueve », composée principalement … de républicains espagnols qu’on choisit d’ailleurs d’oublier une seconde fois en ne les citant pas parmi les troupes libératrices.

    Je me suis très tôt passionné pour cette guerre d’Espagne mais je n’ai abordé l’œuvre de de Javier Cercas dont j’ignorais l’existence, qu’à la faveur d’un prêt amical de livre (« Terra Alta »). Je n’ai pas été déçu par ce que j’ai lu et je dois avouer que lorsque j’ouvre un de ses livres, j’ai beaucoup de mal à m’en détacher à cause du style clair (servi sans doute par une bonne traduction) et ce malgré quelques longueurs que je lui pardonne volontiers. L’intérêt qu’il a suscité m’a incité à poursuivre la découverte de son univers créatif et ce d’autant plus que j’ai ai apprécié cette invitation à réfléchir sur la dimension morale et philosophique du récit offert à la lecture. J’ai par exemple toujours été scandalisé qu’on oublie le sacrifice de quidams, souvent des étrangers, qui sont morts pour que les générations suivantes d’un pays qui n’était pas le leur soient libres et parlent le français et qu’on ne retiennent, le plus souvent, que les noms des dirigeants emblématiques.

    Ce roman a été adapté au cinéma en 2003 par David Trueba.

     

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je vais poursuivre la découverte de son œuvre.

     

     

  • Le monarque des ombres

    N°1657- Juillet 2022

     

    Le monarque des ombres – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Karine Louesdon et Aleksandar Grujičič.

     

    Celui qui se cache derrière ce titre, c’est Manuel Mena, le grand oncle maternel de l’auteur, sous-lieutenant phalangiste, mort à dix-neuf ans à la bataille de L’Ebre en 1938. Cette mort héroïque d’un jeune homme fut une sorte de fierté familiale dans ce village désolé d’Estremadure malgré l’avènement de la République et la tragique guerre civile. L’oubli reste une des grandes énigmes de l’espèce humaine, même au sein des familles et l’auteur, après avoir longtemps refusé d’évoquer l’histoire de ce parent, a résolu de le faire, pour lui mais surtout pour sa famille, comme un devoir de mémoire, une obligation morale et personnelle, parce que rien n’avait été fait auparavant au sujet de cet homme et que les choses écrites non seulement perdurent plus longtemps mais surtout ont une apparence de vérité. Il va donc, un peu malgré lui, parler de sa famille et de cet aïeul, et ce faisant, rouvrir les plaies de cette guerre civile que la génération précédente avait voulu oublier. Il va parler de cet homme, mort jeune pendant ce conflit fratricide qui divisa même les familles, évoquer le rapide passage sur terre de quelqu’un qui a combattu les armes à la main pour défendre l’idée qu’il se faisait du destin de son propre pays. Il va donc se rendre dans cette maison familiale désormais vide, dans ce village d’Estremadure qu’il a quitté depuis longtemps où une rue porte le nom de ce sous-lieutenant, avec le risque d’apprendre sur lui des choses qui ne vont pas forcément dans le sens du souvenir qu’il a laissé. En effet Javier Cercas a une sensibilité de gauche et parler ainsi de ce grand oncle qui a combattu volontairement dans les rangs franquistes, c’est à dire fascistes, tient un peu de la gageure. Il va rencontrer des membres de sa famille qui l’ont connu, retrouver des anciennes lettres, de rares photos, évoquer son souvenir, rafraîchir la figure un peu oubliée de ce garçon tout juste sorti de l’adolescence, enthousiaste à l’idée de combattre, animé d’un esprit de sacrifice, mort en pleine jeunesse les armes à la main pour défendre une certaine idée de son pays qui lui av ait été forgée par ses parents, même s’il eût été plus logique qu’il se tournât vers l’idéal républicain et ses réformes, dans cette famille modeste d’une province pauvre et désolée aux mains de grands propriétaires terriens. Cercas le fait avec un certain sentiment de culpabilité, ravivant le deuil de ceux qui l’ont aimé et ont survécu, même s’il retisse et nourrit la légende de Manuel qui ne vieillira pas, ne sera jamais la victime du temps, ne connaîtra jamais la vieillesse avec ses altérations physiques, ses regrets, ses remords, ses phobies... Qu’on le veuille ou non, il y a une certaine aura à mourir jeune. Puis, petit à petit, cette statue se lézarde, cette silhouette un peu fantomatique d’un jeune garçon enthousiaste et idéaliste, trop tôt mûri par les événements tragiques qu’il a été amené à vivre et qui le dépassaient, s’affine pour laisser place à un homme mélancolique et solitaire qui portait sur ce monde qui l’entourait un regard à la fois désabusé et fataliste, se rendant compte de la réalité absurde des choses qui l’avaient amené là où il était.

    Cela commence un peu laborieusement sous forme de biographie qui mêle l’histoire de cette famille et de ce village, à celle de l’Espagne devenue républicaine, avec des souvenirs d’école, des remarques sur la passivité et l’inconstance des gens qui votent en fonction des circonstances et surtout contre leur intérêt, un projet de livre puis de film avec David Trueba. Le texte est un peu bizarre puisqu’il évoque l’histoire de cette famille en parlant de l’auteur, Javier Cercas, alternativement à la troisième personne mais aussi en lui donnant la parole. Il refait, avec la précision d’un historien, le parcours de certains de ses membres entre engagements républicains et franquistes (ou phalangistes) dans la grande tourmente de cette époque dont Antoine de Saint-Exupéry, alors reporter, a pu dire « ici on fusille comme on déboise ». Le grand oncle de l’auteur ne vécut de douze mois dans son grade d’officier, mais il le fit intensément comme un combattant convaincu de la justesse de la cause qu’il défendait. Cette évocation brise un peu la légende et conte la véritable histoire de Manuel, malgré les erreurs des documents administratifs régimentaires et comptes-rendus de mouvements des troupes. Cela prend même par moments la forme ennuyeuse d’un rapport militaire sur les attaques, les contre-attaques, les positions perdues puis reprises, le décompte des morts et des blessés, les distinctions obtenues, les remarques sur la stratégie et ses conséquences … Je m’interroge également sur la qualification de « roman » donné au livre alors que, plus j’avançais dans ma lecture plus j’avais la certitude de ne lire qu’une chronique d’où l’imagination était absente et qui dessinait petit à petit le vrai visage de ce jeune homme oublié. L’épilogue, s’il ne doit rien à la fiction, a cependant son pesant d’émotions qui fait de ce texte autre chose qu’un simple récit.

    Reste le titre un peu énigmatique comme c’était déjà le cas dans un précédent livre (« Les soldats de Salamine »). Manuel Mena a été après sa mort idéalisé par la mère de l’auteur, il est pour elle à l’image d’Achille dans l’Iliade d’Homère, combattant pour une cause qui le dépasse et qui meurt au combat, l’homme d’une vie brève et d’une mort glorieuse en pleine jeunesse qui couronne une belle vie et le fait accéder à l’immortalité, qui règne sur les défunts, « le monarque des ombres », l’idéal grec, l’exact contraire d’Ulysse qui, vivant, connaît la vieillesse.

    Cette démarche littéraire enfin aboutie a quelque chose d’extraordinaire, non seulement parce qu’elle tire de l’anonymat et raconte l’histoire de ce jeune homme entraîné dans la tourmente de cette horrible et meurtrière guerre civile, mais aussi parce qu’elle parle de lui comme de quelqu’un qui a été amené à combattre pour les intérêts des autres, contre les siens propres mais qui l’a fait avec l’enthousiasme de la jeunesse et y a perdu son unique bien, sa vie, avec l’illusion que la cause pour laquelle il se battait était juste. Qu’aurait-il pensé, s’il avait survécu, de la quarantaine d’années de dictature qui s’ensuivit ?

    Il y a aussi la démarche de l’auteur dans l’écriture de cette histoire. Au terme de ce saut dans le passé de sa famille, de réticent au départ, il se sent obligé de la transcrire parce qu’il est écrivain, seul sans doute parmi sa parentèle capable d’écrire une telle chose, mais aussi parce que, désormais dépositaire de ces révélations jusqu’alors secrètes, il en devient responsable, et, l’écrivant, il s’en libère aussi parce que l’écriture a ceci de miraculeux que les mots ont à la fois ce pouvoir de partage et de résilience au terme duquel celui qui tient la plume se révèle à lui-même, et ce bien que je ne partage pas tout à fait sa vertigineuse prise de conscience culpabilisante à la fin.

    En Espagne, sous la dictature de Franco, le souvenir de la guerre civile a été complètement occulté. Sous le régime suivant, plus démocratique, on a cherché à oublier toutes ces atrocités. Ce n’est que lors de la génération suivante, qui n’a évidemment pas connu ce conflit, que les jeunes écrivains espagnols s’en sont emparés, se le sont même approprié et l’ont intégré à leur œuvre, comme pour en exorciser toutes les horreurs et tous les mensonges. Javier Cercas, né en 1962 est de ceux-là. Je lui sais gré de sa démarche si bien exprimée et incitatrice de réflexions.

     

     

  • L'imposteur

    N°1660- Août 2022

     

    L’imposteur – Javier Cercas – Actes sud.

    Traduit de l’espagnol par Elizabeth Beyer et Aleksandar Grujičič.

     

    Enric Marco (né en 1921 en Catalogne) est connu pour avoir été militant anarchiste pendant la guerre d’Espagne, exilé en France, déporté par les nazis et grand témoin de la déportation des Espagnols, anti-franquiste, syndicaliste, jusqu’à ce qu’un journaliste espagnol démontre la supercherie en 2005. Il ne pouvait donc qu’être un sujet d’étude et aussi un personnage pour Javier Cercas, observateur attentif de l’espèce humaine. Pourtant, si une telle imposture provoque à priori des réactions contradictoires compte tenu du contexte, notre auteur est tenté de faire de lui un héro de roman simplement parce que sa vie elle-même est un roman et qu’un écrivain de son importance, qui est habitué à manier la fiction dont personne n’est dupe, peut avoir ainsi l’occasion d’un best-seller. Cependant cette démarche peut parfaitement accréditer les affirmations de Marco et ainsi nourrir la légende qu’il a lui-même construite. Pourtant, Cercas, à la suite de ce journaliste, dans une enquête minutieuse qui se révèle parfois un peu fastidieuse pour le lecteur, s’attache à démonter toutes les pièces de ce dossier qui se révèle mensonger. Il s’ensuit une longue réflexion sur la démarche de Marco, sa personnalité, son parcours, ses raisons d’agir ainsi dans un contexte de mémoire de la Shoah, l’appropriation de la guerre civile, du combat des républicains pour la liberté et des crimes du franquisme par une génération qui ne les a pas connus. Ce livre peut être regardé comme un paradoxe puisque Cercas s’insurge contre la duperie de Marco mais en même temps celui-ci exerce sur lui une sorte d’attirance. En effet, de même que l’écrivain de fiction transforme sa propre existence en créant des personnages et des situations qui n’existent pas, Marco qui n’est qu’un quidam, se révolte contre sa vie minable, la réinvente à la manière d’un créateur de fiction en se prêtant à lui-même des rôles qu’il n’a jamais eus.

    D’une manière générale, mentir est mal, c’est à tout le moins ce qu’on nous enseigne dans notre enfance, mais tout être normalement constitué s’aperçoit très vite que le mensonge est vital si on veut mener une vie apparemment normale au quotidien. Non seulement on ne compte plus ceux qui, de leur vivant, ont tressé et nourri leur propre légende pour s’imposer dans la société, soit pour en tirer des avantages, soit pour impressionner leur auditoire, soit simplement par orgueil personnel… et ont fini par y croire eux-mêmes mais aussi ceux qui passent leur temps à s’auto-encenser. Le mensonge sous toutes ses formes, de la simple cachotterie d’enfance au scandale d’État en passant par la tromperie banale, la trahison ordinaire ou l’adultère, fait donc partie intégrante de l‘espèce humaine et ceux qui s‘obstinent à la pratique de la sincérité sont de plus en plus rares et le font pour des motifs moraux ou religieux. Avec les promesses électorales non tenues, les palinodies et les tricherie des hommes politiques qui entretiennent l’anti parlementarisme, les « fake news » des réseaux sociaux, les propos révisionnistes,.. nous sommes servis. D’autre part, concoctez une petite escroquerie bien léchée en essayant de penser à tout, ça ne prend pas et vous vous heurtez à la dénonciation et à la critique, mais bâtissez un énorme canular sans nuances ni même sans vraisemblance et il est d’emblée accepté sans contestation, surtout quand les temps sont troublés par des guerres ou des périodes agitées où les informations ne sont que parcellaires. C’est bien connu, plus le mensonge est gros plus il prend !

    Cercas, après avoir longtemps hésité à écrire ce livre, mène donc à cette occasion, en dehors de toute fiction, une réflexion sur la mémoire historique où réalités et imaginaire s’entremêlent, s’appropriant cette meurtrière guerre civile qui ensanglanta l’Espagne et ses conséquences, dénonçant autant l’amnésie que la naïveté qui font partie de la nature humaine. Il s’interroge sur le cas de cet homme qui aurait normalement dû resté inconnu mais qui a pris une dimension internationale inattendue grâce à ses couches successives d’affabulations, dans un contexte romantique de martyr laïque comme survivant des camps de concentration et de lutte pour la liberté. Le canular a certes été démonté, les contradictions révélées et la réalité reconstruite, mais l’histoire, toujours écrite par les vainqueurs, nous a légué des vérités officielles qui perdurent toujours et s’encrent dans le temps.

    Cercas montre Marco tel qu’il est, narcissique, mythomane, manipulateur, amoureux de lui-même, désireux de refaire sa morne vie à sa manière mais si « la fiction sauve, la réalité tue » parce que, selon Faulkner, le passé n’est qu’un élément du présent et finit toujours par vaincre ceux qui veulent le manipuler. La morale est sauve en quelque sorte… Pour une fois !

    Je trouve que Cercas s’en tire bien parce que le sujet était ardu et à priori difficile à traiter face à une opinion publique facile à abuser. En ce qui concerne Marco, il contribue à remettre les choses à leur vraie place et peut-être à inviter à contester les vérités les plus établies et entretenues par la mémoire collective à propos de certains de nos contemporains.

    Depuis que je lis les œuvres de Javier Cercas j’apprécie qu’il soulève à l’occasion d’un livre des questions importantes. Ici , comme d’ailleurs dans l’enquête du journaliste espagnol auparavant, ce qui est dénoncé a peut-être (peut-être seulement) contribué à libérer Marco de la bulle dans laquelle il s’était lui-même enfermé et où il finissait par être un peu à l’étroit.

     

     

  • Memory lane

    N°1654- Juin 2022

     

    Memory lane– Patrick Modiano – Hachette POL.

    Dessins de Pierre Le-Tan

     

    Le titre peut se traduire par « sentier de la mémoire », pourquoi pas, surtout que chez Modiano c’est son thème favori. C‘est aussi le titre d’une chanson préférée d’un membre américain un peu alcoolique de ce groupe de parisiens amoureux du soleil de la côte d’Azur dont parle le narrateur. Elle deviendra peu pou prou l’hymne de la bande. Il l‘observe plus qu’il n’en fait partie comme à vingt ans on jette sur le monde qui nous entoure un regard à la fois inquiet et curieux en se disant que peut-être quelques-uns d’entre eux nous porteront chance. Cette sorte de confrérie était composée d’êtres disparates, un antiquaire parisien, de vagues voyageurs-conférenciers nostalgiques, un fin diseur de poèmes et bien entendu quelques femmes comme Maddy, dont le narrateur est secrètement amoureux malgré la différence d’âge. Elle est pour lui, sans qu’elle le sache, une personne entre la mère qu’elle n’est pas et l’amante qu’elle ne sera jamais.

    Qu’est ce qui fait que se forme un groupe de personnes ? Le hasard de rencontres, la partage d’une passion, un goût commun même s’il est inavouable ou immoral, le souvenir de quelque chose ? C’est dans ce genre d’aréopage qu’on refait le monde, qu’on exorcise l’avenir en bâtissant des châteaux en Espagne que le futur se chargera de détruire. Il ne durera qu’un moment ou perdurera longtemps sans qu’on en sache la raison et parfois, quand le temps a passé, on choisit d’oublier ceux qui ont présidé à ce qui fut un temps nos débuts dans la vie parce que l’amnésie est une des constantes de la nature humaine.

    Les personnages sont ici, comme souvent sous la plume de Modiano, des silhouettes plus ou moins noyées dans une sorte de brume. Les fins dessins à la plume trempée dans l’encre de Chine de Pierre le-Tan (1950-2019) leur prêtent un visage, une physionomie mais l’impression qui s’en dégage est souvent triste et mélancolique comme ces gravures en noir et blanc dont ils ont l’apparence. Cette galerie de portraits s’ouvre sur la jeune figure d’un marin et sa possible implication dans un meurtre. Cette connivence créatrice me paraît bienvenue et ajoute à l’ambiance nostalgique du texte.

     

    Le livre refermé, il reste de tout cela une douce nonchalance, une complicité, une sorte de farniente, une recherche de la douceur de vivre entre les membres de ce groupe, une sorte d’amour de la vie. C’est l’image du temps qui fuit, de la jeunesse qui disparaît inexorablement, des regrets et des remords, des itinéraires incertains et parfois désastreux. Ce roman, même s’il est qualifié de récit, paru en 1981, est dans le droit fil de l’œuvre de celui qui sera consacré en 2014 par le Prix Nobel de Littérature.

     

  • Livret de famille

    N°1653- Juin 2022

     

    Livret de famille– Patrick Modiano – Gallimard .

     

    Dans ce roman un peu fantasque, fait de séquences autobiographiques mêlées à de l’imaginaire, Modiano explore son enfance, c’est à dire les années d’occupation pendant la guerre, mais aussi sa vie puisque le livre parle de lui à différentes époques.

    Chacun des quinze chapitres est un peu comme une nouvelle à la fois différente et déclinée sur le même thème de la recherche du temps passé et perdu que l’auteur veut fixer sur le papier pour sa propre mémoire. Cette énumération de faits, s’ils sont écrits d’une manière fluide et agréable à lire, avec un culte du détail selon son habitude, donnent cependant une impression inégale et quelque peu décousue, comme enveloppée d’une sorte de brouillard. On y rencontre sa mère, une actrice, son père, un être mystérieux au passé sulfureux avec qui il a des relations difficiles, leur rencontre pendant l’Occupation, le mystère qui entoure leur acte de mariage, la relation qu’il a pu avoir avec chacun d’eux. On aperçoit son frère Rudy dont il évoque la mort, son oncle Alex, ses grands-parents, on le voit aussi lui-même, son passage dans le monde du cinéma, lors d’une partie de chasse en Sologne, des épisodes en Suisse, à Paris où il évoque son épouse et parle de la naissance de sa fille mais aussi des personnages étranges venus d’autres contrées parfois exotiques et de périodes antérieures, une sorte de kaléidoscope de souvenirs.

    En principe, cheminer à travers son propre passé, la quête de sa propre identité, doivent être une source d’apaisement pour celui qui fait ce chemin, à cause peut-être de l‘effet exorciste de l’écriture. Depuis que je lis cet auteur je n’ai pas vraiment cette impression, il me semble que c’est pour lui plus un chemin de croix qu’une recherche de la sérénité.

    Comme à chaque fois j’ai l’impression que Modiano interroge et explore son passé parce qu’il est plein d’interrogations qui le hantent. J’ai certes apprécié ce roman mais l’impression qu’il me laisse, le livre refermé, est quelque peu différente, moins enthousiaste, plus réservée que d’habitude.

     

  • Villa triste

    N°1652- Juin 2022

     

    Villa triste – Patrick Modiano – Gallimard .

     

    « Il faut boire jusqu’à l’ivresse, sa jeunesse » comme le chante Charles Aznavour . Victor Chmara a bien 18 ans, c’est un garçon modeste qui s’invente pour la circonstance un titre de comte mais traîne son ennui dans cet hôtel au bord du lac près de la Suisse. Il regarde les gens autour de lui comme s’il était au théâtre, ce vague docteur Meinthe qui se fait appeler « la reine Astrid, la reine des Belges » et qui ressemble à un vieil acteur, Yvonne Jacquet, une jeune et frivole actrice de cinéma avec qui il aura une brève relation amoureuse. Il fera un passage dans sa vie et on parle même de mariage à leur sujet. Sa jeunesse à lui est indolente et artificielle quand des jeunes comme lui se battent et meurent en Algérie et chacun se compose un personnage, avec des dialogues en sourdine, dans une sorte de lumière blafarde d’aquarium et une ambiance frivole de raout mondain. Tout commence entre eux comme une sorte de période d’observation dans un décor irréel, des non-dits, des silences et des parfums capiteux. Dans cet univers tout est mélancolique, le décor du lac avec son bateau, un vieux rafiot qui en fait le tour, le funiculaire, une vieille Dodge et même le chien d’Yvonne. Le temps passe les masques tombent, les projets qui ressemblaient à des châteaux en Espagne s’évanouissent et le quotidien reprend le dessus, c’est à dire, toutes égales par ailleurs, l’ordinaire de la vie. De tout cela je retiens une grande superficialité, une solitude pesante des personnages et je ne suis pas sûr que Victor ait été enivré par sa jeunesse.

    Quand je lis un roman de Modiano, c’est à chaque fois la même chose, j’ai l’impression d’être dans une autre dimension, dans un autre monde et j’aime bien.

    L’auteur, comme il en a l’habitude, explore le passé, un passé vieux de 12 années. Nous sommes dans les années 60 et c’est une page qui se tourne, avec ses projets avortés, ses trahisons , cette fuite pour échapper au quotidien et sûrement à la guerre...

  • Retour à Oppedette

    N°1651– Juin 2022

     

    Retour à Oppedette – Jean-Yves Laurichesse - Le temps qu’il fait.

     

    Tout part d’un avis de disparition d’une jeune femme publié dans la presse locale.

    Oppedette est un petit village perdu dans les collines de Haute Provence où le temps semble s’être arrêté. Celle qui en franchit l’entrée le fait au hasard d’une errance amère qui ressemble à une fuite ou à une disparition volontaire, comme une étape vers le bas-pays. Le seul habitant qu’elle rencontre et qui lui offre l’hospitalité est un berger taiseux. Leur choix respectif de la solitude est révélateur et ils ne partagent leur histoire douloureuse qu’avec une grande économie de mots. Leur vie s’organise pourtant sur un mode qu’ils savent temporaire parce que la liberté ou l’incompréhension peut tout briser.

    Ainsi commence ce récit poétique que le narrateur, comme un témoin attentif, fait partager à son lecteur dans des chapitres courts tissés avec une écriture fluide. Le paysage est simple et somptueux, le récit passionnant où se mêlent jusqu’à l’absurde des souvenirs vieux de trente ans et l’imaginaire d’aujourd’hui.

    Si j’en juge par ce que je viens de lire, l’auteur part d’une émotion forte ressentie à la suite de la vision furtive, enfouie dans sa mémoire, de deux personnages et qui renaît au hasard de son quotidien. Il leur prête une tranche de vie où ce souvenir lointain et quelque peu angoissant se mêle à l’irréel. J’ai choisi d’entrer dans cette histoire où la mémoire qui revient a un effet suffisamment prégnant pour motiver cette démarche intime de création qui, tant qu’elle n’est pas satisfaite, trouble celui qui en est l’objet. En effet, le fait de confier à la page blanche les émotions qu’on porte en soi a un effet purgatif auquel il faut satisfaire, sauf à tisser une sorte de malaise intime en soi. J’ai donc poursuivi la lecture de ce qui n’était au départ qu’une anecdote mais qui, au fil des chapitres, à pris une épaisseur où ma curiosité se trouvait mêlée au plaisir de la musique des mots.

    Les gorges profondes et désertes, l’orage et ses éclairs, le paysage simple et grandiose suscitent l’imaginaire avec ce côté sauvage qui engendre et nourrit les légendes mystérieuse et les superstitions et attire ceux qui veulent fuir le monde civilisé. Au fur et à mesure du défilement des pages on fait mal la différence entre la réalité supposée de cette jeune randonneuse énigmatique et l’histoire nécessairement sublimée par l’imagination quelque peu hallucinée de l’auteur, même si des liens se font nécessairement entre passé et présent, entre rêve et réalité, un peu comme si les lieux avaient gardé la mémoire des gestes comme le sol l’empreinte des pas.

    Comme il le fait dans « Les chasseurs dans la neige », l’auteur tente, par son imagination, de percer l’intimité des personnages. Ici, il raconte cette histoire de la jeune randonneuse mais l’inspiration lui fait défaut, à moins que ce ne soit le personnage qui, faisant usage de son libre-arbitre, refuse de se prêter plus longtemps à cette fiction ou souhaite la poursuivre elle-même dans une autre dimension.

    L’épilogue m’intéresse, non pas tant par la chute que par cette référence à René Char et à la foudre dont il est question en filigrane mais aussi par cette interaction entre réalité et fiction où la mémoire s’efface devant l’imaginaire, avec les rencontres et le hasard en contrepoint.

     

  • Guerre

    N°1650– Juin 2022

     

    Guerre – Louis-Ferdinand Céline – Gallimard.

     

    Je suis toujours fasciné par les écrits qui refont surface des années après leur disparition, c’est à dire des mots confiés au support fragile du papier et qui résistent au temps, comme ce fut le cas des écrits de Fernando Pessoa. C’est d’autant plus étonnant dans ce cas qu’il s’agit de Céline, un des écrivains maudits de la Libération qui, craignant pour sa vie, quitta la France en juin 1944. Des manuscrits furent volés dans son appartement de Montmartre, dont « Guerre », qu’on retrouva miraculeusement en bon état en 2021, après une disparition de près de quatre-vingt ans. Cet ouvrage, écrit en 1934, où se mêlent autobiographie et fiction un peu débordante, évoque la grave blessure, puis la convalescence du brigadier Ferdinand Bardamu au début de la guerre de 1914. Nous retrouverons ce personnage dans « Voyage au bout de la nuit »(1932 – Prix Renaudot). C’est presque devenu une habitude pour les manuscrits de Céline puisque celui de « Voyage au bout de la nuit » est lui aussi réapparu en 2001 après soixante ans de mystère et la notoriété de l’écrivain a déterminé le Bibliothèque nationale de France de l’acquérir. Des manuscrits comme ,« Londres » et « La volonté du roi Krogold », également découverts récemment, seront publiés prochainement et on peut toujours imaginer que d’autres émergeront du néant !

    Ce roman atteste du parcours de Céline, alors le maréchal des Logis Louis-Ferdinand Destouches, qui, âgé de 18 ans, fils unique d’une famille modeste et ayant connu une enfance difficile, devança l’appel et s’engagea dans l’armée pour trois ans, avec sans doute toutes les illusions qui vont avec. Il les perdra rapidement avec la guerre où il sera grièvement blessé dans une mission à aux risques. Décoré, il sera réformé comme invalide de guerre. Ainsi, dans ce roman comme dans bien d’autres, il mêle autobiographie et imagination.

    Ce roman, écrit sans doute du premier jet (ce qui est assez rare chez Céline qui retravaillait ses textes), se situe en Flandres ou Ferdinand se réveille sur le champ de bataille, blessé, seul survivant au milieu des morts, récupéré par des soldats anglais, son hospitalisation et sa convalescence rocambolesque jusqu’à son départ pour Londres qu’il rejoint grâce à Angèle, une prostituée dont il devient l’ami. Dans ce roman il décline les désillusions qui sont les siennes qui marqueront l’ensemble de son œuvre et nourriront son pessimisme, notamment sur l’espèce humaine. A travers sa poétique et sa petite musique célinienne, entre légèreté, drame et même humanité, sa verve argotique, populaire et parfois cruelle, ses thèmes favoris y sont présents, l’horreur de la guerre, la mort, la vie, ses parents, l’espèce humaine, et la sexualité à travers les personnages féminins de l’infirmière, mademoiselle Lespinasse et Angèle, la prostituée dont le Bébert, le proxénète avec qui il se lie, est le protecteur. D’autres personnages se retrouveront aussi dans ses autres romans. A propos du sexe, très présent dans ce roman, il est probable que si le manuscrit avait été publié au moment de sa rédaction, il eût sans doute été quelque peu censuré. Ce roman dont évidemment l’édition ne passe pas inaperçu, éclaire une partie de la vie de l’écrivain encore inconnue, une sorte de chaînon manquant.

    L’image de l’écrivain d’exception que fut Céline est ternie par ses prises de positions antisémites, comme beaucoup de monde à cette époque, et beaucoup moins collaborationniste qu’on a pu le dire, pendant l’Occupation, sa fuite en 1944, ce qui fait de lui à la fois un personnage sulfureux, contesté en tant qu’homme et un écrivain génial qui a révolutionné les Lettres françaises. On pense ce que l’on veut des écrivains comme Pierre Drieu La Rochelle et Robert Brasillach qui ont pris le parti de la collaboration avec les nazis mais il est probable que Céline, après avoir eu ce contact désastreux avec la guerre, a peut-être réagi ainsi face à ce deuxième conflit mondial.

    Pour faire écho à ce roman, au moment où actuellement un autre danger menace la démocratie en Ukraine et peut être en Europe, ces quelques mots de Jacques Prévert, extraits d’un des plus beaux poèmes d’amour de la poésie française et qui porte le nom d’une femme « Oh Barbara, quelle connerie la guerre ».

     

     

  • Les accommodements raisonnables

    N°1649– Juin 2022

     

    Les accommodements raisonnables – Jean-Paul Dubois - Éditions de l’Olivier.

     

    Les deux frères Stern se haïssent cordialement et surtout ne se ressemblent pas. Charles, riche et flambeur doit son immense richesse à des manœuvres inavouables menées dans une période troublée, tandis qu’Alexandre est plus besogneux, moins hâbleur, plus traditionnel et même bigot. Après le brusque décès de Charles, Alexandre, son seul héritier, se transforme complètement et choisit de profiter de la fortune de son frère et même de sa maîtresse, baptisée John-Johny, qu’il veut épouser puisque son veuvage le lui permet, l’exact contraire de sa vie d’avant. Une telle métamorphose étonne ses proches mais c’est sans compter, certes avec la génétique et ses mystères, mais surtout avec l’égoïsme, l’hypocrisie et le mensonge inhérents à l’espèce humaine surtout quand l’intérêt ou le plaisir personnels sont en jeu.

    C’est le fils d’Alexandre, Paul, la cinquantaine, qui évoque cette histoire, mais aussi sa réaction personnelle. Il est, pour l’heure, employé aux studios de cinéma de Los Angeles pour remanier des scenarios foireux. Pour cela il a laissé à Toulouse sa femme Anna, dépressive, ses trois enfants et ses petits enfants ; c’est une sorte de fuite puisqu’il s’aperçoit que tous ces gens lui échappent et son père cherche à ne pas distendre les liens qui l’unissent à ce fils désormais lointain. A Hollywood, il rencontre un autre monde différent, l’alcool, le sexe, l’argent, la drogue et même un étonnant champignon, mais ses névroses à lui s’éclairent à la rencontre de Selma Chantz, une femme sensuelle, la copie exacte d’Anna mais avec trente ans de moins et son père épouse John-Johny.

    Parmi ces accommodements qui émaillent sa vie, Paul admet le nouvelle vie de son père et son mariage, la maladie et l’isolement de sa femme, l’éloignement de ses enfants et petits-enfants. Le mariage de son père le laisse quelque peu perplexe comme l’avait interloqué son changement d’attitude au décès de son frère. C’est sans doute étonnant de voir un homme âgé épouser une femme qui pourrait être sa fille, mais c’est relativement courant et Paul, toutes choses égales par ailleurs, tombe dans le même travers avec Selma, même s’il ne l’épouse pas. Je serai toujours étonné par cette réaction humaine de la part de gens, hommes et femmes, par ailleurs raisonnables, de tout abandonner ce qu’ils ont laborieusement construit pour un hypothétique bonheur dont nous savons qu’il n’est que temporaire, un coup de foudre comme une seconde naissance ou plus sûrement la volonté de rattraper le temps perdu, malgré la traditionnelle culpabilisation judéo-chrétienne. Vivre au quotidien, avec des sentiments, certes érodés par le temps, est peut-être raisonnable, ce qui l’est moins est de céder à une toquade, mais il est un fait que c’en est devenu banal. On dira ce qu’on voudra mais nous passons notre temps à nous adapter aux changements qui interviennent dans notre vie, que nous les ayons recherchés ou pas. Ils sont ces petits arrangements qui nous aident à en supporter les injustices, les maladies, les hasards, les choses que nous nous résignons à accepter ou les malheurs qu’elle nous impose, avec les regrets, les mensonges, les non-dits, les hypocrisies, et à faire prévaloir la vie sur la mort.

    J’ai lu cela comme une histoire finalement bien ordinaire de la crise de la cinquantaine, une parenthèse américaine vite refermée qui veut faire échec au temps qui passe malgré nous, qui veut entretenir l’illusion qu’on peut sortir de la routine dans laquelle on s’est soi-même enfermé, que notre vie n’est que temporaire et qu’il faut laisser faire les choses et rentrer dans le rang.

    J’ai retrouvé avec plaisir le style de Jean-Paul Dubois.

     

  • anéantir

    N°1648– Juin 2022

     

    anéantir – michel houellebecq – flammarion.

     

    Le roman s’ouvre sur la décapitation virtuelle de Bruno Juge, ministre des finances, diffusée en vidéo sur les réseaux sociaux. Cela a tout de la fake news mais atteste la haine d’une partie de la population pour la politique. C’est plutôt un mauvais présage pour les élections présidentielles françaises de cette année 2027 pour lesquelles le Président qui, ne pouvant pas constitutionnellement se représenter, a choisi Bruno pour seconder le candidat désigné, un minable incompétent, et surtout pour mieux assurer sa réélection après cet intermède présidentiel, ou peut-être garantir à Bruno un destin politique. Dans cette atmosphère de fièvre, nous revivons la préparation des interventions télévisées, la stratégie électorale, la folie des sondages, les techniques de communication, les projections politiques que les résultats ne manqueront pas de faire mentir comme à chaque fois. Nous sommes donc en pleine politique-fiction d’autant que des attentats terroristes d’une nouvelle génération mettent en échec les meilleurs informaticiens. D’autres inquiétantes vidéos révéleront d’autres attentats qui menacent l’équilibre du monde avec un détour par la DGSE, une réflexion sur le millésime de cette année et des suivantes sur le thème des nombres premiers et même une secte satanique, avec ses messages codés pas vraiment convaincants. Cela me paraît révélateur de notre actualité où la violence et la contestation nourrissent une vie politique instable, une menace sur la démocratie avec une inquiétante montée de l’abstention et une attirance vers un vote favorable aux extrêmes, le tout enveloppé dans la menace d’une troisième guerre mondiale et la folie destructrice d’un dictateur mégalomane.

    Cela conforte mon mantra personnel selon laquelle si la politique est une chose passionnante, ceux qui la font le sont beaucoup moins.

    L’autre versant de cet ouvrage est consacré à la famille Raison, dont Paul, la cinquantaine dépressive, un peu perdu dans ses problèmes matrimoniaux et familiaux, haut fonctionnaire de Bercy et ami de Bruno est notre grand témoin. C’est à travers lui que ce texte se décline. Ces deux thèmes s’entremêlent tout au long de ces plus de 700 pages où nous vivons la saga de cette famille avec ses soubresauts et ses drames, liés en partie à la fin de vie végétative du père, à la désespérance d’un membre de la parentèle liée aux fake-news et à leurs ravages et à la désagrégation d’une famille. La fratrie de Paul, sa sœur Cécile, confite dans l’eau bénite et Aurélien qui peine à vivre de la culture, n’est pas brillante non plus, entre bouteilles d’alcool, rêves déjantés et surtout déroutants, adultères, séparations et divorce. Paul nous offre même une longue réflexion sur la souffrance et la mort. Je retire de l’ensemble de cette œuvre un sentiment de tristesse et de solitude des personnages. On est effectivement seul face à la camarde et la mémoire de la beauté de ce monde, de ces moments heureux et amoureux, peut être une antidote apaisante au mystère de cet instant fatal. Je dois dire que j’ai apprécié surtout les derniers chapitres sur ce thème qui illustre la condition humaine vouée à la souffrance et au trépas. J’en ai goûté la belle écriture enrichie de nombres de références culturelles, le style poétique dans les descriptions de la nature, notamment la Bretagne et des collines du Beaujolais, les allusions délicieusement érotiques dans l’évocation du paysage féminin.

     

    Nous sommes dans un roman de Houellebecq où la contestation le dispute au pessimisme sans oublier les outrances et l’obsession sexuelle, c’est son registre personnel, ses fondamentaux et je ne suis pas de ceux qui les rejette, bien au contraire. Il y a certes des thèmes labyrinthiques qui sont parfois des impasses, mais ce que je lui reconnais volontiers, c’est d’être un fin observateur de l’espèce humaine dont la perversion et la volonté de nuire à son prochain, dans le but de s’enrichir ou simplement de faire le mal gratuitement pour se prouver qu’on existe, est une constante. Cette nature humaine, à laquelle nous appartenons tous et que Houellebecq dénonce si judicieusement, ne sera jamais rachetée par tous les Coluche et tous les Abbé Pierre et cela contraste avec tous les romans plus ou moins lénifiants que nous impose le paysage littéraire actuel. Sa plume acerbe est d’autant plus pertinente qu’elle met en scène les membres d’une même famille qui connaissent mieux que les autres le domaine d’application de leur méchancetés et de leurs mesquineries, la vulnérabilité de leur victime et savent là où ils doivent frapper pour être efficaces.

    Alors, roman d’anticipation inspiré de l’actualité à cause des homonymies ou des ressemblances qui peuvent se deviner dans la vie publique de gens actuellement en place ou qui l’ont été, simple fiction ou délire d’écrivain dans un contexte politique de plus en plus bousculé et incertain. Quant à la projection un peu fantasmagorique de la future carrière de Bruno (qu’on aura reconnu sous les traits de Bruno Le Maire), j’espère qu’il ne s’agit pas là d’une récit à tendance flagorneuse et courtisane, dans l’espoir un peu fou d’obtenir à terme quelque prébende comme ce fut le cas, toutes choses égales par ailleurs, pour Philippe Besson après l’élection de Macron.

    La société perd sa boussole et se délite de plus en plus, elle est minée par l’amnésie, la violence, l’envie d’en découdre et même de s’autodétruire quand la famille n’est plus un modèle pour les enfants, que l’Église qui a complètement manqué à son rôle de gardien de la morale, malgré la bonne volonté de nombre de membres du bas-clergé, provoque un intérêt grandissant pour les sectes et autres religions, que le personnel politique tangue entre opportunisme, démagogie, parasitisme, égocentrisme, corruption, compromissions à des fins bassement électorales, trahisons et palinodies, part de plus en plus à la dérive et que l’espèce humaine est décidément bien infréquentable. Il y a vraiment de quoi être inquiet. On pense ce qu’on veut de cet auteur, mais il est un fait que ce qu’il écrit ne laisse pas indifférent et fait débat. Je lui trouve, entre autre qualité, celle d’être un miroir de notre société déclinante qui de plus en plus abandonne ses repères et je sais gré à l’auteur de s’en faire l’écho. C’est en effet un des rôles de l’écrivain que d’être le témoin de son temps.

    C’est peut-être (ou peut-être pas?) le sens du titre un peu énigmatique, non seulement sur la disparition de la démocratie mise à mal par les hommes politiques eux-mêmes, mais aussi sur l’accent mis par l’auteur à propos de l’aspect éphémère et transitoire de notre vie vouée à l’anéantissement, comme s’il voulait rappeler que nous n’en sommes que les usufruitiers et qu’elle peut nous être enlevée sans préavis. Je note la présentation de la première de couverture où le terme « roman » n’est pas mentionné comme auparavant, un peu comme si la nature de cet ouvrage était différente. Les noms de l’auteur, de l’éditeur et le titre lui-même sont écrits volontairement en minuscules, malgré le paradoxe d’une reliure cartonnée, gage de durée.

     

    Même si je n’ai pas toujours partagé l’enthousiasme populaire autour de la sortie de certains de ses livres, je dois bien admettre que la publication d’un ouvrage de Houellebecq est toujours un événement culturel auquel il convient de porter attention et celui-ci ne fait pas exception. Si j’ai apprécié le style, je déplore un peu la longueur et même certaines longueurs et trop de précisons techniques qui n’ajoutent rien au texte, mais je ne me suis pourtant pas ennuyé à cette lecture qui a constitué pour moi un agréable moment.

     

     

  • Possibles océans

    N°1647– Juin 2022

     

    Possibles océans – Françoise Chauffier - Éditions Alter Real.

     

    Camille décide de disparaître pour réfléchir sur le cancer qui la ronge. Pour l’aider dans cette démarche personnelle, elle abandonne pour un temps son mari, Marc, ses enfants déjà grands et charge son amie Lea de lire par téléphone à Sam, son amant, les lettres érotiques qu’elle lui enverra et qui devront être détruites ensuite. C’est une idée un peu folle d’autant qu’elle choisit ainsi de renoncer à l’aide de ce qui pourrait être autant de sources de résilience, son métier d’architecte d’intérieur, sa famille, ses amours, son amitié et même son cheval favori, Océan. Celle qui se définit comme « Une fille de terre, d’arbres et de ruisseaux » choisit les rives de l’Atlantique pour une errance solitaire où les cimetières ont une grande place. Le système ainsi imaginé fonctionne pendant quelque temps puis les lettres de Camille s’interrompent brutalement et Lea et Sam, après leurs conversations téléphoniques, se rencontrent enfin et enquêtent sur ce qui ressemble de plus en plus à une disparition. Les personnages vont dès lors prendre leur vraie dimension et la situation son épaisseur de thriller psychologique. Le lecteur entre de plain pied dans cette histoire qui soudain réapparaît avec ses mensonges, ses non-dits, ses dénis, ses hasards, ses souvenirs, ses peurs, ses vieilles rancœurs, ses vengeances, ses secrets et ses deuils. Dans les lettres adressées à Sam, il y a une sorte de variation sur les mots, ceux qui sont écrits pour être dits, mais pas lus par le destinataire, un peu comme s’il y avait une jouissance née de leur musique poétique et de la voix qui les prononce, un mélange d’envie et de honte à les avoir imaginés. C’est un peu comme s’ils portaient en eux quelque chose d’interdit, qu’ils ne devaient pas être conservés, qu’ils restent des vibrations acoustiques et pas des signes tracés à l’encre sur la feuille blanche, peut-être pour pérenniser cette idée que les amours ont quelque chose de transitoire, comme toutes les choses humaines. Ces mots de Camille pour Sam sont du domaine de la seule invitation à imaginer mais leur charge érotique et poétique est réelle et fonctionne. Et le lecteur n’est pas au bout de ses surprises parce que rien n’est simple et que le passé qu’on croyait révolu ressurgit avec ses haines recuites, ses infidélités, ses trahisons, ses humiliations, ses silences, ses hypocrisies...

     

    L’étude des personnages qui deviennent de plus en plus attachants, est également essentielle. Au fil des pages nous apprenons leur histoire, leurs phobies, leurs aspirations déçues, leurs dénis, leur désir de vengeance… Ce sont des écorchés-vifs qui vivent comme ils peuvent avec leurs contradictions, leurs regrets, leur volonté d’attachement et d’abandon, leurs certitudes d‘avoir joué et d’avoir perdu. Cette disparition de Camille, qui ressemble de plus en plus à une fuite, est peu ou prou la conséquence d’un échec de son mariage avec Marc. Son éducation dans un incontournable contexte judéo-chrétien, ses souvenirs, ses fantasmes tissent autour d’elle l’image d’une femme à la fois attirante, sensuelle, bourrelée de remords, mais qui aime la vie. Sa rencontre de hasard avec Franck, embarqué malgré lui dans une autre affaire, la libère, l’apaise, toujours par le truchement des mots. Sam, amant un peu volage et inconstant est relégué par elle et pour un temps au second plan, quant à Lea qui accepte cette situation un peu bizarre de passeuse de mots d’amour et de sexe qui la dépasse, le lecteur la découvre avec son histoire intime ses espoirs et la voit peu à peu se transformer. L’épilogue est plein d’avenir dans un équilibre qu’on imagine assez précaire. fait de pardon et de mots. Pourquoi pas après tout ? Le décor à son importance, les cimetières, les chevaux, la mer, les amours, le tout émaillé de souvenirs et parfois de fantômes.

     

    Le style est agréable, l’architecture du roman est originale et transforme la découverte de ce livre plein d’énigmes et de rebondissements, de fausses pistes et de suspense, en un agréable moment de lecture.

     

    ©Hervé GAUTIER – http://hervegautier.e-monsite.com

  • Une année sous silence

    N°1646– Juin 2022

     

    Une année sous silence – Jean-Paul Dubois – Éditions Points.

     

    Dès les premières pages de ce roman, il m’est revenu en mémoire cette citation de François Nourissier « Les hommes et les femmes qui sont faits l’ un pour l’ autre n’existent pas » C’est sans doute une évidence, même si elle va à l’encontre de toutes les choses fausses qu’on débite à l’envi à propos du mariage mais que les événements se chargent de contredire.

    Entre Paul et Anna, la cinquantaine tous les deux, le mariage n’est qu’un décor et on sent bien qu’entre eux rien de subsiste de ce qui jadis les a uni ; mal marié, il se sent de plus en plus étranger dans sa propre maison mais continue sa vie et l’idée de la mort s’installe petit à petit. C’est cependant Anna qui choisit le suicide, peut-être associé à la folie. Dès lors on pourrait imaginer Paul libéré et profitant de la nouvelle vie qui s’offre à lui comme une revanche. Que nenni, c’est la solitude qu’il adopte et sa réaction est une mélange de timidité, de procrastination, de regrets, de fantasmes, de coups de folie névrotiques et parfois libidineux, de fatalisme, une sorte de retrait définitif du monde où il n’aurait pas sa place. En réalité, je l’ai ressenti comme un malheureux sur qui s’acharne le destin et qui, quoiqu’il fasse, sera toujours la proie de la malchance. Il continue de vivre sa vie comme une épreuve qu’il n’a pas choisie mais qu’il subit en silence, se disant que, heureusement, tout cela aura une fin qu’il attend en se demandant quand et comment elle arrivera.

    Il est obnubilé par son sexe, fasciné par le corps des femmes qui se confond dans son esprit dans l’image de la mère et de la femme, donnant à leurs seins deux fonctions bien différentes, la nourriture pour l’enfant et le plaisir pour l’homme. Il est aussi obsédé par la mort, celle des autres, à la quelle il assiste avec un mélange de d’indifférence et d’attirance et qui confine par moments à la nécrophilie. Il ne se contente pas de vivre en dehors du monde à la manière d’un délirant, il se venge en quelque sorte sur la société en choisissant des représentants emblématiques, un prêtre débauché et parjure qu’il espionne et tracasse, un psychiatre qu’il harcèle et mystifie. Ils sont l’incarnation de son rejet de la société comme les femmes le sont de son obsession sexuelle. Ils sont aussi l’image de ce qu’il abhorre dans le monde extérieur qu’il refuse, une sorte de manifestation de l’hypocrisie et du mensonge. Pour atteindre son but il se sert de leurs propres armes, la confession et la pseudo-guérison par la parole, ce qui prouve qu’il reste maître du jeu en choisissant, et lui seul, de rompre son silence. Il est aussi tourmenté par le souvenir d’Anna, non que son absence lui pèse, mais il ne manque jamais aucune occasion de régler avec elle, par personnes interposées ou dans le silence de lui-même, tous les comptes qu’il n’a pas eu l’opportunité ou le courage de solder avec elle de son vivant. Il remodèle son histoire et son quotidien personnels à l’aune de sa volonté, même si cela n’est que la manifestation de son imagination malsaine et n’a aucune chance de se réaliser, mais cette démarche atteste qu’il est à la fois conscient mais impuissant devant la réalité.

    J’ai retrouvé avec un réel plaisir l’écriture fluide de Jean-Paul Dubois dans ce roman intimiste qui me parait réaliste tel qu’il est présenté. Certes Paul est déprimé, mais avec ce qu’il vit et a vécu, comment ne le serait-il pas ? Tout a foiré dans sa vie, qu’elle soit familiale, amoureuse, personnelle ou professionnelle et si ce séjour psychiatrique dans le silence volontaire a duré une année, il n’a été qu’un intermède dans sa vie dévastée et quand il croisera le regard vide de la camarde ce sera une libération. Il entre de plain-pied dans la folie délirante et criminelle certes, mais celle-ci succède à une période de lucidité, de prise de conscience du dérisoire, du transitoire et surtout de l’ordinaire de sa vie, qu’il exorcise comme il peut par cette période de silence.

    Ce roman me paraît non seulement juste mais aussi correspondre à l’authentique perception de l’espèce humaine.

    ©Hervé GAUTIER – http://hervegautier.e-monsite.com

  • Le noyé de Trousse-Chemise

    N°1645– Mai 2022

     

    Le noyé de Trousse-Chemise – Didier Jung – Legestenoir.

     

    Une jeune joggeuse découvre un matin d’été rétais, à Trousse-Chemise, sur « le banc du bûcheron », une langue de sable recouverte à marée haute, une plage éphémère, déserte à cette heure, où les touristes aiment pique-niquer, le cadavre nu d’un homme, un écrivain parisien célèbre. Assassinat, suicide ou simple accident : ainsi commence une enquête de la gendarmerie locale, vite épaulée par une jeune capitaine du SRPJ de La Rochelle.

     

    Cette enquête réserve pas mal de rebondissements, avec des absences d’alibi, des mobiles plus ou moins sérieux, de fausses pistes, des informations erronées, des dénonciations, une vieille affaire de trahison, des intuitions féminines, des histoires d’amour parfois inattendues, des adultères, des vengeances possibles, des témoins qui distillent des renseignements avec parcimonie, le travail de fourmi des enquêteurs, le tout dans un contexte people avec journalistes et paparazzi toujours à l’affût. Bref beaucoup de pistes mais pas de coupable. Surtout qu’on n’est jamais à l’abri d’une autre macabre découverte où de la révélation de la vraie nature de quelqu’un qu’on ne soupçonne pas a priori, la nature humaine étant particulièrement perverse, ce qui peut parfaitement remettre en cause toutes les investigations et toutes les hypothèses de nos fins limiers ! L’épilogue en témoigne.

     

    J’ai été passionné par cette affaire ce qui justifie une lecture, pratiquement sans désemparer, de ces quelques trois cents pages où le suspens est savamment distillé. j’ai apprécié ce jeu constant entre Éros et Thanatos, l’évocation du milieu des écrivains et leur rapport à l’écriture et à l’inspiration, sans parler de la formidable source de renseignements qu’est un roman, même s’il est convenu que nous sommes en pleine fiction. Bref ces investigations qui sont menées au pas de course, s’étalent sur une quinzaine de jours de cet été rétais, et m’ont procuré un bon moment de lecture. C’est un roman policier comme je les aime, énigmatique, pas trop violent, pas trop sanglant avec en prime une idylle un peu inattendue mais surtout qui met en exergue une facette pas le l’espèce humaine.

     

    Je ne sais ce qui m’a amené à lire ce roman, le hasard d’une conversation amicale, peut-être parce que d’autres écrivains ont déjà pris l’île de Ré pour décor, sans doute l’été qui est une période plus particulièrement dédiée à la lecture de romans policiers et qui est un peu avancé cette année à cause du réchauffement climatique, la découvert d’un auteur qui écrit agréablement, ou peut-être tout simplement mon vieil attachement à cette île, popularisée par la chanson, la télévision et un pont qui enjambe le goulet des pertuis, même si j’ai gardé la nostalgie de ces paysages d’un autre temps, les vieux bacs, la cheminée du Champlain, le camping sauvage dans les dunes et les blockhaus, les quichenottes, les ânes en culottes et le clocher d’Ars qui servait d’amer aux pêcheurs…

     

     

  • Le manuel d'Epictète

    N°1644 – Mai 2022

     

    Manuel d’Epictète

     

    Epictète (50-125 ou 130) fut un philosophe grec à la vie assez méconnue . Né dans l’actuelle Turquie, il meurt en Grèce après avoir été esclave à Rome et y avoir été affranchi. Après qu’il a été libre, il a mené une vie pauvre voire ascétique en accord avec son enseignement. Il n’a laissé aucune trace écrite (comme Socrate et Jésus), cet ouvrage, fut en effet rédigé par un de ses disciples, Arrien, qui publia ses notes prises au cours des leçons de son maître à penser. Cet ouvrage porte d’ailleurs le nom de « manuel » en ce sens qu’il doit être disponible à tout moment et qu’on peut le transporter avec soi, dans sa main . Un second ouvrage dénommé « Entretiens » a été également rédigé par ce disciple.

     

    Il distingue les choses sur lesquelles nous ne pouvons intervenir (la mort) et celles qui dépendent de nous. Son enseignement qui est de nature essentiellement pratique qui vise à obtenir une meilleure qualité de vie , peut se résumer dans la manière dont il faut mener sa propre existence. Il tient dans la discussion et la remise en question des choses du quotidien, est de nature stoïcienne c’est à dire prône la soumission de l’homme à son destin, à une suite d’évènements qui ne doivent rien au hasard mais qui s’inscrivent dans l’ordre inéluctable de l’univers et contre lesquels l’homme ne peut rien. En revanche son action peut s’exercer sur ses opinions, ses jugements, ses choix, ses désirs, ses aversions. Ainsi, être libre c’est se concentrer sur ces actions qui sont à notre portée. Par exemple nous ne pouvons éviter de mourir mais nous pouvons donner un sens à notre vie. De même nous ne devons pas être angoissés par notre future mort mais voir en elle une sorte de délivrance, la fin de nos souffrances et de la vieillesse. Il suffit de peser sur nos jugements pour faire échec à la souffrance et nous rendre invincibles. Ainsi prône-t-il la discipline du désir, de l’action et la maîtrise du jugement, le détachement des biens de ce monde, ce qui mène, selon lui au bonheur (ataraxie). C’est évidemment un travail spirituel, silencieux et humble.

    Son enseignement se décline en maximes essentiellement pratiques, loin de la théorie éthérée de la philosophie et la connaissance des choses est avant tout pragmatique.

    Son message a influencé la pensée de Marc Aurèle, l’empereur philosophe, en partie la pensée de Pascal et le message chrétien mais je ne suis pas sûr d’adhérer complètement au message d’Épictète

     

  • Le grand monde

    N°1642 – Mai 2022

     

    Le grand monde – Pierre Lemaitre- Calman Levy.

     

    La saga de la famille Pelletier commence à Beyrouth avec l’évocation de la prospère savonnerie familiale qu’aucun des quatre enfants ne veut reprendre. Jean, dit Bouboule, qui rate tout part pour Paris, avec sa femme Geneviève, une détestable créature profiteuse, garce et adultère qui l’humilie en permanence. Il y retrouve François qui, après avoir fait croire qu’il était admis à Normale Sup tente des débuts laborieux dans le journalisme pour se spécialiser plus tard dans les « faits divers » ; pour Étienne c’est Saïgon à la poursuite de son amant, un légionnaire qui a disparu, quant à Hélène, la petite dernière restée dans le giron parental, elle ne rêve que d’évasion, en profitant quand même de la vie avec au fond d’elle sa fascination pour le grand monde parisien. Cette « fuite » des enfants de cette famille nous réserve pas mal de rebondissements.

     

    Pierre Lemaitre embarque son lecteur dans un autre monde. A Saïgon c’est la vie facile de « l’indo » avec la corruption, la concussion, les vapeurs d’opium, le trafic de piastres et la prostitution qui succède aux senteurs de savon de l’entreprise familiale. C’est aussi la guerre contre le Viêt-minh, ses atrocités, ses malversations et ses paradoxes comme on en rencontre dans tous les conflits armés. A Paris ce sont les années difficiles de l’après-guerre puis les Trente Glorieuses. Chacun des personnages de cette famille éclatée en appelle d’autres, non moins truculents, avec toutes ces aventures racontées avec une écriture vive et un évident plaisir narratif, plein de verve de suspens et d’humour mais aussi d’une grande précision documentaire et le culte du détail qui ne peuvent laisser le lecteur indifférent. On y rencontre un tueur en série, un chat, un « chevalier blanc » qui veut purger la société des maux qui la gangrène et spécialement de la corruption des hommes politiques, le grand prêtre d’une secte pas très catholique, une famille qui se veut respectable mais qui peu à peu se délite, une vieille affaire qui ressurgit puis une autre qu’on veut enterrer, dans l’ambiance de la guerre d’Indochine, la fin de la Deuxième guerre mondiale et ses tickets de rationnement, ses manifestions ouvrières durement réprimées et les Trente Glorieuses. Je ne sais cependant pas si, dans ce contexte, l’épilogue est vraiment porteur d’espoir ou de rebondissements.

     

    C’est un récit jubilatoire qui j’ai lu avec un réel plaisir et pas seulement parce que j’aime les sagas. On ne s’ennuie vraiment pas au cours de ces presque six cents pages. J’attends la suite avec intérêt et je ne suis pas le seul.

  • Pensées pour moi-même

    N°1643 – Mai 2022

     

    Pensées pour moi-même – Marc Aurèle

     

    Marc Aurèle (121-180) fut un empereur emblématique et original. Il l’est devenu sans l’avoir cherché par le biais de l’adoption, fréquente chez les Romains, mais pas à la suite d’un coup d’état ou des campagnes militaires sanglantes. Il partagea même son pourvoir avec son frère adoptif jusqu’à la mort de celui-ci en devenant en quelque sorte co-empreur.

    Cet homme reste dans l’histoire comme un lettré (il écrit ses « pensées »  en grec), un philosophe, adepte du stoïcisme qui prône la soumission de l’homme à son destin et sa nécessaire indifférence à tout ce qui peut lui arriver dans sa vie. Une telle théorie a sûrement dû l’aider dans sa vie d’homme d’État, son règne ayant été émaillé d’épidémies de peste, de révoltes ainsi qu’à surmonter la mort de sa chère épouse et de nombre de ses enfants. Il a partagé son temps entre sa famille et les affaires de l’État qu’il dirigea toujours avec humanisme et dans le respect du bien commun et de ceux dont il était responsable. Il fut un homme simple, droit, pieux, généreux malgré sa charge et ses maximes attestent sa sagesse. Son règne a corrspndu à une période de paix et de stabilité. Certains de ses aphorismes sont écrits sous le coup de l’émotion, d’autres au contraire son plus travaillés mais chacun d’entre eux

    Saint Thomas d’Aquin conseillait qu’on se méfiât de l’homme d’un seul livre. Avec « Pensées pour moi-même » Marc Aurèle dévoile son paysage intérieur, ses aspirations et son sens de l’humain en adéquation totale avec les principes stoïciens qui gouvernèrent toute sa vie. Ses « Pensées » sont une réflexion sur la vie brève et transitoire où chaque être humain de toutes les époques peut se reconnaître et les méditer.

     

     

     

  • Les abeilles grises

    N°1641 – Mai 2022

     

    Les abeilles grises – Andreï Kourkov – Liliane Levy

    Traduit du russe par Paul Lequesne.

     

    Nous sommes dans un petit village ukrainienne de la « zone grise » c’est à dire situé dans le Donbass entre l’armée régulière et les séparatistes pro-russes qui se livrent à des combats acharnés. Il ne reste plus grand monde sauf Sergueïtsh et Pachka, deux ennemis d’enfance que les événements ont cependant rapprochés. Ils ont fait taire leurs différents en réunissant leurs deux solitudes ce qui les oblige à s’entraider. Pourtant ils ne sont pas du même bord puisque que Sergueïtch, apiculteur, sympathise avec un soldat ukrainien, Petro, et Patchka s’approvisionne en nourriture auprès des Russes. Le quotidien est précaire, fait de bombardements et de la crainte des snipers et Sergueïch qui a grand soin de ses ruches, choisit de les éloigner de la guerre en les transportant dans d’autres contrées plus calmes et ensoleillées où il n’y pas de combats, en Ukraine puis en Crimée, mais son ennemi « véritable œil de Moscou » veille.

    Ce roman est une sorte de fable. Les abeilles ne servent pas qu’à favoriser le sommeil, elles sont ici un symbole de paix et le miel est pour Sergueïtch plus qu’une marchandise ou une monnaie d’échange, mais c’est aussi pour lui l’invitation à la réflexion en les comparant à l’espèce humaine qui, à ses yeux, vaut moins qu’elles. Elles pourraient bien lui servir d’exemple pour le travail et l’organisation de la société. Elles sont aussi fragiles quand il les retrouve, grises et ternes après un séjour chez les Russes, un peu comme si elles avaient été contaminées ou peut-être infectées par eux pour diffuser une maladie bactériologique. Ce qu’il fait pour se délivrer de son doute est significatif. On ne coupe pas aux traditionnelles libations de vodka et de thé brûlant malgré la guerre mais c’est la vie qui prévaut, à l’image de Petro qui survit à tout ces bouleversements .

    C’est évidemment un roman où fiction et réalité se confondent puisqu’il parle de cette guerre qui dure depuis quatorze années dans le Donbass. Ce n’est pas vraiment un roman aux accents prémonitoires comme « Le dernier amour du Président » qui met en scène quelqu’un qui est élu président à la surprise générale et qui doit faire face aux événements, mais il porte en lui de l’espoir. Cela évoque une réalité bien actuelle de ce pays.

    Ce roman met en exergue le talent de cet auteur ukrainien, né en 1961, dont « les abeilles grises » est le dixième roman. Les descriptions qu’il fait de la nature sont agréables à lire. Ce livre est aussi l’occasion pour nous, à travers le personnage de Sergueïtch qui promène sur le monde qui l’entoure un regard à la fois humain et philosophe, de goûter l’humour ukrainien et son sens de la dérision et parfois de l’absurde. C’est aussi l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Ukraine, sur sa cuisine et le mode de vie de ses habitants et notamment sur Taras Chevtchenko (1814-1861) peintre et poète emblématique ukrainien qui symbolise la résistance de son pays contre les atteintes à sa liberté et à sa culture ainsi que l’émergence de l’esprit national. Cette référence n’est bien entendu pas sans évoquer la guerre qui a débuté en 2014 avec les revendications territoriales russes sur le Donbass et l’annexion de la Crimée et bien entendu les évènements actuels qui secouent l’Ukraine, injustement envahie et détruite par un « peuple frère » en vue de reconstituer l’ex-empire soviétique, sous la fallacieuse accusation de nazisme.

     

     

  • Sans faille

    N°1640 – Mai 2022

     

    Sans faille - Valentin Musso – Le seuil.

     

    Il en va de l'école républicaine comme du défunt service militaire, elle brasse les couches sociales. C'est ainsi que Romuald, métis martiniquais surdoué, vivant dans une barre d'immeubles d'un quartier populaire se retrouve boursier dans une grande école et croise Théo avec qui il se lie d'amitié. Pourtant ils n'ont rien en commun et surtout pas l'argent dont Théo regorge grâce à ses parents. Ce genre de différence crée plus de jalousies que de véritables liens et si l’un est blasé à cause de l’alcool, la drogue et les filles, l’autre voit dans cette opportunité la chance de sa vie.

    Aujourd'hui ils ont la trentaine, ils ont fait leur vie et se sont perdus de vue depuis des années quand le hasard les a réunis. Romuald invite Théo, dans son luxueux chalet des Pyrénées en compagnie ce Juliette Dorothée et David pour une sortie en montagne de quelques jours. Seulement voila, la montagne ne se laisse pas apprivoiser comme cela et le fait de posséder un chalet ne fait pas de vous un montagnard aguerri. D'autant que, la promiscuité aidant, on ne tarde pas à découvrir la réalité de chacun, son parcours cahoteux, bien différent des apparences, avec en prime le mensonge et l'hypocrisie. Ce genre de retrouvailles qui se veulent amicales cachent souvent bien des ressentiments enfouis, qui ont enflé avec le temps qui passe et qui resurgissent ; la solitude de la montagne est le lieu idéal pour assouvir des vengeances loin des regards témoins. Connaît-on vraiment ceux avec qui on a vécu et à qui on a accordé notre confiance? Quoi que plus facile en effet de se débarrasser de quelqu'un sous couvert d'un accident?

    C'est donc un roman dont la dimension énigmatique tarde un peu à se révéler mais distille bien le suspens. Entre huit-clos et grands espaces, avec pas mal de retours en arrière, on découvre que l'amitié ne pèse par lourd face aux événements de la vie et qu'un plan machiavélique peut servir la vengeance et transformer une balade en une randonnée mortelle.

     

  • Tornavamo dal mare

    N°1639 – Avril 2022

     

    Tornavamo dal mare ( Nous revenons de la mer)– Luca Doninelli.- Garzanti.

     

    Irène a vingt ans, c'est une étudiante qui a du mal à étudier parce qu'elle ne se sens pas à sa place. Sa mère Esther est une directrice d'école primaire taciturne, taiseuse. Elles vivent ensemble, seules, et c'est le silence qui gouverne leurs relations même si inévitablement éclatent de vieilles querelles familiales souvent vouées aux impasses. La génération qui les sépare est un fossé entre elles. Irène a vécu la lutte armée des années 70 entre contestation et terrorisme, avec ses dangers et ses espoirs, ce que n'a pas connu sa fille. Ainsi ont -elles du mal à se comprendre et à se parler d'autant plus que ces événements n'ont rien produit ni pour soi ni pour la société, une forme d’échec.

    Esther vit encore dans le passé, dans le souvenir de ses amours. Pourtant, en ces vacances estivales dans le Trentin, en Italie du Nord, les deux femmes vont rompre ce silence, exploré le passé à l'aune du parcours d’Esther. Avec la complicité de son oncle, Alberto, Irène va aller au devant de l'histoire de sa famille , de certains de ses membres qu'on a voulu oublier et de son géniteur, fait d'espoirs, d'amours de violences et de mort. Le passé qui était en cendres ressuscite, les ombres s'animent et la vie revient.

    C'est un roman à forte tension narrative qui s’inscrit dans l'histoire récente de l’Italie, une réflexion sur le cours des choses à travers la tentative de réconciliation d'une mère et de sa fille

    Luca Donelli est né en 1956 dans la Province de Brescia. Ce roman, publié en 2004 fait suite à de nombreux autres. Il est également l'auteur de livres pour enfants

  • Dernière communication à la société proustienne de Barcelone

    N°1638 – Avril 2022

     

    Dernière communication de la société proustienne de Barcelone - Mathias Enard- Inculte.

     

    Plus qu'à tout autre, la terre entière appartient au poète bourlingueur où l’histoire se mêle à la géographie. Il se joue du temps et surtout de l'espace et le monde est son jardin. Il se fait marin pour l'explorer parce qu'un port est une porte ouverte sur l'inconnu et son nom est déjà une invitation au voyage, une occasion unique de repousser l'horizon, un exil permanent et volontaire. On y parle des langues parfois inconnues, aux accents d'ailleurs et c'est déjà un départ, un dépaysement. Beyrouth Damas, Gdansk, Constantinople autant de villes où une femme peut-être attend, ou peut-être pas. Tout cela suscite l'écriture comme la table d'un café d'où on voit passer les gens dans la rue.

    Mais tout procède de la folie de l'enfance qui préexiste à l'écriture. Elle s'affirme et se renforce avec le temps, les plaisirs et les voyages , les errances et les paysages, les paradis éphémères que la vie offre.

    L’apocalypse n'est jamais très loin et les flammes viennent déranger la quiétude des choses qui pourraient être simples et avec elles la violence et la peur devant laquelle les mots ne pèsent rien. Il faut se battre et défendre sa liberté, sa vie. La guerre est indissociable de l'homme qui la fait et en meurt mais aussi sème la mort autour de lui pour une idée, un projet, une folie.

    J’ai bien aimé.

     

  • Azincourt par temps de pluie

    N°1637 – Avril 2022

     

    Azincourt par temps de pluie – Jean Teulé - Mialet-Barrault Éditeurs.

     

    Je ne sais plus qui a dit que la guerre était une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires. C’est vrai qu’à l’époque, nous sommes en 1415, c’est à dire en plein Moyen-Age, elle est surtout pratiquée par les nobles qui trouvaient là un moyen de passer le temps, dans la plus pure tradition chevaleresque du courage, du combat et de la quête de la gloire, c’est à dire sans la moindre stratégie, sans réelle préparation ni même un solide commandement, faisant fi de l’indispensable discipline et considérant que leurs seuls titres prouvaient leur valeur et leur donnaient tous les droits.

    Voilà donc les Anglais, ennemi héréditaire, renonçant à remonter la Seine et à envahir Paris qui ne veulent qu’une chose, retourner à tout prix dans leur île en rembarquant à Calais, sauf que, les Français ont décidé de les en empêcher et les attendent tout près du petit village d’Azincourt, autant dire une simple formalité pour eux, d’autant qu’ils sont en surnombres et fringants face aux insulaires en sous-effectif et malades ! Sauf qu’il pleut averse, que la gadoue est partout et que l’impréparation française est flagrante. Heureusement l’auteur rétablit cette situation un peu surréaliste en créant le personnage de « Fleur de Lys » qui adopte le langage de la raison et peut-être pressent l’avenir immédiat, mais qui écoute une ribaude, une fille à soldats ? C’était une victoire française annoncée, mais c’était sans compter sur les archets anglais et leurs arc en bois d’If et l’arrogance des Français. Cela s’est transformé une monumentale boucherie entre l’hypocrisie des commandements de Dieu, l’usage d’un art de la guerre suranné et la pratique de la capture avec rançon. Les livres d’histoire ne retiennent qu’une défaire cuisante de la chevalerie française.

    Le style est primesautier, drôle, impertinent, avec une foule de détails érudits...c’est un régal.

     

     

  • désir pour désir

    N°1636 – Avril 2022

     

    Désir pour désir – Mathias Enard -Babel

     

    Nous sommes à Venise, au XVIII° au moment du carnaval c’est à dire à une période hivernale de l’année où la vie se déroule dans les plaisirs, les fastes d’une cité commerciale prospère. Nous La découvrons à travers les yeux du Maestro, un maître-graveur renommé, un vénitien qui aime la vie. « La Sérénissime » est une cité exceptionnelle entre le ciel et l’eau est aussi une métropole de la poésie, de la peinture, de la musique, une étape incontournable du « Grand Tour », très en vogue à cette époque dans l’aristocratie du vieux continent. C’est le symbole de la fête et du luxe, les femmes sont belles, les masques autorisent toutes les folies et toutes les intrigues, la musique et le chant sont partout, dans les palais comme dans les églises ou les monastères, les dîners sont somptueux et le vice y combat la vertu dans les vapeurs d’encens et le velouté du vin. Il y a aussi les personnages du théâtre italien, les quartiers populaires, les gondoles, les rumeurs et les reflets de l’eau, les ruelles sombres, le brouillard du Grand Canal, le petit peuple. Ce décor cache comme il peut l’autre face de « la Dominante » comme on l’appelle aussi, avec la dague, le poison, les bordels, les maisons de jeu, la délation, les complots, la justice, gardienne de l’ordre moral, la redoutée prison des « Plombs »...

    Une autre facette plus intime nous est offerte, celle qui évoque trois personnages. Amerigo, le violoncelliste aveugle qui accompagne Camilla, cette jeune fille à la voix d’or, joueuse de viole d’amour. Une relation sensuelle mais fraternelle et platonique s’établit entre eux à travers la musique et les instruments à cordes qu’ils font ensemble vibrer. Face à Antonio , le jeune apprenti graveur qui croise le regard de Camilla et en tombe immédiatement amoureux, il sait qu’il doit disparaître parce qu’il n’a plus sa place auprès d’elle.

    J’ai toujours plaisir à lire Mathias Enard dont j’apprécie à la fois le style simple, délicat, poétique, l’ impressionnante érudition, la précision de son vocabulaire, la faculté qu’il a de transporter son lecteur dans son univers, le temps d’un roman. Ce court récit tisse à petites touches un dépaysement spatio-temporel raffiné glané au fil des canaux, des ruelles, des palais  de la Cité des Doges. 

  • Una mutevole verità

    N°1634 – Avril 2022

     

    Una mutevole verita (Une vérité changeante)- Gianrico Carofiglio -Einaudi.

     

    Nous sommes dans les années quatre-vingt. Un homme au passé tumultueux a été assassiné chez lui et une femme a vu une silhouette s’enfuir. On retrouve l’arme du crime dans une poubelle et on arrête un jeune homme, Nicola Fornelli qui n’avait pourtant aucun motif pour commettre ce crime mais que tout accuse. Le plus étonnant est qu’il ne se défend même pas. C’est tellement incompréhensible que sa petite amie se tourne vers Pietro Fenoglio, un turinois exilé pour les besoin de son métier à Bari dans les Pouilles. Il est en effet adjudant des carabiniers. L’affaire paraît bouclée mais quelque chose pose question à notre gendarme. C’est un être assez original, mélancolique, réfléchi, cultivé, compréhensif, contre la violence policière de certains de ses collègues et surtout quelqu’un qui ne se laisse pas facilement égaré par de trop grandes évidences. Ici tout lui paraît trop clair, trop lisse et il n’ aime pas ça. Il décide de mener une enquête parallèle privée et ses investigations vont remettre en question les apparences et établir la vérité, différente de celle qui se profilait au départ de l’enquête. C’est vraiment ce personnage qui fait l’intérêt de ce roman.

    C’est un cour roman policier dont l’intrigue est assez simple et qui se lit facilement. l’épilogue est un peu surprenante mais finalement met en évidence le travail, la perspicacité et la volonté de remise en question des évidences par ce carabinier.

     

  • Le république des faibles

    N°1635 – Avril 2022

     

    La république des faibles – Gwenaël Bluteau – La manufacture du livre.

     

    Le premier janvier 1898 à Lyon, un chiffonnier a découvert dans une poubelle le cadavre décapité d’un enfant. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l’enquête qui révèle très vite que la victime habitait dans un quartier populaire et qu’il avait disparu de chez ses ses parents depuis plusieurs semaines. Deux inspecteurs , Silent et Caron mènent leurs investigations dans les bas-fonds sordides et l’un d’eux, Silent, qui était aussi engagé en politique, est retrouvé mort. Une deuxième enquête est donc diligentée sur fond de luttes sociales, de ligues antisémites à la suite de l’affaire Dreyfus et de l’article de Zola dans « L’Aurore » , de la nostalgie de l’empire, du refus ou de la défense de la république, de la volonté de revanche après la défaite de 1870, des prochaines élections législatives. Cette seconde enquête sur le possible assassinat de Silent met en évidence ce qui était à l’époque la règle, le non-respect des droits des suspects et des témoins, les violences policières pour obtenir des aveux ce qui aurait pu motiver une vengeance à l’endroit de cet inspecteur dont la vie antérieure à son entrée dans la police n’était pas des plus exemplaires. Ces deux investigations, au départ indépendantes l’une de l’autre, pourraient bien se rejoindre.

    On rencontre, outre la corruption des policiers, la pratique de l’adultère, du mensonge, de l’hypocrisie, de la trahison, des violence conjugales, de l’ivrognerie, du rapt, des sévices et du viol d’enfants, la pédophilie, les maltraitances et le meurtre d’enfants, le recel et la dissimulation de cadavres, le soupçon d’avortement, la malversation baignent ces chapitres… le tout sous le couvert d’une bourgeoisie bien pensante sous l’égide de la république censée protéger les plus faibles.

    Tout ne se termine pas par un « happy end », surtout pour le commissaire Subielle et l’épilogue se fend d’un aphorisme toujours d’actualité. C’est est bien gore, mais finalement n’est pas si loin de l’image de l’espèce humaine. Cela dit ce roman se lit facilement.

     

  • La briscola à cinq

    N°1633 - Mars 2022

     

    La bricscola à cinq – Marco Malvaldi- Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

     

    Dans un petit village de Toscane, le cadavre d’une jeune fille, Aline, vient d’être découvert dans une poubelle et bien entendu l’enquête policière s’oriente vers ses amis. Ici tout le monde se connaît et bien entendu cet événement déclenche les commentaires, surtout dans le bar de Massimo, où un bande de papys s’y retrouvent régulièrement pour taper le carton, la briscola. Ils sont diserts sur tout ce qui concerne ce village et le patron de ce bistrot se trouve malgré lui impliqué dans ces investigations et se montrera plus efficace que « l’illustrissime commissaire Fusco », arrogant et suffisant, qui brille depuis longtemps par son incompétence et n’est capable que d’arrêter la mauvaise personne. Avec l’aide du Dr Carli, Massimo, simple barman, certes très au-dessus de la moyenne, se montre plus observateur et raisonneur et donc efficace que notre flic, même si son témoignage désigne une personne sans pouvoir apporter la moindre preuve ni le moindre alibi.

    Dans cette enquête, il n’y a pas de commissaire emblématique comme dans les autres polars, on croise de jolies femmes aux appas avantageux, des vieillards radoteurs qui sont au bar dans le seul but de refaire le monde et d’échapper à leur femmes, des flics caricaturés à l’excès et un brave barman qui accepte de remettre en question les choses les mieux admises jusque et y compris en bouleversant ses certitudes. C’est plaisant, délassant, pas très sérieux mais d’une lecture agréable quand même.

     

  • La briscola à cinq

    N°1633 - Mars 2022

     

    La bricscola à cinq – Marco Malvaldi- Christian Bourgois éditeur.

    Traduit de l’italien par Nathalie Bauer.

     

    Dans un petit village de Toscane, le cadavre d’une jeune fille, Aline, vient d’être découvert dans une poubelle et bien entendu l’enquête policière s’oriente vers ses amis. Ici tout le monde se connaît et bien entendu cet événement déclenche les commentaires, surtout dans le bar de Massimo, où un bande de papys s’y retrouvent régulièrement pour taper le carton, la briscola. Ils sont diserts sur tout ce qui concerne ce village et le patron de ce bistrot se trouve malgré lui impliqué dans ces investigations et se montrera plus efficace que « l’illustrissime commissaire Fusco », arrogant et suffisant, qui brille depuis longtemps par son incompétence et n’est capable que d’arrêter la mauvaise personne. Avec l’aide du Dr Carli, Massimo, simple barman, certes très au-dessus de la moyenne, se montre plus observateur et raisonneur et donc efficace que notre flic, même si son témoignage désigne une personne sans pouvoir apporter la moindre preuve ni le moindre alibi.

    Dans cette enquête, il n’y a pas de commissaire emblématique comme dans les autres polars, on croise de jolies femmes aux appas avantageux, des vieillards radoteurs qui sont au bar dans le seul but de refaire le monde et d’échapper à leur femmes, des flics caricaturés à l’excès et un brave barman qui accepte de remettre en question les choses les mieux admises jusque et y compris en bouleversant ses certitudes. C’est plaisant, délassant, pas très sérieux mais d’une lecture agréable quand même.

     

  • L'intrusive

    N°1632 - Mars 2022

     

    l’intrusive – Claudine Dumont – Le mot et le reste.

     

    Camille ne dort plus au point de devoir abandonner son travail et ni les médicaments ni les psychiatres ne peuvent rien pour elle. Elle est en permanence dans un état second au point d’en perdre l’appétit et d’être sujette à des hallucinations ce qui fait d’elle une inadaptée sociale au bord du gouffre. Elle est seule dans la vie et son uniques plaisir est de voir sa jeune filleule, Jeanne, mais son frère s’y oppose à cause d’une attitude jugée dangereuse qu’elle a eue à l’égard de la fillette. Elle fait ce qu’elle peut pour s’en sortir, mais en vain, malgré l’aide de son frère et sa belle-sœur l’oriente vers Gabriel qui peut, selon elle la libérer. Elle accepte avec hésitation mais elle se trouve en présence d’un être étrange, un ex-praticien radié et qui vit coupé du monde. Il prétend, grâce à une machine de son invention, visualiser les rêves de Camille et ainsi pouvoir peut-être comprendre ce qui la bloque au point de la priver de sommeil. Selon lui, le rêve ouvre les portes de l’inconscient et si elle parvient à dormir et donc à rêver, Camille, avec l’aide de Gabriel, pourra se libérer et ainsi reprendre une vie normale.

    Ainsi commence cet étrange roman psychologique où la jeune femme, qui n’a cependant pas perdu la mémoire, va revisiter son enfance traumatisée par une mère dominatrice dont la nocivité lui a interdit d’exprimer ses sentiments, ses émotions et sa douleur et par un père transparent et sous influence de son épouse. Ces moments sont brièvement évoqués lors de flash-back où Camille revit douloureusement sa jeunesse avec sa mère. Pire peut-être, puisque la vie d’adulte dépend tellement de l’enfance , elle prend conscience que cette femme a pu faire d’elle un monstre semblable à elle suivant la règle non écrite qu’on reproduit l’exemple qu’on veut précisément éviter. Elle devint donc la copie conforme de cette femme honnie, au point de répéter, et ce malgré elle, avec sa filleule les sévices qu’elle avait subies avec sa mère. Cette éducation toxique l’a complètement détruite et ce n’est pas la mort de cette mère qui l’a libérée de ses obsessions et de son mal-être. Seule l’espoir de pouvoir revoir Jeanne la motive mais elle doit pour cela impérativement retrouver une vie normale et se défaire de ses obsessions.

    L’intrigue est bien menée et le travail sur les rêves intéressant même s’il y a quelques longueurs. Que le sommeil soit un élément essentiel de la vie ne fait aucun doute mais le protocole de soins paraît assez étrange non seulement au niveau de la technique, mais aussi dans les relations entre patient et praticien qui prennent une dimension quasi-intime. C’est une démarche introspective basée sur la mémoire mais aussi sur la parole et sa dimension psychiatrique a pour but la reconstruction de Camille pour lui permettre de recouvrer une vie normale. Elle semble au départ assez réticente à ce traitement mais petit à petit elle l’accepte au point de se mettre sous la dépendance de Gabriel, un peu comme elle l’était jadis sous celle de sa mère. Gabriel est un mystère, il est médecin mais nous savons qu’il a été radié sans doute à la suite d’une erreur et vit d’une activité d’ébénisterie. Pourtant il accepte de s’occuper de Camille et au fil des séances, il prend son rôle très au sérieux et cela débouche pour elle sur une connaissance de soi plus approfondie et une remise en cause des idées qu’elle avait elle-même conçues à son égard et qui la libérera du monstre violent tapi en elle, une dépendance bénéfique qui annule celle maléfique de sa mère.

    J’avoue que j’ai eu du mal à suivre cette histoire un peu oppressante mais pourtant bien réaliste.

     

     

     

  • Ode maritime

    N°1631 - Mars 2022

     

    Ode maritime– Fernando Pessoa (Alvaro de Campos) – Éditions Fata Morgana.

     

    Ce sont des poèmes parus en 1915 dans le deuxième et dernier numéro de l’éphémère revue « Orpheu » dirigée par Pessoa. Ils sont signés d’Alvaro de Campos, un hétéronyme proche du grand écrivain portugais. Ce personnage quelque peu anglo-saxon malgré sa naissance est une création de Pessoa a eu une vie (1890-1935), un horoscope, il est un ingénieur naval à monocle, a navigué, notamment en Orient puis est revenu à Lisbonne où il est mort. C’est un poète d’avant-garde qui est à la fois semblable et différent de son créateur, chantre du modernisme et un auteur pétri de fantasmes et de mystères. Dans ces poèmes Pessoa se cache et se dévoile alternativement comme il le fait également avec ses autres hétéronymes. C’est autant une manière de s’exprimer qu’une manière d’être, une façon de se dédoubler en s’analysant lui-même, en semant des interrogations dans l’esprit de ses lecteurs tout autant que de donner volontairement une réalité à son esprit multiforme, aussi original qu’inattendu.

     

    C’est une poésie à la fois simple, complexe et tourmentée, avec des accents quasi surréalistes, quelque peu masochistes et parfois violents, qui ressemble à une longue litanie et parfois même à une épopée, tournée ici principalement vers le mystère que génèrent la distance, l’inconnu, le voyage avec ses départs et ses arrivées. C’est un long poème de plus de mille vers que j’ai eu plaisir à lire à haute voix pour partager la magie des mots. Il parle de la mer, du large, des navires et donc du port qui en est le point de démarrage. Voir le bateau qui quitte le quai est une invitation au rêve de découvertes et de rencontres pour celui qui part et de mélancolie pour celui qui reste à terre et se contente de voir le sillage et la fumée du navire qui disparaît. C’est une facette de cette « saudade » qui fait tellement partie de l’âme lusitanienne dont le destin est fait de voyages, d’exils et d’ailleurs.

    Puis c’est le retour à la réalité, l’acceptation de l’existence anonyme et oubliée, celle des quidams qui sont condamnés à regarder partir les autres et à rester seuls avec leurs regrets et leurs remords. Il y a dans ces textes, les premiers vers qui évoquent le retour d’un bateau, une idée très portugaise du retour, celle du « sebastianisme », du nom de Sébastien 1° roi du Portugal (1554-1578) qui mourut au cours d’une bataille au Maroc et dont la tradition veut qu’il ait survécu et qu’il revienne un jour au Portugal.

    La distance s’analyse aussi dans le temps, à travers la mémoire du passé, le souvenir de l’enfance heureuse et calme, accrochée aux murs d’une maison aimée .

    De tout cela je retire un sentiment de solitude, de tragique, sans oublier le mystère qui réside dans le personnage même de Pessoa.

     

     

     

     

     

     

  • poèmes païens

    N°1630 - Mars 2022

     

    Poèmes païens – Alberto Caeiro et Ricardo Reis - Christian Bourgois éditeur.

     

    Pessoa est un cas à part dans l'histoire de la littérature. Il a passé sa vie dans un bureau comme un discret employé aux revenus modestes, n'a pratiquement rien publié de son vivant sous son nom propre et est mort pratiquement inconnu, laissant le soin à ceux qui le suivraient de découvrir ses poèmes écrits parfois au dos de vieilles factures et déposés dans une malle ou éparpillés sur des feuilles et de les publier, ce qu’ils firent. Il est pourtant considéré comme un des plus grands écrivains portugais, à l'égal de Camões

    Ces deux auteurs n’ont jamais existé autrement que dans l’imagination et sous la plume de Fernando Pessoa (1888-1935). Ils sont parmi ses nombreux hétéronymes (on en dénombre 72) les plus importants. Ce terme n’est pas un simple pseudonyme, pas non plus un artifice littéraire ou une manière de se cacher, d’avancer masqué . Il y a ici une idée d’opposition entre tous ces personnages qui lui permet d’analyser et d’exprimer les arcanes de son « moi », une façon pour lui « d’être un autre sans cesser d’être lui-même » et peut-être aussi une forme de thérapie face à une vie solitaire d’écorché-vif. C’est l’occasion de révéler son style à la fois prolifique et protéiforme, sa modernité, son anti-conformisme, sa volonté de révolutionner l’art et de le marquer son empreinte comme il l’a fait dans son éphémère revue « Orpheu ». En effet, Pessoa les a crées, leur a prêté une vie, et parfois une mort, une sensibilité, une personnalité, un horoscope, a écrit pour eux une œuvre différente de la sienne et qui ne se ressemblent pas non plus à celle des autres hétéronymes.

    Parmi tous ses nombreux hétéronymes, Ricardo Reis a une place de choix. Selon Pessoa lui-même, cet « auteur » se serait imposé de lui-même. Ricardo Reis est un lettré, éduqué chez les jésuites portugais, son style est emprunt d’une rigueur stoïcienne et d’un épicurisme sobre à la manière d’Horace, c’est un humaniste, un intellectuel au vocabulaire choisi (« les odes »), un poète de l’instant fugitif, respectueux de la stricte règle prosodique. Cela est dû à la formation classique où prédominait le latin, reçue par Pessoa lors de sa scolarité en Afrique du sud. Il est médecin, monarchiste, ce qui fera de lui un exilé au Brésil quand la république sera instaurée au Portugal. Il y a chez lui un certain fatalisme face à la vie et à la mort.

    Alberto Caeiro(1889-1915) est une sorte de berger (« Le gardeur de troupeaux ») sans grande éducation dont la poésie est simple et spontanée, tournée vers la terre et les sens. Son écriture bucolique, sobre et dépouillée, et parfois même lourde, est à contre-courant du classicisme portugais de cette époque (1914) . On peut même y voir un certain humour. Il est le poète de la simplicité, de la nature, des choses vues et vécues. Il regarde le monde avec des yeux presque naïfs, se méfiant des intellectuels et de leur créations fantasques et éthérées, des mystiques et des espoirs fous qu'ils insinuent dans l'esprit des autres hommes. Il a conscience de n’être rien en ce monde, de n’être ici que de passage et évidemment voué à l’anonymat et à la disparition silencieuse. Il est celui qui prône l'indifférence face au monde des grandes idées qui le bouleversent et lui oppose un monde plus sensuel du quotidien.

    Ces poèmes sont dits païens parce qu’ils sont tournés vers les sens, les sensations, l’inverse du mysticisme, peut-être aussi parce qu’ils sont écrits d‘une manière irrévérencieuse au regard de la religion chrétienne, qu’ils célèbrent la vie qui n’a pour issue que la mort.

    C’est toujours un plaisir de relire Pessoa. Il reste pour moi un écrivain fascinant parce qu’il a été et parce ce qu’il a écrit.

     

     

     

  • Conquistadors

    N°1629 - Mars 2022

     

    Conquistadors – Eric Vuillard – Éditions Leo Scheer.

     

    Avec un luxe de détails et un style poétique et érudit, Eric Vuillard renoue avec le roman épique historique en racontant l’histoire de la conquête du Pérou par Francisco Pizarro, enfant naturel et pauvre d’un noble espagnol qui décide de tenter sa chance dans le nouveau monde. Après deux expéditions désastreuses, il retourne au Pérou où il trouve l’or tant convoité au prix de trahisons et de la destruction de l’empire inca, un génocide perpétré avec la complicité et la bénédiction de l’Église catholique.

    Chef d’une petite armée en guenille qui massacre, pille et viole, il ne fait que répandre la mort autour de lui et, un temps, jouant sur les oppositions entre les peuplades, la chance lui sourit, il est reconnu comme gouverneur du Pérou mais la violence qu’il a lui-même semée se retournera contre lui. Devant tant de richesses, de pouvoir et d’arrogance, ces conquistadors, notamment Almagro, qui n’étaient rien en Espagne que des analphabètes pauvres et souvent des batards, fomentent des luttes fratricides qui se se solderont par la mort de Pizarro.

    C’est un roman dur, un peu long à lire mais qui est l’image d’une facette de la nature humaine dans ce qu’elle a de pire, fascinée par le pouvoir et l’argent et capable de tout pour les obtenir.

     

  • La guerre des pauvres

    N°1628 - Février 2022

     

    La guerre des pauvres – Eric Vuillard – Actes sud.

     

    Ce petit livre passionnant refermé, j’ai à nouveau l’impression que Thomas Munster a été comme de nombreux prédicateurs religieux la victime de sa foi. Devant le spectacle de la société saxonne de cette fin du Moyen-Age, il s’est insurgé contre l’Église et les puissants, come d’autres avant lui en Europe. C’est vrai qu’il y avait de quoi tant la société était inégalitaire et les prélats beaucoup plus occupés à amasser des richesses et du pouvoir qu’à diffuser la parole de Dieu et à respecter les préceptes de l’Évangile. C’est donc de bonne foi, au nom des prophètes de la Bible et logiquement qu’il a sermonné ses fidèles, les incitant à la révolte.

    Il y a été aidé par l’imprimerie qui vulgarisa ses écrits, se mit à la portée du peuple, des paysans, des ouvriers, des pauvres, traduisant la bible, disant la messe en allemand et replaçant le latin par la langue vulgaire, ce qui permet la compréhension et donc la contestation. Son appel à la révolte le fait expulser des villes où il officie, fait des émules et, paradoxalement, le transforme en chef de guerre. Mais un prêtre n’est pas un stratège militaire et il est facilement défait face aux puissants sans que Dieu pour qui pourtant il se battait ne fasse rien pour lui. Il terminera sur le gibet.

    Eric Vuilllard reprend sa belle plume d’historien pour un épisode peu connu mais significatif de l’espèce humaine avec son hypocrisie, sa violence, son mysticisme, son utopie, le con servatisme face au progressisme.

     

  • Tristesse de la terre

    N°1627 - Février 2022

     

    Tristesse de la terre – Eric Vuillard – Actes sud.

     

    Quel petit garçon de ma génération n’a pas rêvé d’incarner, le temps d’une récréation, Buffalo Bill ou un héros de bandes dessinées de cette époque vouée à la lutte cinématographique entre les cow-boys et les Indiens ou demandé une telle panoplie à ses parents? Ce personnage représentait le ranger blanc, incarnation du bien et du courage, citoyen d’un pays parfait et mythique qui luttait contre les sauvages et, bien entendu, était vainqueur. L’auteur choisit de nous révéler le vrai visage du véritable William Cody, ancien employé des chemins de fer en qualité de chasseur de bisons, d’où son surnom, puis héros de roman à quat’sous, devenu organisateur de spectacles populaires mettant en scène des Indiens que les États-Unis étaient par ailleurs en train d’exterminer sur leur propre territoire. Dans une ambiance de carton-pâte, il donne l’illusion aux spectateurs venus en masse pour assister à son Wild West show à partir de 1870, de revisiter en la falsifiant, avec la complicité temporaire de Sitting-Bull, un authentique chef de tribu et de quelques rescapés indiens ravalés au rang de figurants, l’histoire de ce massacre dans un pays qui se veut le chantre de la liberté. Tout cela n’était évidemment qu’une image de l’Ouest américain, le mythique Far West, que du grand spectacle qu’on donnera également en Europe et en Russie, que le décor de pacotille d’un triste épisode derrière lequel se cache ce mythomane devenu célèbre grâce à cette mise en scène grandiose. C’est un divertissement, une parodie qui falsifie l’Histoire, transformant sciemment la défaite américaine controversée de Little Bighorn (1876) en victoire de la cavalerie. Cela cache mal cette volonté de montrer la suprématie de l’homme blanc, sa supériorité sur les sauvages qu’il doit exterminer au nom de la civilisation. Pour les Américains, la vie n’est qu’un spectacle que rien ne peut interrompre et qui doit impérativement se poursuivre, comme le veut leur phrase emblématique « the show must go on ». Cette démarche était de nature à mettre en valeur Buffalo Bill et la recherche du profit mais répondait aussi à une demande d’exotisme de la part du public et illustrait aussi cette habitude de l’espèce humaine qui vit dans l’illusion et le mensonge permanent qu’elle choisit d’ignorer naïvement ou d’accepter par commodité.

    L’auteur ajoute à un texte fort bien écrit, des photos d’époque. C’est précisément ici que tout bascule puisque derrière le grand spectacle ainsi donné aux spectateurs, qui se veut l’incarnation de la réconciliation de deux peuples, les visages fixés sur la pellicule trahissent ce qu’on voulait leur cacher. Derrière les coiffes emplumées, les stetsons et les bannières étoilées, on y lit la solitude et la résignation des indiens pour leur liberté perdue, leur humiliation de devoir rejouer leur propre destruction aux côtés de ceux qui en étaient les auteurs, la certitude des rangers d’avoir imposé l’ordre politique et militaire et d’avoir contribué à la marche du progrès, dans un pays qui se construisait sur l’élimination des indésirables.

    Les temps et les goût du public changent et petit à petit on se désintéressa d’un spectacle dans lequel Buffalo Bill avait mis toute sa vie, avait joué inlassablement son propre rôle, avec lequel il avait connu un succès mondial, qui lui avait rapporté beaucoup d’argent et avait fait de lui un mythomane et un mégalomane. Dans l’indifférence générale, il redevint William Cody, pauvre et abandonné de tous, à l’image de ces indiens dont il s’était abondamment servi toute sa vie. Il avait 70 ans.

    Est-ce pour souligner la relativité et la vanités des choses de ce monde que l’auteur évoque dans l’épilogue la figure de Wilson Bentley (1867-1931), le photographe des éphémères flocons de neige ?

     

    J’avais déjà lu « L’ordre du jour » où Eric Vuillard s’était fait l’historien des débuts bluffeurs destructeurs du nazisme face aux atermoiements des démocraties et qui donneront ce qu’on sait.

     

     

     

  • Changer l'eau des fleurs

     

    N°1626 - Février 2022

     

    Changer l’eau des fleurs – Valérie Perrin – Albin Michel.

     

    Violette Toussaint, après avoir été garde-barrière, a un nom plutôt prédestiné pour son nouveau métier, elle est gardienne de cimetière ! Sa maison est un peu comme un confessionnal, elle y reçoit les confidences et les larmes des vivants qui viennent ici et, même si son mari est parti vers d’autres aventures bien terrestres, elle forme une sorte de famille décalée avec l’équipe de fossoyeurs et le jeune curé de ce village bourguignon. Dans ce lieu dédié au souvenir, Violette est un peu une veilleuse qui offre généreusement aux visiteurs un café chaleureux, mais elle en est aussi le jardinier, la chroniqueuse, l’organisatrice… On y trouve des fleurs, bien sûr, mais aussi tous les chats perdus y ont leurs habitudes et sont un peu les passeurs d’un au-delà mystérieux. Dans ce lieu, elle est y apprend plus de choses que dans les livres sur l’espèce humaine, sur la mort, sur Dieu, sur l’éternité, sur l’amour conjugal, sur la fidélité et sur le souvenir, pourtant jurés à un conjoint devant son cercueil et parfois même gravés dans le marbre. Tout cela ne pèse rien face à la réalité quotidienne et le véritable culte des morts est surtout dédié aux amants et aux maîtresses disparus. Pourtant elle est seule, serviable et dévouée mais cassée définitivement par la vie, un peu comme si un destin funeste lui collait à la peau.

    Tout cela aurait pu durer longtemps quand survient un policier, à la fois curieux et un peu amoureux d’elle qui est lui-même dépositaire des dernières volontés de sa mère et témoin de ses amours tumultueuses. Leur rencontre sera une parenthèse dans la vie de Violette et peut-être un nouveau cheminement vers ce bonheur qui semble lui échapper. Elle hésitera longtemps à cause de cette destinée qui la tient en marge, qui lui interdit de vivre et d’aimer pleinement. Sa vie d’avant n’a pas été belle mais elle l’a acceptée avec ses rares joies et ses peines profondes, se laissant porter par le temps en se disant sans doute que les choses pourraient s’arranger même si elle n’y croyait pas, en choisissant de ne pas réagir, en privilégiant les rares moments de paix, en continuant à vivre entre le passé et le présent, à en avoir le vertige.

    J’avoue que je ne connaissais Valérie Perrin qu’à travers l’Italie où elle a été traduite et appréciée. Le roman, malgré ses 660 pages m’a paru bien court et je ne me suis pas ennuyé, bien au contraire, tant il est prenant et agréablement écrit. J’ai eu plaisir à faire la connaissance de Violette qui n’a pas vraiment connu l’amour ni même l’affection mais qui, malmenée, trahie par la vie, et surtout humiliée par ses proches qui se sont acharnés sur elle, a toujours voulu dispenser autour d’elle tout le bien qu’elle pouvait. Son histoire est émaillée d’anecdotes drôles et émouvantes, de chagrins, de regrets, de remords de trahisons et surtout d’un deuil impossible à apprivoiser, de certitudes destructrices contre lesquelles on ne peut rien. Ce que je retiens, c’est cette longue quête d’explications menée individuellement et secrètement par Violette et par son mari. Cela ressemble à une enquête un peu maladroite où se mêlent la culpabilité, la haine des gens au sein même de cette famille, les certitudes d’autant plus solides qu’elles sont infondées et le malheureux hasard. L’épilogue de cette triste histoire qui aurait pu être belle mais ne l’a pas été, favorisera la résilience de Violette et son acceptation des épreuves qu’elle a dû subir. Il reste de ces tranches de vie une impression d’impuissance, de solitude, de mal-être, de fatalité, d’injustices, d’amour impossible, un peu comme si elle voulait se laisser porter par le temps, comme si la mort qu’elle côtoie physiquement chaque jour était sa véritable compagne qui à la fois ressemble à une attente ou à un refus. Le cheminement intérieur de Violette est bouleversant entre passivité face à la fatalité et volonté de vivre selon son désir malgré sa désespérance, sa fragilité.

    J’y ai lu à travers ces histoires entrecroisées dans le temps, où certains personnages vivent la vie et l’amour entre passion et abandon, une étude pertinente sur la relation entre les hommes et les femmes, sur leur vie commune ou séparée, leurs passades ou leur amour fou, la jouissance et le dégoût, l’attachement et le mépris, l’envie et la lassitude, la misère et l’espoir, le mensonge et les compromissions. C’est un peu l’image de notre vie à tous, de nos accidents de parcours, de nos deuils, de nos résignations, de nos espoirs, de nos doutes. Cela m’a incité à découvrir une autre facette du talent de cette auteure. Elle évoque une prochaine adaptation cinématographique de ce roman. J’y serai particulièrement attentif.

  • Le parfum des cendres

    N°1625 - Janvier 2022

     

    Le parfum des cendres – Marie Mangez – Finitude.

     

    C’est une rencontre entre Sylvain Bragonard, un embaumeur, taiseux et solitaire et Alice, une doctorante pétillante et curieuse de cette pratique professionnelle et qui veut faire de ce métier le sujet de sa thèse. Sylvain a accepté sa présence à ses côtés sans trop savoir pourquoi puisqu’il ne sait pas dire non. Avant de le rencontrer, elle a déjà pris beaucoup de notes auprès de différents thanatopracteurs. Cela a été une belle rencontre entre ces deux êtres exactement contraires, autant Alice est pleine de vie et lui qui ne vit que dans la mort et avec les morts au point d’être presque constamment en marge de la société. Il leur parle et les distingue uniquement par l’odeur qu’ils dégagent. Évidemment on pense à Jean-Baptiste Grenouille du roman de Patrick Suskin (« Le parfum ») à qui il est fait référence dans le roman et c’est d’autant plus d’actualité que le virus de la covid, non content de prendre sa moisson de vies, s’attaque, temporairement parfois, notamment à l’odorat de ses victimes.

    Sauf que dans le roman de Suskin, Grenouille est un assassin. Alice en vient donc à penser, devant l’étrangeté de Sylvain qu’il pourrait bien lui cacher quelque chose ! C’est une pensée furtive et néanmoins gratuite, mais cela lui traverse l’esprit et s’y imprime durablement. Est-ce pour cela qu’elle prend son rôle tellement au sérieux, au point de lui faire prendre un cuite ou d’explorer sa vie familiale et personnelle ? En tout cas elle s’attachera à briser cette cuirasse pour révéler le secret de Sylvain qui prend lui aussi ses racines dans la mort, mais dans une mort qui lui est très personnelle.

    Je suis assez peu entré dans cette histoire rédigée avec des mots simples sans fioriture littéraire.

  • D'un monde à l'autre

    N°1624 - Janvier 2022

     

    D'un monde à l'autre – Georges-Leon Godeau – Édition Ipomée.

     

    Depuis que je lis Georges Godeau (1921-1999) je suis étonné par l'acuité du regard qu'il porte sur le monde qui l'entoure. On a eu raison de dire de lui que son "œil écrit" et d'ajouter comme l'a précisé Georges Mounin "qu'il écrit pour tous, il peut être lu par tous". Il n'écrit en effet pas pour une élite mais s'adresse à tous ceux qui veulent bien consacrer un peu de leur temps à lire ce qu'il écrit. Chez lui pas d'ésotérisme, pas d'images ou d'idées énigmatiques qui se rattachent à une chapelle où vous plonge dans un univers abscons. Chez lui tout est transparence, quotidien, presque ordinaire si on considère que l'écriture poétique peut être ordinaire, mais ce sont ses mots qui sont empruntés au quotidien dans tout ce qu'il a de plus banal.

    Son matériau, ce sont des mots simples, simplement, sobrement exprimés, économisés même, en dehors de toute prosodie classique. Ils expriment une sorte de vision furtive qui s'offre à lui et dont il choisit d’en conserver la mémoire. Dans cette recherche du souvenir, il veut graver l'émotion de l'instant, la couleur et les formes de cette image furtive, un peu comme l'a dit Victor Ségalen "Voir le monde et l'ayant vu, dire sa vision". C'est souvent le petit détail qui échappe au commun des mortels, qu'il ne peut ou ne veut pas voir (Georges Mounin parle à son sujet de celui qui voit « le non-vu », le « non-dit ») , un moment de la vie d’un quidam, la beauté d'une femme qui illumine son entourage, la transparence d'un paysage qui attirent son regard et l'invitent à jeter sur la feuille blanche l'émotion d'un instant, comme une fulgurance qui fige le temps. J'ai parfois le sentiment que derrière les gens qu'il voit et dont il nous fait partager une infime parcelle de leur vie, son regard perce d'enveloppe charnelle et, l'air de rien, lit en eux comme dans un livre, se faisant l'écho d'un sentiment supposé de leur part ou ressenti par lui de sorte qu’il en devient un peu, pour une miette de temps, l’interprète, le complice. Mais il n'est pas uniquement le spectateur passif du monde qui l'entoure, il en parle parce qu'il en fait également partie, ne se distingue en rien des autres hommes qui marchent dans les rues, la seule différence étant qu’il fait provision d’images, de fragrances et de sons qu’il tracera plus tard sur la feuille blanche, quand le temps sera venu et qu’il aura fait le vide sur tout cela. Comme il le dit lui-même dans un autre recueil « Les poèmes s’inventent au bord du monde, un pied sur la terre, l’autre dans le vide »

    Ce recueil s'ouvre sur un aspect de sa démarche créatrice qu'est le voyage. Il fut en effet un grand voyageur attentif aux choses, parfois les plus inattendues, réceptif autant que possible à cet appel de l'inconnu du "coin toujours remis qu'il faut bien voir avant de mourir". Ainsi se multiplient les visions confidentielle d'une capitale connue avec ses foules et ses bruits ou du silence et de la solitude d'un modeste hameau oublié sur le cadastre du monde.

    Il est aussi le poète de la nature, de ce Marais Poitevin qu’il aimait tant arpenter, cette Sèvre niortaise où il aimait tant aller pêcher . Ses recueils de poèmes, rares, ne se trouvent maintenant qu’en bibliothèque et sont bien peu souvent consultés plus de vingt années après sa mort. Poète injustement oublié, il mérite mieux qu’un discret hommage.

     

     

  • Premier sang

    N°1623 - Janvier 2022

     

    Premier sang – Amélie Nothomb – Albin Michel.

    Prix Renaudot 2021.

     

    Le titre de ce roman peut susciter nombre d’explications mais on tarde un peu à comprendre qu’il évoque, non pas le duel qui doit être interrompu « au premier sang », c’est à dire lorsque l’un des deux adversaires est touché, mais cette désagréable habitude qu’à Patrick, le personnage principal, de s’évanouir « à la vue du sang frais, coulant et vivant ». C’est une sorte de rituel involontaire qui le poursuivra toute sa vie et à l’aune duquel va se dérouler une jeunesse où il va vivre ses amitiés d’adolescent, connaître ses premiers émois amoureux, les illusions et les trahisons qui vont avec.

     

    Ce livre est un hommage à son père Patrick Nothomb (1936- 2020) diplomate belge, dont le premier poste en qualité de consul de Belgique à Stanleyville en 1964 débutera une longue carrière de représentant de son pays. Séquestré avec ses compatriotes dans l’ex Congo-belge occupé par les rebelles africains de l’ « armée populaire de libération », il profitera de ses fonctions pour servir de médiateur auprès des insurgés et tenter de sauver des vies humaines et ce malgré son aversion pour le sang qui coule. Cette épreuve à laquelle ne s’attendait pas ce jeune consul a été évoquée par lui dans un livre, « Dans Stanleyville », qui retrace cette période tragique et dont notre auteure s’est inspirée. Il y parle de ce qu’il appellera plus tard le « syndrome de Stockholm » mais je retiens surtout les remarques qu’elle lui prête face au peloton d’exécution. Ces moments qui précèdent une mort certaine ont cette dimension humaine qu’est l’acceptation de son destin sans aucune révolte : admettre que son parcours s’arrête là malgré son jeune âge, qu’on n’y peut rien, qu’on a fait ce qu’on a pu, avec toute sa bonne volonté et toute sa bonne foi mais que c’est fini et qu’on accepte son sort sans regret. Il en réchappera, permettant également à de nombreux autres prisonniers européens d’avoir la vie sauve pendant cette longue prise d’otages. Sa fille choisit cet épisode de sa vie pour imaginer que l’éminence de la mort provoque chez lui une envie d’écrire, comme pour laisser une trace de son passage sur terre.

     

    Je reprends l’habitude de lire Amélie Nothomb, surtout à cette époque de la rentée littéraire où elle choisit de publier son traditionnel roman annuel. Jusque là je le faisais, moins par l’intérêt que suscitaient ses livres que parce que, faisant partie du paysage littéraire, il fallait l’avoir lue pour pouvoir en parler. D’ordinaire j’étais plutôt déçu et je cherchais chaque année vainement à retrouver le plaisir que j’avais eu à la lecture de son premier roman « Stupeurs et tremblements » qui évoque sa première expérience professionnelle et personnelle dans une entreprise japonaise. Ici c’est l’histoire de son père, Patrick Nothomb, ambassadeur, décédé en à 83 ans à qui elle adresse une sorte d’adieu. Ce n’est pas un hommage mélancolique comme on pourrait s’y attendre mais au contraire un témoignage solaire, humoristique même, où, s’effaçant derrière lui, elle lui donne directement la parole. Au départ, il évoque, dans les années 40, sa jeunesse d’orphelin de père entre une mère, veuve définitive et femme du monde, des grands parents maternels aristocrates et des vacances ardemment désirées, à la fois spartiates et rurales, chez un oncle, poète et chef d’une tribu d’un autre âge qui vaut son pesant d’originalité. J’avoue avoir été conquis par le récit, ce qui me fait dire qu’Amélie Nothomb n’est jamais aussi passionnante que lorsqu’elle parle d’elle ou de sa parentèle, c’est à dire qu’elle choisit le registre intimiste.

     

    J’ai apprécié le style fluide et jubilatoire qui est le sien depuis le début et qui à l’avantage de générer une lecture agréable et, comme c’est le cas ici, émouvante.

     

     

     

  • Nid de vipères

    N°1622 - Janvier 2022

     

    Nid de vipères – Andrea Camilleri - Fleuve Noir.

    Traduit de l'italien par Serge Quadruppani.

     

    Un matin, Barletta, un usurier affairiste doublé d’un Don Juan sans scrupule est retrouvé mort, assassiné deux fois, par le poison et par balle, comme si une mort ne suffisait pas, et apparemment donnée par deux mains différentes. Voilà bien une affaire pour le commissaire Montalbano qui trouve ainsi l’occasion de se libérer de l’obligation de signer cette satanée paperasserie qui encombre traditionnellement son bureau et ce même si son âge devrait le pousser vers la retraite, ce que ne se prive pas de lui rappeler le médecin légiste entre un plantureux repas et une partie de poker. Ça se présente plutôt mal, entre une jeune fille, Stella, dont la victime abusait sexuellement qu’il menaçait de chantage, un héritage dont Barletta semblait vouloir priver ses propres enfants et les nombreuses faillites provoquées par sa pratique de l’usure, mais l’intuition de notre commissaire, et bien entendu aussi son expérience, lui donnent à penser que cette affaire n’est pas liée à la seule vengeance et doit bien pouvoir s’expliquer par quelque chose de beaucoup plus complexe.

    Pour corser le tout il reçoit la visite de Livia, son éternelle fiancée qui habite et travaille à Gênes et revient régulièrement à Vigàta... pour le plaisir de le rencontrer… et de l’engueuler. Ces deux là n’ont pas besoin de vivre ensemble, ni bien entendu de se marier, ils ont déjà tout d’un vieux couple et leur relation c’est plutôt « pas avec toi mais pas sans toi » ! Comme pour compliquer un peu les investigations et aussi la vie de Montalbano, tout cela se passe en la présence furtive d’un curieux clochard siffleur mais aussi qui se révélera providentiel à qui Lidia semble s’intéresser, lz tout sous les yeux de la très belle et très mystérieuse Giovanna, la fille de la victime, de photos compromettantes et de l’éventuelle disparition d’un testament. C’est que Montalbano est toujours égal à lui-même, pouvant difficilement résister à une femme et ici il se fera littéralement phagocyter par l’une d’elles

    Son métier le met directement en situation de connaître tous les défauts et les vices de l’espèce humaine, même les moins avouables, mais le hasard veille qui viendra encore une fois bouleverser l’agencement hypocrite des choses et bouleverser les projets les mieux ficelés.

    Bien entendu notre commissaire n’est pas seul à démêler l’écheveau compliqué de cette affaire. Il est aidé par ses deux compères Augello et surtout Fazio et il a un peu trop tendance à considérer ce dernier comme son larbin. Sans eux il ne serait rien.

    Comme d’habitude ce fut un bon moment de lecturte.

  • Les Vilaines

    N°1621 - Janvier 2022

     

    Les vilaines – Camilla Sosa Villada - Métailié

    Traduit de l'espagnol par Laura Alcoba

     

    Dans le Parc Sarmiento de la petite ville de Cordoba (Argentine) où travaillent les trans, on vient de trouver un nourrisson. Aussitôt adopté par la communauté il sera donc arraché à une mort certaine et vivra dans ce milieu d'hommes devenus femmes. C'est l'occasion de faire connaissance avec un membres de ce groupe à la fois solidaires et agressifs dont Tante Encarna, un femme authentique et malheureuse, qui en est la figure tutélaire et une véritable mère pour elles. C'est elle qui prend cet enfant sous son aile, le défend, le protège pour qu’il conserve le plus longtemps possible sa joie de vivre dans un univers qui se veut festif mais qui est pourtant est fait de douleur et de rejet. Le but sera de l'en mettre à l’abri. C'est d'abord Camilla qui raconte sa vie quand elle s'appelait encore Cristian, un garçon efféminé qui vivait dans un petit village entre une mère soumise et un père alcoolique et violent. C'était alors un garçon qui voulait devenir une fille et en adoptait toutes les apparences, surtout en cachette de ses parents. Il était la honte de cette famille, stigmatisé par son père. Les circonstances de sa vie l'amènent à la prostitution qui lui permet une indépendance financière, une nouvelle vie par rapport à la pauvreté de ses parents et donc à plus de liberté, mais aussi qui lui fait connaître la pire facette de la société respectable de ses contemporains. Suivent une galerie de portraits plus désespérés et dévastés les uns que les autres, entre fantasmes et exubérances, tendresse et folies, des parcours d'êtres mal dans leur peau, qui aspirent à être autre chose que ce que la nature a fait d'eux, que la société en apparence honorable rejette, moque, bannit et éventuellement détruit tout en s'en servant pour assouvir des pulsions sexuelles les plus secrètes et violentes. Ceux qu'on appelle les "trans" sont cantonnés pour survivre dans la clandestinité et la solitude, dans cette frange sociale qui ressemble à un esclavage qui ne dit pas son nom. Ici plus qu'ailleurs la misère, la souffrance, le sida, l’alcool, la drogue et la mort font partie du décor, du quotidien et guettent leurs proies faciles. Cette volonté d'humiliation, c'est un peu comme si leur présence réveillait ce qu'il y a de pire dans l'être humain ordinaire, un peu comme si les trans étaient le catalyseur des refoulements et des peurs que les autres portent en eux.

    J'avoue que je suis assez partagé face à ce premier livre de Camilla Sosa Villada qu'on présente comme un roman alors qu'il s'agit d'un témoignage. Il a la fougue d'une première œuvre, la volonté de dire les choses crûment, sans fard littéraire, avec des mots aussi bruts que les nombreuses anecdotes dont est fait ce livre mais cette lecture m’a paru un peu fastidieuse. Il montre une facette peu glorieuse de la société évoquée, faite surtout d’hypocrisies et de tabous mal assumés, mais qui est. Toutes choses égales par ailleurs, parfaitement transposable à la nôtre. Cette communauté qui est sans doute la plus mal connue, sert d'exutoire à la société officielle et respectable, tolérée par un morale officielle et une religion bien pensantes mais qui en profite en secret.

    J'ai lu cet ouvrage jusqu'au bout à cause de sa sélection à un prix littéraire pour lequel il est en lice mais ces propos ont tissé un malaise qui met en exergue des tranches de vie partagées entre tendresse et terreur, peur et humiliation, rires et larmes, ivresse et culpabilité pour cacher, une autobiographie poignante qui bouscule l'univers ordinaire de l’écriture souvent inscrit dans l'imaginaire ou le merveilleux.

  • Lac (Roman)

    N°1620 - Janvier 2022

     

    Lac – Jean Echenoz. Les Éditions de Minuit.

     

    D’emblée le décor est planté, une série de chiffres téléphonés, un échange sous le manteau dans l’anonymat parisien, des espions qui s’espionnent mutuellement, le décryptage d’un texte codé, un improbable colonel, des filatures échevelées, de mystérieuses disparitions, des mouches-espionnes qu’on leste d’un micro...On est en présence d’un roman d’espionnage.

    Les personnages qui, au départ semblent nombreux se résument essentiellement à deux : Frank Chopin, célibataire solitaire est entomologiste au Musée d’histoire naturelle de Parais mais également agent de renseignements. Il rencontre Suzy Clair, une jeune femme qui a perdu la trace de son mari depuis six ans. Chopin est chargé de surveillé Vital Veber, un agent russe. Suit toute une série d’aventures qui se concluent comme un roman d’espionnage classique par un échange d’agents entre l’Est et l’Ouest.

    Je ne suis pas un fan des romans d’espionnage, mais il me semble que dans celui-ci on est loin des classiques du genre, autant dans les personnages que dans l’intrigue, quant à l’épilogue il est des plus traditionnels. Du coup j’ai eu plutôt l’impression d’avoir lu une parodie qu’un authentique roman de ce type, mais je reconnais qu’il m’a fallu un peu de temps.

    Ce que j’aime chez Etchenoz et que j’ai bien entendu retrouvé ici, c’est son humour et son style jubilatoire à souhait, sa manière si personnelle d’exprimer une idée, de préciser une description ou de faire un aparté souvent compliqué qui n’a qu’un très lointain rapport avec ce dont il nous parle. Le texte est plein de précisions techniques, riche de références qui sont parfaitement étrangères à l’histoire, de détails insignifiants mais qui, sous sa plume, non seulement ne sont pas déplacées mais en deviendraient quasiment indispensables s’ils n’étaient pas notés. Cela embrouille un peu la compréhension des choses, perturbe leur logique, mais a aussi l’avantage de tenir son lecteur en haleine qui se demande bien où l’auteur veut en venir et aussi quelle sera sa prochaine diversion. Il use à l’occasion d’un vocabulaire qualifié et même recherché et pour tout dire assez inattendu, de jeux sur les mots, voire de figures rhétoriques classiques qui valent leur pesant de dépaysement et maintiennent constante cette ambiance si particulière. Il balade ses personnages dans les rues de Paris avec la précision d’un guide touristique et ce qui pourrait être une banale description prend avec lui une dimension d’évasion. Quant au titre lui-même, « Lac », son laconisme porte en lui-même soit un message intimiste soit au contraire l’évocation de développements plus mouvementés. C’est comme on veut. En réalité il n’en est rien et ce lac ne sert que de décor comme l’est celui de l’hôtel où se situe une scène du roman. Quant à cette histoire de mouches espionnes, j’avoue bien volontiers qu’il fallait y penser, c’est aussi original qu’inattendu même si l’invention porte en elle-même sa part de hasard et d’approximation. Pour l’efficacité réelle, on n’est pas très sûr.

    Ce qu’il y a de bien chez Etchenoz, c’est qu’il s’attache rapidement son lecteur et prend plaisir à le trimbaler dans une histoire qui pourrait tout aussi bien être différente de celle qu’il déroule sous ses yeux mais ne serait pas mois passionnante.

  • Envoyée spéciale

    N°1619 - Janvier 2022

     

    Envoyée spéciale – Jean Echenoz. Les Éditions de Minuit.

     

    L'intrigue est à la fois simple et un peu loufoque. Un général au rencard, répondant au doux de Bourgeaud s'est mis dans la tête de charger une jeune femme de séduire un collaborateur de Kim Jong Un pour déstabiliser le régime du dictateur nord-Coréen. Pour cela il lui faut une jeune et jolie femme, mais pas une espionne professionnelle ; il choisit Constance pour sa naïveté,mais pas seulement, la fait enlever et séquestrer dans un coin perdu de la Creuse avant de l'envoyer à Pyongyang. Tout cela est bel est bon mais cette idée, pour être originale n'en est pas moins difficile à réaliser d'autant que les acolytes de Bourgeaud ressemblent plus à des "pieds nickelés" qu'à des agents secrets. Les épisodes du rapt et de la séquestration valent leur pesant d’absurdité entre syndrome de Stockholm et demande de rançon façon baron Empain, pour se poursuivre avec le personnage du mari, Lou Tauk, bizarrement nullement bouleversé par l'absence de sa femme. C'est que son passé "artistique" et celui de Clémence sont pour beaucoup dans le choix du général, comme le verra quelques dizaines de page plus loin le lecteur attentif. C'est qu'il faut l'être, attentif, pour suivre cette histoire un peu abracadabrantesque où les tranches de vie détaillées d'individus se succèdent sans qu'on sache très bien ce qu'ils viennent faire dans cette affaire et surtout le lien qui peut bien exister entre eux. Bref, la mission de la jeune femme en Corée peut commencer. Elle n'aura rien à envier à ce début un peu cahoteux.

     

    Echenoz nous entraîne dans un roman d'espionnage un peu comme il l'avait fait dans "Lac", nous régale une nouvelle fois de sa faconde faite d'un verbe jubilatoire, de portraits improbables, d'un culte du détail parfois inutile et parfaitement anodin qui n'apporte rien au déroulé du récit mais qui a l'avantage de nous faire sourire de par son incongruité même. De fausses pistes en changements de noms, Echenoz égare le lecteur mais le rattrape ensuite, évoquant les situations les plus extravagantes aussi bien à Paris qu'à Pyongyang, le régalant de détails aussi improbables qu'inattendus sur la croissance des ongles d’orteils ou la vie sexuelle des poissons exotiques, bref il promène à l'envi le lecteur, témoin volontaire de ces invraisemblables tribulations. L’évocation du spectacle offert au quotidien par la Corée du Nord fourmille de détails où le décor de théâtre inspiré de l'architecture marxiste le dispute au rôle joué par des figurants à l'attitude plus loyale que spontanée. Le style et un brin compliqué mais bien dans le sens du thème, à la fois documentaire et déjanté, encombré de détails dont on se demande s'ils sont ici par un souci d'informations ou s'ils contribuent à soutenir l'attention normalement dissipée du lecteur.

     

    J'ai pourtant lu ce roman jusqu'à la fin, à la fois friand des situations évoquées et de la façon de les faire partager et curieux de l'épilogue. Au moins ça a été un bon moment de lecture en ses périodes troublées par un virus aussi insaisissable que les gestes barrière pour le combattre sont étonnants et une campagne électorale à géométrie variable dont les sondages aussi quotidiens que contradictoires peinent à intéresser l'électeur potentiel.

     

  • Les choristes

    N°1618 - Janvier 2022

     

    Les choristes – Le journal de Clément Matthieu – Christophe Barratier.

     

    Le lieu c’est un pensionnat perdu au fin fond de la campagne, pour élèves difficiles comme on en trouvait au sortir de la deuxième guerre, entre la maison de correction et l’internat, avec châtiments corporels, cachots, discipline quasi militaire instaurée par un directeur rétrograde et borné plus soucieux de son avancement que du bien-être de ses pensionnaires…

    Un homme déjà âgé, Clément Mathieu, y débarque en qualité de simple surveillant, un pion comme on dit. Bien sûr, au début, pour l’éprouver, il ne coupe pas aux traditionnels chahuts et caricatures de sa personne de la part des élèves mais rapidement, parce qu’il a jadis donné des cours de musique et qu’il se met en tête de faire chanter les potaches dont il a la charge, et malgré la réticence de quelques uns, il transforme l’ambiance délétère au début en une atmosphère à la fois studieuse et festive qui fait évoluer petit à petit ce microcosme vers plus d’humanité. Il ne sera pas payé de retour, verra le directeur s’approprier ses mérites et sera renvoyé.

     

    Je voudrais surtout revenir sur le film qui a été crée à partir de ce roman. Il est servi par de bons acteurs dont Gérard Jugnot est le principal. Il incarne fort bien la figure de ce pauvre pion célibataire qui a dû se faire pas mal d’illusions sur son avenir, désormais bien incertain et dont on voit très vite qu’il va être le souffre-douleurs du directeur comme des élèves. Il a raté sa vie, sentimentale comme professionnelle, il a obtenu ce poste dont sans doute personne ne voulait, mais il prend cependant son rôle très au sérieux. Il fait ce qu’il peut pour vivre et distribuer un peu de bonheur autour de lui, mais il est poursuivi par un destin implacable. Il ne sera reconnu ni pour son travail d’éducateur bénévole ni pour son talent de musicien, restera à jamais inconnu et mourra dans l’anonymat avec pour seule consolation la certitude d’avoir fait son devoir d’état. Il aura peut-être celle d’avoir fait naître une vocation, un de ses élèves dont il avait su reconnaître les dons musicaux et qu’il avait poussé dans la carrière de musicien deviendra chef d’orchestre. Il est resté célibataire parce qu’il n’avait croisé le regard d’aucune femme et celle qu’il a, un court moment, espérée dans ce rôle, s’éloignera presque naturellement de lui parce qu’il n’est rien dans cette société et que personne ne peut faire attention à lui.

    C’est émouvant et on en oublierait presque la réalité. Le monde est plein de gens comme lui qui prennent leur travail et leur vie à cœur, le font avec conscience et espoir de faire avancer modestement les choses dans leur domaine, veulent rester eux-mêmes face à la flagornerie et à la volonté de réussir à tout prix de ses semblables qui ne reculent devant rien pour percer, même s’ils doivent pour cela écraser les autres... Gérard Jugnot incarne avec talent ce personnage malchanceux qui le restera toute sa vie sans qu’il y puisse rien. Il est reconnu depuis longtemps comme acteur comique et ses rôles l’ont longtemps cantonné dans ce registre. J’ai déjà fait cette remarque pour certains autres comédiens et quand il choisit le répertoire dramatique il est infiniment plus intéressant et talentueux.